Notes
- (1)« Amol is gueven Varché ».
1« LES VAISSEAUX BRULES » par ARNOLD MANDEL
2(Calmann-Lévy, Editeurs)
3A qui se contenterait de lire, rapidement ou superficiellement, le roman d’Arnold Mandel (et s’il est un livre qu’il importe de relire, c’est bien celui-ci, d’une extraordinaire richesse, d’une extraordinaire angoisse, d’une exigence implacable), il pourrait apparaître comme la confidence, terrifiante et masochiste, d’un être que rien ne peut retenir, que rien ne peut amarrer, et que chacune de ses démarches éloigne de l’homme, éloigne aussi de ce Dieu, unique recours, que cependant il ne cesse de solliciter à tous les carrefours.
4Et maints passages du roman confirmeraient cette vue, confirmeraient son héros, le Juif Wassermann, comme une réincarnation du Juif errant — mais du Juif errant sans la foi chevillée à son corps malingre. C’est ce que lui dit un matelot israélien, sur le bateau qui a ramené Wassermann, « croisé vaincu et défait » d’Israël à Marseille : « Pour moi, la ville de Marseille, c’est trois jours d’escale ; mais toi, c’est l’escale à perpétuité sans doute. »
5Les autres témoignages de cet « instinct de fuite » qui lui fait tout abandonner, et tout rater en fin de compte, par un besoin insatiable d’absolu et de liberté totale, se retrouvent à la plupart des pages de ces brûlants aveux. Wassermann fuira ainsi devant l’amour, devant Dieu, devant la « vie », la vie simple et complexe, chargée de grands devoirs et de mesquines besognes, et il fuira aussi devant cette « réalité » juive, qui est cependant son inséparable, son insupportable obsession.
6Mais, malgré les apparences, le fil qui permet de s’orienter à travers cet étrange labyrinthe, d’en trouver les boyaux, et d’en découvrir le débouchement sur la lumière, c’est celui de l’appartenance Juive du héros d’Arnold Mandel, de son intime union, et de son intime combat, avec elle.
7Avec ses airs de fustiger les Juifs (mais quelques-uns de nos plus grands Juifs ne l’ont-ils pas fait, par excès d’amour, par excès d’exigence ?), de fustiger le Sionisme et Israël (ou plutôt certains Sionistes, ou certains aspects d’un Israël levantino-hollywoodien) je ne connais pas de livre aussi juif que Les vaisseaux brûlés. D’un bout à l’autre, il est traversé de la passion du peuple juif, des plus angoissantes interrogations sur son destin, d’un amour fervent, jaloux, furieux, querelleur, pour lui. Cette « entreprise de démolition » d’Israël est avant tout un acte de foi exigeante, un chant d’amour pour les Juifs.
8C’est en vain que le jeune Wassermann aura essayé de chasser de lui et de son univers Israël. Après la mort de son père et le départ de sa mère, il avait pensé que « maintenant, il pouvait aussi bien s’écarter de toute la lignée de vagues ancêtres dont il avait été plus ou moins instruit. Il pouvait même se détourner du patriarche Abraham. »
9Mais le Juif qu’il fuit, Israël qu’il fuit, le poursuit à travers pays, avatars, colères, désespoirs, déceptions, tout ce qui fait la vie d’un homme d’une sensibilité vibrante, nerveuse, souvent écorchée et maladive. Ce récit d’une expérience humaine insolite mais ardente (alors que la plupart des expériences humaines se situent dans l’aridité de la mort spirituelle), ce sarcasme, ces rires grinçants, cette tendresse blessée qui parfois rappellent cet autre Juif persécuté-persécuteur, Heine, débouche, en ses pages finales, sur cet hommage à Israël : « On peut se faire le contempteur du pays d’Israël, à juste titre, mais non pas à bon escient. Tous les détracteurs de la patrie juive ont fondamentalement tort. Tous ils outragent inhumainement un investissement d’espoir humain.
10« La Judée de la troisième ère, la Galilée et le Neguev furent conquis, tantôt labourés et défendus par l’homme de douleur, celui dont il est dit dans Isaïe qu’il est « habitué à la souffrance ». Or, ce Christ des peuples annula un verdict unanime de peine capitale le changeant en son contraire. C’est pourquoi, malgré tout, un miracle de Dieu se manifeste dans un match de football parce qu’il se déroule dans un stade de Tel-Aviv.
11« …Quiconque, assumant le destin juif et appliquant son intelligence à le comprendre, ne parvient pas à entrer en communion d’amour avec le pays d’Israël, n’est ni apte ni digne de vivre. »
12Avec cet ouvrage, où s’affirment l’orageuse vitalité d’un cœur et d’un esprit que tout remue, que tout bouleverse, et la maturité d’une forme riche des dons les plus gravement précieux, Arnold Mandel se situe parmi les plus grands écrivains dont les lettres françaises puissent tirer fierté.
13Encore qu’il puisse, et avec juste raison, les irriter souvent, il serait temps pourtant que les milieux juifs s’aperçussent de la stature de cet homme qui marche parmi nous.
14Jacques CALMY.
15« L’ESPRIT DE L’ART JUIF »
16ERNEST NAMENYI (Les Editions de Minuit)
17L’auteur émérite de cet essai du plus grand intérêt est décédé en novembre dernier. Qu’il nous soit permis de rendre ici hommage à sa vaste érudition, à son attachement passionné au problème complexe de l’art juif. La culture juive perd, avec lui. un serviteur difficilement remplaçable.
18Quant à l’ouvrage lui-même, qui nous occupe ici, c’est un court essai extrêmement riche en idées et en renseignements précieux. Quelle que puisse être l’attitude à l’égard des idées fondamentales sur l’essence de l’art juif que l’auteur défend, son œuvre est une contribution de grande valeur aux études du problème en question et un instrument de travail indispensable pour tous ceux qui s’y adonnent.
19Placé devant le dilemme qui domine la question de l’art juif — fidélité au sens littéral du deuxième Commandement interdisant toute image, ou interprétation plus ou moins « libérale » de ce texte — Ernest Namenyi penche vers une solution de compromis extrêmement ingénieuse. D’après lui, le véritable apport juif à l’art plastique, c’est l’introduction de la « narration continue » qui déplace l’accent de l’interprétation plastique des images du monde extérieur (comme c’est le cas dans les arts dérivés de l’héllénisme) sur le déroulement dans le temps des événements figurés au moyen de scènes traitées de façon succincte ou même sommaire. L’auteur voit la preuve la plus probante de sa thèse dans les fresques de la Synagogue de Doura-Europos. Il affirme que l’art occidental a puisé dans des sources juives tous les éléments narratifs qui le caractérisent si souvent.
20Ernest Namenyi reconnaît que. le peuple juif n’a pas créé de système plastique ori- rignal et cohérent, qu’il utilisait les systèmes ou « styles » des civilisations avec lesquelles il était en contact en y apportant toutefois — et, cela est de grande importance — une nuance particulière. Pour caractériser cétte nuance, l’auteur utilise uniquement des éléments non pas d’ordre plastique mais sémantique.
21Nous croyons que l’estime même que nous portons très sincèrement à la personne et à l’œuvre du défunt, nous oblige à exprimer ici nos réserves personnelles : il nous semble que les données plastiques doivent avoir la priorité dans toute étude de l’art plastique quel qu’il soit. N’est-ce pas Henri Faucillon, souvent cité par Ernest Namenyi dans l’ouvrage en question qui affirmait qu’ « à toute famille des esprits correspond une famille de forme ».
22Il nous semble que le problème essentiel, quand il s’agit de l’art juif, est de déterminer quelle famille de forme correspond à l’esprit juif. Or, à cette question, l’auteur ne donne pas de réponse directe ; ses interprétations, d’ordre sémantique, dont l’intérêt est vraiment exceptionnel, ne sauraient y suppléer.
23Cette réserve, due à la sincérité que commande la très haute tenue de l’ouvrage de M. Namenyi, une fois faite, nous aimerions recommander chaudement l’ouvrage du regretté écrivain à tous ceux qui se sentent attirés à la fois par l’extrême complexité du problème de l’art juif et l’importance capitale de ce problème pour l’élaboration de la notion de culture juive, si controversée.
24L’essai de M. Namenyi se place à côté des ouvrages de Kaufmann, de Wichnitzer, de Mme Rosenau, qui nous initient aux arcanes de ce grave et difficile problème.
25J. SABILLE.
26« QU’IL SE SOUVIENNE… »
27(A propos du livre Yizkor « Khelm »)
28C’est par ce mot que débute la prière qu’on récite pendant les offices des grandes fêtes juives et qui sont la traduction française du mot hébreu « Yizkor ». On prie Dieu qu’il se souvienne de toutes les saintes communautés juives qui se sont laissé exterminer plutôt que d’abjurer leur foi, afin de sanctifier ainsi Son Nom ; toutes ces communautés qui ont péri par l’épée, par la strangulation, par le feu, par l’eau.
29Bien que les détracteurs des Juifs aient pu perfectionner, au cours de la longue histoire de notre martyrologe, la technique du meurtre, l’énumération des supplices dans la prière précitée s’arrête là. Il fallait attendre l’avènement du Troisième Reich et l’invasion des hordes germaniques dans les pays de l’Est européen pour que la mort violente revêtît d’autres aspects encore et sévît par la torture. par le gaz et par mille autres manières de tuer. Aussi la prière traditionnelle risque-t-elle aujourd’hui de pécher par omission.
30Une autre prière Yizkor est récitée à la même occasion par chaque Juif, par chaque orphelin, à la mémoire de ses proches parents disparus afin qu’ils « reposent en paix dans leurs tombes ». Cette prière encore, dans bien des cas, ne correspond présentement plus à la vérité, puisque tant de Juifs assassinés sont restés sans sépulture aucune et, très souvent, on ne connaît même ni le lieu ni la date de leur trépas.
31C’est que la mort, en ces jours terribles, n’étant plus à l’échelle humaine, les prières, rédigées à des époques plus clémentes, ne semblent pas être, elles non plus, à l’échelle de l’homme, car nous sommes sans doute entrés depuis le début de la deuxième guerre mondiale dans une ère où le « Hester-panim », c’est-à-dire l’éclipse de la Providence divine risque de se prolonger outre mesure.
32Aussi les rares rescapés du désastre qui s’était abattu sur plus de 20.000 agglomérations juives doivent-ils désormais songer à compléter leurs prières traditionnelles et même à inventer d’autres formes de prière destinées à conserver intacts les souvenirs de leurs communautés d’origine. Aujourd’hui, plus que jamais, nous devons nous conformer au commandement qui prescrit de ne pas oublier les méfaits d’Amalek. Le génocide pratiqué à l’échelle européenne qui comprenait non seulement l’assassinat des multitudes d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards, mais encore la perte de tant de trésors culturels, amassés par les générations de Juifs : synagogues, établissements d’enseignement, institutions de charité, académies, etc., ne doit plus être évoqué par des pleurs et par des lamentations, mais encore devenir l’objet d’études historiques vengeresses. L’histoire de ces communautés depuis leur origine doit être consignée dans tous ses détails.
33Voici pourquoi, afin de perpétuer la mémoire de chacune d’elles, toute une littérature de commémoration vient de surgir des cendres et des ruines, tant en yiddish qu’en hébreu, sous le titre générique de Yizkor. Les originaires des communautés juives englouties à tout jamais, éparpillés par le monde ,attestent ainsi leur volonté de conserver pour les générations futures l’image d’une vie qui n’existe plus du fait de l’Amalek de notre temps. Et nombreux sont les livres Yizkor qui ont récemment vu le jour en Israël, en France et dans bien d’autres pays.
34Nous voulons rendre ici hommage aux éditeurs et au Comité de rédaction du livre Yizkor « Khelm », qui demeure, à notre sens, un modèle du genre. Il contient l’historique des Juifs de la ville de Khelm ainsi que plusieurs monographies dues à la plume de nos meilleurs historiens. Les mémoires y abondent également. En outre, toute une partie du livre est consacrée à la catastrophe pendant laquelle le sacrifice de la commuanuté juive de Khelm comme dans tant d’autres communautés, s’est entièrement consommé. Pour notre consolation, aussi minime soit-elle, on enregistrera à Khelm quelques faits d’armes de résistance juive, hélas, trop vite réprimés et payés par la mise à mort qu’on connaît.
35Dans tous les pays épargnés par la catastrophe subsistent des sociétés, des originaires de la ville de Khelm. C’est grâce à elles que ce gros ouvrage a pu paraître en Afrique du Sud et c’est à l’histoire et à l’activité déployée par ces sociétés de secours mutuels qu’est consacrée la dernière partie de l’ouvrage en question.
36Malheureusement, la place nous manque ici, non seulement pour le compte rendu, aussi bref soit-il, que nous voudrions donner des études principales figurant dans cet ouvrage, mais encore pour la simple énumération des titres, des mémoires, des récits, des poèmes et des noms de plus de cent auteurs qui y collaborent.
37Le livre Yizkor « Khelm » constitue une sorte de mosaïque complexe, où se reflète toute la vie florissante d’une petite ville juive d’autrefois, qui fut, suivant l’expression hébraïque, « une ville et une mère en Israël », à l’instar de tant d’autres communautés juives. La ville de Khelm se distinguait non seulement par ses savants, ses rabbins et ses rabbis, tels l’éminent Eliahou Baal-Chem, rabbi miraculeux, qui s’est rendu célèbre par le Golem, qu’il avait créé, Golem doué d’une force herculéenne, mais privé du don de la parole, tout comme son confrère, le Golem, œuvre du Maharaal de Prague et, à une époque plus récente, Rabbi Chlomoh ben Moché, auteur du célèbre ouvrage rabbinique « Mirkeveth hamichnah », et tant d’autres.
38A Khelm vivaient et agissaient avant la catastrophe de grands hébraïsants et yiddishisants, des historiens, des leaders des partis juifs, connus dans le monde entier, des écrivains, des poètes ; aussi cette communauté présentait-elle tous les attributs, toutes les caractéristiques propres à faire d’un groupe d’hommes vivant sur un sol étranger une véritable minorité nationale qui possède sa langue propre, sa culture bien à elle, et qui évolue dans un cadre fait d’aspirations et d’espoirs provenant d’un fond commun.
39Certes, il aurait fallu passer en revue cette pétillante vie telle qu’elle s’offre à travers les récits et les études qui abondent dans cet ouvrage de commémoration, mais je dois me restreindre, hélas. Mais comment ne pas mentionner les magistrales études historiques du Dr. Philippe Friedman, du Dr. Chimon Millner, ainsi que la brillante monographie de Joseph Millner. qui est d’ailleurs un des initiateurs et un des membres les plus influents du Comité de rédaction ?
40Disons, tout simplement, qu’ils auront bien mérité de la communauté juive de Khelm.
41On sait que cette ville avait encore une autre renommée, disons-le, renommée nullement méritée, notamment celle d’être une communauté composée de simples d’esprit et de plaisantins. Dans leurs études respectives sur « les Histoires khelmoises », MM. J. Ionassovitch, J. Gottfarstein et Ch. Vasserman en ont fait le procès : cette réputation quelque peu fâcheuse, on peut en dire que les historiettes et les blagues khelmoises qui l’ont provoquée sont plutôt faites, de par leur simplicité feinte, précisément, pour confondre les hommes les plus rusés.
42Or. la communauté juive de Khelm n’existe plus. C’est dans les premiers jours du mois de novembre 1942, que la ville de Khelm fut, suivant le récit d’un témoin oculaire, J. Grynchpan, un des rares rescapés de la tourmente, vidée de ses « Juifs », « Judenrein », comme disaient les Allemands. Le 5 novembre 1942, lors de la « sélection » préparatoire au massacre définitif, 200 enfants juifs furent parqués dans une des synagogues de la ville, puis brûlés vifs. Les âmes pures de ces petits enfants se sont ainsi envolées ensemble avec les lettres des rouleaux de la Loi. Le lendemain, un groupe de 100 Juifs fut forcé de creuser ses propres tombes. Comme ils ne voulaient pas être enterrés de leur vivant, ils prirent la fuite et furent massacrés à coups de mitraillette. Trois mille autres Juifs durent prendre le chemin du camp de la mort de Sobibor.
43Ceci marque le point d’arrêt de la vie de la communauté juive de Khelm.
44J. MARIACHES.
45« VARSOVIE-LA-JUIVE »
46Des monographies évoquant la vie à Varsovie-la-Juive, une des communautés juives les plus importantes du monde, ne manquent guère. Par sa qualité et par l’arc-en-ciel qui présentait les couleurs diverses de la spiritualité juive, elle était le plus grands centre du judaïsme mondial. Aussi ne peut-on trouver aujourd’hui dans le monde aucun domaine de l’activité juive dans lequel tel ou tel autre fils de la Kehilah varsovienne ne soit représenté et même qu’il n’y figure en tant que dirigeant. La communauté juive de Varsovie était en vérité la mère nourricière de toutes les autres communautés juives, éparpillées par le monde. Aussi les Juifs varsoviens, rescapés du désastre, malgré tous leurs efforts déployés afin de prolonger dans le temps la Chaîne d’Or, titre donné par le grand écrivain yiddish J.L. Peretz à une de ses pièces de théâtre les plus brillantes, aiment-ils tant à se réfugier dans leur passé, dans leur climat naturel.
47Mais rares sont les monographies capables d’évoquer avec autant d’ardeur lyrique, avec une telle puissance discrète, la vie intellectuelle à Varsovie-la-Juive, que le font les souvenirs relatés par M. B. Koutcher dans son livre « Il était une fois Varsovie » (1).
48M. Koutcher, collaborateur de la presse yiddish, y passe en revue la vie des cercles littéraires et journalistiques. Nous assistons, dans cette fourmillière qu’était le siège de l’Union des écrivains et journalistes juifs, situé au numéro 13 de la rue Tlumackie, à la naissance de tant d’idées, de thèmes, qui devaient servir à l’élaboration de plus d’une œuvre littéraire et faire ensuite le tour du monde juif des Lettres.
49Des livres que nous avons lus, des études sur lesquelles nous nous sommes penchés, des idées dont nous nous sommes saisis et des conceptions de toute sorte, qui sont devenues les nôtres, prennent ainsi, à la lecture de l’ouvrage de M. Koutcher. une figure humaine, animée du souffle de l’esprit créateur. Ce n’est certes pas un livre emphatique qui forcerait notre attention, mais il touche par contre notre sensibilité, précisément par l’allure modeste et presque hésitante des souvenirs qui y sont évoqués.
50Voici pourquoi le Congrès Juif Mondial a été bien inspiré en décernant à M. Koutcher son Deuxième Prix pour l’année 1956.
51J. MARIACHES.
52GOES Albrecht. — « LA FLAMME DU SACRIFICE (DAS BRANDOPFER) ».
53(Traduit de l’allemand par Pierre BERTAUX).
54(Editions Albin Michel, Paris 1957, 103 p.)
55« Souviens-toi… » C’est un auteur allemand qui engage ses concitoyens à méditer sur la honte raciste infligée à l’Allemagne par le régime hitlérien.
56Aujourd’hui, le monde est loin de l’état d’esprit de 1945, lorsqu’il paraissait naturel d’exiger pour le peuple allemand l’humiliation étemelle, l’écrasement au moins moral, afin qu’il expie la monstruosité de son attitude. Ce qu’on considérait comme un axiome — la culpabilité globale de l’Allemagne — est devenu rapidement problématique.
57L’ « homme quelconque » allemand est absorbé par le dynamisme de sa tâche quotidienne. Il ne se tourmente pas. Quant à l’élite, son rayonnement est très difficilement perceptible dans l’ensemble de la vie spirituelle de la nation. Elle n’est pas pour cela inexistante. La nouvelle de Goes, « La Flamme du Sacrifice ». confirme l’existence de cette sorte d’Allemands qui tiennent à rappeler comment on a laissé piétiner par les Hitlériens les rapports naturels d’homme à homme entre « Aryens » et Juifs. D’autres faits tels qu’actuellement, les représentations en Allemagne fédérale de la pièce « Le Journal d’Anne Frank », prouvent que le souvenir n’est pas banni de toutes les consciences.
58Albrecht GOES est pasteur de son état. Et il ravive le souvenir sous le signe du divin : « Evoquer le passé, à quoi bon ? Non pas pour que se perpétue la haine. Mais pour dresser une pierre, en signe de soumission à l’Eternel qui a dit : « Jusque-là tu iras et pas plus loin ». Il ne s’agit pas d’anéantir le pécheur, mais de faire en sorte que le dérèglement des hommes serve à l’édification des générations nouvelles.
59A. Goes dit, en parlant du jugement que porterait un Etre supérieur : « La fumée des holocaustes ne lui agrée point… Ce qu’il veut ,ce sont des âmes angoissées et des cœurs contrits… Ces êtres que le destin a mis dans la confidence… sont appelés… mis en réserve pour servir encore ». Lorsque l’héroïne du récit, accablée par le spectacle des persécutions infligées aux Juifs, ne voit d’autre salut pour l’Allemagne que sa destruction totale par le feu, Dieu refuse ce sacrifice. Sur le point de périr volontairement dans l’incendie, sous un bombardement aérien, elle est sauvée quasi miraculeusement par un Juif…
60Portée par cette pensée religieuse, une série d’images fugitives mais saisissantes nous évoque la vie juive dans une ville allemande sous Hitler. La nouvelle est centrée sur les confidences faites après la guerre par la propriétaire d’une boucherie dans une ville de province. Le Parti l’avait chargée de réserver sa boutique tous les vendredis soir spécialement aux Juifs. Le public « aryen » est à peine troublé par cet étalage de vexations racistes : quelques timides murmures de désapprobation s’opposent discrètement à des expressions bruyantes de satisfaction. L’auteur nous décrit le défilé des clients juifs — silhouettes effacées, mais dignes et courageuses, dans la misère qui s’attache à chacun de leur pas. Et en face des persécutés, — la brutalité des nazis qui sous prétexte de contrôler la vente, viennent pour insulter les Juifs et se divertissent en leur annonçant leur trépas prochain dans les fours crématoires. L’auteur n’a-t-il pas ici l’intention de suggérer que les rumeurs sur la « solution finale » pouvaient déjà franchir le mur du secret d’Etat ?
61Cette évocation du martyrologe des Juifs est profondément émouvante, tant par l’art du récit que par la sincérité du sentiment. Mais pourquoi l’auteur fait-il évoluer ses principaux personnages dans une atmosphère de malaise ? Aucun courroux ne vient en alléger le poids. Ils nous sont présentés dans l’après-guerre. Ils sont, soit non-juifs, opposés au nazisme, soit demi-Juifs, soit Juifs. Ils paraissent subjugués par le passé. Ils ne le dominent pas. Pourquoi tout se passe-til en confidences chuchotées ? Les souvenirs jaillissent des tourments d’une mauvaise conscience qui parait se cultiver pour se dénoncer et se déchiqueter perpétuellement.
62L’héroïne du récit rattache l’œuvre du souvenir au symbole du buisson de Moïse : il est en feu et ne se consumme pas. Goes dit d’autre part : « Un être qui a le courage de rappeler un jour un tel passé s’ouvre comme s’ouvre le ventre d’une femme qui accouche. Cet être va se refermer bientôt, mais pas avant d’avoir associé à son secret un autre être » (34-35). C’est le « Souvienstoi » qui veut secréter la bonté, la bénédiction, sous le choc de la hideur, de l’horreur : « Aujourd’hui je comprendrais ce que cette histoire, sous ses aspects atroces, recèle de profond amour, l’amour qui fait que dure le monde » (38).
63Combien différente serait la tonalité du récit si les personnages d’A. Goes nous apparaissaient inspirés de la décision de construire aujourd’hui une vie qui surmonte les ténèbres d’hier ! Espèrent-ils prévenir les rechutes du mal passé, le combattre dans sa racine, en cultivant une vision fouillée, tourmentée, des convulsions que ce mal provoque ? Ce n’est pas ainsi que le souvenir conférera la présence agissante aux martrys, selon la belle parole de A. Goes : « L’histoire s’éteignait comme une bougie que l’on souffle. Il s’y substituait une présence puissante et sacrée » (50). Il faut entretenir un souvenir libre de toute inhibition, souvenir douloureux et en même temps lucide, parce qu’animé, non pas de la terreur et du tremblement devant le mal originel, mais de la volonté raisonnée d’agir contre l’ensemble des forces qui instaurèrent en Allemagne le culte de la haine, de la violence et de la domination.
64J. BILLIG.
Date de mise en ligne : 07/01/2021
Notes
- (1)« Amol is gueven Varché ».