1LA situation était devenue très grave. Les municipalités, les partis menaient, chacun, sa propagande en exigeant de grandes réformes sociales. Les communistes, entrés dans les municipalités sous le nom de mencheviks, organisèrent une section communiste et menèrent une lutte à outrance contre leurs vieux camarades, les socialistes.
2Les nouveaux agitateurs avaient surgi en clamant : « Paix avec l’Allemagne ! Mettez fin à la guerre ! Le pouvoir aux ouvriers et à l’Armée Rouge ! »
3Tout était désorganisé. On manquait de ravitaillement et des choses de première nécessité. Un nouveau phénomène fit son apparition : les longues files devant les boutiques.
4Le travail devenait extrêmement compliqué. Chaque jour de nouvelles délégations d’ouvriers arrivaient, des agitateurs qu’on n’avait jamais vus auparavant et les représentants des soldats
5Ma tâche était difficile aussi bien au Conseil Municipal que dans la section du ravitaillement et du chauffage que je dirigeais. Le « marché noir » s’était introduit petit à petit. Les prix montaient et les masses populaires s’agitaient chaque jour davantage. J accomplissais ma tache avec la dernière énergie pour trouver le ravitaillement et tout le nécessaire. J’avais élargi le travail de notre usine de produits charcutiers en même temps que celui des coopératives.
6De temps en temps je partais à la recherche des produits indispensables et je réussis, quoique avec beaucoup de difficultés, à faire en sorte que la population de Riazan comme l’armée eussent tout ce dont elles avaient besoin.
7Cependant on sentait déjà que la situation était devenue explosive. Non seulement on exigeait de nous des réformes sociales qu’il n’était pas en notre pouvoir de réaliser, mais encore on excitait les masses par des slogans démagogiques. On entendait dans les meetings de nombreux meneurs entraîner la foule à exiger la terre aux paysans, les usines aux ouvriers et la paix avec les Allemands.
8Le paysan russe a depuis toujours rêvé de sa terre qu’il appelle tendrement « zemlitsa ». Aussi la propagande pour arrêter la guerre était-elle astucieuse ; elle donnait satisfaction non seulement aux soldats du front, mais aussi à leurs parents et épouses. C’est dans ces cercles-là que les discours enflammés des communitses électrisaient les masses et rendaient l’atmosphère plus grave.
9Des mots d’ordre se firent entendre qui exigeaient la réquisition de tous les magasins pour en distribuer les marchandises aux foules, et on alla jusqu’à dire qu’il lallait réquisitionner chez chaque particulier tout ce qu’il possédait.
10Un beau jour une bande communiste se livra à une attaque à main armée contre les Postes, télégraphes et téléphones pour s’emparer de l’édifice. La municipalité, aidée par la police, prit des mesures pour les en chasser.
11DE jour en jour les communistes devenaient plus violents et plus intrépides et les incidents ne cessaient de se répéter. C’est ainsi qu’ils décidèrent de perquisitionner chez Antonov, le maire de la ville, qui avait été chef de file de l’opposition contre le gouvernement tsariste tant dans la municipalité qu’au sein de « L’union des villes » où il s’adonnait avec le plus grand dévouement à la tâche de la démocratisation et de l’affermissement de la révolution de Février.
12Considéré comme un des leaders les plus populaires de Riazan, il fut extrêmement déçu par cette attitude et il donna sa démission de maire de la ville.
13Toute la municipalité, tous les cercles libéraux et socialistes dépêchèrent auprès de lui des délégations pour lui demander de retirer sa démission ; elles lui affirmèrent que les masses populaires le tenaient en grande estime, et que si on avait commis une injustice à son endroit, la faute en incombait aux communistes qui déployaient une propagande en faveur de la paix avec l’Allemagne et prêchaient la guerre civile en Russie, etc.
14Antonov ne voulut pas revenir sur sa décision. Sur ces entrefaites, Chingarev, alors ministre du ravitaillement, passa par Riazan, en route pour Pétersbourg.
15Nous, le Conseil Municipal, allâmes à la gare pour le saluer et lui exposer la situation dans laquelle nous nous trouvions.
16Cependant Chingarev, qui avait déjà traverse plusieurs départements, savait très bien que ce qui se passait était la plaie de toute la Russie et nous ne lui apprenions rien de neuf.
17Il était lui-même très nerveux et nous fit comprendre, exemples à l’appui, que la situation était fort inquiétante, et que c’était le résultat de la faiblesse du gouvernement. au sein duquel les ministres libéraux et socialistes ne cessaient de se combattre.
18Il s’adressa à moi : « Laisse de côté les cérémonies officielles, viens avec moi à Pétersbourg, tu seras dans mon ministère, et tu m’aideras dans mon travail. »
19Je lui répondis que sa proposition me touchait, mais qu’il m’était impossible d’abandonner le Conseil Municipal de Riazan et mon travail, au moment où notre chef Antonov avait donné sa démission. En outre, je fis cette remarque : « Crois-tu qu’en arrivant à Pétersbourg tu seras encore ministre ? »
20Il sourit et dit :
21« Sans nul doute, de grands changements m’attendent. »
22Nous nous mîmes d’accord pour décider que, si la situation des « Cadets » se stabilisait, je viendrais à Pétersbourg.
23CHINGAREV était un médecin de campagne, un de ceux qui ont fait parler d’eux pour leur conception humanitaire du rôle du médecin et pour leur dévouement sans bornes au peuple.
24Lorsqu’il devint député à la Douma, il se fit la renommée d’une des plus belles figures des libéraux russes dont l’honnêteté, la pureté et l’idéalisme faisaient l’admiration de tous ceux qui entraient en rapports avec lui. Ses interpellations à la Douma contre Kokovtsev, le ministre des finances, étaient devenues un sujet de conversation dans toute la Russie. Aussi fut-il en réalité le véritable chef de l’opposition contre le ministre des finances.
25Pendant la guerre, ses discours pleins de patriotisme ardent, dirigés contre le ministre de la guerre Soukhomlinov et contre le gouvernement en général, eurent un grand retentissement non seulement à la Douma mais aussi dans toute la Russie.
26Il était philosémite, et lorsqu’on s’adressait à lui pour une affaire juive, il faisait consciencieusement tout ce qui était en son pouvoir.
27A l’époque où les délégués de Tchernigov vinrent se plaindre chez lui en expliquant que le gouverneur m’avait envoyé au front pour se venger de mes protestations contre sa cruauté à l’égard des « otages », Chingarev prit une part active à ma défense.
28Une fois, je m’en souviens, quand j’arrivai à Pétersbourg, Chingarev m’avait fixé un rendez-vous chez lui.
29J’attendais cette rencontre dans un état d’esprit extrêmement tendu : grand député, célèbre libéral et idéaliste, ami du peuple juif, je me le représentais tout autrement qu’il n’était en réalité. Mon rendez-vous était pour huit heures du matin. Je pénétrai dans un appartement petit et pauvre : le salon et la salle a manger formaient une seule petite pièce où séchait du linge d’enfant.
30Son cabinet de travail, qu’il était minable et piètre d’aspect ! Je fus frappé par la pauvreté dans laquelle vivait le grand Chingarev.
31Je lui dis : « C’est toi, Akiba ? »
32Et je lui expliquai qu’aux temps du Rabbi Akiba, ce talmudiste célèbre dans le monde entier pour son esprit pénétrant et aigu, un Juif s’était mis en marche et avait marché trois semaines pour voir le Rabbi. Et ce Juif s’était imaginé Rabbi Akiba comme une figure digne et majestueuse ; il le voyait grand, imposant, avec une barbe fluviale. Il croyait qu’il habitait un splendide palais. Mais voilà qu’à son grand étonnement Rabbi Akiba était petit, maigre, et vivait dans un logement exigu… Alors il s’écria :
33« C’est bien toi, le grand Rabbi Akiba ? »
34Et Rabbi Akiba lui répondit : « Oui, ici, c’est la Thora ; là, c’est la récompense ! »
35Et je dis à Chingarev :
36« Je pensais voir le Chingarev connu dans le monde entier dans une autre situation, mais sans doute on ne peut posséder à la fois le monde spirituel et le monde terrestre ! »
37Apropos de Chingarev, je me rappelle l’histoire qui est arrivée à mon frère, le professeur Fichel Schneersohn.
38Lorsqu’il se trouvait à Kiev, à l’époque du bolchevisme, ses cours à l’Université attiraient des milliers d’étudiants et de savants. Un jour, son cours, donné en présence d’un grand nombre de professeurs, de docteurs et d’étudiants, eut un succès exceptionnel, et la leçon suscita des applaudissements frénétiques.
39Le manque de pain était à la même époque terrible à Kiev ; celui qu’on trouvait n’était pas mangeable et encore on se le procurait difficilement ; d’ailleurs, on manquait de tout.
40Au plus fort des applaudissements, mon frère Fichel pensait : « C’est très joli, les ovations. Mais il faut aussi que je puisse manger ! »
41Et voici que s’approche de lui un médecin, un pédiatre, le Dr R…, qui lui dit :
42« Camarade Fichel Zalmanovitch, venez chez moi, faites-moi l’honneur de dîner mec mot. »
43Et Fichel de répondre : « Qu’cst-ce qui vous prend ? »
44« Camarade Fichel Zamanovitch, rétorque le médecin, vous aurez du pain blanc avec du beurre et du gruau au lait ! »
45Et Fichel Zalmanovitch oublia les applaudissements et les ovations dont il avait été gratifié et se rendit volontiers chez le Docteur R…, où on lui servit un repas fort copieux qu’il mangea avec beaucoup d’appétit.
46Ce n’était certes pas peu de chose à cette époque, à Kiev, que de pouvoir dévorer à belles dents du pain blanc beurré et du gruau au lait !
47Fichel, comme il se doit, dit sa prière tout en songeant, comme il devait me l’avouer plus tard, que ceux qui méditent sur le desdn du monde ont apparemment beaucoup de peine à se procurer du gruau et du pain blanc. Tandis que le petit docteur R…, lui, a du pain blanc, du beurre et du gruau au lait à volonté. On ne peut avoir les deux mondes à la fois.
48« Selon toute apparence, pensai-je à mon tour, la même chose arrive à Chingarev. Ce grand homme, ce juste, ne jouit pas de la nourriture terrestre qu’il mériterait. »
49RIAZAN se faisait beaucoup de souci au sujet de l’élection du remplaçant d’Antonov.
50Après de longues délibérations, la municipalité vota et me proposa comme candidat au poste de maire de la ville de Riazan.
51Je remerciai beaucoup mes amis mais leur dis que je ne me trouvais pas digne de ce poste et que je ne pouvais poser ma candidature.
52Il n’y avait guère d’autres candidats et les fractions des partis se réunirent, chacune de son côté, pour réfléchir sur la situation.
53Les représentants de toutes ces fractions vinrent me voir dans mon cabinet de travail et exigèrent de moi que j’accepte leur proposition.
54J’étais très embarrassé et je leur dis en toute franchise la raison pour laquelle je ne pouvais accepter les fonctions de maire de Riazan.
55« Je suis dans cette ville depuis deux ans à peine et je ne connais assez ni les coutumes, ni la mentalité de la population. Antonov avait Vhabitude à Pâques et à Noël de se rendre régulièrement à l’église où un siège d’honneur lui était réservé ; il organisait une réception à la municipalité même pour honorer la fête et tous les notables de la ville y étaient invités. C’est l’usage de l’endroit depuis nombre d’années.
56« Je suis Juif, moi, et je ne puis aller à l’Eglise ; les Pâques chrétiennes et Noël ne sont guère mes fêtes, et cela créerait une fausse situation au sein même de la municipalité. »
57Tout le monde fut très touché par ma déclaration et le vieil Elaguine, s’approchant de moi, me donna l’accolade et me dit :
58« Je m’incline devant votre tact et devant votre conscience ! »
59Cependant, le seul député juif du parti « socialiste populiste », déclara aussitôt que si on proposait ma candidature, il voterait contre, car « Schneersohn, dit-il. est contre l’émancipation des Juifs !… ».
60Dans notre Kéhila tous les membres étaient ravis et me remercièrent de mon attitude, mais les deux Bundistes s’empressèrent de déclarer qu’à dater de ce jour, ils seraient en opposition systématique à mon égard, pour la même raison que le député juif du parti « socialiste populiste » avait mise en avant, c’est-à-dire parce que j’étais « contre les droits égaux des Juifs… ».
61Le même Bundiste me confia plus tard : « C’est officiellement que je vous attaque, mais dans mon for intérieur, j’admire profondément votre attitude. »
62(à suivre)
Date de mise en ligne : 06/01/2021