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Article de revue

L’ère mussolinienne est en passe de devenir “ la belle époque ” aux yeux des Italiens…

Pages 15 à 16

1LE voyageur qui se rend en Italie ne franchit pas seulement une frontière tracée dans l'espace mais aussi une sorte de ligne de démarcation mystérieuse située dans le temps : il change non seulement de pays, mais d’époque.

2La physionomie actuelle des grands pays de l’Occident a été façonnée surtout par le XIXe siècle ; or ce siècle n'a marqué l’Italie que très partiellement — pour le plus grand bien du tourisme — et, très probablement, le plus grand dam de l’évolution historique du peuple italien.

3Le Piémont et la Lombardie une fois traversés — ces provinces constituent une sorte de transition — le voyageur plonge dans une atmosphère très particulière ; en résumant ses impressions, il se trouve tenté de la définir comme étant celle du XVIIIe siècle, du settecento italien. Les monuments de l’Antiquité, du Moyen Age et de la Renaissance appartiennent, on le sent, au passé révolu ; le Baroque, par contre, surtout sous la forme allégée et domestiquée que lui imprima le XVIIIe siècle, c'est encore le présent, plein de vie pétillante et grouillante. Le modernisme très poussé de certains aspects de la vie italienne et de certaines réalisations récentes — nous pensons aux nouvelles gares de Florence et de Rome — ne change guère cette impression générale et semble plutôt la renforcer.

4La vie politique du pays en est une preuve des plus convaincantes. Pour la grande majorité des Italiens, la politique n'est qu'un métier comme un autre destiné avant tout à assurer les moyens d'existence de ceux qui l'exercent, les politiciens. Ces politiciens travaillent et s'agitent en vase clos dans les couloirs des vieux palais transformés en sièges du Sénat et de la Chambre, dans des palais de construction récente, mais imitant lourdement les styles anciens, où logent les ministères, enfin dans les locaux plus ou moins luxueux des directions des différents partis. L’homme de la rue les observe de loin, d'un œil sceptique, désabusé, quelque peu méprisant. Bien sûr, il se rend compte que ce qui se trame derrière les murs de ces palais anciens et modernes le concerne personnellement, dans une certaine mesure. Mais il se considère tout aussi parfaitement étranger à la cuisine du métier politique qu'au travail des laboratoires et des facultés auquel se livrent les médecins qui le soignent en cas de maladie et lui prescrivent son hygiène.

5L’homme politique est aux yeux de l'italien moyen, une sorte de médecin de quartier exerçant son art sur la collectivité : on n'attend pas de miracles de sa part, on juge son pouvoir sur la vie et ses lois inexorables comme extrêmement limité et on n'a aucune envie de pénétrer les arcanes de sa science professionnelle. D’où les grandes possibilités d'action toujours ouvertes devant les guérisseurs politiques. Mussolini l'avait bien compris : le guérisseur, c'est plus excitant qu'un docteur, ça promet des miracles, en produit quelquefois, du moins en apparence, et par-dessus le marché ça embête la faculté. Or, le dottor sapientissimo demeure toujours un sujet de dérision, surtout en politique, comme au temps de cemédiographes du settecento.

6Par malheur, les hommes courageux, intègres, d'esprit élevé et de cœur noble qui, issus de la résistance se trouvèrent au pouvoir au moment de la Libération ne surent pas éviter les écueils du noviciat politique et durent céder la place aux professionnels. L’homme de la rue n'y vit rien que de naturel : les chefs idéalistes du mouvement partisan — c'est ainsi qu'on appelle couramment en Italie la Résistance — ne sont à ses yeux que des personnages respectables bien sûr, mais quelque peu ridicules comme ces savants des caricaturistes, toujours en quête d'un parapluie oublié ; le président de la République, l'austère Einaudi lui-même n’échappe pas aux lazzis. Quant aux partisans du rang, aux hommes de la grenade et de la mitraillette, il y a belle lurette qu'on les a classés parmi les bandits — ce qui, il faut le dire, n'est pas toujours entendu en Italie, par tradition séculaire, dans un sens résolument péjoratif. Il résulte de cet état d'esprit, fort répandu dans la péninsule, que le gouvernement et le régime actuel ne sont nullement considérés, à tort ou à raison, comme d'essence antifasciste ; la réapparition des anciens fascistes n'a donc rien d'anormal. Et le fascisme lui-méme est en passe de devenir la belle époque, à laquelle on prête un je ne sais quoi d’élégiaque, de sentimentalement poétique — un peu comme on le fait en France pour celle de Félix Faure et de Fallières.

7Et c'est là où nous touchons le point capital, qui doit intéresser au plus haut point tous ceux qui redoutent dans le monde instable et bouleversé d'après-guerre un retour offensif de l'esprit des partenaires de l’Axe, de sinistre mémoire. Nous n'avons pas l'intention d'analyser les possibilités d'une renaissance du fascisme en Italie sur le plan strictement politique — notre objet n'est que de résumer nos impressions personnelles quant à l'attitude à l’égard du fascisme du large public italien de nos jours. C’est là un élément de la situation qui a son importance — quel que soit le désintéressement de la chose publique dont l'air même, le doux air d’Italie, semble empreint.

8Jetons un coup d’œil sur la presse : les journaux italiens ont tous leur troisième qui selon une tradition imprescriptible est consacrée aux articles littéraires, aux mémoires historiques : eh bien, plusieurs fois par semaine on y trouve des articles sur tel ou tel événement du passé récent, dans lequel, sous une objectivité apparente — et du meilleur ton — perce une sympathie nostalgique pour les grands acteurs de la pièce au dénouement tragique que l'on sait : tantôt pour le roi Victor Emmanuel et la maison de Savoie, tantôt pour tel ou tel « hiérarque » fasciste (tellement meilleur que ses collègues), tantôt pour le Duce lui-méme ou du moins pour telle ou telle étape de son activité politique. Les hebdomadaires illustrés — surtout, bien entendu, ceux à gros tirage et politiquement indépendants — excellent dans la présentation des séries de photos judicieusement choisies pour assaisonner les souvenirs du passé mussolinien d'un petit air vieillot, naïf, au pittoresque attendrissant ; ces photos sont accompagnées d'un texte qui cherche non moins habilement à renforcer l'effet produit par les images. La fréquence de telles publications, la place importante qu'elles occupent dans des organes manifestement préoccupés de la seule vente et du seul succès commercial prouvent que le public en est friand, que cela rapporte.

9Et cela rapporte en effet beaucoup plus que la propagande ouvertement fasciste des néo-mussoliniens, trop professionnels au goût du public italien. (Bien sûr derrière cette propagande à l'aspect indépendant des forces politiques nettement marquées sont à l’œuvre : ceci est particulièrement évident pour ce qui est du mouvement monarchiste).

10Le climat créé par cette propagande apparaîtra clairement dans les conversations les plus banales : un pauvre diable, commissionnaire à tout faire, qui pour quelques centaines de lires se charge de vous trouver une place dans le train que vous attendez et qui sera comme tous les trains, archibondé, annonce le retard d'une heure que vient de subir l'horaire dudit train, et ajoute ce commentaire : sous Mussolini cela n'arrivait pas… Quand on lui dit son admiration pour l'architecture et le confort des nouvelles gares italiennes, il réplique : cela aussi, c'est son « œuvre », c'est « lui » qui l'a voulu… Une brave paysanne dont les frères exploitent comme colons une ferme dans les marais Pontins asséchés par Mussolini, nous fait part des grosses difficultés que rencontrent leurs travaux et qui sont dues à l'organisation défectueuse de la colonisation ; elle ajoute : vous savez, Monsieur, « lui » il était bon, il aimait le peuple, mais il était entouré de voleurs qui ont tout gâché.

11Il faut se rendre à l’évidence : une légende mussolinienne est en train de se former en Italie. Ceux qui n'ont pas oublié le rôle de la légende napoléonienne (toute proportion gardée, bien entendu) lors ce l'avènement du Second Empire, ont quelque raison d’être inquiets.

12Et cela d'autant plus que cette légende se propage dans les très larges couches d'un peuple naturellement réfractaire à toute forme d’éducation politique, dans le sens qu'on attribue à ce terme au delà des Alpes et doué par surcroît d'une imagination aussi primaire que puissante. L’élite intellectuelle de ce peuple, après avoir créé les mouvements de la Résistance s'est vue écartée du pouvoir aussitôt après la Libération ; elle est pratiquement impuissante à l'heure actuelle or, c'est cette élite seule qui représentait en Italie l'antifascisme conscient et actif. Bien sûr il reste la démocratie chrétienne, les libéraux, les communistes, enfin — mais ceci est une autre histoire…

13Il faut tenir compte également de la cruelle déception éprouvée sur le plan national par ce peuple, profondément nationaliste, même chauvin dans son for intérieur, malgré sa courtoisie proverbiale envers les étrangers et sa curiosité réelle pour tout ce qui se passe en dehors des frontières de la patrie.

14En effet, l'armistice Badoglio a transformé le pays en champ de bataille des deux armées étrangères comme aux temps reculés des luttes entre Guelfes et Gibellins dont le peuple italien abhorre, depuis le Dante, le souvenir sanglant. Et les dévastations innombrables et douloureuses causées, comme le disent les Italiens, « par les uns comme par les autres » sont toujours sensibles.

15La situation est donc lourde de menaces aux yeux de tout adversaire clairvoyant du fascisme. Pour demeurer dans la note juste, soulignons une fois de plus que la nostalgie sentimentale du fascisme telle qu'elle se manifeste chez les Italiens moyens, n'a rien d'un attachement doctrinal à l'idée totalitaire et encore moins de sympathie pour les nazis. On ne pardonne pas à ces derniers les innombrables vexations qu'on avait endurées à l’époque de l’Axe. On croit même pouvoir déceler chez les Italiens un certain refroidissement de leurs sentiments traditionnellement amicaux envers les Allemands en général; il arrive de les entendre reprocher au pape actuel son entourage trop exclusivement tedesco.

16Et la question juive ? A-t-elle subi en Italie le contrecoup de la nostalgie du fascisme ?

17Nous ne sommes pas en mesure d'y répondre en pleine connaissance de cause car nous ne nous sommes livrés à aucune enquête approfondie. Les amis juifs italiens que nous avons eu l'occasion d'interroger n’était pas tous d'accord sur la réponse à donner à notre question. Tandis que les uns affirmaient que la cassure entre les Juifs italiens et le reste de la population artificiellement provoquée par le fascisme n'a jamais pu être réparée, d'autres prétendent qu'une telle cassure n'a existé que dans la propagande officielle fasciste et qu'en réalité, le peuple italien dans sa totalité — à quelques très rares exceptions près — a toujours été et demeure totalement imperméable à toute influence antisémite. Nous présentons au lecteur ces deux opinions sans prendre notre propre parti. Il nous parait seulement que tout retour au fascisme — ne fut-ce que purement sentimental, comme c'est le cas actuellement en Italie — constitue nécessairement une menace pour les Juifs antifascistes nés, qu'ils l'admettent ou non. Il est vrai que, quand nous le disions à un ami italien, celui-ci nous rappela l'attitude admirable envers les Juifs persécutés des autorités italiennes en pays occupés, attitude à laquelle notre Centre a rendu un hommage sincère. Nous aurions préféré pourtant que la profonde humanité du peuple italien se manifeste avec autant d’éclat à des occasions moins douloureuses.


Date de mise en ligne : 04/01/2021.

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