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Article de revue

Albert Camus et la révolte en échec

Page 13

Notes

1DANS la mesure où elle signifie la dignité de l’homme et témoigne de son refus de sanctionner par la passivité son propre écrasement, l’attitude du révolté est salutaire, non seulement à lui-même, mais encore à la Société contre laquelle il se dresse. La tyrannie absolue ne s’accommode jamais d’une happy end ; la société qui vit sur et de l’injustice doit cependant parfois faire la part de l’humain, si elle ne veut pas finalement périr dans les convulsions du dégoût et de la démence. Les rebelles lui font la charité de le lui rappeler.

2Cependant, le grand péril qui guette le révolté c’est son propre avènement, son changement d’affectation. La révolte au pouvoir ne se contente pas — comme le croit un vain peuple — de jeter par dessus bord la joyeuse dynamite du renouveau pour se faire conservatrice et réactionnaire à son tour. Elle va désormais méthodiquement appliquer et étendre les féroces données acquises dans les catacombes, en tant que système de gouvernement et philosophie d’Etat. Il s’avère dès lors que la révolte était une attitude para-esthétique sans objectif précis, que son vrai nom c’est le nihilisme.

3C’est, avec une grande abondance d’illustrations impressionnantes, le drame — et le procès — de cette éprouvante métamorphose que le dernier livre d’Albert Camus, l’Homme révolté(1). Dressant magistralement le bilan du nihilisme contemporain — le nihilisme au pouvoir — l’auteur de l’Etranger le situe dans la triple perspective de la « mort de Dieu » nietzschéenne, de la déification de l’Histoire d’essence hégelienne et du déterminisme marxiste. Nietzsche, Hegel, Marx, ces trois maîtres de la pensée post-religieuse sont en grande partie responsables de la démesure de notre temps, car leur enseignement offre un appât à l’orgueil et à la paresse, écrase la dure et modeste ambition de l’homme humain à coups de « grands desseins » dignes de démiurges. Dans le dernier chapitre intitulé « la Pensée de Midi », Camus oppose le modèle immuablement paisible de la civilisation méditerranéenne au monde agité et catastrophile dans lequel nous vivons en pleine « ivrognerie de l’âme », profondément désorientés : « Lucifer aussi est mort avec Dieu et, de ses cendres, a surgi un démon mesquin qui ne voit même plus où il s’aventure ». La civilisation méditerranéenne ne connaît pas le « préjugé du temps », ne se soumet pas à la tyrannie de l’Histoire : « Mais la jeunesse du monde se trouve toujours autour des mêmes rivages. Jetés dans l’ignoble Europe où meurt, privée de beauté, la plus orgueilleuse des races, nous autres méditerranéens vivons toujours de la même lumière. Au cœur de la nuit européenne, la pensée solaire, la civilisation au double visage, attend son aurore. Mais elle éclaire déjà les chemins de la vraie maîtrise ». Cette attente d’une « aurore méditerranéenne » a certainement de quoi séduire l’imagination juive, le devenir juif étant, avec Israel, impliqué, sinon intégré, dans celui du monde méditerranéen. Il convient néanmoins de faire des réserves sur la position de repli que Camus semble indiquer dans sa conclusion. On ne pourra pas substituer à l’enfer heurté du nihilisme un paradis de l’eurythmie, par la seule vertu d’une décision lucide. A la révolte déroutée, il faudra sans cesse opposer l’authentique exigence de la primauté de l’humain, et même accepter de combattre — et de se battre — pour sa reconnaissance. En dernier ressort, c’est le problème de la responsabilité qui doit être élucidé. L’antique morale juive, par exemple, qui constamment affirme cette responsabilité de chacun (« Im Ein Ani Li, Mili ») pourrait à cet égard constituer la source d’une éthique où la déification de l’Histoire ou de l’Economie, que dénonce à juste titre Camus, ne serait plus concevable.

4Cependant, il n’y a pas lieu pour notre part, en tant que Juifs, de nous limiter au rôle de spectateurs navrés et attentifs de l’évolution du cancer politique et moral qu’Albert Camus diagnostique avec tant de perspicacité et parfois avec des accents de colère. Il n’est aucun péché de ce temps qui ne soit à un certain degré péché d’Israel, et plus que jamais se justifie, à la mesure universelle, la désapprobation qui frappe le mauvais fils de la parabole hagadique, celui qui s’extrait de la communauté, même — et peut-être surtout — si c’est pour se disculper au moyen d’une telle « non-identification ».

5Certes, c’est l’un des nôtres, Léon Blum, qui a formulé une politique « à l’échelle humaine ». Mais, parmi les hommes d’action et les hommes de pensée juifs de nos violentes saisons — et au sein même du judaïsme « affirmé » — que de fonctionaires orgueilleux et bornés du déterminisme historique, que de nihilistes en jaquette de « realpolitiker », que d’adeptes du « tout est permis et rien n’est vrai » !

6A l’heure où Israel rejoint les avenues de l’Histoire par des voies qui ne sont plus souterraines, se précisent naturellement la tendance et la tentation de prendre le moyen pour la fin, cette faute par excellence, ou de glorifier, suivant l’usage, ces moyens en invoquant une fin sciemment fallacieuse. C’est, dans la donnée immédiate d’une actualité juive, l’étatisme : le culte et la glorification d’un pouvoir étatique considéré comme suffisant, qui représente. par exemple, l’un de ces périls que Camus situe dans leur filiation. A cet égard, l’ouvrage de l’écrivain français pourrait utilement servir dans les milieux juifs de « livre de moussar » à l’usage de certains « nouveaux messieurs ».

7Nous n’avons été accoutumés jusqu’à présent qu’à envisager un nihilisme au stade fruste et naïf, un nihilisme déclamatoire se référant à la philosophie pessimiste de Schopenhauer ou aux données peu réconfortantes de la biologie moderne — « l’homme est un miracle dénué d’intérêt ». suivant Jean Rostand. Le machiavélisme politique contemporain et la révolte dévoyée nous introduisent dans un monde où le nihilisme n’est plus une conclusion désabusée, mais un postulat apriorique, un parti-pris délibéré (bien que pas toujours conscient), une volonté d’aboutir à la destruction et au néant. Dès lors, on considère les aspirations morales, l’espoir suscité, et les promesses faites comme autant de variétés de « carburant ». Il faut que le moteur marche et l’on ne se fait pas scrupule de camoufler le gouffre final derrière de riants buissons de verdure. Ce nihilisme prend le masque de la sollicitude, simule les accents de la foi, se prétend sur la voie de la justice et se laisse parfois duper par ses propres simagrées.

8Certes, l’auteur de « Caligula », dont la pénétrante lucidité ne saurait être qualifiée de froide ni de féroce, est mieux placé que quiconque pour se faire le paysagiste et le portraitiste du nihilisme de nos jours. Cependant, cet athée à l’esprit religieux n’indique en concluant aucune autre solution que la classique recette extraite de « Candide », et parfaitement connue, même longtemps avant l’ère de M. de Voltaire : « Cultivons notre jardin ! » Heureux les horticulteurs des bords de la Méditerranée et d’ailleurs, heureux les possesseurs de vergers ! Mais que feront ceux qui n’ont pas d’enclos ? L’inextricable crise de notre civilisation ne s’exprime-t-elle pas dans la quête infructueuse d’espace et de domaine, au propre et au figuré ? N’est-elle pas ainsi l’insatisfaction et le malheur d’innombrables hommes frustrés de toute possession, de tout « avoir » ?

9« L’homme Révolté » n’a pas de jardin !

10A. M.


Date de mise en ligne : 06/01/2021.

Notes

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