Couverture de LMJ_048

Article de revue

“O moteur mauvais”

Page 16

Notes

1— Elle m’a peint comme un vieux Juif, me dit Pierre Morhange.

2Je regarde le portrait fait par sa femme, Motia Morhange, (sœur de l’écrivain et sculpteur Matvéev-Constant), où l’étonnement sinaïque est fixé comme dans un émail. Et je regarde les plis du visage vivant, les deux cœurs gris dont les douces pulsations font alterner ironie et amertume, « solitude et tendresse », m’écrit Pierre. Une amertume bonne à toucher. Et une ironie qui apparaît, disparaît comme l’oreille d’un écureuil derrière une feuille verte. C’est un visage las, une peau de veille, couleur de levure. Mais de l’autre côté, vibrent de petites vagues, où l’allusion est douleur et moquerie de la douleur, jouent de petites souris, et quand elles sont mangées, le drame est si simple qu’on doit désespérer en cachette.

3Morhange me verse du Frontignan. Il explique sa fatigue :

4

  • — La mère de ma femme est malade. Une vieille Juive. Une vieille lionne.

5La durée d’Israel est dans le cœur « douloureux », “ détesté » de Morhange. Ce cœur, il l’accable : « O moteur mauvais »  [1]. Et, après « les deuils de l’extermination », il n’y trouve que « sable, sol sec sans amalgame »  [2].

6Mais il me dira, tandis que nous suivons dans la rue des Rosiers un hassid qui ressemble à un marquis de Molière décati par le temps :

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  • — J’aime les vieux Juifs.

8Et nous sommes presque fiers de notre vieillesse Mais nous avons découvert que dans les vieux cœurs Pointe le pistil des cœurs neufs  [3].

9Dans ce Paris nocturne où nous nous sommes engagés, il s’est libéré des « murailles » et a caché ses blessures. Apparaît maintenant un Pierrot à la voix, aux mouvements feutrés, un Puck ensommeillé, à peine sorti de l’onde. Il porte son sang dans un sac de velours, à phylactères. Et le sac balance comme un sourire.

10Sur le pont, un monsieur photographie sa dame et Notre-Dame. Morhange murmure :

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  • — La photo serait meilleure si elle se foutait à l’eau.

12Mais j’entends toujours, à distance, la voix du blessé, le cri du sang enfermé dans le sac de velours :

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  • Je ne pourrai pas m’en aller
  • Pour rien ne réclamez mon cœur
  • Car j’ai suivi nos murailles
  • Tout elles m’ont tout répété
  • Les hommes du dedans m’ont parlé
  • Je les ai crus plus que les vivants
  • Je les ai mieux entendus
  • Tout était tu saut douleur
  • Tout était bu sauf douleur
  • Tout était dit de la douleur
  • Chair finie tous les os de douleur
  • Je passais et je devins savant
  • Ce que je sais est à dire
  • J’ai peu de temps et c’est pour dire
  • Et le dire pour le garder
  • Ce qui aux Juifs était promis
  • Plus qu’il ne faut on en a mis
  • Nous en avons gardé nous en avons gardé[4].

14Le Pierrot vient de toucher le « poteau à feux » et arrête les voitures. Cela est interdit, mais avec un sac comme le sien, n’a-t-il pas le droit de narguer les agents, d’interpeller Notre-Dame :

15Vierge Marie Mère juive de Dieu priez pour nous nous n’y sommes pour rien Dans un village vous avez en un jour ettacé le choléra Et vos fidèles nous tourmentent[5].

16N’a-t-il pas le droit de se demander : « Et Paris ? Est-ce que je l’aime encore ? »  [6]. Mais il l’aime, malgré les

17

…objets fixes et exécrables
Bottes potences taces
Nuages de boue
Longs camps râpeux
Crocs de glace[7].

18Il l’aime, quand, au bureau de tabac, les yeux baissés, il raconte à l’homme avec une sorte de piété modeste :

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  • — Il y avait une fois à Pigalle une putain qui avait un bras de bois…

20Il l’aime, parce que

21Un jour nous aurons de merveilleux manteaux[8].

22Alors, assis en face de moi dans cette gargote juive où son français et, plus encore, mon yiddish ont effrayé le patron, sa femme et le fils rougissant qui potasse une grammaire italienne, il murmure, admirant les biftecks généreux :

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  • — Des fesses de bœuf, vraiment…

24Oui, il y a eu ce jour en Bretagne, ce septembre 1938 où

25…la menthe criait entièrement différente  [9].

26Mais il y a « le pistil des cœurs neufs », les « merveilleux manteaux » de l’avenir, « le diamant de la justice »  [10]. Morhange, dans « Autocritique », demande qu’on lui pardonne son « cœur douloureux » au nom de sa vieillesse et de sa jeunesse :

27

Jeunes je vous aime
Chanterez autrement
Et vous direz le jour
Que je n’ai pas connu
Le jour que j’ai voulu[11].

28Il appelle le fils du restaurateur et l’interroge amicalement, la paupière lasse, un sourire gris serré au coin des lèvres. Le fils rougit.

29Lorsque nous serons assis, léchant nos glaces, à la terrasse d’un café, place St-Michel, Morhange ouvrira un petit carnet où il note à tout moment des images, des aphorismes, des poèmes. Il m’en lit un. Interrompt un autre, parce que ce n’est pas encore ça. Nous parlons des écrivains que nous connaissons. Malgré cette voix tressée comme le pain sucré du sabbat, « le diamant de la justice » tranche quelques têtes avec des rayons verts, jaunes ou indigo.

30Morhange a liquidé « le dieu merdeux »  [12] et

31

…passé
Sur le pont social
De la raison et du combat[13].

32Il a « menacé, méprisé » ce cœur qui « battait sombrement »  [14]. Il a honte parfois de cette source souterraine et pourtant il y tient, ou plutôt il exige le droit d’y tenir. Ce n’est pas sa faute. Il n’a pas voulu, il n’a pas cherché ses blessures. Mais ces marques saignantes, il en est fier au fond

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Ne pouvons-nous montrer les plaies d’hier
Qui ne seront jamais des blessures de porcs[15]

34Poésie pantelante, clouée. Poésie à clous et à épines. Un pétale de rose, une épine, un pétale, une epine. Lames rayonnantes du « diamant de la justice ». Rien d’itératif, de « confondu », d’hébraïque dans cette poésie juive de France. Des vers comme des éteules, comme des épis foudroyés ou sauvés, comme quelques poils durs sur la peau d’un vieux Juif. « J’aime les vieux Juifs… » Des moments arrachés aux douleurs rituelles. Des ailes fixées sur le mur des pleurs. Le « passé déchiré » de Morhange est capable de ne dire que « deux mots »  [16], pas davantage. Parfois, le poete consent à nous laisser, après son passage, une passerelle dont les planches rient comme les dents jaunes d’un cheval. Le plus souvent, Villon elliptique, il détruit les ponts derrière lui. Au bord des failles, des orties qui blessent et des myosotis, cœurs d’enfants. Poésie pudique, aiguë, concrète, affolée, serviable. Poésie du solitaire :

35

Et seul comme un mouton
Je paissais l’effroi et la solitude[17].

36Mais poésie du solitaire qui appelle la compagnie et, aux camarades, tend des cordes et des échelles :

37

Jardiniers poseurs de lignes
Hommes de cals manouvriers
Chasseurs et supporteurs
Faiseurs de tables
Me visiterez-vous ?
Je suis un poète[18].


Date de mise en ligne : 08/01/2021

Notes

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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