Couverture de LMJ_031

Article de revue

Shofman, le créateur de la nouvelle hebraique courte

Pages 21 à 22

1On vient de fêter en Israel le 70e anniversaire de la naissance de Guershon Shofman, cet écrivain qu’il est si difficile de classer dans le cadre de la littérature hébraïque moderne, car il a créé un genre qui n’appartient qu’à lui seul et n’a d’égal dans aucune littérature contemporaine. Il excelle à peindre en une dizaine de lignes ce qui ferait pour d’autres l’objet d’un grand roman et la source de son inspiration demeure toujours la vie, la vie subtile et son angoissant mystère. Rien dans son œuvre ne semble être imaginé ; tout est taillé dans la substance vivante et pourtant nous sommes loin de la décalcomanie, d’un réalisme qui limite nos horizons. C’est plutôt une vision de la réalité purifiée dans le creuset de la poésie, car Shofman sait dégager « l’essentiel », pourtant invisible pour les autres. Sa force réside justement en ce qu’il a su jeter un pont entre l’essence des êtres et leur transcendance tout en fuyant ce romanesque de basse cuisine, qui sonne creux.

2« Shofman, a dit Bialik, distingue de sa vue perçante l’invisible bien plus que tous nos autres écrivains. Je le comparerai volontiers à un groupe de gens qui suivent des yeux le vol d’un oiseau. Ceux d’entre eux qui ont la vue faible pourront, durant quelques moments, suivre la montée du volatile dans les airs jusqu’à une certaine distance, ensuite, il échappe à leur regard. Ceux dont la vue est plus pénétrante continuent à observer le libre élan de l’oiseau, et lorsque celui-ci s’est élevé bien haut, il arrivera un moment où un seul possédera encore le pouvoir de le distinguer dans son évolution. Il décrira alors à ses camarades ce qu’il ne leur est plus possible de voir ». Tel est Shofman. Ce qui est évident pour tous, il ne le décrit point, c’est ce qui s’est évanoui, qui semble inexistant qu’il préfère. C’est ce talent de peindre ce qui nous semble inexistant ou disparu qui séduit le plus chez cet écrivain, car nous tous tournons autour du mystère sans pouvoir l’approcher. Or, quand un écrivain a le don de lever pour nous un coin du voile et de nous initier à la vie et à ses secrets, nous lui sommes reconnaissants et nous nous laissons guider avec joie.

3Poète de l’angoisse juive, Shofman met en scène toutes sortes de gens : des malades, des fous, des prisonniers, ceux qui sont assoifés d’amour comme ceux que l’amour a brisés ; des fourbes et des dupes. Mais partout, la beauté de sa poésie délivre de la peine et du déshonneur. Il chante aussi le chant des opprimés et de l’orphelin qui passent la tête lourde de visions à côté de la vie heureuse. Ce sont des poètes muets qui n’ont pas reçu le don de l’expression et que charment la beauté de la nature et la profondeur de la ténèbre. Toutes les émotions de notre temps sont décrites dans ses courtes nouvelles où pas un mot n’est choisi au hasard, où la ligne se développe pure comme un dessin de maître.

4La peur, l’érotisme, notre angoisse, comme notre solitude morale, l’aspiration vers la jouissance et le plaisir, la terreur que nous éprouvons à vivre dans un monde qui nous semble hostile, joints à l’amour sans lequel la vie elle-même serait insipide, tels sont les motifs qui reviennent souvent sous la plume du poète.

5Sa venue en Israel, son « ascension », comme on dit en hébreu, ont été pour lui une source nouvelle d’inspiration C’est là qu’il put rencontrer des gens qui n’étaient point des déracinés, mais des « hommes dans leur pays ; de beaux hommes, dans un beau pays ».

6Les paysages si pittoresques d’Israel, les types nouveaux qu’il a côtoyés, tous ces efforts d’un peuple qui aspire à son indépendance lui ont inspiré des pages d’une poésie enchanteresse. C’est un ciseleur, un poète qui renonce à tout délayement inutile comme à toute facilité. Les mots sont pour lui des soldats en faction auxquels il n’est point permis d’errer de place en place, qui doivent, vigilants et forts, demeurer à l’abri de toute surprise et défendre leur honneur au prix de leur vie.

7La place nous manque pour décrire la carrière de l’écrivain, souvent mouvementée et riche en labeur. Nous allons rapporter une entrevue que nous eûmes récemment avec Shofman et qui donnera, après l’analyse de son œuvre, un portrait substantiel de l’auteur.

8Nous avons dit que Shofman excelle à peindre en quelques lignes un état d’âme individuel ou collectif, à composer un poème social de portée universelle qui, comme un diamant, brille de sa plus belle eau. Ce ne sont que prismes, cubes, rhombododécaèdres qui arrivent à prendre, un peu par inclination, un peu par système, des formes quasi cristallographiques.

9Nous avons demandé à l’écrivain comment ii était arrivé à cette conception de la brièveté.

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  • Tout artisan a son secret, et qu’il garde jalousement, nous a-t-il malicieusement répondu.

11Une composition s’annonce en moi par une sorte de fulgurance. Je crois que lorsqu’une idée, une émotion sont vraies, elles arrivent à se cristalliser en une forme symétrique, de même qu’une poussée de la sève engendre des fleurs et des fruits.

12Les choses pures sont toujours symétriques.

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  • Il y a des écrivains qui, cherchant le fin du fin, arrivent à composer des poèmes incompréhensibles…
  • Graphomanie ! Il faut que la clarté domine avant tout dans l’art.
  • Qualité bien française.
  • Pas précisément. Un Français peut aussi écrire quelque chose d’inconsistant et de ténébreux Ce sens de la transparence n’est pas l’apanage d’une nation, d’une race, comme le sens de la perfection n’est pas une qualité spécifiquement grecque. Il se peut que les Israéliens, s’assimilant des cultures étrangères, arrivent à dépasser tout ce qui s’est fait jusqu’à ce jour. L’esprit se propage en vague d’étincelles de pays en pays et de nation en nation. Il souffle où il veut.
  • Votre vocation s’est-elle manifestée alors que vous étiez encore adolescent ?
  • A Orsha (Russie Blanche) où je suis né, je me plaisais à communiquer par lettre mes impressions à mon frère aîné.
  • En quelle langue ?
  • Mais en hébreu ! Je descends d’une famille de « mélamdim » (professeurs), j’ai la Bible et le Talmud dans le sang.

14Guershon Shofman confesse que l’auteur qui a éveillé sa vocation littéraire fut Mendele. A 15 ans, il découvrait Pouchkine, Lermontov, Tchékhov. Il s’aperçut que, malgré l’abondance de détails, le réalisme sonnait creux et qu’il fallait dépasser Maupassant et Knut Hamsum. On le trouve à Varsovie à l’âge de 20 ans. C’est là qu’il publie son premier recueil de nouvelles : « Sipourim ve Tsiyourim ». Il connaît la vie de caserne. Peu avant la déclaration de la guerre russo-japonaise, il émigre pour Lemberg où il séjourne neuf ans, donnant des leçons d’hébreu pour vivre. De 1913 à 1921, il est à Vienne. Il se marie et se fixe définitivement à Gratz. Il y serait peut-être encore sans l’avènement de Hitler.

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  • Qu’avez-vous éprouvé en arrivant en Israel ?
  • Une impression de délivrance, de liberté. C’était comme si l’on m’avait brusquement jeté d’un cachot noir en plein vent. J’ai collaboré deux fois par mois au Davar et tout ce que j’ai écrit depuis a été réuni dans mon livre « Béterem Argaa » (avant la fin de l’alarme).
  • Votre venue en Israel a-t-elle enrichi votre inspiration ?
  • Plus que je l’aurais imaginé : J’ai commencé à sentir la Bible à chaque pas. J’ai fusionné avec le passé, non seulement dans sa culture, mais en chair et en os et même érotiquement. (L’amour occupe une place importante dans mon œuvre.) J’ai cherché à évoquer les traits des belles femmes de la Bible.
  • Et vous les avez rencontrées ? Et elles vous ont comblé ?
  • Oui, j’ai retrouvé Mikhal, la femme de David, seconde fille de Saül, la Dalila de Samson, Rivka, Rahel et tant d’autres !…

16Et ce sont peut-être elles qui vous ont donné l’idée de la nouvelle courte ?

17

  • Je crois que lorsqu’on respire la sérénité des cimes, on ne peut plus écrise que des poèmes en prose. C’est là la formule qui convient le mieux à l’homme moderne…
  • Qui aime porter les cheveux courts. Vous oubliez qu’il n’y a pas encore bien longtemps, l’intelligence se mesurait à la longueur des cheveux !
  • Le temps des longs romans est révolu. La forme courte sera la formule de l’avenir. Les longs romans ne sont lus que par les femmes. Les hommes inteligents ne lisent plus.
  • Ce n’est pas flatteur pour eux.
  • Oui, qui a le temps de dévorer, comme on le faisait autrefois, Tolstoï, Dostoievsky ? Cela donne sur les nerfs.
  • Nous avons tellement désappris de penser qu’il n’y a plus que les revues américaines farcies d’une publicité tapageuse sur les conserves, les porte-mines et les postes de radio qui captent notre attention.
  • Où trouver la patience pour s’intéresser à un héros de roman dont on nous décrit le lever et le coucher, la chambre et la coupe de ses habits ?
  • En France, on se passionne encore pour les rcmans-fleuve. Jules Romains a publié le vingt-cinquième volume de son récit : « Les hommes de bonne volonté ».
  • Engouement très peu fait pour durer. Notre jeunesse qui a été arrachée à ses études et sur qui pèse la responsabilité de l’avenir, comment s’intéresserait-elle à la lecture de « Guerre et Paix », de Tolstoï, par exemple ?
  • Puisque vous avez parlé de no tre jeunesse ,serait-ce trop vous de mander d’émettre une opinion sur elle ?
  • Notre jeunesse est engagée dans une lutte à vie ou à mort. Elle est devenue guerrière par la force des circonstances. Il n’y avait point d’autre solution pour elle dans une situation qui lui fut imposée.
  • Souffre-t-elle, comme certains le croient, d’une indigence de culture ?
  • On n’a pas le droit de manquer à notre jeunesse, ni de lui demander un raffinement de culture. Elle est sous les armes. Nous devons nous contenter de la culture qu’elle a.
  • Pouvons-nous espérer que la littérature hébraïque connaisse une notoriété universelle ?
  • Pourquoi pas ? Si ce n’est pas encore le cas, c’est bien la faute à nos traducteurs qui ne sont pas des poètes. Il ne suffit pas, pour traduire, de bien connaître une langue. Il faut avoir ce don de divination qui fait l’écrivain né. Un poète ne peut être traduit que par un poète.
  • Vos conceptions littéraires, toutes modernes, me laissent augurer que vous devez être un « aficionado » de la musique et de la peinture modernes.
  • A Dieu ne plaise ! « Bilboul Moah ! » Charlatanisme et confusion d’esprit ! Tous ces partisans du « moderne » ont été assez cuisinés pour admirer une œuvre d’art sans avoir besoin de la comprendre. Une telle croyance aveugle est un crime…
  • Peut-être sommes-nous tous des criminels qui s’ignorent.

18UN POEME DE SHOFMAN : DIX-SEPT ANS

19Point ne faut oublier que c’est sur ce bel enfant fragile dont les cahiers s’échappaient par la fente de la blouse que repose la charge de faire non seulement cette guerre, mais de corriger en un coup toutes nos guerres d’antan. Le fardeau de la revanche pèse sur ses épaules étroites. Il faut qu’il triomphe aujourd’hui pour tous, qu’il nous relève des défaites de nos aïeux.

20Voilà qu’il se tapit avec son arme, qu’il dirige son fusil non seulement contre l’ennemi présent, mais contre nos ennemis de toujours, contre les légions de Nabuchodonosor et de Titus.

21Ce n’est donc point en vain qu’il fatigue sa vue tant et tant !

22C’est par-delà le visible horizon, qu’il vise !

23(Traduit de l’hébreu par Maurice Caraco.)


Date de mise en ligne : 04/01/2021

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