Notes
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En particulier, l’essai de S. Bloom publié par les « Temps Modernes » (Février 1949).
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Deux passages du Talmud examinent des conflits de cette espèce. Si dans un désert, notre caravane succombe à la soif, et qu’un seul verre d’eau soit disponible, le choix m’est laissé de le boire ou de le donner à un compagnon. Je ne commets pas de péché en le buvant moi-même et en sauvant ainsi ma propre vie. « Mon sang est aussi rouge que le sien. »
Par contre, si notre caravane est attaquée, et si l’ennemi nous promet la vie sauve moyennant la livraison d’un seul d’entre nous, notre devoir est de le défendre, dussions-nous périr tous.
Ainsi, en face d’une calamité naturelle, je ne suis pas blâmable en choisissant mon propre salut, tandis qu’une solidarité absolue m’est imposée si je suis menacé par une main humaine. Mais ces textes visent des hommes libres, maîtres de leurs actes, capables de se défendre — et non pas les esclaves impuissants, affamés et paralysés dans l’infernal engrenage des ghettos. On peut se dire aussi que la menace nazie, par son ampleur et ses effets, pouvait dans ces conditions être assimilée à une calamité naturelle. -
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« De l’université aux camps de concentration ». (Témoignages Strasbourgeois). Paris 1947.
1SI l’égalité parfaite des hommes est un mirage ou une vue de l’avenir, il y a longtemps que le problème de l’égalité devant la famine ne se pose plus devant la société occidentale. Il a fallu le déferlement de la fureur nazie sur l’Europe pour le poser dans toute sa nudité. Que faire lorsqu’il n’y a pas assez à manger pour tous, ni même pour la moitié, ni même pour le quart d’une collectivité : laisser l’ensemble mourir lentement de faim, ou favoriser un groupe d’élus, et sacrifier radicalement les autres ? Tel est le problème qui s’est posé dans le ghetto de Varsovie. En mai 1942, l’historien E. Ringelblum, qui fut au ghetto, le directeur de l’aide sociale, notait dans son journal :
2Les cuisines collectives ne résolvent pas la question. Elles prolongent l’existence ; mais la fin est inévitable. Elles prolongent les souffrances, et n’apportent pas de solution, car elles ne disposent pas des moyens nécessaires. Les clients des cuisines populaires, réduits à la soupe et au pain sec, meurent peu à peu. On peut se demander s’il ne vaut pas mieux aider en premier lieu les gens précieux au point de vue social, les élites spirituelles et ainsi de suite ; mais la situation est telle que même pour ces élus, les moyens dont nous disposons ne sont pas suffisants, et d’ailleurs pourquoi sacrifier des gens qui avant guerre étaient des ouvriers ou des artisans productifs, et que seule la guerre et le ghetto ont transformé en lie de la population et en candidats de la fosse commune. La tragique question reste posée : faut-il dispenser au compte-goutte ce qui est insuffisant pour survivre, ou faut-il aider à pleines mains un petit groupe d’élus…
3Des dilemmes tragiques et déconcertants ont été ainsi posés sous le nazisme, conflits inconnus en une époque normale et que souvent les plus imaginatifs des casuistes n’auraient pu inventer. Ils continuent, la guerre terminée, à hanter les imaginations. On se souvient, par exemple, des Bouches Inutiles, cette pièce de Mme Simone de Beauvoir, qui ne faisait que reprendre le tragique dilemne du ghetto de Varsovie. Dans la pièce à thèse, dont l’action se passait dans une ville assiégée des Flandres moyennâgeuses, le conflit était résolu par une sortie en masse désespérée ; dans la tragique réalité, les derniers insurgés du ghetto n’avaient même pas ces armes que Mme de Beauvoir place dans les bras de ses héros. Leur choix ne leur laissait aucune chance de victoire. C’est ainsi que la réalité a dépassé en noirceur la situation extrême imaginée par l’auteur existentialiste.
4Les Juifs de l’Europe occupée n’avaient pas le peu enviable monopole de telles situations : mais ils en ont connu une quantité et une variété inimaginables. Aussi bien les critères ordinaires de la morale traditionnelle ne sont-ils simplement plus applicables à certains cas. Ils ne jouent plus. On reste muet devant certaines situations dont la plus commune était l’alternative entre l’héroïsme intégral et la trahison ignominieuse, sans qu’aucun moyen terme soit laissé ouvert. Le plus connu, le plus banal si on ose dire, était le problème des Conseils Juifs ou celui de la collaboration.
5Il est devenu de bon ton, dans l’Europe d’après-guerre, de condamner d’une manière globale et absolue l’activité des Conseils, ces agents d’exécution des volontés hitlériennes, qui, afin de préserver leurs vies personnelles, organisaient par la voie des milices juives la livraison des habitants du ghetto aux abattoirs de Belzec ou d’Auschwitz. Eux-mêmes nageaient dans l’opulence tandis que les masses juives succombaient à la faim. Il est malheureusement vrai que dans bon nombre de cas, des louches personnages, issus de la pègre, furent les premiers à trouver le contact avec l’envahisseur ; la soif du lucre ou le souci de sécurité personnelle étaient leurs seuls mobiles. Ces Judas, tirant profit des indicibles souffrances des ghettos, dirigeant et organisant les chasses à l’homme — dont les éxécutants furent les membres des milices, juives elles aussi — sont plus ignobles qu’il est possible d’imaginer. Qu’ils aient immanquablement fini dans une dernière charette, par partager le sort de leurs anciens administrés ne fait qu’ajouter au tableau une note d’ironie sordide.
6Les choses, cependant, n’étaient pas toujours aussi simples. Prenons par exemple une figure sinistre qui est en voie de devenir un symbole, Chaïm Rumkowsky, le dictateur juif du ghetto de Lodz. Les études qui en ont été faites (1) nous font déjà sentir une complexité plus grande chez ce potentat bouffon. Surtout, qu’on se dise que les ghettos une fois établis, un mode quelconque de rapports de ces collectivités avec les détenteurs du pouvoir était inévitable. Ils correspondaient, du reste, à une tradition juive très ancienne de rapports avec les autorités, dans laquelle nombre de nos sages se sont illustrés, à des époques auxquelles le génocide, le mot et la chose, n’avaient pas encore été inventé. Dans de nombreux endroits, l’initiative de l’établissement d’un Conseil juif venait des Juifs, les chefs de la communauté les plus estimés et les plus responsables, cherchant à mettre un terme au déferlement des premiers pogromes lors de l’invasion. C’est eux qui les premiers recherchaient le contact avec les autorités allemandes, qui leur confiaient le soin de constituer un Conseil. Tout se passait suivant les traditions éminemment respectables, qui avaient fait leurs preuves, à l’Est. Les intéressés n’avaient simplement pas assez d’imagination pour prévoir la suite : furentils nombreux de par le monde a en avoir eu suffisamment ? Lorsque, progressivement, la réalité se mit à dépasser les cauchemars les plus noirs, c’est les principes qui firent défaut — car aucune tradition reçue, fût-elle juive, fût-elle occidentale, aucun impératif catégorique n’avait prévu ces cas-à. Le ghetto de Lodz, le premier à être établi, fût le dernier à être liquidé : Rumkowski pouvait aisément penser, en été 1944, lorsque de tous les ghettos de Pologne le sien était le seul à subsister encore, qu’il avait assuré la survie miraculeuse de ses 70.000 administrés. Des natures plus sensibles ou plus droites, pour sortir de l’engrenage où elles avaient été entraînées, ne trouvaient que le suicide : ainsi Tcherniakov, le président du Conseil Juif de Varsovie, qui mit fin à ses jours lorsque la liquidation du ghetto commença, en juillet 1942.
7Pour Tcherniakov, comme pour des dizaines d’autres Tcherniakov, le problème était le suivant : désigner et livrer une certaine proportion de ses administrés, moyennant quoi les autres (dont lui-même et ses proches) auraient la vie sauve, pour une durée indéterminée. C’est, si l’on veut, le problème des Bouches Inutiles, mais posé d’une autre manière : faut-il sacrifier (ici : livrer à l’ennemi) une partie de la collectivité, afin de sauver l’autre partie ? Et qui fera le choix ? Les Tcherniakov, du reste, savaient très bien que quoi qu’ils décident, les choses suivraient leur cours : seul changera le titulaire chargé du tri. S’il refuse, un autre titulaire fera un autre tri. Que ‘de tentations, alors. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. De quel droit sacrifier sa famille, ses proches… Aucun traité de moral, certes, n’a prévu de situation semblable (*).
8Il faut tenir également compte de ce fait que les conditions d’existence au ghetto, la faim et l’angoisse, les souffrances physiques et les souffrances morales minaient les tempéraments les plus équilibrés et jetaient le trouble dans des consciences irréprochables. Tels choix que la morale condamnerait peuvent-ils dans ces conditions faire l’objet d’un blâme ? Considérons par exemple le cas des jeunes Juifs auxquels l’entrée dans les milices des Conseils Juifs paraissait garantir vie et nourriture pour eux-mêmes et leurs familles. Le Conseil juif pouvait être constitué de personnes décentes, et le métier d’agent de police n’a rien de reprochable en soi. C’est ainsi que le jeune Juif était pris dans l’engrenage. Quelques mois plus tard, il était contraint à devenir un acteur agissant lors des liquidations partielles et progressives des ghettos. N’oublions pas que sa famille était otage. Mieux que cela : si ses parents ou sa femme avaient été raflés lors de l’action, il pouvait en obtenir la libération moyennant l’arrestation rapide et single-handed de 12 nouveaux Juifs. Si de ma propre initiative et de mon propre bras, je livre aux SS 12 Juifs inconnus, je sauve ce faisant, la vie de ma mère… Ici le piège est plus grossier, mais le moral est affaibli depuis longtemps et le meilleur ne peut plus y voir clair, tant la tentation est forte.
9Au dernier degré, on ne peut plus parler d’un conflit, car il n’y avait plus de liberté de choix, plus de personne morale doué d’un libre arbitre. Par un mélange de coups, de famine et de mauvais traitements, les esclaves des camps de concentration étaient amenés à un état tel que la personne morale se dissolvait, bien que la personne physique végétait encore. La population des camps était fort mélangée, Juifs et non Juifs, criminels allemands et résistants de tous les pays ; mais chez les meilleurs, seul subsistait parfois un instinct féroce de vivre. Telles sont les relations que nous ont laissées les survivants, témoins qui comptent parmi eux les élites intellectuelles de l’Europe entière (maints autres préfèrent ne pas parler de ces choses). Ablation de la conscience : tel était le dernier outrage que, par une savante démonstration, les nazis ont porté à la personne de l’homme.
10QUE CONCLURE ? Peut-on se dire qu’au vertigineux progrès technique de notre époque, avec ses immenses conséquences sociologiques, les mœurs et la morale n’ont pu emboîter le pas, et que le décalage, le fossé ainsi créé sera encore comblé ? Ces incompatibilités ne seraient-elles qu’apparentes, des contradictions de temps de crise ? Ce n’est pas pour rien alors que dans l’Europe dévastée, certains des meilleurs esprits, des hommes tels que Maritain, ou Sartre, ou David Rousset, se penchent de nos jours, sur ce qu’il est convenu d’appeler le problème juif, fascinés par ce qu’il offre de symbolique pour la compréhension du problème humain de notre temps:
11Ou peut-être ces questions ne comportent pas de réponse ? Des problèmes ont été posés dans les ghettos et les camps de concentration, qui attendent encore leur solution. Et l’ombre des camps de concentration continue à planer sur l’humanité. Faut-il se dire avec Albert Rohmer, un survivant du monde concentrationnaire :
12…Ceux qui dans leur jeunesse avaient rêvé que rien de ce qui est humain ne saurait leur rester étranger auront été servis.
13Le camps de concentration a dépassé de loin le but que ses créateurs s’étaient assigné. Quelque chose de beaucoup plus grand s’est trouvé en question, de si grave que même ceux qui ont réalisé le problème n’ont pas le courage de le dire.
14Et il vaut peut-être mieux que cette expérience unique, mais inutile parce qu’intransmissible, n’apparaisse dans l’histoire des civilisations que comme une énorme farce. Il parait que dans des temps très anciens, un mauvais sujet avait pénétré dans le sacrosaint du temple d’Isis et avait déchiré le voile de la déesse Le violateur n’aurait rapporté de son initiation à rebours qu’un rire saccadé, le rire de certains fous. Mais ceci n’est qu’une vieille légende stupide… (*)
Date de mise en ligne : 05/01/2021
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[1]
En particulier, l’essai de S. Bloom publié par les « Temps Modernes » (Février 1949).
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Deux passages du Talmud examinent des conflits de cette espèce. Si dans un désert, notre caravane succombe à la soif, et qu’un seul verre d’eau soit disponible, le choix m’est laissé de le boire ou de le donner à un compagnon. Je ne commets pas de péché en le buvant moi-même et en sauvant ainsi ma propre vie. « Mon sang est aussi rouge que le sien. »
Par contre, si notre caravane est attaquée, et si l’ennemi nous promet la vie sauve moyennant la livraison d’un seul d’entre nous, notre devoir est de le défendre, dussions-nous périr tous.
Ainsi, en face d’une calamité naturelle, je ne suis pas blâmable en choisissant mon propre salut, tandis qu’une solidarité absolue m’est imposée si je suis menacé par une main humaine. Mais ces textes visent des hommes libres, maîtres de leurs actes, capables de se défendre — et non pas les esclaves impuissants, affamés et paralysés dans l’infernal engrenage des ghettos. On peut se dire aussi que la menace nazie, par son ampleur et ses effets, pouvait dans ces conditions être assimilée à une calamité naturelle. -
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« De l’université aux camps de concentration ». (Témoignages Strasbourgeois). Paris 1947.