1L’etranger qui visite aujourd’hui l’Allemagne est frappé par l’obstination que met la population à écarter d’elle la responsabilité des monstruosités du régime nazi. Quoiqu’une lumière totale ait été faite sur les crimes commis par l’Allemagne, ils n’ont pas touché la conscience allemande. M Eugen Kogon, publiciste catholique allemand bien connu, qui a vécu les horreurs des camps de concentration demande, dans son livre « Der SS-Staat » : « Comment le peuple allemand a-t-il réagi lorsqu’on a étalé à ses yeux ses propres crimes? ». Et il répond : Il n’a pas réagi en tant que peuple. C’est une vérité amère, mais c’est la vérité. Les Allemands ne souffrent pas qu’on leur rappelle les méfaits du régime nazi. Ils s’opposent aux réparations dues aux victimes du national-socialisme, en partie, parce qu’elles soulèvent la question de la culpabilité allemande et font appel à la conscience individuelle.
2On ne constate même pas, Outre-Rhin, une pitié sincère à l’égard des persécutés qui ont survécu aux horreurs du IIIe Reich. Plongés dans les misères consécutives à la défaite, les Allemands tournent cette pitié sur eux-mêmes. Ils réclament la priorité du malheur et demandent la compassion du monde.
3Au lieu de voir en eux-mêmes les responsables de leurs souffrances actuelles, ils s’efforcent de les trouver partout autour d’eux : ce sont les D. P., les puissances d’occupation dont chaque mesure subit une analyse défiante, etc… Leur régime passé n’y a aucune part. Pour autant qu’ils reconnaissent une responsabilité allemande aux horreurs de la guerre, ils en investissent simplement la clique des chefs nazis. Tout se Passe comme si Hitler avait emporté dans la tombe tout le poids de la culpabilité allemande. Tout le monde proteste de son ignorance et, partant, de son innocence. Le nombre de ceux qui prétendent avoir participé à la « résistance » s’est enflé d’une façon immodérée. La thèse de la culpabilité collective est repoussée avec horreur pour faire place à l’innocence collective du peuple allemand.
La renaissance du nationalisme allemand
4Le nationalisme allemand se manifeste au grand jour. On estime, Outre-Rhin, que les autres, Russes et Occidentaux, ne valent guère mieux que les nazis ,et que ceux qui disposent du pouvoir s’en servent comme ils peuvent. On rappelle avec nostalgie les bons côtés de l’ancien régime et on l’auréole d’une sorte de lumière mystique.
5L’époque où les nazis se cachaient, par crainte du châtiment, est révolue. D’une façon générale, la dénazification a misérablement échoué et on n’en parle qu’avec un sourire ironique. On passe devant les chambres de dénazification avec la même désinvolture qu’un étudiant devant un jury d’examinateurs.
6On retrouve dans tous les secteurs de la politique, de l’économie, de l’administration, des militants nazis connus. Suivant une enquête du Gouvernement militaire américain, sur les vingt candidats du Parti National-Démocrate de Wiesbaden, neuf ont été frappés par la loi de dénazification et ont occupé des positions importantes dans le IIIe Reich. Aux élections locales, il arrive souvent que des nazis, purgeant encore leur peine dans une prison, obtiennent les suffrages de la population pour occuper des charges élevées. Celui qui a été acquitté encourt la méfiance populaire tandis que celui qui a été frappé par les tribunaux est classé au rang de « mitlaufer » et fait figure de bon Allemand égaré.
7La renaissance du nationalisme allemand est encore favorisée par le fait que les classes bourgeoises, support du nazisme et d’une façon générale du chauvinisme allemand, disposent à nouveau de la puissance économique. La réforme monétaire de Juin 1948 a contribué à les enrichir grâce à leurs biens immobiliers et les salariés se trouvent à leur merci. Dans l’attribution d’une charge, on favorise toujours les anciens nazis sous prétexte que l’Allemagne ne peut renoncer aux « spécialistes ».
Les repercussions de la politique mondiale
8La politique des puissances d’occupation américaine et britannique, donne aux Allemands l’impression qu’ils sont, en quelque sorte, des alliés, ou tout au moins, un contre-poids bienvenu dans le conflit avec la Russie. Certains gestes comme l’acquittement incompréhensible d’Ilse Koch sont interprétés comme destinés à rallier les sympathies allemandes. Et les paroles comme celles de Winston Churchill, à la séance de la Chambre des Communes du 28 Octobre 1948, les renforcent encore dans ces sentiments. Churchill avait déclaré que les crimes du passé devaient être oubliés et qu’il ne fallait pas en faire un obstacle à la réconciliation générale, car l’Europe ne peut être reconstruite sans le concours volontaire et actif du peuple allemand. Churchill s’était également opposé à la procédure de Nuremberg contre les criminels de guerre nazis.
9Les Allemands, complètement démoralisés après leur défaite, oublient leurs fautes d’hier et à la faveur de la situation internationale, commencent à revendiquer avec vigueur. On a vu leur réaction violente contre le statut de la Ruhr et le démontage des installations militaires. L’utilisation qu’ils veulent faire des dissensions entre les Alliés d’hier est mise en relief par les circulaires secrètes sur la rénovation de l’Allemagne, rédigées par l’ancien Führer du Front Noir, Otto Strasser, actuellement au Canada. Le Figaro du 27 Décembre 1948 les a révélées au public français. Otto Strasser invite les Allemands à collaborer avec le plus offrant. Nous parlerons le russe à l’Est et l’anglais à l’Ouest, mais nous resterons Allemands. Il formule des revendications révisionnistes d’ordre territorial et menace ouvertement tous les Allemands qui seraient enclins à faire des concessions à ce sujet, affirmant qu’ils seront un jour rendus responsables et traités en Quislings.
Les forces democratiques sur la defensive
10Il serait faux de penser qu’il n’y a pas en Allemagne des forces démocratiques actives. Dans les Chambres allemandes de dénazification, des procureurs ont réclamé avec insistance que tout le jour possible soit fait sur les crimes du régime nazi, afin que les responsables soient poursuivis : ils y voyaient une condition indispensable à la convalescence morale du peuple allemand. Les tendances chauvinistes et militaristes sont dtnoncées et combattues par des publicistes comme Eugen Kogon qui édite les Frankfurter Hefte, Walter Tschuppik, du Nüremberger Nachrichten, Ernst Muller-Meiningen, du Suddeutsche Zeitung de Munich. Les sociaux-démocrates ont organisé des réunions pour protester contre l’acquittement du Docteur Schacht et la réduction de la peine d’Ilse Koch. Des journaux, rappelant les progroms et les incendies des synagogues du 9 Novembre 1938, proclament qu’ils sont la honte de l’Allemagne et s’élèvent d’une façon cinglante contre la profanation récente des cimetières juifs. Le même effort courageux est poursuivi par certains speakers de la radio, les théâtres et même les cabarets. Le 12 Septembre, l’Allemagne a célébré la Journée des victimes du, fascisme dans les réunions publiques, des émissions radiophoniques, des manifestations dans les cimetières et dans les écoles.
11Mais ces forces démocratiques ne constituent manifestement qu’une minorité acculée à la défensive. Les victimes du fasicsme, que la lutte d’hier contre le national-socialisme devait désigner pour prendre aujourd’hui la tête d’une Allemagne démocratique. sont systématiquement écartées des charges publiques. Comme le dénonce N. Kurz, Président d’une commission du Parlement bavarois, dans un rapport paru dans le Nüremberger Nachrichten du 16 Octobre 1948, certaines coteries se sont constituées pour caser les nazis dans toutes sortes de charges et emplois, tandis que les persécutés d’hier trouvent partout porte close. Les procureurs, qui ont intenté des poursuites judiciaires contre les fonctionnaires supérieurs du Ministère des Affaires Etrangères, responsables de l’extermination des Juifs, se heurtent partout à des obstacles suscités par les autorités des autres branches de l’administration allemande. Les membres des Chambres de dénazification, les victimes raciales et politiques du régime de Hitler, qu’ils cherchent du travail ou réclament la restitution de leurs biens, rencontrent partout des difficultés, une mauvaise volonté notoire et une passivité perfide.
12C’est pourquoi, beaucoup d’Allemands hésitent à exprimer ouvertement des convictions honnêtes. Le courage civique leur manque pour défendre des opinions impopulaires. Les chefs des partis politiques, soucieux de gagner des voix, flattent par leurs discours et leur programme électoral le courant général de leurs électeurs éventuels. Et de nombreux démocrates sincères, déçus par l’attitude des puissances étrangères et l’évolution de la situation, se retirent de l’arène politique pour le plus grand dommage de la cause démocratique.
13A cela, viennent encore s’ajouter les incidences de la politique mondiale pour fausser le jeu de la politique intérieure. Les éléments nationalistes, les anciens nazis qui se considèrent comme des vétérans de la lutte contre le bolchevisme, se recommandent à ce titre auprès des puissances occidentales et ne manquent pas de désigner leurs adversaires de gauche comme des éléments peu sûrs. Chaque geste, visant à intégrer l’Allemagne dans le bloc occidental, affaiblit ainsi indirectement les forces démocratiques. Et certaines actions des puissances d’occupation, comme l’emploi des spécialistes, malgré un passé chargé, renforcent le nationalisme, contribuent à donner Outre-Rhin l’impression que les autorités alliées préfèrent les nationalistes aux anti-fascistes. Tout comme dans les années 1920-1930, la démocratie en Allemagne, loin de se montrer victorieusement agressive, est nettement acculée à la défensive.
L’Allemagne et les Juifs
14L’évolution générale de la mentalité allemande, que nous venons d’exposer, permet aisément de deviner l’attitude de la population à l’égard des Juifs vivant aujourd’hui en Allemagne. La vue de ces rescapés rappelle d’une façon trop vive aux Allemands les crimes et les injustices d’hier. Ils sont comme des reproches vivants. C’est pourquoi, les Allemands voudraient les ignorer, car les fuir, c’est aussi fuir leurs remords et le sentiment de leur propre culpabilité. Les films qui retracent les souffrances des réfugiés et les crimes nazis doivent être enlevés du programme après quel-ques jours, soit qu’ils rencontrent un manque absolu d’intérêt ou parce que le public proteste avec véhémence.
15Il y a trois ans, une discussion s’était élevée au sein du Judaïsme concernant l’opportunité du retour en Allemagne. Le Congrès Juif Mondial et la Fédération Suisse des Communautés Israélites, s’étaient, entre autres, nettement prononcés contre ce retour. Les événements leur donnent aujourd’hui raison. Les responsables juifs des organisations en Allemagne déclarent qu’il n’y a aucun avenir pour les Juifs vivant actuellement dans ce pays. Aucun d’entre eux, assurent-ils, ne pourra y demeurer du jour où les troupes d’occupation en seront sorties. L’antisémitisme est toujours ancré profondément dans la mentalité allemande. Le Juif personnifie toujours l’esprit du Mal et il est toujours rendu responsable des difficultés de la situation.
Le marche noir « juif »
16Il est typique, par exemple, que les Allemands rendent responsables du marché noir les D. P. juifs. Cependant, il est hors de conteste que le marché noir a contaminé toutes les couches de la population et il n’y a certainement aucun Allemand qui n’y ait eu recours sous une forme ou une autre. Ce ne sont certes pas les Juifs qui ont eu la possibilité d’accumuler certains produits pour les jeter sur le marché au lendemain de la réforme monétaire de Juin 1948. Les grands bouchers, qui passent actuellement en justice pour trafic, ne sont pas juifs : pas plus que les D. P. polonais, ukrainiens, lithuaniens, etc., dont les journaux retracent les actes de brigandage perpétrés sur une grande échelle. Sans doute, les Juifs vivant en Allemagne et partageant les aventures et le destin du pays tout entier sont-ils amenés, comme les autres, à se servir du marché noir. Dans les camps, éliminés du circuit productif du travail et placés entre vainqueurs et vaincus dans un rôle intermédiaire, le trafic clandestin est pour eux une tentation constante ; mais ils n’ont qu’un désir : quitter un sol qui leur est odieux pour gagner l’Etat d’Israël. Sans doute, en est-il parmi eux un certain nombre qu’une trop longue station dans les camps de concentration, une existence clandestine et l’oisiveté des camps de refuge ont habitués à une vie commode ; ces éléments associaux seront difficiles à rééduquer et à rendre au travail productif, mais la plupart sont parfaitement honnêtes et ont réussi par des moyens honnêtes à se faire une petite situation ; la perspective d’avoir - quitter ce qu’ils ont péniblement construit ne leur est guère agréable.
Les voies secretes de l’antisemitisme
17L’antisémitisme actuel n’a pas une forme virulente. On signale bien de temps en temps des actes de violence, comme la profanation de tombeaux dans les cimetières juifs, la démolition d’étalages de magasins juifs : ces excès ne constituent, jusqu’ici, que des actes isolés. Mais ceci ne doit pas nous induire à des conclusions hâtives : l’antisémitisme demeure à l’état latent. S’il ne se fait pas jour d’une façon plus agressive, c’est que la population allemande sait fort bien que les puissances d’occupation n’en toléreraient pas les manifestations trop évidentes. Elle sait aussi que ces manifestations, si elles se produisaient, jetteraient la suspicion sur la sincérité du repentir et de la bonne volonté allemandes et retarderaient d’autant le retrait des troupes d’occupation Il faut ajouter à cela que les D. P. forts de la présence des troupes alliées, osent se défendre et rendent coup pour coup.
18Mais on ne peut prévoir ce qui se passerait le jour où les puissances d’occupation quitteront le pays. Il faut envisager le pire (pour autant qu’il y aura encore des Juifs en Allemagne, les camps de D.P. Juifs se vidant à une cadence accélérée).
19Dans la presse allemande, les attaques antisémites sont plutôt exceptionnelles : le fait que les autorisations accordées aux journaux et revues soient triées sur le volet et puissent être retirées d’un jour à l’autre inspirent une prudence salutaire. Dès lors, la propagande antisémite emprunte des chemins détournés. Le plus en vogue consiste à donner une charge antipathique aux noms de certaines personnalités juives. Ainsi, Henry Morgenthau junior est devenu synonyme de vengeance et extermination (cependant, on n’insiste guère sur le fait que Churchill fut ,lui-même, un des défenseurs les plus fervents du plan Morgenthau). Pour discréditer le Général Lucius D. Clay, à un moment où on le considérait comme un adversaire acharné, on le désignait comme le gendre de Morgenthau. Le Professeur R. W. Kempner, un des procureurs au procès intenté aux membres de la Wilhelmstrasse, eut le même sort : il devint l’incarnation de la vengeance judiciaire, comme l’accusateur par excellence, alors qu’il partageait cette tâche avec de nombreux autres représentants de la justice américaine et qu’il était sous les ordres du Procureur Général américain, le Général Telford Taylor et de son adjoint Drexel A. Sprecher (descendant d’une famille de Grisons) qui ne sont Juifs ni l’un ni l’autre. Ilya Ehrenburg symbolise le bolchevisme internationaliste et on l’oppose aux Russes de vieille souche.
20Il n’y a aucun doute là-dessus, la population allemande est généralement antisémite. Les Juifs qui résident en Allemagne sont unanimes à le déclarer. Ils se sentent tous isolés et ne se fréquentent qu’entre eux
21La candidature des Juifs aux situations économiques, politiques ou académiques est systématiquement ignorée, et si par hasard ils y parviennent, ils sont vite évincés. Les industriels allemands ne fournissent pas de marchandises aux firmes juives sous prétexte qu’ils ne peuvent tenir compte que des maisons avec lesquelles ils entretenaient des relations commerciales pendant la guerre (donc à une époque où les Juifs étaient dans les camps de concentration ou réfugiés à l’étranger). Dans les universités, les étudiants juifs sont, comme jadis, tenus à l’écart, sauf dans celles où les recteurs montent une garde vigilante et prennent des mesures rigoureuses. Mais les D.P. Juifs sont l’objet d’une hostilité toute spéciale. Ils se promènent souvent en groupe dans les villes, parlant yiddish et attirent ainsi l’attention de la population. On les considère comme des trafiquants du marché noir par excellence. Que ne les a-t-on fait périr dans les chambres à gaz, soupire-t-on nostalgiquement.
Y a-t-il un frein a l’antisemitisme ?
22Il n’y a guère d’éléments qui s’opposent à la montée de l’antisémitisme. Si, occasionnellement, on rappelle les méfaits du nazisme, on ne donne guère de publicité à ces manifestations. Ce sont les survivants eux-mêmes qui manifestent, pour la majeure partie, lorsqu’on célèbre la mémoire des victimes du fascisme ; le reste de la population demeure dans l’indifférence ou adopte une attitude négative. La presse allemande ne publie pour ainsi dire rien sur les événements qui se déroulent en Palestine. La création de l’Etat d’sraël offrait pourtant une occasion unique de réfuter les slogans antisémites. Les églises protestante et catholique demeurent, elles aussi, absolument passives ; elles n’ont presque rien fait pour montrer les erreurs de l’antisémitisme et réveiller les consciences. Dans les sermons transmis par la radio, on ne fait aucune allusion à ce sujet, alors qu’en Hollande, par exemple, les prédicateurs exhortent les fidèles à tirer une leçon profitable des hérésies des temps de guerre et de déposer toute haine raciale. En Allemagne, les hauts dignitaires de l’Eglise s’efforcent de disculper les grands criminels de guerre (comme le secrétaire d’Etat von Weizsäcker) ou à protester contre les méthodes d’enquête appliquées par les autorités militaires en 1945 et 1946 ; ils ne dépensent guère de zèle pour rappeler aux Allemands leurs méfaits à l’égard de millions d’hommes, ni à les purger de leurs préjugés raciaux.
23D’après le Bureau de Presse de la Fédération Suisse des Communautés Israélites.