Notes
-
[1]
Meyerhold est également metteur en scène dans l’autre théâtre impérial de Saint-Pétersbourg, le Théâtre Mariinski, théâtre d’opéra.
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[2]
Les deux traductions possibles du Gesamtkunstwerk de R. Wagner que Meyerhold a lu dans le texte pour monter en 1909 Tristan et Isolde.
-
[3]
« Le théâtre de foire », in V. Meyerhold, Écrits sur le théâtre, trad., préface et notes B. Picon-Vallin, nouvelle édition revue et augmentée, Lausanne, L’Âge d’homme, 2001, tome I, p. 177.
-
[4]
V. Meyerhold, Écrits sur le théâtre, op.cit., p. 116.
-
[5]
Voir Valerij Zolotuhin, « Ju. Jurev i V. Mejerhol’d. Maskarad », in Voprosy teatra, Moskva, 2008, n° 1-2, p. 226-266.
-
[6]
Kak ja stal rezisserom, Moskva, 1946, p. 276. Cité dans Ejzenstejn o Mejerhol’de, sostavlenie i kommentarii V. Zabrodina, Moskva, Novoe iskusstvo, 2005, p. 9.
-
[7]
Idem, p. 318.
-
[8]
Pour le grotesque, voir V. Meyerhold, « Le théâtre de foire », art. cit., p. 188-193.
-
[9]
Vsevolod Meyerhold, introduction, choix de textes et trad. B. Picon-Vallin, Actes Sud-Papiers, 2005, p. 113.
-
[10]
Film non réalisé.
-
[11]
(1940), in Travail théâtral, n° IV, été 1971, p. 19 et 20.
-
[12]
Depuis la réhabilitation du Théâtre Alexandrinski, ils sont exposés dans la « salle Golovine » : 50 costumes (sur les 360 retrouvés) côtoient dans d’immenses vitrines des objets – accessoires, mobilier – et des esquisses et font « danser » la mémoire du théâtre à côté de costumes et d’objets venus du Dom Juan de Molière-Meyerhold-Golovine (1910). La salle Golovine est l’une des huit salles que le Théâtre Alexandrinski a consacrées dans ses murs à « son » Musée, à la fin de l’année 2006. Le Théâtre Bolchoï, à Moscou, a consacré à l’automne 2017 un programme spécial à ce Bal masqué légendaire : tournée du Théâtre Alexandrinski avec Souvenirs du futur, spectacle de V. Fokine d’après cette mise en scène de Meyerhold et exposition de costumes et d’esquisses.
-
[13]
C’est lui que voit le public quand il s’installe dans la salle. À la troisième sonnerie, le rideau de parade, le rideau-symbole, se lève pour laisser apparaître un rideau ordinaire, couleur bordeaux.
-
[14]
Pour l’iconographie, cf. B. Picon-Vallin, Meyerhold. Les voies de la création théâtrale, vol. 17, Paris, CNRS Éditions, [1990], 2004.
1 La date de 1917 ne correspond pas à celle de l’« Octobre théâtral » en Russie : celui-ci est déclaré trois ans plus tard, haut et fort, par Vsevolod Meyerhold en 1920 à Moscou. Mais pour concevoir cet « Octobre théâtral », il fallait encore un peu de temps. Le temps de réaliser la manière dont la révolution bolchevique impliquait l’ouverture des théâtres à un nouveau public capable par sa présence de les transformer en profondeur. L’adhésion du metteur en scène Meyerhold à la révolution en août 1918 par son ralliement au parti bolchevik en pleine guerre civile est le signe de cette prise de conscience. De plus si tout le parcours de Meyerhold depuis le début du siècle est un chemin de recherches, de questionnement sur l’art du théâtre et ses lois, à travers des expériences multiples sur lesquelles il va fonder sa pratique révolutionnaire, le spectacle Le Bal masqué en fait le bilan-apothéose en 1917, et donc annonce la suite ou plutôt rend possible la suite – en rupture totale : vers un théâtre mis à nu, fonctionnel, aux formes dépouillées, construites. Il faut donc s’y arrêter.
Un metteur en scène à scandales dans un Théâtre Impérial
2 Depuis 1908 Meyerhold travaille à Saint-Pétersbourg au Théâtre Alexandrinski [1], où il a été recruté par l’audacieux intendant Vladimir Teliakovski dont l’intuition a perçu l’importance, la nécessité du rôle du metteur en scène dans le paysage théâtral qui se reconfigure au début du xxe siècle : il a su détecter savoir, talent et courage dans le jeune rebelle – en rupture avec le Théâtre d’Art de Moscou et le réalisme psychologique de Constantin Stanislavski puis avec le théâtre symboliste affirmé dans le théâtre de l’actrice Vera Komissarjevskaïa à Saint-Pétersbourg. Meyerhold a saisi sa chance et continue ses recherches sur cette scène nationale, tout en les concentrant cette fois non plus sur les écritures contemporaines mais sur un répertoire classique. Il mène cependant une activité parallèle autour des petites formes, protégé par le pseudonyme hoffmannien de « docteur Dapertutto ». Recherches multidirectionnelles où l’art tout neuf du metteur en scène se développe très vite et s’enrichit d’emprunts faits à la musique, au cabaret, au cirque, à la danse moderne, au cinéma - tous ces domaines sont pratiqués par Meyerhold qui, sur la scène théâtrale, vise la création d’une « œuvre d’art totale » ou « œuvre d’art commune [2] ».
3 Il a affirmé que le théâtre est convention consciente, en dehors de tout principe de vraisemblance, que « les paroles ne sont que broderies sur le canevas des mouvements [3] », et donc que le texte n’est qu’une partie du spectacle, un de ses éléments comme la musique ou la couleur etc. Il approfondit ces découvertes : le metteur en scène n’est pas un illustrateur, mais un maître des compositions spatiales et sonores allusives capables de créer des images et d’inciter le spectateur considéré comme le « quatrième créateur [4] » (avec l’auteur, le metteur en scène, l’acteur) à développer son imaginaire. L’acteur doit développer un jeu où le mouvement scénique tient un rôle central. En 1910, son Don Juan de Molière au Théâtre Alexandrinski a fait hurler la critique qui n’y voyait aucun personnage dit « vivant » : à leur grand dam, le metteur en scène déplaçait de façon inadmissible, dans sa direction d’acteurs, le théâtre dramatique vers le ballet, vers une scène chorégraphique, ou l’abaissait au niveau d’un théâtre de foire sophistiqué.
4 La première du Bal masqué, drame en vers du poète Mikhaïl Lermontov, a lieu le jour même de la première révolution russe, celle de février. Cela fait six ans que le metteur en scène et son décorateur, le peintre Alexandre Golovine, travaillent sur ce spectacle. On les presse d’en finir, et quand ils ont terminé, la salle pourpre du Théâtre Alexandrinski est à moitié vide : les canons tonnent dans les rues et empêchent le public d’arriver jusqu’au théâtre. Le grandiose spectacle n’aura que peu de représentations pour cause de désordres violents, de changement de régime, puis de guerre civile, et aussi de luxe trop grand par rapport au contexte, mais il sera repris dans les années vingt au Théâtre Pouchkine (ex-Alexandrinski), et revu dans deux nouvelles rédactions scéniques par Meyerhold, en 1933 et en 1938 - il travaille à la dernière quelques mois avant son arrestation et son exécution. Certains se sont rendu compte dans l’instant de l’importance de ce spectacle qui signerait « la défaite générale des représentants des tendances naturalistes dans l’art scénique », et l’affirmation du « théâtre de la convention ». Le Bal masqué a eu un destin long et complexe, pas totalement encore élucidé [5], qui corrobore sa perception de spectacle-événement. Ajoutons que Sergueï Eisenstein l’a vu et que ce fut pour lui un « coup de tonnerre » qui lui fit abandonner sa carrière d’ingénieur pour se consacrer au théâtre [6]. Il restera profondément marqué par cette mise en scène qu’il considère comme « géniale [7] », et deviendra en 1921-1922 élève puis laborantin de Meyerhold.
Un monde s’écroule
5 Le spectacle sort donc au moment précis où la crise des années dix, dont il saisit les forces sourdes, se résout brutalement avec la révolution de Février. Ce Bal masqué, dont le luxe jure avec l’état des rues de la capitale résonne comme un splendide requiem à des temps déjà révolus, à la Russie aristocratique. Au dernier tableau, sur la scène tendue de voiles noirs, un chœur chante l’office des morts, à la mémoire de Nina empoisonnée par Arbénine, son mari.
6 Tragique histoire de salles de jeu et de salles de bal, de passion et de haine, la difficile pièce de Lermontov, interdite au début par la censure tsariste, rarement jouée car réputée injouable, est analysée par Meyerhold comme héritière de Griboïedov (Le malheur d’avoir de l’esprit) pour sa critique de la société et de Shakespeare pour son analyse de la jalousie (Othello). Il y voit une dramaturgie de l’action, conduite à travers des situations théâtrales (bal, jeu) par deux personnages théâtraux. L’un, l’Étranger, le solitaire (Arbénine), méprise « le grand monde », l’autre, l’Inconnu, ainsi nommé dans la pièce, tisse les intrigues de ce monde autour de celui qui en est l’étranger. Ce sont les deux forces qui régissent mathématiquement la fable de la pièce : l’une la tire à lui par un crime, l’autre l’étend aux dimensions d’un au-delà qu’elle suggère. Meyerhold interprète Le Bal masqué à plusieurs niveaux. Au drame de Lermontov assassiné par Nikolaï Martynov, tueur aux gages de l’aristocratie dont il rapproche l’Inconnu, qui est vu comme un futur assassin, à la solitude du poète, il superpose son propre isolement dans les Théâtres impériaux et face aux cabales antisémites. Il associe la société des années trente du xixe siècle, marquées par l’échec de la révolte des Décembristes, et celle des années dix de son siècle, qui s’étourdit tandis que l’Empire russe se désagrège, et il les considère à travers le prisme byronien des lectures de Lermontov, la projection de Pétersbourg actuelle en Venise et son propre monde théâtral, nourri d’E.T.A. Hoffmann et de C. Gozzi. La trilogie du masque, de la bougie et du miroir construit une triple et riche métaphore : celle de la fin d’une époque, celle de la vie en général et de la condition de l’artiste russe en particulier.
7 Parallèlement à une réorganisation dramaturgique des quatre actes de la pièce en dix tableaux, l’espace du théâtre à l’italienne est remodelé. L’ensemble salle /scène est tenu par Meyerhold et par Golovine, architecte de formation, pour un matériau à travailler, malléable dans ses dimensions et son volume. L’atmosphère fastueuse est rendue par la construction d’un grand portail de scène sculpté, blanc et or, interprétation allégée de l’architecture intérieure du Théâtre Alexandrinski, conçue par l’architecte italien Carlo Rossi. À droite et à gauche, deux hautes portes y sont percées, surmontées de loges drapées de soie rouge. Quatre miroirs mats éclairés de candélabres où se reflète la salle sont fixés de part et d’autre. Architecture et miroirs – on trouvera d’autres miroirs dans presque chaque tableau – effacent ainsi les frontières entre scène et salle et donnent une unité à l’ensemble de l’espace scénique.
8 Un grand proscenium semi-circulaire s’avance jusqu’au premier rang du parterre, encadré de deux balustrades dorées et prolongé par deux escaliers arrondis qui descendent à l’orchestre – et ne seront utilisés que pour le Tableau II, celui du bal masqué. Trois banquettes recouvertes de tissu abricot, disposées symétriquement à droite, à gauche et au centre du proscenium, marquent cet espace vide et servent de points d’appui et de repères pour de complexes jeux de scène. Ainsi, dans une richesse mémorable, les miroirs où s’emmêlent les ombres du public et des acteurs, placés verticalement ou répétés dans la brillance des parquets, et les bougies innombrables, composent l’image théâtrale et vénitienne de la société aristocratique de Pétersbourg à la veille de 1917, que complètent les masques du bal.
Le masque et le grotesque
9 Le masque est signe de théâtralisation de la vie : les bals masqués qui ont lieu alors à Pétersbourg expriment les angoisses de la capitale de l’empire russe à la veille de 1917, comme l’évoque Anna Akhmatova dans son Poème sans héros – avec « l’infernale arlequinade » de l’année 1913. Il est aussi un objet central dans les grandes traditions théâtrales, où le jeu se donne ouvertement pour tel.
10 Dans le Studio qu’il a ouvert en 1913 destiné à trouver des voies nouvelles pour le jeu de l’acteur, Meyerhold veut plonger ses élèves dans la mémoire du théâtre, dans l’histoire de ses authentiques traditions, en particulier celles de la commedia dell’arte qu’il soumet à une étude scientifique, accompagné par un jeune universitaire-chercheur, spécialiste de la scène italienne. Il ne s’agit pas de revenir à la commedia dell’arte dans un but nostalgique, de la reconstruire, mais d’en repartir, en vue de fonder un théâtre pour aujourd’hui et pour demain. Une revue, L’Amour des trois oranges (1913-1917), met en perspective ces recherches et renseigne sur le travail pratique, autour du jeu corporel, du masque, des objets. Pour les scènes du bal masqué du Tableau II, ce sont les élèves de Meyerhold, et non des figurants du Théâtre Alexandrinski, qui seront invités à jouer.
11 Golovine fait de longues recherches dans les bibliothèques russes mais aussi françaises et italiennes pour y trouver les sources des esquisses qu’il réalisera pour les nombreux personnages que Meyerhold a décidé de convoquer et de rassembler en masse sur le vaste plateau de la scène impériale : un Pierrot bleu, Smeraldina, Coviello, Arlequin, Pulcinella, des Bouffons, des personnages d’opéras populaires (comme la Périchole), l’Amour, une énigmatique Girafe, le Fantôme (la Mort, une faux à la main), un Nain, des personnages des Mille et une nuits, et d’autres venus des cartes à jouer, et puis des Tartares, des Espagnols, des Hindous, des Turcs, des Chinois, et encore des dominos de toutes sortes… Ils sont issus de l’histoire du théâtre européen et de traditions festives populaires ou aristocratiques. Masques de la commedia dell’arte ou personnages au visage recouvert d’un loup noir, ils appartiennent au genre grotesque tel que Meyerhold le définit, et qui, essentiel à l’art du théâtre, doit revivifier la scène contemporaine qui se libère du joug littéraire comme de la copie du réel.
12 Issu de la sensibilité carnavalesque, héritier des théâtres de foire et des scènes anciennes, synthétique, le grotesque est créateur d’un monde visuel et sonore en mouvement, palpitant, mobile où rien n’est stable : associant des couples contraires, il fonde un art de la fragmentation, de la discontinuité, est voué au montage des éléments du contraste choisi (tragique/comique, vie/mort, homme/animal, beau/laid…). Il induit une perception globalisante qui saisit la « quintessence des contraires », tirant constamment « le spectateur hors d’un plan de perception qu’il vient juste de deviner pour le mener dans un autre qu’il n’attendait pas [8]. » Ce dérapage perceptif qui fait glisser le public du familier à l’étrange, capable de le mettre dans un état de trouble, est propice au questionnement. Meyerhold définit encore le grotesque comme « un style scénique qui joue de contradictions aiguisées et produit un déplacement constant des plans de perception [9]. »
13 Si le concept de grotesque se retrouve dans toutes les avant-gardes artistiques, il n’a pas le même sens chez les futuristes italiens, chez le Polonais Leon Schiller ou chez Meyerhold : chez lui, cette nouvelle synthèse des arts part d’une analyse pratique des formes fondée sur une étude historique.
Tradition et modernité : les rideaux de théâtre et le cinéma
14 La largeur du plateau est très réduite par rapport à celle du proscenium, conséquence de l’ampleur du portail sculpté. Il en est séparé par différents rideaux. On a affaire à un système de rideaux qui assume des tâches à la fois techniques, esthétiques et dramaturgiques. Il autorise des changements de décor rapides et fluides sans ralentir le rythme du spectacle. Il permet de dégager pour le spectateur l’impression fondamentale de chaque tableau, son « concentré » à travers les couleurs et les matériaux utilisés pour chaque rideau. Il donne enfin à l’action théâtrale un cadre fastueux et étrange et offre au metteur en scène une syntaxe souple et expressive.
15 Poète du rideau de théâtre, Golovine compose cinq rideaux de base : le premier, le principal, qui sert aussi de rideau d’entracte, est celui du premier Tableau, « La maison de jeu ». Rouge et noir, de facture compliquée, il est composé d’applications d’immenses langues de tissu festonné et porte, emblème discret mais central, cinq cartes disposées en éventail, comme dans la main d’un joueur. Le second, rose, vert et bleu, est fendu de longues ouvertures de façon à laisser passer les personnages masqués du bal ; les fentes sont cousues de grelots et de rubans, et le rideau vibre et tintinnabule à chaque passage.
16 Ces cinq rideaux principaux sont combinés à d’autres, secondaires : des draperies latérales, des manteaux d’Arlequin, des pendrillons, dans les mêmes tons que le rideau qu’ils accompagnent ou avec des variations de couleurs, des découpes complexes et variées, des festons et des franges. Ces derniers peuvent réduire de moitié l’ouverture de la scène et servent d’encadrement somptueux aux séquences qui s’y déroulent, alors que les actions sur le proscenium peuvent se développer sur le fond d’un des grands rideaux abaissés. En les manipulant, au début, à la fin, voire au milieu d’un tableau, Meyerhold met en valeur des moments particuliers, construit des plans d’ensemble, des scènes de masse, ou isole des personnages, distingue, grâce au proscenium et au rideau fermé, une introduction, une conclusion, souligne les ruptures dans le développement de l’action, et crée un rythme propre à l’intérieur de chaque tableau. Enfin, pour chacun d’entre eux, Golovine a peint des panneaux de fond qui forment un ensemble avec les manteaux d’Arlequin, ainsi qu’un système de petits paravents appuyés au cadre de scène sculpté. La scène est donc une seconde fois limitée, mais peut encore s’ouvrir en profondeur. Ce système architecture/rideaux/panneaux/paravents permet, selon les besoins dramaturgiques, de réduire l’espace ou de l’agrandir, de l’approfondir, d’y développer des scènes de masse ou de sculpter des scènes intimes, de réduire ou d’élargir l’ouverture de scène en vue de focaliser ou de disperser l’attention du spectateur.
17 Rideaux et paravents rétrécissent l’espace et focalisent le regard du spectateur vers le fond du plateau. On peut considérer qu’il s’agit là d’un hymne d’adieu au rideau, symbole de la scène à l’italienne : on ne peut guère aller plus loin que cette apologie poétique qui joue de la démultiplication, et c’est en effet le dernier spectacle où Meyerhold utilise le rideau. L’Octobre théâtral déshabillera la scène, faisant apparaître brutalement son mur de briques : elle deviendra un double de la rue – d’où vient le nouveau public –, ainsi théâtralisée.
18 Mais ce dispositif est aussi lié à la pensée plastique très moderne de l’alternance dynamique de différents « plans » permise par la caméra. On doit donc y voir aussi une utilisation scénique des perspectives offertes par la caméra, d’autant plus que Meyerhold a une réelle pratique du cinéma, il a alors tourné deux films, Le Portrait de Dorian Gray et Un homme fort (1915 et 1916), où il a également joué. Cette connaissance concrète du cinéma influe sur la conception du découpage des jeux de scènes à l’intérieur des tableaux, sur la façon souple dont le rideau tombe au milieu de l’action – choquante pour le public d’alors –, transformant instantanément le décor, détachant clairement les protagonistes, comme sur l’alternance de plans d’ensemble et de plans rapprochés au maximum des spectateurs, permise par la combinaison des rideaux et du proscenium. On peut même parler de « gros plan ». La conception de l’espace scénique fait de la scène un espace où le regard des spectateurs est sollicité comme il commence à l’être par le cinéma. La souplesse de cet espace scénique intègre ici quelque chose de ce que la caméra permet à l’écran, sans qu’il soit pourtant nulle part question de cinéma. Mais Meyerhold n’a-t-il pas déjà réfléchi, dans un scénario qu’il a préparé à partir de la nouvelle d’E. Poe Hop-frog [10], à la mise en scène cinématographique d’un bal masqué ?
Un opéra sur la scène dramatique. La dissonance
19 Aucun objet ne passe tel quel de la vie à la scène. Tout, des chaises aux cartes à jouer, est fabriqué d’après les esquisses de Golovine qui travaille à partir de documents d’époque. Chaque meuble est soumis aux règles de la scène et sa taille est légèrement supérieure à la normale. Les motifs décoratifs en coquille du bureau d’Arbenine où il se terre, rentre en lui-même, la reprise du thème plastique des grilles du canal de la Fontanka sur les chaises du Tableau VIII « Le bal », ouvrent sur la portée symbolique de la totalité de l’univers scénique, recréé, et non déplacé de la vie au plateau.
20 Conçus comme points stratégiques du lieu théâtral, les objets scéniques ont donc une vie propre, ils sont expressifs dans leur aspect extraordinaire, réinterprétés par le décorateur à travers les couleurs, les proportions, les matières. Quant aux costumes, Golovine en a minutieusement choisi les coupes et les coloris en vue d’effets musicaux d’harmonie et de dissonance : c’est le cas de la silhouette en noir et blanc de l’Inconnu, trait rigide au milieu des rubans kaléidoscopiques des masques-danseurs. Ceux-ci, dont les déguisements sont répartis en unités de thèmes et de couleurs, sont le matériau des compositions musicales et plastiques de Meyerhold. Dans les costumes de l’Inconnu, Golovine rend l’ambiguïté de ce personnage mystérieux, à la fois d’ici et d’ailleurs. Une redingote noire cintrée, et c’est le vêtement d’un fonctionnaire d’État dont l’étrangeté est rendue par une rangée de boutons trop étincelants. Au bal masqué, il apparaît en costume de carnaval vénitien, le visage couvert du bauta, demi-masque blanc à bec d’oiseau, une courte pélerine de dentelle jetée sur un long domino noir à parements argent, ouvert sur une robe lilas. Du corps masqué et comme figé, seule une main blanche émerge, aux gestes suspendus, et elle paraît vivante. À cette musique du visible s’ajoute celle du compositeur Alexandre Glazounov qui écrit de nombreux morceaux : airs de danse, thèmes pour Arbenine et l’Inconnu, fragments pour des pantomimes thématiques, chœurs de l’office des morts. Dans sa propre musique, il introduit la célèbre Valse-fantaisie de Glinka.
21 Les tableaux se succèdent selon un principe de contrastes spatiaux et colorés, engendrés par l’alternance des rideaux (leur couleur, leur disposition) et l’éclairage. Le Tableau II développe des jeux de scène circulaires ou en spirale autour des deux forces antagonistes que sont Arbenine et l’Inconnu. Il y a près de 200 personnes en scène : le rapport entre la surface de jeu et le nombre des acteurs met les groupes en relief, mais exige une organisation draconienne. Meyerhold assume seul la chorégraphie de ce tableau et a confié, on l’a vu, aux membres de son Studio les danses et pantomimes. Au centre de la scène, tout près des spectateurs, le Pierrot bleu aux longues manches fines arrache à Nina son bracelet, objet-pivot de la pièce, dont la perte motive la jalousie de son mari. C’est une pantomime à la fois légère et tragique qui, par ses couleurs bleue, orange et blanche, la gestuelle disloquée des personnages, les parcours compliqués du Pierrot et une musique naïve, en contrepoint, doit s’inscrire avec force dans la mémoire des spectateurs. Après cette pantomime, un quadrille effréné engloutit Nina en une énorme vague, et l’Inconnu surgit au milieu du tourbillon des danseurs, avec son masque d’oiseau blanc. Son thème musical, ralenti, perce le motif du quadrille : il avance lentement. La foule de la mascarade change progressivement de rythme et, comme une traîne obéissante, vient se couler et se dérouler derrière lui. Sous son regard, enfin, tous se figent. Dans le silence total retentissent les menaces faites par l’Inconnu à Arbénine : « Un malheur vous arrivera cette nuit ». Puis à nouveau la foule serpentine s’enroule dans le quadrille autour de lui, tandis qu’il s’éloigne, sombre silhouette raide qui s’appuie sur une longue canne.
22 Le spectacle se structure ponctuellement sur une musique spécialement écrite pour lui et, dans son ensemble, sur le rythme et la musicalité exacerbée par la diction du texte versifié de Lermontov. Les jeux de scène sont d’abord plastiques et sonores. Les couleurs assument une fonction dramaturgique et musicale. On chante sur scène, on joue du piano. Les pantomimes prennent en charge le développement de l’intrigue. Les relations entre les arts (danse, peinture, musique, jeu) s’affinent dans le corps costumé et en mouvement de l’acteur. On peut citer les analyses de Jindrich Honzl, metteur en scène et théoricien tchèque, grand connaisseur des avant-gardes, sur « La mobilité du signe théâtral » :
L’action – essence même de l’art dramatique – fait fusionner la parole, l’acteur, le costume, le décor et la musique en ce sens que nous les reconnaissons comme des conducteurs d’un courant qui les traverse en passant de l’un à l’autre ou par plusieurs à la fois. […]. La transformabilité de l’ordre hiérarchique des éléments qui constituent l’art théâtral répond à la transformabilité du signe théâtral [11].
24 Les relations entre les différents arts fonctionnent ici sur le principe de dissonance qui est celui de la scène grotesque. Outre la succession de scènes contrastées, voire heurtées sur le plan plastique ou sonore, un autre principe est à l’œuvre dans le spectacle, celui du masque : sous le beau, le mal, le démoniaque ; sous le calme, le sang-froid et l’ordre, les passions ; sous l’élégance, l’égoïsme, l’horreur. Le festin de couleurs joue un « festin pendant la peste », la fête cache et révèle à la fois la tragédie. La débauche décorative, toujours parfaitement pensée, architecturée, composée, est gérée par une distance qui assure le lien entre des éléments dissemblables comme la Valse-fantaisie jouée tandis que Nina se meurt ou la musique naïve qui accompagne le vol du bracelet. Jamais les arts ne redoublent leur impact. Ils se « masquent » les uns les autres et produisent alors, dans une perception compliquée, des effets scéniques puissants. Et les rideaux qui divisent l’action scénique en fragments expriment parfaitement ce processus de « voilage » – dévoilement. La convocation étrange, mouvementée et bigarrée des nombreux personnages masqués s’estompe derrière le rideau de tulle noir et transparent qui tombe au finale sur le plateau du Bal masqué que l’Inconnu, dans le costume vénitien qu’il a à nouveau revêtu, traverse à pas lents. Car telle est la dernière image de ce spectacle musical, au moment même où s’effondre le régime tsariste.
Post-scriptum
25 Il faut ajouter un post-scriptum à cette trop brève analyse car après la troisième rédaction de Meyerhold, le spectacle poursuit sans lui sa drôle d’histoire… Après l’exécution du metteur en scène, condamné le 2 février 1940 comme ennemi du peuple par un tribunal stalinien, il est encore joué – il s’agit d’un théâtre de répertoire – à quelques reprises mais sans le nom de Meyerhold, puis uniquement sous forme de concert. En 1941 une bombe tombe sur un des entrepôts de décors du Théâtre Pouchkine. On a dit alors que tout avait brûlé dans l’incendie, ce qui permettait de retirer du répertoire le spectacle de Meyerhold. Les légendaires décors, costumes et rideaux de scène dont la magnificence était permise par le financement impérial ont été considérés comme perdus. En 1944 l’acteur Iouri Iouriev, interprète du rôle d’Arbenine, fit faire une recherche, ils furent retrouvés, mais le constat de l’existence de ces trésors demeura secret : car la version de l’incendie permit de les conserver, cachés au fin fond des réserves, et de les protéger de la destruction qui leur était probablement promise parce qu’ils étaient liés au nom d’un artiste condamné. Certains d’entre eux étaient pourtant utilisés dans d’autres spectacles, sans qu’on en avoue la provenance…
26 Longtemps, la perte des décors et des costumes du Bal masqué demeura crédible, quoique lors des dates-anniversaires de Meyerhold après sa réhabilitation (1955), on sortît parfois deux rideaux qui, disait-on, avaient échappé à l’incendie. Finalement, grâce aux livres d’inventaire conservés dans les ateliers du théâtre et les fonds du Musée du Théâtre de Saint-Pétersbourg, on se rendit compte que la presque totalité de ces objets était bien là, et on décida en 2001 d’en faire le recensement précis, et bientôt de les exposer [12].
27 Aujourd’hui, le rideau rouge de la salle de jeu du Bal masqué de 1917 est installé dans le cadre de scène du Théâtre Alexandrinski [13] qui a repris son nom. Sa présence affiche le souvenir d’une histoire du théâtre dont Staline avait voulu se débarrasser. L’histoire d’un metteur en scène qui avait inventé les formes du théâtre du xxe siècle et les traces d’un spectacle total qui, en 1917, fermait une époque et ouvrait en même temps un champ nouveau à l’expérimentation sur le texte, l’espace, la musique et le jeu. Ce Bal masqué était une tragédie de la jalousie, présentée sur le fond d’un monde qui s’écroulait, et c’était à travers une fête théâtrale, un bal luxueux et débridé qu’était donnée à percevoir la fin d’un règne. Point par point, quatre ans plus tard, dans la simplicité de ses moyens d’expression et l’abandon de toute peinture et de tout ornement, Le Cocu magnifique systématise en 1922 l’autonomie théâtrale de la scène moderne libérée de tout appareillage – cintres et rideaux. Il peut se lire comme une sorte de reflet inversé du Bal masqué : le drame paroxystique de la jalousie s’y jouera dans le jaillissement joyeux d’un monde nouveau. Au lieu d’un feu d’artifice de couleurs sophistiquées dans un spectacle sombre et funèbre, une gaieté ascétique en trois couleurs, blanc, rouge et noir, sur une « machine à jouer », carcasse en bois, échafaudage où se déplacent des acteurs en uniforme de travail, en harmonie totale avec une époque de reconstruction, mais où les principes de la théâtralité grotesque sont toujours efficients [14].
Notes
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[1]
Meyerhold est également metteur en scène dans l’autre théâtre impérial de Saint-Pétersbourg, le Théâtre Mariinski, théâtre d’opéra.
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[2]
Les deux traductions possibles du Gesamtkunstwerk de R. Wagner que Meyerhold a lu dans le texte pour monter en 1909 Tristan et Isolde.
-
[3]
« Le théâtre de foire », in V. Meyerhold, Écrits sur le théâtre, trad., préface et notes B. Picon-Vallin, nouvelle édition revue et augmentée, Lausanne, L’Âge d’homme, 2001, tome I, p. 177.
-
[4]
V. Meyerhold, Écrits sur le théâtre, op.cit., p. 116.
-
[5]
Voir Valerij Zolotuhin, « Ju. Jurev i V. Mejerhol’d. Maskarad », in Voprosy teatra, Moskva, 2008, n° 1-2, p. 226-266.
-
[6]
Kak ja stal rezisserom, Moskva, 1946, p. 276. Cité dans Ejzenstejn o Mejerhol’de, sostavlenie i kommentarii V. Zabrodina, Moskva, Novoe iskusstvo, 2005, p. 9.
-
[7]
Idem, p. 318.
-
[8]
Pour le grotesque, voir V. Meyerhold, « Le théâtre de foire », art. cit., p. 188-193.
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[9]
Vsevolod Meyerhold, introduction, choix de textes et trad. B. Picon-Vallin, Actes Sud-Papiers, 2005, p. 113.
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[10]
Film non réalisé.
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[11]
(1940), in Travail théâtral, n° IV, été 1971, p. 19 et 20.
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Depuis la réhabilitation du Théâtre Alexandrinski, ils sont exposés dans la « salle Golovine » : 50 costumes (sur les 360 retrouvés) côtoient dans d’immenses vitrines des objets – accessoires, mobilier – et des esquisses et font « danser » la mémoire du théâtre à côté de costumes et d’objets venus du Dom Juan de Molière-Meyerhold-Golovine (1910). La salle Golovine est l’une des huit salles que le Théâtre Alexandrinski a consacrées dans ses murs à « son » Musée, à la fin de l’année 2006. Le Théâtre Bolchoï, à Moscou, a consacré à l’automne 2017 un programme spécial à ce Bal masqué légendaire : tournée du Théâtre Alexandrinski avec Souvenirs du futur, spectacle de V. Fokine d’après cette mise en scène de Meyerhold et exposition de costumes et d’esquisses.
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C’est lui que voit le public quand il s’installe dans la salle. À la troisième sonnerie, le rideau de parade, le rideau-symbole, se lève pour laisser apparaître un rideau ordinaire, couleur bordeaux.
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[14]
Pour l’iconographie, cf. B. Picon-Vallin, Meyerhold. Les voies de la création théâtrale, vol. 17, Paris, CNRS Éditions, [1990], 2004.