Notes
-
[1]
Charles Brunet, Le Père Duchesne d’Hébert, Paris, 1859, p. 181 sq.
-
[2]
Sur les usages du musc en parfumerie au xixe siècle, voir Septimus Piesse, Histoire des parfums et hygiène de la toilette, etc., Paris, 1905 [1re édition anglaise, The Art of Perfumery, Londres, 1855], p. 231 sq. Voir aussi Eugénie Briot, La Fabrique des parfums : naissance d’une industrie de luxe, Paris, Vendémiaire, 2015, p. 44-47.
-
[3]
Piesse, Histoire des parfums, op. cit., p. 232.
-
[4]
Jaucourt, article « Musc », in Diderot et d’Alembert, Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiter, tome X, p. 878 sq. ; en ligne : http://artflsrv02.uchicago.edu/cgi-bin/philologic/getobject.pl?c.9:2316:1.encyclopedie0416, site consulté le 26 décembre 2016.
-
[5]
Sur l’odeur du pauvre et la discrimination sociale par l’olfaction, voir Alain Corbin, Le Miasme et la jonquille : L’Odorat et l’imaginaire social, xviiie-xixe siècles, Paris, Aubier-Montaigne, 1982, p. 209-236 ; et sur le musc, p. 102-105.
-
[6]
Jaucourt, article « Parfum », Encyclopédie, op. cit., t. 11, p. 940 ; en ligne : http://artflsrv02.uchicago.edu/cgi-bin/philologic/getobject.pl?c.10:2832.encyclopedie0416, site consulté le 26 décembre 2016.
-
[7]
Encore à la fin du xixe siècle, Piesse, Histoire des parfums, op. cit., p. 248, affirme que « C’est une mode aujourd’hui de dire qu’on n’aime pas le musc. Malgré cela, une longue expérience dans une des plus grandes maisons de parfumerie d’Europe [Lubin] nous permet de dire que le goût du public pour cette odeur est aussi grand que peuvent le désirer les parfumeurs. Les préparations qui en contiennent sont toujours celles qu’il préfère tant que le marchand a soin d’assurer à l’acheteur qu’il n’y en a point. »
-
[8]
Mayeur de Saint-Paul, Tableau du nouveau palais royal, II, chap. XXXVIII, Londres (Paris, Madran), 1788, p. 13.
-
[9]
Toussaint-Gaspard Taconet, Mémoires d’un Frivolite, par l’auteur ambulant, en deux parties, Paris, Jean-Thomas Hérissant, 1761, n.p.
-
[10]
Voir Corbin, Le Miasme et la jonquille, op. cit., p. 105.
-
[11]
Fougeret de Monbron, Margaux la Ravaudeuse, in Romanciers libertins du xviiie siècle, éd. Patrick Wald Lasowski, Paris, Gallimard, Pléiade, 2000, p. 813.
-
[12]
Richelet, Nouveau dictionnaire françois, vol. II, Cologne, Jean-François Gaillard, 1694, p. 54.
-
[13]
Article « Musqué », Dictionnaire de l’Académie française, 1re édition, Paris, 1694, en ligne : http://dvlf.uchicago.edu/mot/musqué, site consulté le 7 janvier 2017.
-
[14]
Dictionnaire de Trévoux, Paris, 1721.
-
[15]
Louis-Sébastien Mercier, « Messes », Tableau de Paris, éd. Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, vol. I, 1994, p. 565-566.
-
[16]
Pour une histoire du terme « muscadin » et de ses usages pendant la Révolution, voir Charles Riffaterre, « L’Origine du mot “muscadin” », in La Révolution française : Revue d’histoire moderne et contemporaine 28, no 7, Paris, 1909, p. 385-390. Voir aussi, pour un exemple de muscadin pendant le Directoire, Antoine de Bæcque, « Rire après la Terreur : Alphonse Martainville, comique muscadin », in Esthétique du rire, éd. Alain Vaillant, Presses universitaires de Paris-Ouest, 2012, p. 153-190 ; et, pour une étude de cette question dans le domaine anglais, William Tullett, « “The Macaroni’s Ambrosial Essences” : Perfume, Identity and Public Space in Eighteenth-Century England », Journal for Eighteenth-Century Studies 38, n° 2, 2015, p. 163-180.
-
[17]
[La Mettrie], La Faculté Vengée : Comédie en trois actes, Paris, Quillau, 1747, p. 137. Muscadin apparaît aussi dans une pièce anonyme, L’Ambigu tragique, comédie en un acte et en vers, représentée pour la première fois sur le théâtre de Lille le 3 mars 1778, Lille, Lalau, s.d. Cette pièce a été également publiée sous le titre Muscadin et Margotine, tragédie pour rire, dans le Théâtre pour rire, Paris, Gustave Sandré, 1850.
-
[18]
La Mettrie, La Faculté vengée, op. cit., p. 180.
-
[19]
Aimé Guillon de Montléon, Histoire du Siège de Lyon, Lyon, 1795.
-
[20]
Élizabeth Amann, « Muscadins » in Dandyism in the Age of Revolution : The Age of the Cut, Chicago… 2014, p. 25-26.
-
[21]
Leonard Snetlage, Nouveau dictionnaire français contenant les nouvelles expressions du peuple français, Göttingen, Jean Chrétien Dieterich, 1795, p. 152-154. Il s’agit du même Snetlage auquel Casanova a écrit une lettre fortement critique de la Révolution française et de ses néologismes, À Léonard Snetlage, docteur en droit de l’Université de Gottingue, Jacques Casanova, docteur en droit de l’Université de Padoue, publiée à Dresde en 1797, et sous le titre Ma voisine, la postérité, Paris, Allia, 1998.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
Cité par Snetlage, ibid.
-
[24]
Louis-Sébastien Mercier, « Muscadins », in Paris pendant la Révolution, ou le Nouveau Paris, éd. Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, p. 504-505.
-
[25]
Archives nationales, F7 4775 (48), doss. Vingternier, Réponse à l’impertinente question : Mais qu’est-ce qu’un sans culotte ?, 23 avril 1793, cité par Haim Burstin, L’Invention du sans-culotte : Regard sur le Paris révolutionnaire, Odile Jacob, 2005, p. 58.
-
[26]
Mercier, « Têtes pudrées », in Nouveau Paris, op. cit., p. 616.
-
[27]
Edmond et Jules de Goncourt, Histoire de la société française pendant le directoire, Paris, 1892, Bibliothèque-Charpentier, p. 130-132.
-
[28]
Jules Claretie, Les Muscadins, drame en cinq actes et huit tableaux, Paris, E. Dentu, 1875. Le roman de Claretie, Les Muscadins, a été publié à Paris en deux volumes chez le même éditeur en 1874. Voir aussi Dupeuty et Anicet-Bourgeois, Le Chevalier muscadin, comédie-vaudeville en deux actes, Paris, 1848 ; Monsieur Garat, comédie en deux actes mêlée de chants, représentée pour la première fois sur le théâtre-Déjazet en 1860 ; Louis-Pierre Charon, Les précieuses de campagne et les muscadins de village, comédie en 5 actes, Fontenay-le-Comte, P. Robuchon, 1863 ; Ernest de Champeaux, Sans-culottes et muscadins, roman historique du siège de Lyon, Lyon, E. Paris, 1874.
-
[29]
Claretie, Les Muscadins, roman, op. cit., p. 10.
-
[30]
Ibid., p. 33.
-
[31]
Claretie, Les Muscadins, drame, op. cit., p. 20.
-
[32]
À propos de la différence entre les muscadins et les incroyables, Claretie résume : « L’incroyable est le muscadin qui affecte d’exagérer la mode ; le muscadin est l’incroyable qui tient à jouer un rôle politique. » Ibid.
-
[33]
Claretie, Les Muscadins, roman, op. cit, p. 58.
-
[34]
Goncourt, Histoire… op. cit., p. 192.
-
[35]
Guy de Maupassant, Bel-Ami, Paris, Flammarion, 1999, p. 228.
« Sous le règne de Louis XV, le musc parfumait tous les appartements des petites maîtresses, la poudre de mousseline et la maréchale embaumait leur chevelure […] ; enfin la révolution du peuple a donné du goût pour l’odeur préférée par les glorieux vainqueurs, celle du tabac ! »
1 Poudrés, pommadés, frisés, ils répandent dans l’air révolutionnaire leurs senteurs antipatriotiques. Ce sont les « petits muguets », les « petits sucrés », les « petits parfumés », les « petits musqués » de la Révolution, les muscadins. Au moins aussi tenace que l’odeur du musc dont elle tire son nom, cette figure littéraire, sociale et politique a connu son heure de gloire au milieu de la guerre civile qui a accompagné le renversement de l’Ancien régime. Les muscadins sont, à la toute fin du xviiie siècle, les héritiers des petits-maîtres ; associés, dans les multiples représentations dont ils font l’objet, aux « inc’oyables » et aux « me’veilleuses », à la « jeunesse dorée de Fréron », ils affichent par leurs modes extravagantes et colorées, leur zézaiement, leur raffinement excessif, leurs sympathies royalistes (fig. 1). Il s’agit essentiellement d’une construction polémique servant à incarner les ennemis politiques des jacobins et des sans-culottes, les tenants de la monarchie, les conscrits qui ne répondent pas à l’appel, les accapareurs de ressources, les traîtres qui insultent par leur faste exubérant la misère publique. Le Père Duchesne, en particulier, donne volontiers ses bons avis et conseils, demandant que le peuple de Paris soit sur pied pour « donner la chasse aux Muscadins déguisés », « videurs de greniers », « affameurs du peuple », afin de les faire « voyager dans la charrette de Samson [1]. » Dans les mois ayant suivi le 9 Thermidor, qui a signé la chute de Robespierre et initié la déroute du parti des jacobins, les muscadins poursuivent leurs ennemis et affichent haut et fort leurs débordements, s’entichant de modes vestimentaires extravagantes, semblant célébrer la fin de la Terreur. Plus tard, dans les années 1870, les muscadins ont été remis en vogue, au théâtre, dans les romans et les récits historiques, où leurs ridicules, qui se prêtent si bien à la caricature, ont été mis en scène pour ajouter encore de la couleur – et des parfums ! – au tableau déjà fortement contrasté de la Révolution française.
2 Entre la figure polémique incarnant l’ennemi intérieur de la Révolution et les réinterprétations historiographiques de la troisième République dépeignant, avec quelque nostalgie, un Ancien Régime déjà lointain, les usages du parfum ont bien sûr beaucoup changé ; mais toujours le muscadin en incarne l’excès, comme le musc en est la métonymie. À travers ces différentes représentations, les enjeux politiques du parfum montrent que ses usages ne se limitent pas aux pratiques cosmétiques et hygiéniques, mais s’inscrivent aussi dans un ensemble de valeurs sociales qui témoignent de sa nature complexe et ambiguë.
Usages du musc
3 Le musc provient du chevrotin porte-musc, vivant sur les hauts plateaux du Tibet, de la Chine et de la Sibérie. Cette substance à l’odeur puissante, extrêmement persistante, se trouve dans le follicule excrétoire des mâles, une petite poche située près du nombril de l’animal. Son contenu présente l’aspect du sang séché et caillé en petites boulettes : les grains de musc, que les parfumeurs et les apothicaires utilisent dilués dans de l’alcool. Si l’usage médical du musc tombe en désuétude au xviiie siècle, ce n’est qu’au xxe siècle que la substance naturelle disparaît peu à peu de la composition des parfums, remplacée par des molécules de synthèse [2].
4 Aucune substance odoriférante ne déclenche autant les passions, tant son odeur est violente, et contamine tout ce qui l’en approche, au point que, selon Septimus Piesse, la Compagnie des Indes orientales a interdit que le même navire transporte dans ses cales du musc avec ses cargaisons de thé [3]. Déjà au xviiie siècle, dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, la description des usages du musc appuyait une réflexion sur la force de la coutume sur les impressions procurées par les sens :
L’habitude, l’imagination et la mode, exercent un empire arbitraire et variable sur nos sens. Je n’en veux pour preuve que les différentes impressions que les hommes ont attribuées au musc sur l’organe de l’odorat. On sait qu’il a plu et déplu successivement dans tous les siècles, et chez toutes les nations.
On est encore aujourd’hui partagé dans le monde, entre l’amour et l’aversion que l’on a pour ce parfum. Les Italiens le goûtent beaucoup, tandis que les Français le décrient ; et ce qui est bien surprenant, c’est que malgré sa violence, qui semblerait devoir seule décider, ce sont trois tyrans de nos sens qui décident presque souverainement sur cette matière odorante [4].
6 Contre l’évidence que procurent nos perceptions sensorielles, l’habitude, l’imagination et la mode agissent de concert pour dénaturer le jugement et faire trouver estimable ce qui ne l’est pas. Le musc n’est goûté que par l’effet d’une dépravation culturelle, un excès de raffinement qui renverse les catégories du beau et du laid, du bon et de l’infect. L’appréciation des odeurs varie, comme la morale, selon les nations : le supposé goût italien pour le musc s’inscrit dans la réprobation générale des goûts dits « antinaturels » que l’on attribuait à ce peuple. Parce que l’odeur violente du musc suscite du dégoût chez les uns et de l’engouement chez les autres, le musc montre ainsi que l’odorat est essentiellement une construction sociale, qui marque comme un sceau les origines sociales de ceux qui le prisent ou le rejettent. Or ici, ce n’est point l’odeur du pauvre [5] qui provoque le dégoût des nantis, mais plutôt le raffinement dépravé d’une coterie éprise de gros goûts qui répugne ceux qui n’en font pas partie.
7 Sujet aux fluctuations de la mode, le musc semble cependant, en particulier à partir du xviiie siècle, dépassé, décalé, hors de saison. Peut-être parce que son usage est d’emblée si proche de l’excès, il évoque, à toutes les époques, les pratiques heureusement révolues, gothiques, de l’ancien temps. Comme le remarque encore Jaucourt : « On en débitait autrefois en France quatre à cinq cens onces par année. On serait surpris aujourd’hui du peu qui s’en consomme dans le royaume. […] Les vapeurs que son odeur provoque aux femmes et à la plupart des hommes, lui ont ôté tout crédit, tant en médecine que dans les parfums, qui de leur côté sont extrêmement tombés de mode. » Ou encore, cette fois dans l’article « Parfum », du même : « Autrefois les parfums où entraient le musc, l’ambre gris, et la civette, étaient recherchés en France, mais ils sont tombés de mode, depuis que nos nerfs sont devenus plus délicats [6]. »
8 Cette nouvelle sensibilité aux parfums, plus fine, qui rejette avec dégoût les lourds parfums animaux (civette, castoreum, ambre gris, musc, toutes odeurs que l’on qualifiait de « musquées »), est un lieu commun au xviiie siècle, qui sera maintes fois répété tout au long du siècle suivant [7]. « Soyons justes », écrit Mayeur de Saint-Paul dans le Tableau du nouveau palais royal, en 1788, « et disons que la propreté, plutôt que la coquetterie, devrait être la base de l’état de parfumeur. » Ainsi, l’usage hygiénique du parfum permettrait-il de justifier la dépense qu’il engage ; mais les excès du siècle excèdent rapidement cette juste mesure : « que d’abus ! que de sottises entassées les unes sur les autres ! Un Abbé, dont l’extérieur devrait annoncer la modestie et la décence, peut-il entrer chez une femme entretenue sans qu’on s’en aperçoive ? Ne faut-il pas que dès l’antichambre le musc et l’ambre dont il est imbu ne préviennent de son arrivée [8] ? »
9 L’odeur du musc, dont l’intensité et la persistance sont proverbiales, annonce l’arrivée des petits-maîtres, comme le tintement des breloques attachées à leur châtelaine. C’est aussi cette odeur de musc, mêlée d’ambre et de toutes sortes de parfums, qui flotte longtemps dans le salon où la déesse Frivolité est apparue, dans les Mémoires d’un Frivolite de Charles Taconet, lequel évoque sur un mode parodique les effluves d’ambroisie émanant des dieux de la mythologie [9]. Les romans ne comptent plus les petits-maîtres musqués et ambrés, les vieux marquis embaumant le musc, les vieilles duchesses du Marais témoignant par leurs excès musqués la désuétude de leurs goûts antiques. L’importation, onéreuse, des poches à musc relevait sous l’Ancien régime des consommations luxueuses par lesquelles les nantis cherchaient à se distinguer des classes inférieures. Cependant, la réprobation et la méfiance, voire la répugnance dont les parfums musqués font l’objet, ne ressortissent pas seulement du discours des contempteurs du luxe, toujours très présent tout au long du xviiie siècle ; le musc, métonymie de tous les parfums dans ce qu’ils ont de plus excessif cristallise tous les mauvais usages dont ils font l’objet : dépense futile partant en fumée, le parfum est le contraire de la thésaurisation, comme le faisait remarquer Alain Corbin [10] ; il masque, dissimule, se répand, s’impose ; il incommode par sa volubile présence dans les assemblées où l’importun l’inflige comme un autre son caquet ou ses incessantes pirouettes. Le musc contamine les salons, comme il gâte le thé dans les cales de la Compagnie des Indes ; il importune par son inévitable présence, comme le petit-maître exaspère et ruine le commerce de la sociabilité. Les individus musqués, vieux ou jeunes, incommodant leurs congénères de leurs écœurants effluves. Margaux la Ravaudeuse, chez Fougeret de Monbron, en fait la triste expérience, alors que, fille débutante chez Madame Florence, elle subit la présence du président de * :
Je vis une manière d’homme de stature médiocre, vêtu de noir, étayé sur deux jambes grêles, droit, roide et engoncé, ayant sur la tête, qui ne tournait qu’avec le corps, une perruque artistement maronnée, surchargée de poudre à la maréchale, dont l’abondante superfluité enfarinait les trois quarts de son habit ; ajoutez à cela qu’il exhalait une odeur d’ambre et de musc à faire évanouir les gens les plus aguerris aux parfums [11].
11 Les multiples occurrences de l’adjectif « musqué » dans les expressions populaires sont porteuses de cette réprobation, si bien que ce qui est musqué apparaît comme suspect ou condamnable. Richelet, dans son Nouveau Dictionnaire françois, précise que « musqué » signifie quelquefois « visionnaire, ridicule » : « Proverbialement, on appelle des fantaisies musquées, des envies, des pensées bizarres et capricieuses [12]. » On nomme aussi « paroles musquées » les propos obligeants et flagorneurs que formulent les courtisans et les flatteurs. Envoyer à quelqu’un une chose « toute musquée » se dit des gestes qu’on accompagne de paroles honnêtes et civiles, mais qui n’engagent à rien. Toutes ces paroles et ces civilités musquées flairent les bienséances et la politesse, mais il s’agit de paroles vides et vaines, du parfum de l’amitié et du dévouement [13]. Le Dictionnaire de Trévoux rappelle, après Furetière qu’une « messe musquée, [est celle] qui se dit sur le midi dans les églises fréquentées par les gens de qualité, qui sont frisés et musqués ordinairement [14]. » Ces messes pour gens du monde, dont les pommades, les eaux de senteur et les poudres rivalisent en odeur avec l’encens que l’on fait brûler pour honorer le Seigneur, ne sont pas du goût des prélats, comme en témoigne Louis-Sébastien Mercier à la fin du siècle :
On appelait messe musquée, une messe tardive, qui se disait, il y a quelques années, au Saint-Esprit à deux heures ; le beau monde paresseux s’y rendait en foule avant le dîner. On donnait trois livres au prêtre, parce qu’il étoit obligé de jeûner jusqu’à cette heure ; la loueuse de chaises y gagnait encore. L’archevêque a défendu cette messe, et l’on a pris depuis la méthode de s’en passer [15].
13 En somme, le parfum de musc est caricature de parfum, il opère dans les portraits-charges comme une dernière touche en achève la composition. Témoignant, comme la richesse des habits de soie brodée et le cliquetis des breloques, du luxe de celui ou de celle qui le porte, le musc joue aussi dans un autre registre, celui du dégoût qu’il provoque à ceux qui ne sont pas assez raffinés ou dégénérés pour l’apprécier.
Muscadins
14 C’est sur la base de ces usages et de ces représentations que le personnage de Muscadin est apparu dans la fiction et au théâtre, tirant son nom des « muscadins », ces pastilles de bouche et dragées composées de sucre, de musc et d’ambre, dont on se servait pour adoucir l’haleine et pour « se réjouir le cœur », comme l’écrivait Richelet dans son dictionnaire en 1680 [16]. Par extension, on a aussi nommé « muscadins » les individus qui faisaient un usage excessif des parfums musqués, et qui prenaient généralement un grand soin de leur apparence physique.
15 À titre d’exemple, dans une comédie satirique intitulée la Faculté vengée, publiée par la Mettrie (auteur de la Volupté, 1745 et de l’Homme machine, 1748), où le philosophe matérialiste se moque, dans la lignée de Molière, de la faculté de médecine, on trouve un personnage nommé Muscadin, médecin d’un grand seigneur, habillé magnifiquement, orné de diamants et d’une perruque blonde, qui joue la gravité pour faire croire aux sots qu’il est un grand personnage, « machiavéliste dans la pratique [17] », comme il se qualifie lui-même. À la fin de la comédie, un jugement de Pluton semble prophétiser la fortune future des muscadins de son espèce, en affirmant que ceux-ci se répandront dans Paris « comme une huile contagieuse [18] ».
16 C’est surtout sous la Révolution que le terme de « Muscadins » acquiert de l’importance. Dès les premières heures des troubles politiques de 1789, à Lyon, il désigne de manière spécifique un groupe politique antijacobin. Lyon, jusqu’au siège de 1793, réunissait plusieurs opposants à la Convention nationale. La ville connaît à cette époque une grave crise économique, l’industrie de la soie est à l’arrêt, des milliers d’habitants n’ont pas de quoi vivre, les révoltes sont nombreuses, écrasées par des répressions sévères. Dans son Histoire du siège de Lyon, publiée en 1797, l’abbé Guillon commente ainsi l’invention du terme :
Ce fut en cette occasion [une action menée par les jacobins] que prit naissance un mot nouveau d’injure, qui devint, comme il arrive dans toutes les révoltions, le titre de gloire et de ralliement du parti auquel ses ennemis le donnent. Comme les soldats de cette première garde nationale étaient, pour la plupart, des jeunes négociants ou praticiens, proprement vêtus, et peut-être un peu parfumés, le peuple qui les crus musqués, les appela muscadins. Expression, dont ensuite les jeunes Lyonnais tirèrent vanité, avec bien plus de raison que les infâmes anarchistes de notre temps ne se sont glorifiés de la dénomination de sans-culottes, que le mépris leur avait donnée [19].
18 L’orientation politique de l’abbé Guillon, qui a été aumônier de la duchesse d’Orléans sous l’Empire, ne penche visiblement pas pour le parti jacobin. Aussi est-il intéressant de constater que pour lui, l’association entre les muscadins et l’odeur du musc tire son origine d’une construction populaire. Nous sommes loin ici, en 1797, des représentations outrées des muscadins que l’on verra se développer par la suite : il s’agit d’une jeunesse bourgeoise, proprement vêtue, peut-être un peu parfumée ; c’est le peuple qui semble avoir extrapolé son odeur musquée. L’odeur du musc est en soi caricaturale, elle fait aussi bien référence à l’aristocratie que les perruques poudrées, qui elles aussi étaient d’ailleurs parfumées. « Muscadin » est d’abord une insulte, lancée par le peuple à des bourgeois lyonnais trop bien mis, trop propres, trop parfumés pour une période de famine. D’ailleurs, comme l’a bien montré Élizabeth Amann, dans une ville comme Lyon, où le commerce de la soie est si important, il est significatif qu’on appelle « vers muscadins » les vers à soie malades [20]. Cette insulte, adressée aux nantis des fabriques de soieries lyonnaises, s’est cependant transformée en cri de ralliement pour ces mêmes riches bourgeois dont les intérêts étaient contraires à ceux de la Révolution. Ici encore, le musc montre combien les valeurs qu’il convoie sont réversibles.
19 « Muscadin » est également mentionné dans un dictionnaire néologique du temps, qui fait connaître aux étrangers les nouveaux usages révolutionnaires : le Nouveau dictionnaire français de Leonard Snetlage précise que « muscadin » se dit des « ci-devant petits-maîtres », « qui sont reconnaissables par leurs manières affectées et doucereuses, leur délicatesse exquise, leurs paroles musquées jointes au ton tranchant et décisif, par l’égoïsme dans leur âme, la mollesse répandue sur toute leur existence [21]. » Héritiers des petits-maîtres de la Fronde, les muscadins de la Révolution n’ont cependant pas la même importance politique que leurs prédécesseurs, tant la mollesse et les mœurs efféminées les rendent incapables de toute action conséquente. Dans la définition qu’il en donne, Snetlage insiste sur les connotations négatives associées aux usages du musc déjà présentes sous l’Ancien régime :
Si les muscadins et les muscadines ne doivent pas leur naissance à la révolution présente, qui n’a produit que des hommes énergiques et révolutionnaires, ils lui doivent au moins la génération d’un nouveau nom plus propre à les peindre que le premier [les petits-maîtres], parce qu’il dérive ou du vin suave de Muscat ou du musc dont ils sont parfumés, ou des paroles musquées, qui découlent de leurs lèvres pommadées [22].
21 Aussi, le muscadin de la Révolution est principalement le produit d’une construction politique, dont les emplois ne se sont pas cantonnés à la seule ville de Lyon, mais sont vite parvenus jusqu’à la capitale. Durant la Terreur, il s’agit d’une grave accusation, synonyme de modérantisme, voire de royalisme : le terme de muscadin sert à désigner ceux qui refusent les réquisitions de l’armée, et qui traînent scandaleusement leur nonchalance sur les places publiques, tandis que leurs concitoyens se battent et meurent en Italie pour leur Patrie. Pour le parti jacobin, le muscadin est l’ennemi des bons patriotes, l’anti-révolutionnaire, le liberticide, le lâche efféminé fuyant les combats, le fourbe aux paroles de fiel cherchant à saper l’unité nationale. En plus des pamphlétaires comme Jacques-René Hébert (le Père Duchesne), nombreux sont les orateurs qui vocifèrent contre les muscadins et appellent à leur destruction. Plusieurs décrets sont publiés contre ces « Messieurs les muscadins », afin qu’ils ne puissent plus se pavaner effrontément sur les places publiques au mépris de la loi qui les appelle aux frontières. Ainsi de la motion de Charlier, parue dans le Moniteur n° 214, en 1794 : « Défiez-vous d’une nuée de Muscadins et de Muscadines, qui va pleuvoir à Paris non pas pour contre-révolutionner par la force de leurs bras, mais par l’énergie de leurs mâchoires [23]. » La figure politique du muscadin, dès lors qu’elle se généralise en quittant le cadre lyonnais dans lequel elle est née, devient plus diffuse, et permet de personnaliser les multiples problèmes qui entravent le bon déroulement de la Révolution (mauvaise distribution des ressources, défection dans les armées, manque de zèle patriotique, etc.) (fig. 2).
22 La mollesse des muscadins est exactement l’inverse de la virtù militaire et républicaine : il s’agit là d’un topos récurrent dans les pamphlets révolutionnaires qui dénoncent les honteuses désertions et le manque de patriotisme qui touchait une partie de la population. C’est précisément cet aspect que souligne Louis-Sébastien Mercier au tournant du siècle, dans un chapitre de son Nouveau Paris consacré aux muscadins. Encore ici, la satire prend la forme d’une définition. Il s’agit, écrit-il, d’une « espèce d’hommes occupés d’une parure élégante ou ridicule, qu’un coup de tambour métamorphose en femmes ». On a vu un muscadin « se résoudre à se faire couper l’index, pour éviter de porter les armes contre l’ennemi ». Il aurait dû, ajoute Mercier, « le conserver pour manier l’aiguille ou la quenouille. » En somme, les muscadins « formèrent l’opposé des sales Jacobins [24] ». Leur goût excessif pour les modes, la recherche de leur parure, leur propreté même s’opposent point par point à l’idéal spartiate républicain. Comme l’écrivait l’auteur de la Réponse à l’impertinente question mais qu’est-ce qu’un sans-culotte, en 1793 :
Un sans culottes, Messieurs les Coquins, est un être qui va toujours à pieds […]. Il est utile car il sait labourer un champ, forger, scier, limer, couvrir un toit, faire des souliers et verser jusqu’à la dernière goutte de son sang pour le Salut de la République. […] Le soir, il se présente à sa Section non pas poudré, musqué, botté dans l’espoir d’être remarqué de toutes les citoyennes des tribunes, mais bien pour appuyer de toute sa force sur les bonnes motions et pulvériser celles qui viennent de la faction abominable des hommes d’état [25].
24 Georges Duval, dans ses Souvenirs thermidoriens, en 1843, oppose lui aussi la propreté des muscadins à ce qu’il appelle « la saleté officielle du costume des Jacobins ». Cette saleté officielle est perçue par leurs opposants comme une recherche de rusticité, tant et si bien que, comme le note encore Mercier, « les Jacobins se dépoudrèrent ; mais ils affectaient d’ailleurs une si grande malpropreté, que le sacrifice en devienne invisible, et ils eurent tant d’adversaires, qu’on affecta de se poudrer pour contraster avec eux [26]. »
25 Sous le Directoire, après la chute de Robespierre et les troubles de la Terreur, le rapport de force a changé, et les muscadins, munis de lourdes cannes torsadées, vêtus de tenues toujours aussi extravagantes, pourchassent les jacobins pour les rosser. En décrivant cette période dans leur Histoire de la société française sous le Directoire (1855), les frères Goncourt se sont attachés à raconter les aspirations de ces muscadins qui composaient la milice antijacobine que l’on appelait « la jeunesse dorée de Fréron », la « jeunesse parisienne de l’An III ». Cette jeunesse, écrivent-ils était « fatiguée de servir la barbarie révolutionnaire », elle était « lasse de faire jeûner ses passions », « d’accommoder sa vie aux lois de Sparte » ; « elle voulait avoir sur le dos un habit qui fut d’un tailleur » ; « elle voulait la satisfaction de ses appétits, et le regard d’un public sur cette satisfaction [27] », etc. Ces muscadins, ajoutent les Goncourt, sont donc « dévoués au pouvoir quelconque qui refera de la France le pays des jeunes gens et des jeunes choses, le pays des mœurs légères et des gaies compagnies, des récréations permises, des habits dont on parle, des femmes dont on cause, des bals qui font émeute, et des amours qui font scandale. » Ainsi, dès lors que l’on se concentre sur leurs supposées extravagances vestimentaires et leur propreté, les aspirations politiques des muscadins semblent uniquement gouvernées par leur désir de luxe et de mollesse, que la Terreur et la politique jacobine ont empêché. C’est l’action politique au service de la mollesse. Ce portrait d’une jeunesse uniquement désireuse de ses jouissances est celui que retiendront l’historiographie et la littérature du xixe siècle, dans ses réemplois de la figure du muscadin.
Les Muscadins de la Troisième République
26 Dans les romans et les pièces de théâtre du xixe siècle qui le mettent en scène, le muscadin est un composé étrange de conspirateur royaliste et de dandy avant la lettre, fomentant avec ses comparses, dans sa voix zézayante et garatisante, ses attitudes efféminées, des complots contre la République. C’est surtout à partir des années 1870 que la figure du muscadin refait surface, en même temps que la vogue des romans historiques et l’engouement des lecteurs et des collectionneurs pour les dernières années de l’Ancien régime. Comme l’écrit Jules Claretie dans l’avant-propos de son drame en cinq actes et huit tableaux intitulé « Les Muscadins », tiré d’un roman publié en 1874, et présenté au théâtre historique l’année suivante :
Il y a plus de huit ans que les Muscadins étaient conçus, et ils eussent peut-être donné le la à cette mode qui s’est tournée si complètement vers le Directoire. Époque amusante et bizarre que ce Directoire, que le théâtre, le roman, la peinture, le joujou, le commerce ont tant usé, tour à tour, depuis quatre ans et dont la foule – chose étrange – n’est point lasse, et pourquoi ? parce que les costumes, les excentricités, les ridicules, les élégances ont et gardent, en dépit de la profusion, je ne sais quel charme gai et séduisant [28].
28 Si le Directoire suscite l’engouement du public des années 1875, c’est donc parce que la Troisième République le représente extravagant et coloré, tout entier épris de modes bizarres, intéressantes à représenter sur le théâtre (fig. 3).
29 Pourtant, les muscadins jouent un rôle secondaire dans les trames narratives du roman et du drame de Claretie, qui racontent l’histoire d’un coup d’État fomenté par l’infâme comte de Favrol pour renverser le Directoire, empêché de justesse par le sacrifice de son amante trahie. « Presque tous les critiques m’ont reproché de n’avoir pas mêlé directement les muscadins à l’action », écrit l’auteur dans sa préface. Celui-ci montre combien l’irruption de ces chapeaux à claque ornés de rubans et de ces perruques inévitables dans les lieux secrets où l’on conspire serait ridicule et invraisemblable. Ainsi, les muscadins ne font plus que fomenter des « projets étourdissants et parfumés » et « promener dans Paris leur sottise parfumée, leurs boucles d’oreilles, leurs bijoux de femmes, et leurs breloques en forme de fleur de lys [29]. » Les muscadins de Claretie, même dans son roman, sont des muscadins de théâtre, reconnaissables depuis le parterre jusqu’au paradis :
Ce sont là trois des plus étonnants de nos jeunes gens […] : Sainte-Hermine, Renaudière et Ponvalin ; un trio d’impossibles. Ceux-là sont les rois du jour […] allant, venant, papillonnant, zézayant, grasseyant, pommadés, parfumés ; l’incarnation de l’heure présente : la politique musquée, le patriotisme efféminé, la mode armée en guerre, et l’opposition sentant le benjoin [30].
31 Par-dessus tous les signes distinctifs et caricaturaux qui les distinguent, c’est l’usage du parfum, musqué ou non, qui fait office de cri de ralliement des muscadins :
– Sainte-Hermine : Ah ! ça mais êtes-vous, oui ou non, membres de ce clan de la jeunesse dorée qui va, parfumé et tapageur à travers Paris, défendant les belles et luttant pour le passé ?
– Pontvalin : Nous en sommes… Parfumés (Il montre un flacon.) Eau bleue des Sultanes !
– Renaudière : Tapageurs. – Voilà ma motion. (Il montre son bâton.)
– Sainte-Hermine : Êtes-vous las de Sparte et de Rome, de Brutus et de Grachuset, et voulez-vous rendre à Vénus ce qui appartient à Vénus ?…
– Tous : Oui ! Oui [31] !
33 Cette Eau bleue des Sultanes est le produit d’un xixe siècle rêvant un xviiie siècle parfumé et frivole comme il fantasme, au même moment, un Orient parfumé et lascif.
34 Une scène du roman, reprise au théâtre, résume à elle seule le rôle politique secondaire auquel sont réduits les muscadins de Claretie. Alors que les armées d’Italie s’apprêtent à rentrer triomphalement dans Paris, un groupe de muscadins et d’incroyables [32] entendent manifester leur désapprobation en louant les fenêtres d’appartements situées sur le passage des soldats afin de les siffler. Ce faisant, ils s’attirent la colère de la foule populaire rassemblée dans la rue, qui leur lance tomates et pommes pourries. Ces élégants d’un autre monde, affichant avec ostentation leur raffinement par les eaux de senteur qu’ils respirent et qu’ils répandent sur la foule, ne sont plus que des caricatures d’eux-mêmes, gesticulant aux fenêtres comme une mise en abîme du théâtre sur lequel ils sont représentés, recevant les marques pourries de la désapprobation des spectateurs :
– À bas les muscadins ! cria Saturnin.
– À la porte les petits sucrés !
– Au diable les beaux messieurs de Fréron !
– Ah vous êtes bien difficiles, vous autres, criait Château-Ponsac à la foule ameutée.
Et, versant sur ces gens les odeurs du flacon que tenait Élodie pour ne pas s’évanouir :
– Tenez, dit-il en riant, je vous baptise muscadins !
– À bas, à bas, criait la foule [33].
36 Ce baptême burlesque et parfumé marque la différence sociale et politique véhiculée par les usages du parfum, que les sensibilités du xixe siècle à l’égard de la propreté morale et bourgeoise ont considérablement complexifiés. Comme l’écrivaient les Goncourt à propos de ces femmes des Halles promues par la Révolution au faîte des honneurs et des grâces, « elles ont beau se débarbouiller, se décrasser, se gréciser ; marchent-elles elles se trahissent ; parlent-elles elles se dénoncent. Si bien parfumées qu’elles soient, le passé pue toujours en elles [34]. » Le parfum, désormais, masque et dissimule, couvre toujours imparfaitement les exhalaisons d’une moralité suspecte.
37 Aussi, ce que le xixe siècle, féru des modes colorées du Directoire, retient des muscadins, ce ne sont pas les luttes politiques de la jeunesse commerçante de Lyon à l’aube du siège de 1793, ni les modérés de la Convention, pourchassés par les jacobins comme traîtres à la République et à la Patrie, mais plutôt les écarts la jeunesse dorée de Fréron, leurs extravagances ridicules mais sympathiques, leurs conspirations innocentes d’opérette.
38 L’usage, supposé excessif, des parfums musqués par les muscadins du Directoire couronne ces représentations, et achève de sceller leur appartenance à un Ancien Régime de pacotille et de breloques, qui est souvent celui des collectionneurs historiens, lesquels ont largement contribué à construire les représentations actuelles d’un xviiie siècle léger et frivole. Cette politisation historicisante des usages du parfum, qui associe les odeurs musquées aux frasques de l’Ancien régime et de ses partisans pendant la Révolution (quand ce n’est pas aux cocottes et aux prostituées), est bien sûr liée au débordement que représente le musc, en particulier pour l’idéologie bourgeoise dominante, selon laquelle la seule discrétion est synonyme de bon goût, surtout en matière d’odeurs. Dans les représentations sociales des odeurs – et en dépit de la réalité des pratiques –, la violente animalité du musc n’est certes pas de bon ton : au contraire, il s’agit de la caricature même des parfums, dans ce qu’ils ont d’excessif et d’inconvenant. Comme l’écrivait Maupassant à propos de la rencontre entre la maman normande de Bel-Ami et de sa bru – qui n’était décidément pas celle de ses rêves : « Elle avait l’air d’une traînée cette dame-là, avec ses falbalas et son musc. Car tous les parfums, pour la vieille, étaient du musc [35]. »
Notes
-
[1]
Charles Brunet, Le Père Duchesne d’Hébert, Paris, 1859, p. 181 sq.
-
[2]
Sur les usages du musc en parfumerie au xixe siècle, voir Septimus Piesse, Histoire des parfums et hygiène de la toilette, etc., Paris, 1905 [1re édition anglaise, The Art of Perfumery, Londres, 1855], p. 231 sq. Voir aussi Eugénie Briot, La Fabrique des parfums : naissance d’une industrie de luxe, Paris, Vendémiaire, 2015, p. 44-47.
-
[3]
Piesse, Histoire des parfums, op. cit., p. 232.
-
[4]
Jaucourt, article « Musc », in Diderot et d’Alembert, Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiter, tome X, p. 878 sq. ; en ligne : http://artflsrv02.uchicago.edu/cgi-bin/philologic/getobject.pl?c.9:2316:1.encyclopedie0416, site consulté le 26 décembre 2016.
-
[5]
Sur l’odeur du pauvre et la discrimination sociale par l’olfaction, voir Alain Corbin, Le Miasme et la jonquille : L’Odorat et l’imaginaire social, xviiie-xixe siècles, Paris, Aubier-Montaigne, 1982, p. 209-236 ; et sur le musc, p. 102-105.
-
[6]
Jaucourt, article « Parfum », Encyclopédie, op. cit., t. 11, p. 940 ; en ligne : http://artflsrv02.uchicago.edu/cgi-bin/philologic/getobject.pl?c.10:2832.encyclopedie0416, site consulté le 26 décembre 2016.
-
[7]
Encore à la fin du xixe siècle, Piesse, Histoire des parfums, op. cit., p. 248, affirme que « C’est une mode aujourd’hui de dire qu’on n’aime pas le musc. Malgré cela, une longue expérience dans une des plus grandes maisons de parfumerie d’Europe [Lubin] nous permet de dire que le goût du public pour cette odeur est aussi grand que peuvent le désirer les parfumeurs. Les préparations qui en contiennent sont toujours celles qu’il préfère tant que le marchand a soin d’assurer à l’acheteur qu’il n’y en a point. »
-
[8]
Mayeur de Saint-Paul, Tableau du nouveau palais royal, II, chap. XXXVIII, Londres (Paris, Madran), 1788, p. 13.
-
[9]
Toussaint-Gaspard Taconet, Mémoires d’un Frivolite, par l’auteur ambulant, en deux parties, Paris, Jean-Thomas Hérissant, 1761, n.p.
-
[10]
Voir Corbin, Le Miasme et la jonquille, op. cit., p. 105.
-
[11]
Fougeret de Monbron, Margaux la Ravaudeuse, in Romanciers libertins du xviiie siècle, éd. Patrick Wald Lasowski, Paris, Gallimard, Pléiade, 2000, p. 813.
-
[12]
Richelet, Nouveau dictionnaire françois, vol. II, Cologne, Jean-François Gaillard, 1694, p. 54.
-
[13]
Article « Musqué », Dictionnaire de l’Académie française, 1re édition, Paris, 1694, en ligne : http://dvlf.uchicago.edu/mot/musqué, site consulté le 7 janvier 2017.
-
[14]
Dictionnaire de Trévoux, Paris, 1721.
-
[15]
Louis-Sébastien Mercier, « Messes », Tableau de Paris, éd. Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, vol. I, 1994, p. 565-566.
-
[16]
Pour une histoire du terme « muscadin » et de ses usages pendant la Révolution, voir Charles Riffaterre, « L’Origine du mot “muscadin” », in La Révolution française : Revue d’histoire moderne et contemporaine 28, no 7, Paris, 1909, p. 385-390. Voir aussi, pour un exemple de muscadin pendant le Directoire, Antoine de Bæcque, « Rire après la Terreur : Alphonse Martainville, comique muscadin », in Esthétique du rire, éd. Alain Vaillant, Presses universitaires de Paris-Ouest, 2012, p. 153-190 ; et, pour une étude de cette question dans le domaine anglais, William Tullett, « “The Macaroni’s Ambrosial Essences” : Perfume, Identity and Public Space in Eighteenth-Century England », Journal for Eighteenth-Century Studies 38, n° 2, 2015, p. 163-180.
-
[17]
[La Mettrie], La Faculté Vengée : Comédie en trois actes, Paris, Quillau, 1747, p. 137. Muscadin apparaît aussi dans une pièce anonyme, L’Ambigu tragique, comédie en un acte et en vers, représentée pour la première fois sur le théâtre de Lille le 3 mars 1778, Lille, Lalau, s.d. Cette pièce a été également publiée sous le titre Muscadin et Margotine, tragédie pour rire, dans le Théâtre pour rire, Paris, Gustave Sandré, 1850.
-
[18]
La Mettrie, La Faculté vengée, op. cit., p. 180.
-
[19]
Aimé Guillon de Montléon, Histoire du Siège de Lyon, Lyon, 1795.
-
[20]
Élizabeth Amann, « Muscadins » in Dandyism in the Age of Revolution : The Age of the Cut, Chicago… 2014, p. 25-26.
-
[21]
Leonard Snetlage, Nouveau dictionnaire français contenant les nouvelles expressions du peuple français, Göttingen, Jean Chrétien Dieterich, 1795, p. 152-154. Il s’agit du même Snetlage auquel Casanova a écrit une lettre fortement critique de la Révolution française et de ses néologismes, À Léonard Snetlage, docteur en droit de l’Université de Gottingue, Jacques Casanova, docteur en droit de l’Université de Padoue, publiée à Dresde en 1797, et sous le titre Ma voisine, la postérité, Paris, Allia, 1998.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
Cité par Snetlage, ibid.
-
[24]
Louis-Sébastien Mercier, « Muscadins », in Paris pendant la Révolution, ou le Nouveau Paris, éd. Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, p. 504-505.
-
[25]
Archives nationales, F7 4775 (48), doss. Vingternier, Réponse à l’impertinente question : Mais qu’est-ce qu’un sans culotte ?, 23 avril 1793, cité par Haim Burstin, L’Invention du sans-culotte : Regard sur le Paris révolutionnaire, Odile Jacob, 2005, p. 58.
-
[26]
Mercier, « Têtes pudrées », in Nouveau Paris, op. cit., p. 616.
-
[27]
Edmond et Jules de Goncourt, Histoire de la société française pendant le directoire, Paris, 1892, Bibliothèque-Charpentier, p. 130-132.
-
[28]
Jules Claretie, Les Muscadins, drame en cinq actes et huit tableaux, Paris, E. Dentu, 1875. Le roman de Claretie, Les Muscadins, a été publié à Paris en deux volumes chez le même éditeur en 1874. Voir aussi Dupeuty et Anicet-Bourgeois, Le Chevalier muscadin, comédie-vaudeville en deux actes, Paris, 1848 ; Monsieur Garat, comédie en deux actes mêlée de chants, représentée pour la première fois sur le théâtre-Déjazet en 1860 ; Louis-Pierre Charon, Les précieuses de campagne et les muscadins de village, comédie en 5 actes, Fontenay-le-Comte, P. Robuchon, 1863 ; Ernest de Champeaux, Sans-culottes et muscadins, roman historique du siège de Lyon, Lyon, E. Paris, 1874.
-
[29]
Claretie, Les Muscadins, roman, op. cit., p. 10.
-
[30]
Ibid., p. 33.
-
[31]
Claretie, Les Muscadins, drame, op. cit., p. 20.
-
[32]
À propos de la différence entre les muscadins et les incroyables, Claretie résume : « L’incroyable est le muscadin qui affecte d’exagérer la mode ; le muscadin est l’incroyable qui tient à jouer un rôle politique. » Ibid.
-
[33]
Claretie, Les Muscadins, roman, op. cit, p. 58.
-
[34]
Goncourt, Histoire… op. cit., p. 192.
-
[35]
Guy de Maupassant, Bel-Ami, Paris, Flammarion, 1999, p. 228.