Couverture de LITT_183

Article de revue

Le don des images

Pages 10 à 22

Notes

  • [1]
    OC1, p. 9-60.
  • [2]
    Étienne-Alain Hubert, « Reverdy et Max Jacob devant Rimbaud : la querelle du poème en prose », Circonstances de la poésie, Paris, Klincksieck, 2009, p. 173-194.
  • [3]
    Voir Jean-Luc Steinmetz, « Écarts », Lire Reverdy, éd. par Yvan Leclerc, Presses universitaires de Lyon, 1990, p. 65 ; l’auteur rapproche ce poème à la fois de Zone et de « l’objet malheureux » de Duchamp.
  • [4]
    Étienne-Alain Hubert, art. cit., p. 178-179.
  • [5]
    Le motif reparaît dans d’autres contextes, comme la projection cosmique d’une hantise personnelle ; il y a ainsi dans Le Voleur de Talan une lune borgne : « Le soleil l’avait usée en la regardant et il ne lui restait plus qu’un œil pour voir la terre » (OC1, 422 ; voir Michel Collot, Horizon de Reverdy, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1981, p. 21).
  • [6]
    Max Jacob, « Petit historique du Cornet à dés », Le Cornet à dés, éd. Étienne-Alain Hubert, Paris, Gallimard/Poésie, 2003, p. 16.
  • [7]
    Agathon [Henri Massis et Gabriel de Tarde], L’Esprit de la Nouvelle Sorbonne. La crise de la culture classique. La crise du français, Paris, Mercure de France, 1911.
  • [8]
    « Le Bonheur ! sa dent, douce à la mort, m’avertissait au chant du coq — ad matutinum, au Christus venit — dans les plus sombres villes » (Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, Œuvres complètes, éd. André Guyaux, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2009, p. 268).
  • [9]
    Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes (1941), Paris, Idées/Gallimard, 1973, p. 32.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Ce poème est commenté par Charles Bachat, dans « La maçonnerie des mots : métamorphoses du texte reverdyen », Lire Reverdy, op. cit., p. 32-33 ; l’auteur met l’accent sur la « dispersion des notations » et le « divisionnisme de la vision ».

1 La poésie de Reverdy naît tout armée, comme une Minerve anxieuse et pure, du petit recueil de 1915, Poèmes en prose[1]. Ensuite nous la verrons se diversifier, doter le poème en vers d’une forme nouvelle, réfléchir ses propres principes dans une esthétique aux dimensions de l’art moderne, et revenir au plus près de sa source spirituelle. Mais il ne s’agit pas d’un progrès, à peine d’une évolution. Reverdy a ôté les étais que nous découvrira Cale sèche — l’appui du vers soutenant la tristesse d’un élégiaque encore mineur :

2

J’attends depuis toujours que mon bonheur revienne
J’ai perdu ma joie dans cette aventure
Alors plus rien depuis qui me soutienne
Pourtant je vais à pied et ma fatigue dure
Ma vie pourra finir j’aurai donné ma peine
et les autres pourront venir (OC2, 432)

3 Il a pris son pas. Il suffit de comparer ce « Départ » à « Marche forcée », qui traite avec les mêmes mots du même rapport à un « passé désagréable », et de voir avec quelle autorité il se porte en avant de lui-même : « Cependant, chaque jour qui te désespère te soutient. Mais va, le mouvement, le mouvement et pour le repos ta fatigue. » (OC1, 17)

4 Si Reverdy est tout entier dans les Poèmes en prose, cela veut dire que son esthétique y est à l’œuvre. C’est en effet non des recueils en eux-mêmes, mais du travail de création qui les a suscités, que cette esthétique se dégage ; elle donne une forme générale et explicite aux principes intuitifs auxquels la poésie obéissait, et qui à ce stade n’existaient encore, outre les discussions auxquels ils avaient donné lieu, que par les effets qu’ils déterminaient : de même le rêve préexiste à son élucidation, qui n’en est pas le sujet, et la théorie se forme à côté de l’expérience onirique. En revanche les enjeux littéraires qui sont impliqués par le choix d’un titre tel que Poèmes en prose ne peuvent manquer d’être conscients ; ils se situent sur un autre plan, mais entre les deux apparaissent des points de tangence.

5 Donner à sa première œuvre publiée le titre de Poèmes en prose est une démarche à la fois modeste et orgueilleuse. Modeste par la neutralité du terme et le refus d’un mot faisant image, tel qu’Illuminations ou plus tard Capitale de la douleur ; mais cette modestie avait été le fait de Baudelaire et de Mallarmé, et récemment encore de Fargue. En la circonstance, c’était se réapproprier en en proposant un nouveau modèle, simple, cohérent et moderne, un genre instable, toujours en attente d’une définition, et qui en se répandant risquait de se perdre dans l’élégance facile des chroniques et des pages de littérature. Le geste ne s’accompagne d’aucune justification ; lui seul a valeur de manifeste.

6 On sait que cette démarche revêt une autre dimension. Quoi qu’on puisse en penser, Reverdy a devancé Max Jacob ; nouveau Jacob de ce nouvel Esaü, il l’a dépouillé de son droit d’aînesse. Tous deux le savent, et savent que les œuvres sont trop différentes pour être tributaires l’une de l’autre. Mais alors qu’il était « l’ange [qui] venait veiller sur lui [l’aîné, le Mage] et son trésor » (OC1, 390), le cadet a pris son vol. Le mot est équivoque, on ne peut l’empêcher de tourner sur lui-même : c’est pourquoi le moi des Poèmes en prose va partout disant : « il fallait me donner des ailes » (OC1, 13).

7 La querelle entre Max Jacob et Reverdy sur le poème en prose, dont Étienne-Alain Hubert a si bien décrit les circonstances [2], se joue en plusieurs épisodes, dont les plus visibles se situent après la publication. Mais elle est aussi inscrite dans le recueil lui-même : dans la poétique encore informulée qui le gouverne, et dans quelques poèmes qui conservent une trace allusive de ce débat, qui fut aussi un débat du poète avec lui-même, avec sa nature et les limites de ses dons. L’élément déterminant n’est pas ici la forme, très simple et dans une large mesure commune aux deux poètes : tous deux rompent avec une tradition poétisante qui avait marqué le symbolisme et qui restait bien présente avant-guerre à la N.R.F. Il est dans le rapport de la rhétorique du poème et de sa « vision », dans la manière dont il se saisit des choses et les restitue ou les transforme : ce que désigne suffisamment le mot d’image.

8 Je prends pour hypothèse le fait que la conception de l’image que Reverdy exposera dans le texte fameux de Nord-Sud est déjà à l’œuvre dans les poèmes en prose de 1915, et que les mots même que le poète emploiera deux ans plus tard font sens : car il est évident que ces mots sont empreints de son imaginaire, de son expérience et de son exigence morale : « [L’esthétique] est dans l’esprit et l’esprit c’est l’artiste lui-même » (OC1, 570). Je montrerai dans les pages qui suivent comment cette poétique s’élabore dans les Poèmes en prose, en suivant les traces d’un dialogue critique avec Max Jacob, et d’un autre, plus amical et plus distant, avec Apollinaire ; puis j’essaierai, en m’arrêtant sur un exemple, de montrer le travail créateur de l’image dans le poème. Je souhaiterais qu’on ne me tienne pas rigueur d’user trop souvent de termes tels que « j’y vois » ou « il me semble ». Les poèmes de Reverdy ne parlent guère d’eux-mêmes, mais ils méritent qu’on se risque à les interpréter.

9 Les Poèmes en prose se présentent comme un recueil compact de cinquante textes brefs, chacun tenant à l’aise sur une page. Les plus courts : « Sans masque » (OC1, 27), « Pensées basses » (OC1, 59) — c’est aussi le seul imprimé en italiques, comme s’il s’agissait d’un discours rapporté — n’excèdent pas trois lignes. Le plus long, « L’air meurtri » (OC1, 31) atteint à peu près les dimensions d’un sonnet. La plupart sont disposés en deux, trois ou quatre paragraphes ; on ne compte que quatre poèmes d’un seul bloc, dont le premier, « Fétiche ». C’est une différence avec Le Cornet à dés, où les poèmes d’un bloc sont de loin la forme la plus fréquente, et dans lequel est insérée une suite de textes très brefs sans titres, assez semblables aux « Phrases » des Illuminations ; le recueil de Reverdy ne contient rien de tel. Comme ce sera toujours le cas chez Reverdy, le poème y a la primauté absolue, et le recueil se présente « en vrac », dépourvu de composition identifiable : ni distribution des formes, ni séquence chronologique donnant l’image d’une évolution ou d’une genèse, ni construction narrative.

10 En vrac, plutôt qu’en série. L’ordre, me semble-t-il, ne relève d’aucune intention susceptible d’être interprétée. Mais les poèmes sont fortement individualisés, chacun doté de son titre ; se détachant sur le fond homogène de la vie, ils n’apparaissent pas comme des variations, et il ne nous viendrait pas à l’idée de les numéroter (comme Éluard fait pour Les petits justes, par exemple). Néanmoins parfois ils correspondent entre eux, comme s’ils répondaient à une question commune. Certains se groupent d’eux-mêmes, comme « Fronts de bataille » et « Bataille » qui se suivent (OC1, 48-49) et que rappelle un peu plus loin « Soldats » (OC1, 58) ; d’autres se renvoient leurs hantises, comme celle de se trouver « face à face » avec « une image connue » qui est la sienne (OC1, 52) ou un ami devenu « une statue blanche et glacée d’homme célèbre » (OC1, 36) ; ou encore, celle des gendarmes, agents, gardiens qui circulent d’un poème à l’autre, « affichent leur force » sur le trottoir, et « sans rien voir maintiennent l’ordre » (OC1, 37, 40, 51). Tout au long du recueil objets et situations ne cessent de se faire écho ; mais cette unité procède de l’esprit et non d’un agencement littéraire.

11 Il existe pourtant deux points où se concentrent, en raison même de l’usage de cette structure simple et fermée, des données plus directement significatives : c’est la fin des poèmes et le début du recueil. Cette signification n’est pas du même ordre. Les clausules sont le lieu où apparaît la leçon de l’expérience, ce à quoi la situation du poème a conduit (ou ce qui en contredit l’enchaînement prévisible). Quelques-unes suffisent à dessiner un univers moral :

12

Ô monde qui les méprises, tu me fais peur ! (OC1, 16)
Il n’en reste plus que les rêves. (OC1, 19)
C’est un grand divertissement général, un jeu et ce jeu c’est encore une lutte. (OC1, 20)
C’était peut-être un roi, déguisé en vieillard timide et malheureux. (OC1, 26)
L’hiver c’est l’intervalle du silence. (I, 31)
Il fait sombre, plus loin, et la nuit est pleine de dangers. (OC1, 51)
Le même cauchemar qui nous unissait nous réveilla. (OC1, 58)

13 Les premiers poèmes du recueil au contraire sont le lieu possible, et en un sens nécessaire, des prises de position. Cela pour une raison simple : le lecteur le plus souvent prend connaissance des premiers poèmes (combien ? on peut dire : au moins les doigts d’une main) dans leur ordre de succession, alors qu’il tend à s’affranchir de cet ordre lorsqu’il constate — ce qui est ici le cas — qu’aucune logique évidente ne l’organise. Les lisant dans l’ordre, tandis qu’il se familiarise avec la manière du poète, il les comprend comme une introduction.

14 Dans les Poèmes en prose cette dimension n’est pas évidente, et je me garderai d’aller au-delà du cinquième texte. Mais je suis convaincu qu’il y est question de la poésie, non pas abstraitement et en elle-même, mais telle qu’elle peut se réaliser dans la situation du poème en prose, dans sa condition générique. Le premier, singulier en lui-même et à part dans le recueil, se nomme « Fétiche [3] ». J’y vois une figuration de la poésie comme objet transitionnel, un objet traîné avec soi, exposé à toutes les intempéries, mutilé, mais en dépit de tout investi d’une puissance magique (« sa bague reste »). Elle prend sur elle, pour la montrer à tous, la déréliction du moi. Elle se situe juste au point de contact entre intérieur et extérieur (elle « frappe à la vitre » comme feront les phrases automatiques chez Breton) ; elle mime les gestes sacrés, danse et supplication rituelles. Avec leur triple P ses initiales, « petite poupée », sont celles du genre, et même des Petits Poëmes en Prose (elle en partage l’épithète). Mais ce nom de « fétiche » la détache du poète : il fait signe vers les « obscures espérances » du primitif et de l’enfant, dont il s’est séparé.

15 Le texte suivant, « Le vent et l’esprit », est l’un des plus impressionnants qu’ait écrits Reverdy. Il est question ici du moi et de l’activité créatrice, qui livre l’esprit au vent, qui souffle où il veut. L'« étonnante chimère », c’est l’homme de Pascal ; la condition du poète n’est que celle de l’homme. Le vent dessaisit l’esprit et disperse les paroles qu’il « jette plus loin » comme des déchets. Le moi se retrouve hors de chez lui, « sur le trottoir d’en face », surplombé par une tête qui ne peut être que la sienne mais qui tient toute seule « entre les deux fils de fer » comme une marionnette géante ; l’inconscient s’extériorise grotesquement dans cette tête qui tient un discours exo-phasique, incompréhensible, d’une arrogance humiliante. Le texte vaut comme un autoportrait du poète, et il est saisissant de constater à quel point lui fait écho la figure testamentaire de « Sable mouvant » où toutes les images ici dispersées viennent se rejoindre dans le « fin profil de fil de fer amer » (OC2, 1414). Mais la « chimère » est aussi l’emblème de la poésie et des rapprochements fantastiques qu’elle opère : elle crée de l’étrangeté en « dispersant » ce qui est proche, et dans le rapprochement de ces « réalités éloignées » elle nous donne le choc d’une connaissance obscure, où nous n’entendons rien et qui parfois semble nous railler terriblement. Elle est enfin l’emblème du poème en prose, en tant qu’il est lui-même image — puisqu’il rapproche la poésie et la prose —, et chimère théorique en attente d’un corps. La prose ici, c’est la prose du monde : le trottoir, le fil de fer, le coup de vent. La poésie est création, elle fait image de ces objets ; elle rapproche le vent et l’esprit.

16 Laissons de côté un instant « Envie », le troisième poème. « Plus loin que là » et « Toujours seul » (OC1, 14-15) sont disposés en regard sur la double page suivante. Ils illustrent, me semble-t-il, le « croisement d’innombrables rapports » où Baudelaire voyait la raison du poème en prose. D’une fenêtre à l’autre un homme et une femme sans nom, sans visage se cherchent l’un l’autre pour faire un couple : les lignes des yeux se croisent, « les bras jettent un pont », chacun à son tour « [a] l’avantage », mais enfin le décor se referme, et le titre sonne comme un démenti : comme le poète, le poème est « toujours seul ». De ce croisement il est impossible de tirer aucune leçon ; d’un côté « personne ne regarde », de l’autre « il fait si noir ». Car la vie moderne est devenue la vie tout court. On ne peut plus opposer comme faisait Baudelaire la « vie moderne et plus abstraite » à une vie ancienne et pittoresque. Il en résulte que le poème en prose ne peut plus s’assigner pour tâche de dégager une éthique de la modernité. La modernité d’ailleurs a disparu : c’est la même ville, et pourtant il y a bien loin de la rue « neuve et propre » de Zone, où passent « les belles sténo-dactylographes », à ce trottoir sur lequel « un homme informe ou une femme sans âge » cherchent leur vie (OC1, 43).

17 Je reviens à « Envie », qu’il faut citer entièrement, car ce texte dédié dans l’édition originale « à C. [Cyprien] Max Jacob » est le plus explicite du recueil. En se comparant à son dédicataire Reverdy nous donne un négatif de sa propre poétique :

18

Vision bariolée et délicate dans sa tête, tu fuis la mienne. Il possède les astres et les animaux de la terre, les paysans et les femmes pour s’en servir. L’Océan l’a bercé, moi, la mer, et c’est lui qui a reçu toutes les images. Légèrement, il effleure les dépouilles qu’il relève, tout s’arrange et je sens ma tête lourde qui écrase les frêles tiges.
Si tu as cru, destin, que je pouvais partir, il fallait me donner des ailes. (OC1, 13)

19 La comparaison est tout à son désavantage et il est juste d’y voir « un bel hommage à son aîné […] : avec un accent d’humilité non feinte, [Reverdy] exprimait le sentiment d’impuissance qui l’étreignait quand il comparait l’univers imaginaire pauvre et l’inspiration courte qu’il se prêtait aux dons que le destin avait dévolus à Max Jacob [4] ». La question essentielle est bien celle du don poétique. L’un a « reçu toutes les images » ; l’autre est même privé d’ailes : il n’est ni mage, ni ange. Que lui reste-t-il pour sa part ? il lui reste ce que découvrait le narrateur d’Une saison en enfer lorsqu’enfin il renonçait à se dire « mage ou ange » et se donnait comme tâche « la réalité rugueuse à étreindre ». Mais une telle prise de conscience a évidemment une portée critique à l’égard de la magie poétique, dont il n’a pas le don, et de l’angélisme qui le tente, mais qu’il refuse.

20 Ange et mage, ce sont les mots du Voleur de Talan, mais il n’est pas question de vol (sinon au bout d’une allusion insinuée par le mot « dépouilles », qui s’emploie pour le plagiat) : dans ces mots, voyons plutôt une distribution des rôles dont l’un comme l’autre avaient pu caresser l’idée. Il est question de la poésie. Trois points significatifs sont évoqués. Les images « reçues » composent dans la tête du poète une « vision bariolée ». Il résulte de ce don qu’il « possède » tout un matériau distribué par catégories qui composent un monde complet, semblable à celui des géorgiques. Enfin l’acte du poète est décrit comme une thaumaturgie ; il « effleure les dépouilles » et par l’effet de ce simple attouchement celles-ci se relèvent, suggérant une résurrection des corps. En d’autres termes « tout s’arrange » : mais ce sont vraiment d’autres termes. La virgule et la conjonction les encadrent et font apparaître le malaise du moi (« je sens ma tête lourde ») comme une conséquence directe de ce constat, et de la formulation par laquelle il s’énonce.

21 Reprenons : « bariolé » est un terme de métier péjoratif, désignant des assemblages incongrus de couleurs trop vives, sans unité ; le mot se dit des images d’Épinal (pensons à la « gravure belge brillamment coloriée » qui représente L’Éclatante victoire de Sarrebrück dans le poème de Rimbaud) et il caractérise bien la manière du Cornet à dés. L’idée que le poète serait propriétaire du cosmos « pour s’en servir » n’a rien d’un éloge, d’autant que la construction de la phrase la met, de façon un peu perfide, en contiguïté immédiate avec « les femmes » : elle réduit le monde à un faire-valoir. En effet, que penser d’un poète qui « se sert des astres » ? Enfin la thaumaturgie, c’est l’action du mage : mais « tout s’arrange » la réinterprète dans le registre du café-concert, où « tout s’arrange » (avec des chansons, sur l’oreiller, etc.), c’est-à-dire, en paraphrasant Max Jacob, la transporte « dans un genre qui n’est pas le mien ». Il n’est pas jusqu’à « légèrement » qui sous cet éclairage, ne prenne un tour critique. Ce mage qui a reçu toutes les images, qui les arrange en une vision bariolée, un drame multiforme mais où rien ne tire à conséquence, ne peut-on dire que c’est un mage d’Épinal ? Le texte ne le dit pas, mais il contient de quoi y faire penser. Le mot en tout cas n’est pas neuf : « l’Ouvreuse » (c’est-à-dire Willy) s’en était servi pour le Sâr Péladan, Maurice Martin du Gard le reprendra en 1924 à propos d’André Breton ; il avait dû beaucoup circuler. Le plus important, cependant, me semble l’idée des images « reçues », car elle s’oppose très clairement à l’idée que l’image doit être « une création pure de l’esprit ». Les images que Reverdy récuse sont déjà faites, comme des clichés manipulables. On en tire des effets pittoresques, mais chaque objet représenté reste identique à lui-même. Le poète peut bien les « relever » de leur inertie par un tour de magie et les faire briller : tout s’arrange en effet sous la main de l’escamoteur ; mais ce n’est pas ainsi qu’on crée.

22 Les poètes sont ici décrits comme des frères différemment lotis par le « destin » : mais comme dans les contes, c’est le déshérité qui est le plus fort et qui va l’emporter. Le thème se retrouve dans un autre poème, « Chacun sa part », un poème que Max Jacob avait trouvé « magnifique » quand Reverdy lui avait soumis le recueil avant sa publication (OC1, 1290). Nous sommes aux deux tiers du recueil, et rien ne distingue particulièrement ce texte ni ne suggère une dimension allusive. C’est plutôt le poème qui éclaire les circonstances. Car sa signification se dégage nettement :

23

Il a chassé la lune, il a laissé la nuit. Une à une les étoiles sont tombées dans un filet d’eau vive.
Derrière les trembles un étrange pêcheur guette avec impatience d’un œil ouvert, le seul, caché sous son large chapeau ; et la ligne frémit.
Rien ne se prend, mais il emplit sa gibecière de pièces d’or dont l’éclat s’est éteint dans le panier fermé.
Mais un autre attendait plus loin du bord. Plus modeste il pêchait dans la flaque de boue qu’avait laissée la pluie. Cette eau, venue du ciel, était pleine d’étoiles. (OC1, 46)

24 L’analogie de structure avec « Envie » est frappante et il ne fait aucun doute que le pêcheur « plus modeste » qui pêche dans la « flaque de boue » est une image sinon de Reverdy lui-même, du moins de ce qu’il regarde comme sa « part ». On y trouve le même renversement du riche au pauvre, puisque l’éclat des pièces d’or s’éteint et que la flaque est pleine d’étoiles ; ce renversement reprend les termes mêmes de Baudelaire, la boue et l’or, qui sont aussi ceux de la tradition alchimique. Les pièces d’or, ce sont les images ; ici elles ne sont pas reçues mais prises. Mais en réalité « rien ne se prend », et les étoiles prises s’éteignent d’elles-mêmes dès qu’elles deviennent objets de possession. Rien ne se prend, de même que rien n’est donné : car tout doit être créé. La ligne et l’œil même ne sont rien sans l’esprit.

25 Le pêcheur au large chapeau représente-t-il Max Jacob ? Je préférerais dire qu’il s’agit d’une sorte de contre-modèle créé à partir d’éléments empruntés ou faisant allusion à celui-ci, mais qui n’appelle pas une identification complète. Deux éléments sont à retenir. D’une part, la figure du pêcheur, si présente dans les Évangiles (à propos de Pierre, en particulier) et dont la quasi-homonymie avec « pécheur » fait d’elle-même image : or Cyprien Max Jacob est à ses propres yeux un pécheur (mal) converti, comme le souligne cruellement le conte Conversion. D’autre part le « panier fermé » rappelle avec insistance la « malle » que le Mage Abel referme sur son « trésor ». Enfin Reverdy s’est-il documenté sur Saint Cyprien ? Il aura vite découvert qu’il y a deux Cyprien, celui d’Antioche qui est un mage chaldéen converti, et celui de Carthage, qui est un évêque et docteur de l’Église : celui-ci, au moment de son martyre, donne vingt-cinq pièces d’or à son bourreau, comme un écho inversé des deniers de Judas.

26 Quant à l'« œil ouvert, le seul », il est bien mystérieux. Le pêcheur est-il borgne, ou cligne-t-il en fermant un œil sur deux ? La syntaxe ne permet pas d’en décider. Mais Reverdy reprendra en 1922 le motif dans un conte, Au bord de l’ombre, dont la seconde partie s’intitule « Le marchand d’étoiles ». C’est un « homme immense qui tient toute la longueur de ce conte ». Il capture les étoiles et « les ven [d] toutes vivantes aux poètes riches qui les emportent encore tièdes sous leur toit » (OC1, 653). Dans la première partie ce personnage, « gêné […] par le soleil, dont l’intention évidente était de lui crever l’œil droit [5] », s’était enfui de la place de la Bourse et réfugié « dans la rue Réaumur où il faisait nuit noire » (OC1, 651). La bourse des valeurs, la rue des journaux, les étoiles vendues aux poètes riches, cela compose un paysage allégorique ; l’œil crevé s’y inscrit.

27 Ce que nous dit le poème (ou le conte) est ainsi clair et même frappant : il n’y a pas de doute possible sur les rôles et la distribution des valeurs. En revanche il est souvent difficile, parfois impossible de déterminer ce dont il parle. Les rôles sont instables ou s’échangent comme des dépouilles. Mais il ne s’agit pas d’une jonglerie brillante, plutôt d’une confusion dont il est impossible de se dépêtrer.

28 Reverdy compose « Le marchand d’étoiles » dans un genre qui n’est pas le sien, mais dont il sait se servir : un genre où « goutte à goutte un esprit de littérature imprègne le décor » (OC1, 652). Cet « esprit de littérature » est celui du Cornet à dés, dont les titres font à eux seuls un feu d’artifice d’identités génériques baroques ou parodiques, de faits divers transposés, d’allusions et de calembours. C’est toute la bibliothèque qui entre dans le poème. Elle nourrit de ses images la « vision bariolée », avec une jubilation et une cocasserie inépuisables — bien qu’à leur manière elles ne laissent pas d’être monotones. Mais Reverdy perçoit ce même rapport comme une sujétion étouffante. L’esprit pour lui est étranger à la littérature ; pour créer il doit en sortir. Les « réalités » que l’image rapproche ne sont pas, ne doivent pas être des objets de langage. Ces « Dahlias, dahlias, que Dalila lia », qui ont valu à Max Jacob « pas mal de succès » et la condescendance de Laurent Tailhade [6], contiennent tout ce que Reverdy déteste, et que résume pour lui le mot de littérature : le calembour, l’allusion gratuite, le mélange des genres, le tour de force, l’absence d’émotion. Sa réaction donne naissance à un poème en prose, « L’esprit sort » :

29

Que de livres ! Un temple dont les murs épais étaient bâtis en livres. Et là-dedans, où j’étais entré on ne saura comment, je ne sais par où, j’étouffais ; les plafonds étaient gris de poussière. Pas un bruit. Et toutes ces idées si grandes ne bougent plus ; elles dorment, ou sont mortes. Il fait dans ce triste palais si chaud, si sombre !
De mes ongles j’ai griffé la paroi et, morceau à morceau, j’ai fait un trou dans le mur de droite. C’était une fenêtre et le soleil qui voulait m’aveugler n’a pas pu m’empêcher de regarder dehors.
C’était la rue mais le palais n’était plus là. Je connaissais déjà une autre poussière et d’autres murs qui bordaient le trottoir. (OC1, 38)

30 L’atmosphère qui se dégage de ce « temple » aux murs de livres est celle du symbolisme finissant, ou n’en finissant pas : pensons à la réaction que Reverdy pouvait avoir devant La Phalange ou Vers et prose, les revues qui en 1905 s’étaient efforcées de réactiver le symbolisme. Avec ses idées « si grandes », ce temple est aussi celui de la culture humaniste, dont la réforme de l’enseignement en 1902, puis la diatribe lancée par Agathon dix ans plus tard contre la « Nouvelle Sorbonne [7] », avaient mis en évidence la pesanteur et la sclérose. En 1947 Sartre retrouvera les mêmes mots, dans Qu’est-ce que la littérature ?, pour faire des bibliothèques un cimetière des livres et des idées. Écrire, c’est donc enlever les livres « morceau à morceau ». De fait les rares traces qui subsistent dans les Poèmes en prose ne se rapportent qu’à des contemporains, tout au plus à Baudelaire et Rimbaud. Une telle attitude marque une divergence profonde avec les représentants majeurs de la modernité en France, Apollinaire, Cendrars même, puis Breton et Aragon. Elle se rapproche en revanche de celle du groupe de l’Abbaye — avec cette différence qu’il ne s’agit pas de la « vie unanime », mais plutôt d’une vie anonyme : mais c’est le même décor urbain, rues, trottoirs, murs, fenêtres. Dans les chambres il y a des tables et des lampes, parfois des toiles, mais pas de livres, même chez « les poètes » (OC1, 21) : les livres n’entrent pas dans la vie. Pourtant lorsque l’esprit sort, il se retrouve — après avoir affronté un soleil aveuglant, celui qui voulait éborgner le marchand d’étoiles — devant d’autres murs, à respirer une autre poussière. Il ne suffit pas de sortir des livres pour penser librement ; les murs sont aussi dans la rue, pensée toute faite qui conditionne l’ordre social, poussière d’opinions et de mots. Mais il n’y a pas d’autre choix.

31 Le poème qui fait face à « L’esprit sort » sur la double page engage un dialogue avec Apollinaire, ce poète que Reverdy aimait bien qu’il fût plein de livres, et à qui s’adressent aussi les textes sur la guerre (on le reconnaît dans l’ami qui « meurt d’enthousiasme derrière ses canons », OC1, 49). Reverdy reprend le titre de « Cortège », poème qui s’achevait par une proclamation du lien nécessaire, dans la démarche même de l’avant-garde, entre invention et tradition : « Près du passé luisant demain est incolore ». Il en reprend aussi le motif principal :

32

Quand les premiers furent passés et que l’on attendait encore.
Une voix s’éleva qui t’avertit.
Quand les derniers furent passés et que l’on n’entendit plus rien.
Qui t’a dit de rester là encore ?
La dernière étoile résistait au matin et tu ne pouvais plus voir que la poussière. Sous tes pieds il n’y avait plus que de la poussière au loin et partout, et aussi tes souliers en étaient recouverts.
Et ce soir-là les questions t’accablèrent.
Tu les as vus passer et tu restes là. Le chant du coq t’avertit, le chant du coq ou la poussière t’avertissent que tes paupières sont lourdes, tes cils sont gris comme les buissons au bord de la route ; il est temps d’aller dormir. Et tu les reverras peut-être en rêve. (OC1, 39)

33 Comme chez Apollinaire le cortège passe devant le poète qui « s’attendait lui-même ». Mais au lieu que les êtres qui défilent bâtissent le poète « comme on bâtit une tour », le scénario est déceptif. La voix avertit pour rien, « attendait » et « entendit » se font écho dérisoirement ; le cortège passe comme un convoi militaire où rien ne marque sinon qu’il y a des premiers et des derniers. L’homme ne devient pas « une tour ». Il ne se dégage pas de la poussière, celle de la terre dont il est fait, celle du chemin qui le recouvre, celle des livres aussi. Le dernier paragraphe semble remonter d’Apollinaire à Rimbaud, car l’avertissement « au chant du coq » se fait entendre à la fin d'« Alchimie du verbe [8] ». Mais au lieu de donner l’éveil le chant du coq invite au sommeil ; il équivaut d’ailleurs à la poussière. Aucune leçon ne se dégage de ce poème : ce sont des questions accablantes dont il nous fait part, et si le rêve ouvre une fenêtre incertaine, celle-ci ne promet rien de neuf, aucune illumination. Nous n’avons rien à attendre du cortège de l’histoire universelle.

34 Ce dialogue avec Apollinaire n’est pas polémique ; il prend la forme d’une méditation sur la condition de l’artiste. On le constate mieux encore en examinant « Saltimbanques » (OC1, 53). Reverdy reprend le titre du poème d’Alcools mais les personnages sont ceux d'« Un fantôme de nuées », réduits au couple de l’hercule et de l’enfant. Les deux poèmes sont centrés sur l’enfant ; mais alors qu’Apollinaire, de manière ouvertement allégorique, faisait disparaître le petit saltimbanque dans la « musique des formes » qu’il avait créée, et le faisait renaître en chaque spectateur, Reverdy met en lumière une inadaptation fondamentale de l’artiste à sa fonction créatrice et à son rôle social. La force de l’hercule est inutile, le costume de saltimbanque trop grand pour l’enfant, l’enfant trop léger et l’argent trop lourd : il est impossible d’équilibrer la logique du don. La légèreté de l’enfant, qui est l’essence même de son art (« l’enfant danse, léger »), et la maigreur poignante sur laquelle le texte se referme (« il est si maigre ») et qui est la marque de sa pauvreté et de son délaissement, en réalité ne font qu’un : c’est de leur rapprochement que naît l’image.

35 Essayons pour finir de comprendre ce qu’est pour Reverdy l’image en tant que « création pure de l’esprit » : image à faire et non image « reçue » toute faite, venue de la tradition littéraire, des façons de parler communes ou de l’universel reportage. Le problème n’est pas celui de la trivialité des matériaux. Reverdy n’est pas assimilable aux « misologues » auxquels Paulhan consacrera Les Fleurs de Tarbes : « Le poète ne s’est pas plus tôt privé du ciel étoilé qu’il lui faut douter du ciel et de l’étoile[9] ». Bien au contraire la flaque de « Chacun sa part » où il pêche est « pleine d’étoiles ». Certes il semble s’inscrire dans ce courant qui « exige du poète, par quelque alchimie, une autre syntaxe, une grammaire nouvelle et jusqu’à des mots inédits où revivrait l’innocence primitive, et je ne sais quelle adhérence perdue du langage aux choses du monde [10] ». Mais pour sa part il ne prétend pas refaire la langue, ni changer les mots de la tribu. Il s’est dégagé du rêve mallarméen, et il ne s’est pas engagé dans l’utopie des Mots en liberté ; ce qu’il appelle « syntaxe » travaille dans la langue et ne cherche pas à la défaire. Comme Picasso et Braque en 1912, il emploie les mots, les situations, les décors qui sont les matériaux ordinaires de la vie ; il partage avec eux cette pauvreté qui est la couleur du temps.

36 C’est pourquoi il est nécessaire de distinguer et même de détacher ce que Reverdy nomme image, de la métaphore. La métaphore est un processus de sémantique linguistique : un usage des mots, et elle ramène notre pensée vers le langage comme s’il était le tout de la poésie. La métaphore bien entendu peut faire image, et elle en est l’exemplification la plus simple et la plus compréhensible ; elle est aussi le modèle conceptuel qui permettait le mieux à Reverdy d’expliquer — et peut-être de comprendre — ce qu’il avait en vue. Mais la création de l’image est du ressort de « l’esprit seul » (OC1, 495). Dans son texte de Nord-Sud, Reverdy ne cite aucun exemple : dès qu’elles sont citées (comme Breton le fera dans le Manifeste du surréalisme) les images ne peuvent manquer d’être « reçues », et de s’éteindre dans le panier fermé. La métaphore a aussi l’inconvénient de ramener l’image à un rapport direct entre objets, avec ou sans médiation d’un prédicat (ainsi : « Le jour s’est déplié comme une nappe blanche »). Mais les « réalités » ne sont pas nécessairement des objets ; ce sont plus fréquemment, et de manière plus essentielle, des rapports entre objets. En conformité avec la définition aristotélicienne et l’usage des mathématiques, Reverdy rappelle que l’analogie est une « ressemblance de rapports » (OC1, 495) : cette notion abstraite et très puissante vaut pour toute espèce de processus sémantique. Il ne s’agit pas seulement de métaphore et de métonymie : un mot à lui seul, une préposition, un signe de ponctuation, un tour de phrase peuvent faire image. Et bien entendu la perception, la vision et l’imagination même doivent être suspendues pour que la rencontre puisse se produire : faute de quoi on en revient à la « notation », au pittoresque de la vision bariolée — bref, à Max Jacob.

37 Je prendrai donc comme exemple un texte presque sans métaphores, « Crépuscule [11] » :

38

Le soir tombant dilatait les yeux du chat.
Nous étions tous les deux assis sur la fenêtre et nous regardions, nous écoutions tout ce qui n’était pas autre part qu’en nous-mêmes.
Derrière la ligne qui fermait la rue, la ligne d’en haut, les arbres découpaient de la dentelle sur le ciel.
Et la ville, où est-elle la ville qui se noie au fond dans l’eau qui forme les nuages ? (OC1, 55).

39 Le crépuscule est un entre-deux du jour et de la nuit, un moment de transition et aussi une durée qui « dilate » cet instant. Autant qu’il fait image, le mot agit en tant que titre du poème, par l’équivalence entre son sémantisme propre et la redéfinition que le texte en donne. C’est à ce niveau aussi que travaille le rapprochement : Qu’est-ce que cela ? — Le crépuscule. Qu’est-ce que le crépuscule ? — Cela. Le crépuscule est défini d’abord comme une intensification de la perception, puis comme une intériorisation de ce monde intensément perçu ; le processus se suspend dans la contemplation des rapports de formes et d’espace construisant un paysage ; enfin il se retourne en un questionnement précipité, qui anticipe la montée de la nuit, et avec elle la « noyade » : la disparition du monde urbain (humain) auquel appartient l’observateur, et donc des conditions de possibilité de cette contemplation même. D’un point de vue logique, tout repose sur le suspens de cette question où le lieu de l’énonciation se dissout : la relative apporte la réponse (la ville est « au fond dans l’eau ») mais elle laisse résonner comme un écho après l’effacement de la vision.

40 Le schème de cette méditation crépusculaire n’est pas neuf, puisqu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Mais tout est dans le jeu des rapports. Le premier point frappant est le transfert des relations agentives : c’est le soir qui dilate, la ligne qui ferme, les arbres qui découpent, alors qu’on attend un pronominal à valeur passive (les yeux se dilatent). Le cadrage et la construction plastiques, les effets décoratifs (la dentelle), mais aussi le mode particulier de perception sont rapportés aux éléments du cosmos par une causalité quasi intentionnelle ; d’un point de vue rhétorique, c’est une sorte de métonymie ou d’hypallage. Le second point concerne le rapport entre l’homme et l’animal. La « dilatation » affecte l’animal, mais l’intensification de la perception est immédiatement réinterprétée en termes humains. De manière très subtile elle est traduite par une tension prosodique : « nous regardions, nous écoutions » ; c’est ici la virgule qui fait image, et le schème est repris par deux fois, avec « la ligne » puis « la ville ». On doit interpréter « nous… tous les deux » comme « le chat et moi », bien que la présupposition d’un autre sujet humain reste possible. Le « nous » rapproche ainsi les règnes : l’homme regarde avec les yeux du chat — d’ailleurs ils sont assis tous deux « sur » la fenêtre (l’homme serait « à » la fenêtre) ; le chat perçoit le rapport entre monde physique et monde mental avec l’esprit de l’homme. Enfin le texte ne dit pas : tout ce que nous regardions n’était pas autre part qu’en nous-mêmes, ce qui signifierait une conversion du regard et une projection « romantique » du paysage comme état d’âme ; mais « nous regardions tout ce qui n’était pas autre part qu’en nous-mêmes ». De manière beaucoup plus radicale, la formule suspend la vision, car rien n’oblige à penser que ce qui est en nous-mêmes est une représentation du monde extérieur : le ce est indéterminé, et les deux mondes ne sont pas assimilés l’un à l’autre comme ils le seraient par une métaphore.

41 L’image ne rapproche pas les réalités pour les confondre, comme dira Breton, « dans un éclair unique » : elle fait paraître leurs rapports, et seule sa lumière est nouvelle. Le paysage entier en porte la marque, car il est né de ce rapprochement du monde visible et du monde indéterminé de l’âme. L’image défait le monde visible et ouvre, sans le donner à voir, sur ce qu’on ne voit pas : c’est en cela qu’elle agit comme une puissance de création, modeste et pure.


Date de mise en ligne : 17/10/2016

https://doi.org/10.3917/litt.183.0010

Notes

  • [1]
    OC1, p. 9-60.
  • [2]
    Étienne-Alain Hubert, « Reverdy et Max Jacob devant Rimbaud : la querelle du poème en prose », Circonstances de la poésie, Paris, Klincksieck, 2009, p. 173-194.
  • [3]
    Voir Jean-Luc Steinmetz, « Écarts », Lire Reverdy, éd. par Yvan Leclerc, Presses universitaires de Lyon, 1990, p. 65 ; l’auteur rapproche ce poème à la fois de Zone et de « l’objet malheureux » de Duchamp.
  • [4]
    Étienne-Alain Hubert, art. cit., p. 178-179.
  • [5]
    Le motif reparaît dans d’autres contextes, comme la projection cosmique d’une hantise personnelle ; il y a ainsi dans Le Voleur de Talan une lune borgne : « Le soleil l’avait usée en la regardant et il ne lui restait plus qu’un œil pour voir la terre » (OC1, 422 ; voir Michel Collot, Horizon de Reverdy, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1981, p. 21).
  • [6]
    Max Jacob, « Petit historique du Cornet à dés », Le Cornet à dés, éd. Étienne-Alain Hubert, Paris, Gallimard/Poésie, 2003, p. 16.
  • [7]
    Agathon [Henri Massis et Gabriel de Tarde], L’Esprit de la Nouvelle Sorbonne. La crise de la culture classique. La crise du français, Paris, Mercure de France, 1911.
  • [8]
    « Le Bonheur ! sa dent, douce à la mort, m’avertissait au chant du coq — ad matutinum, au Christus venit — dans les plus sombres villes » (Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, Œuvres complètes, éd. André Guyaux, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2009, p. 268).
  • [9]
    Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes (1941), Paris, Idées/Gallimard, 1973, p. 32.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Ce poème est commenté par Charles Bachat, dans « La maçonnerie des mots : métamorphoses du texte reverdyen », Lire Reverdy, op. cit., p. 32-33 ; l’auteur met l’accent sur la « dispersion des notations » et le « divisionnisme de la vision ».

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