Notes
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[1]
Jean-Paul Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, 1964, p. 199. Nos références renvoient toujours à cette édition.
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[2]
À l’exception d’une phrase qui aura un retentissement énorme dans l’œuvre ultérieure de Sartre, à propos de Flaubert : « Enfin, la correspondance de Flaubert prouve que, bien avant la crise de l’adolescence, dès sa plus petite enfance, Flaubert était tourmenté du besoin d’écrire » (L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 645 ; les références renvoient désormais à cette édition). Il est impossible ici de revenir sur le statut de la psychanalyse existentielle dans la structure d’ensemble de L’Être et le Néant. Toutefois, il ne nous semble pas inutile de rappeler ces quelques indications : la psychanalyse existentielle avait assigné comme finalité au futur biographe de considérer un homme singulier comme une totalité, et de chercher cette totalité dans un choix originel qui donnerait la clé de toutes les conduites, les comportements, les actions et les pensées de cet homme. La notion de "choix originel", introduite dans le chapitre sur la psychanalyse existentielle comme notion essentielle, pouvait surprendre les lecteurs de L’Être et le Néant. En effet, Sartre ne nous avait-il pas répéter à l’envi que le « pour-soi » était définitivement brisé dans son identité, puisqu’il était capable, à n’importe quel moment, de changer sa vie, de néantiser l’ensemble de son passé en se projetant vers des fins totalement différentes que celles qu’il avait prises jusque-là. On se souvient que le garçon de café pouvait se réveiller un beau matin et décider de tout quitter pour faire le tour du monde. Comment alors concilier cette identité irréductiblement brisée, ouverte vers tous les possibles, avec l’idée d’un choix originel ou d’un projet fondamental, qui fixerait une fois pour toutes l’homme dans une orientation prise une fois pour toutes ? Sartre, en nous présentant l’homme comme une totalité, et en ayant voulant trouver la clé de cette totalité dans un prétendu choix originel, avait infléchi son œuvre vers la recherche d’une origine transcendantale de la vie, une origine qui s’expose à même la vie, dans l’ensemble des comportements et des conduites, mais qu’il importe de situer en deçà, dans un quelconque moment antérieur à ces conduites et à ces comportements. De ce moment, il ne nous disait rien dans L’Être et le Néant.
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[3]
Cet article n’ignore aucunement l’abondante littérature sur l’œuvre sartrienne. Nous voudrions néanmoins dire notre dette envers quelques commentateurs qui nous ont guidés : François George, Sur Sartre, Paris, Christian Bourgois, 1976 ; Benny Lévy, Le Nom de l’Homme, Lagrasse, Verdier, 1984 ; Philippe Lejeune, « L’ordre du récit dans les Mots de Sartre », in Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975 ; Vincent de Coorebyter, « Prière pour le bon usage du Saint Genet : Sartre, biographe de l’aliénation », in Les Temps Modernes, « Notre Sartre », juillet-octobre 2005 ; Claude Burgelin, Les Mots de Jean-Paul Sartre, Paris, Gallimard, 1994.
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[4]
Baudelaire, Œuvres I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 680.
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[5]
Baudelaire, Paris, Gallimard, 1947, p. 20 (Les références renvoient désormais à cette édition).
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[6]
Baudelaire, p. 59.
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[7]
Ibid.
-
[8]
Baudelaire, p. 60. On comparera ceci à ce que Sartre dira de Mallarmé, dans Mallarmé, la lucidité et sa face d’ombre, Paris, Gallimard, 1986, p. 87-88.
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[9]
Baudelaire, Œuvres I, op.cit., p. 337.
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[10]
Baudelaire, p. 60-61.
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[11]
Baudelaire, p. 63.
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[12]
Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 645 (Les références renvoient désormais à cette édition).
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[13]
Saint Genet, p. 60.
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[14]
C’est le sens d’un texte comme « Matérialisme et révolution » dans Situations, III, Paris, Gallimard, 1949, où Sartre combat la liberté intérieure pour promouvoir une liberté politique, qui combat les hommes qui se croient « de droit divin », à savoir « les hommes de la classe dominante. »
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[15]
Nous renvoyons à l’admirable article de Vincent de Coorebyter mentionné dans la note 2, qui a ouvert la voie à une meilleure compréhension des premiers chapitres du Saint Genet.
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[16]
À trois reprises au cours des premières pages (p. 9, 13, 27).
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[17]
Saint Genet, p. 9.
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[18]
Saint Genet, p. 10. Notons que le thème de la « hantise » est récurrent chez Sartre, depuis L’Être et le Néant.
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[19]
Saint Genet, p. 13-14.
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[20]
Saint Genet, p. 15.
-
[21]
J.-J. Rousseau, Les Confessions, livre I, in : Œuvres complètes, t. I, éd. Bernard Gagnebin, Marcel Raymond et Robert Osmont, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 20-21.
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[22]
Dans le cas de Genet, la naissance elle-même est vécue comme chute, puisqu’il a été un enfant abandonné. Ainsi, Sartre peut écrire : « Indésirable jusque dans son être, il n’est pas le fils de cette femme : il en est l’excrément » (Saint Genet, p. 16). Décidément, le cas de Genet illustre bien la thèse de Sartre de l’impossibilité d’une « bonne nature » avant la société.
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[23]
Saint Genet, p. 14.
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[24]
Avant encore L’Idiot de la Famille. Selon Vincent de Coorebyter, la théorie sartrienne de la passivité n’apparaît que dans le dernier livre : « Si L’Idiot de la Famille nous offre cette théorie de la passivité que Merleau-Ponty regrettait de ne pas trouver dans L’Être et le Néant, c’est à propos d’un individu passif » (de Coorebyter, op.cit., p. 106). Notons que dès le Baudelaire, Sartre avait décrit la tendance passive du poète, qui ne désirait qu’une seule chose : être enveloppé par un regard, être soigné comme un nourrisson. Voir : Baudelaire, p. 65.
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[25]
Saint Genet, p. 14-15.
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[26]
Voir : Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1957, 1971, p. 13-22.
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[27]
P. 30-31.
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[28]
L’Être et le Néant, p. 641.
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[29]
Saint Genet, p. 57.
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[30]
Voir, par exemple, Saint Genet, pp. 613-617.
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[31]
Voir Saint Genet, p. 7.
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[32]
Saint Genet, p. 661.
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[33]
À vrai dire, nous savons parfaitement aujourd’hui que Les Mots ne sont, dans le massif de l’écriture autobiographique sartrienne, que la partie immergée de l’iceberg. Il faut y ajouter les Cahiers de la drôle de guerre (Paris, Gallimard, 1983), et le texte du film Sartre, réalisé par Alexandre Astruc et Michel Contat (Paris, Gallimard, 1977), sans compter les nombreux entretiens parus dans les divers volumes des Situations, et les parties autobiographiques des textes écrits sur Nizan ou Merleau-Ponty. Toutefois, nous nous limitons ici aux Mots dans la mesure où ce livre nous permet de suivre une certaine ligne, entre continuité et ruptures, dans l’entreprise biographique de Sartre.
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[34]
Cette rupture a très tôt été perçue par les chercheurs, par exemple ici : « Avec Les Mots, nous constatons une rupture définitive avec le mode de pensée qui caractérise les “psychanalyses existentielles” antérieures. » (A. James Arnold et Jean-Pierre Piriou, Genèse et critique d’une autobiographie, Les Mots de Jean-Paul Sartre, Paris, Archives des lettres modernes, 1973, p. 3). Il reste bien sûr à comprendre le sens de cette rupture.
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[35]
Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 238.
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[36]
Les crises et les retournements brusques caractérisent bon nombre des héros de l’œuvre littéraire de Sartre, comme il l’avoue explicitement dans Les Mots : « On m’a fait remarquer, il y a quelques années, que les personnages de mes pièces et de mes romans prennent leurs décisions brusquement et par crise, qu’il suffit d’un instant, par exemple, pour que l’Oreste des Mouches accomplisse sa conversion. Parbleu : c’est que je les fais à mon image ; non point tel que je suis, mais tel que j’ai voulu être » (p. 198). Cette dernière phrase est particulièrement révélatrice : Sartre a fait Baudelaire et Genet tels qu’il a voulu être, mais au moment de décrire sa propre enfance, le ton tout en rebondissements ne saurait masquer le fait que jamais, au cours du récit, n’a lieu cette crise ou ce choix originel dont il était question plus tôt.
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[37]
Voir : Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, op.cit., p. 206 : « Manque donc un second récit, celui de la conversion elle-même, qui s’est effectuée en deux étapes : l’entrée dans l’histoire en 1939, puis dans les années 1950, l’incubation du marxisme. »
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[38]
Les Mots, p. 99.
-
[39]
C’est du moins la version « officielle » de la thèse de Sartre. On verra que Les Mots racontent également une autre histoire.
-
[40]
Voir note 4.
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[41]
Les Mots, p. 29-30.
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[42]
Les Mots, p. 32.
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[43]
Les Mots, p. 33.
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[44]
Les Mots, p. 46.
-
[45]
Là encore, nous renvoyons à l’étude de Philippe Lejeune mentionnée plus haut.
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[46]
Les Mots, p. 129.
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[47]
Les Mots, p. 135, c’est nous qui soulignons.
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[48]
Il est remarquable que cette réévaluation se dise également dans un texte théorique, écrit dans les mêmes années que Les Mots : Questions de méthode. On y lit : « Le donné que nous dépassons à tout instant, par le simple fait de le vivre, ne se réduit pas aux conditions matérielles de notre existence, il faut y faire entrer, je l’ai dit, notre propre enfance. Celle-ci, qui fut à la fois une appréhension obscure de notre classe, de notre conditionnement social à travers le groupe familial et un dépassement aveugle, un effort maladroit pour nous en arracher, finit par s’inscrire en nous sous forme de caractère » (Questions de méthode, Paris, Gallimard, « Tel », 1986, p. 93-94). L’ensemble de ce petit texte, qui porte aussi bien sur la famille comme médiation, doit être lu en parallèle aux Mots, comme ce qui en éclaire la nouvelle perspective.
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[49]
Saint Genet, p. 25.
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[50]
Les Mots, p. 46-47.
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[51]
Que la réévaluation de l’enfance ne soit pas simplement propre aux Mots, mais qu’elle constitue un véritable tournant dans l’œuvre de Sartre, c’est ce que prouve L’Idiot de la Famille, monument d’écriture de l’enfance, comme on sait. On se souvient notamment de cette phrase clé dans l’Idiot de la Famille, I : « Une vie, c’est une enfance mise à toutes les sauces, on le sait. » (L’Idiot de la famille, I, Paris, Gallimard, 1971, p. 56). Cette phrase vient couronner l’itinéraire de Sartre tel que nous le décrivons ici. En ce sens, L’Idiot de la Famille est un approfondissement des Mots, comme on l’aura souvent noté. Nous y consacrerons un prochain article.
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[52]
Les Mots, p. 135.
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[53]
Les Mots, p. 137. L’ensemble de cette séquence essentielle serait à reprendre ici, et notamment ces phrases : « On m’a cousu mes commandements sous la peau : si je reste un jour sans écrire, la cicatrice me brûle ; si j’écris trop aisément, elle me brûle aussi » (p. 136).
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[54]
Les Mots, p. 11.
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[55]
Les Mots, p. 14. Le mot revient page 131. De nombreux commentateurs ont relevé que la proposition « Je n’ai pas de Surmoi », venant d’un penseur comme Sartre, obsédé par la figure du Père, est un parfait exemple de dénégation. Voir : Claude Burgelin, op.cit., p. 72-76 ; André Green, La déliaison, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 366-367. Tous deux reconnaissent que le Surmoi de Sartre est écrasant !
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[56]
Les Mots, p. 148.
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[57]
Les Mots, p. 211.
-
[58]
Ibid.
-
[59]
Ibid.
-
[60]
Dans le film Sartre, de même, il dira la même chose de ses années d’adolescence à La Rochelle : « Et c’est peut-être venu de ce que j’étais solitaire à La Rochelle, c’est-à-dire repoussé et voulant m’intégrer » (Sartre, texte du Film, op.cit., p. 32).
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[61]
Les Mots, p. 184.
-
[62]
Les Mots, p. 185.
1 La chose est entendue : Sartre n’aime pas l’enfance. Aussi ses principales œuvres littéraires sont-elles des histoires d’adultes, qui n’évoquent jamais leur enfance. On y trouvera rarement un enfant. Pour éviter tout malentendu, Sartre lui-même tient à le préciser dans Les Mots : « Des amis s’étonnaient, quand j’avais trente ans : ‟On dirait que vous n’avez pas eu de parents. Ni d’enfance”. Et j’avais la sottise d’être flatté [1]. »
2 Voici à n’en pas douter une phrase paradoxale dans un récit d’enfance ! Nous verrons qu’elle s’inscrit dans un réseau de paradoxes qui caractérisent l’écriture sartrienne. Cette phrase explique en tout cas que, de La Nausée aux Chemins de la liberté, de Huis clos aux Séquestrés d’Altona, on voie des personnages adultes qui ne semblent pas avoir eu d’enfance, comme Sartre ici. Des personnages adultes en proie à des problèmes d’adultes : écrire un livre d’Histoire pour Roquentin, s’entendre avec les autres, pour le trio de Huis clos, ou même – ce qui est le comble pour notre propos – trouver un médecin qui fasse avorter sa compagne, pour le héros de L’Âge de raison.
3 Cette haine, ou du moins cette distance, envers l’enfance s’enlève sur fond de la pensée de la liberté déployée dans L’Être et le Néant. Si l’homme se définit par l’ensemble de ses actes, des fins qu’il projette dans l’avenir, l’enfance semble reléguée à la dimension passive de l’existence, celle qui relève du passé, qui tombe toujours dans ce que Sartre nomme « l’être-en-soi ». Au « pour-soi » il incombe toujours d'« assumer » ce passé afin de lui donner un sens se constituant à travers ses projets toujours recommencés. L’Être et le Néant, assez logiquement, fait l’impasse sur l’enfance, puisque si la « situation » est éclairée par la « liberté », l’enfance n’est qu’une « facticité » à laquelle l’homme, parvenu à maturité, se doit de donner un sens en fonction de ses projets. Elle n’a aucune importance en tant que telle.
4 Si la chose semble entendue, l’affaire est beaucoup moins simple qu’elle n’y paraît, comme souvent avec Sartre, maître dans l’art de penser contre lui-même. Car le projet d’une écriture de l’enfance apparaît bel et bien dans l’Essai d’ontologie phénoménologique, à travers la notion de « choix originel ». En effet, dans le chapitre qui expose la « psychanalyse existentielle », chapitre clé dans le projet biographique de Sartre, est introduite cette notion censée nous conduire aux origines enfouies de toute vie, dans le secret d’un « choix » qui serait effectué avant tous les autres et qui déterminerait de ce fait tous ceux qui le suivront. Or, il semble bien que ce choix soit effectué dans l’enfance, bien que Sartre, curieusement, ne le dise jamais dans ce chapitre [2]. Il demeure que les biographies ultérieures se chargeront de confirmer cette intuition. Plus encore : plus Sartre avancera dans l’élaboration de la psychanalyse existentielle, au gré des exemples pris, plus il se rendra compte de l’importance primordiale de l’enfance dans l’éclairage d’une vie. Il faut donc reconsidérer cette œuvre à partir de cette perspective pour y déceler une dimension souvent négligée, mais néanmoins insistante. Tout d’abord, la nouvelle L’Enfance d’un chef est la première à évoquer, dès 1939, l’enfance, puis l’adolescence de son héros ; en ce sens, elle préfigure l’écriture plus tardive de Sartre. Mais le propos dépasse de loin ce récit d’avant-guerre. En effet, c’est dans la série des biographies – ensemble avec l’autobiographie – qu’il faut suivre les « enfants » chez Sartre : l’enfant Charles Baudelaire, l’enfant Jean Genet, Poulou, auquel l’ensemble des Mots est consacré, enfin l’enfant Gustave, qui est Flaubert tel que Sartre l’étudie longuement dans L’Idiot de la Famille. Or, cette série nous révèle d’emblée que non seulement l’enfance existe incontestablement chez Sartre – ce qui est une évidence pour tout lecteur scrupuleux – mais qu’elle tient une place absolument décisive dans l’économie de son œuvre, une place qu’il faut réévaluer afin de prendre la vraie mesure de l’écriture sartrienne. Pour ce faire, il faut confronter Sartre à une conception de l’enfance qu’il a violemment rejetée : celle de l’enfance idyllique issue de Rousseau. Cette réévaluation nous conduira à poser les questions suivantes : qui est l’enfant chez Sartre, et en quoi est-il un personnage sartrien, au même titre que le garçon de café ou la femme de mauvaise foi qui se rend à un rendez-vous ? En quoi fait-il pendant à l’enfant innocent cher au Rousseau des Confessions ? Et peut-on réellement se libérer de l’enfance, comme le laisse penser la doxa sartrienne, et comme Sartre lui-même nous a invités à le croire à maintes reprises [3]?
5 Le Baudelaire, paru en 1947 mais écrit en 1944, quasi immédiatement après L’Être et le Néant, met en application le projet de psychanalyse existentielle mis en place dans l’ouvrage philosophique. Aussi souffre-t-il d’une faiblesse évidente, souvent remarquée : trop proche du projet théorique, il semble de ce fait trop rigide, trop calqué sur une idée et insuffisamment souple pour s’adapter à son modèle, à savoir Charles Baudelaire. Il n’empêche que malgré ce schématisme quelque peu réducteur, l’ouvrage mérite d’être considéré comme la première tentative de biographie sartrienne. Quand on sait que ce genre – la biographie telle que l’entend Sartre à travers l’idée de psychanalyse existentielle – va devenir le genre privilégié par Sartre jusqu’au monumental Flaubert, il importe de prendre très au sérieux cette première tentative, ne serait-ce que comme point de comparaison avec les suivantes. Mais indépendamment des autres biographies, le Baudelaire marque l’introduction de l’enfance dans l’œuvre philosophique de Sartre.
6 On a vu en effet que L’Être et le Néant, à travers la notion de choix originel pointait l’enfance comme origine d’une vie humaine conçue dans sa totalité. Or, l’enfance est précisément l’objet des premières pages du Baudelaire. Sartre, après avoir exposé la thèse de son livre, à savoir l’entière liberté de Baudelaire dans le choix de sa vie, nous ramène aux origines de ce choix : dans l’enfance. Il a lieu à l’occasion de la mort de son père et du remariage de sa mère avec le général Aupick, alors que l’enfant Baudelaire, qui n’a que six ans, se sent délaissé par une mère adorée avec qui il avait cru former un couple fusionnel. C’est alors que les biographes du poète situent sa fêlure, à savoir une cassure irrémédiable dans sa vie. De cette fêlure, Baudelaire écrit ceci : « Sentiment de solitude, dès mon enfance. Malgré la famille – et au milieu des camarades, surtout – sentiment de destinée éternellement solitaire [4] ». Sartre, qui cite ces lignes, les commente ainsi :
Déjà il pense cet isolement comme une destinée. Cela signifie qu’il ne se borne pas à le supporter passivement en formant le souhait qu’il soit temporaire : il s’y précipite avec rage au contraire, il s’y enferme et, puisqu’on l’y a condamné, il veut au moins que la condamnation soit définitive. Nous touchons ici au choix originel que Baudelaire a fait de lui-même, à cet engagement absolu par quoi chacun de nous décide dans une situation particulière de ce qu’il sera et de ce qu’il est. Délaissé, rejeté, Baudelaire a voulu reprendre à son compte cet isolement. Il a revendiqué sa solitude pour n’avoir pas à la subir [5].
8 Notons l’opération de Sartre ici : d’un côté, l’enfance est présentée comme essentielle, puisqu’elle est le lieu du choix originel, ce choix qui détermine l’orientation d’une vie dans son intégralité, mais de l’autre, l’enfance nous renvoie immédiatement à la maturité, puisque ce choix détermine l’ensemble de la vie de l’homme adulte. Nous décelons donc d’emblée une ambivalence de Sartre envers l’enfance. Celle-ci n’est valorisée comme origine enfouie du choix déterminant que pour être immédiatement mise de côté, marginalisée par rapport à la vie adulte. L’enfance ne vaut donc pas par elle-même, et seule compte la vie adulte, l’enfance n’ayant de valeur que pour rendre compte de l’homme arrivé à maturité. L’enfance n’ayant qu’une utilité bien précise et définie, elle est évacuée immédiatement après cette utilisation. L’attitude foncièrement critique de Sartre envers l’enfance se fera clairement sentir dans le seul passage de l’ouvrage où il revient à nouveau au thème de l’enfance. Analysant la personnalité de Baudelaire, Sartre écrit : « Baudelaire n’a jamais songé à détruire l’idée de famille, bien au contraire : on pourrait dire qu’il n’a jamais dépassé le stade de l’enfance [6]. »
9 Qu’est-ce qui retient Baudelaire en enfance ? C’est l’idée d’ordre absolu à travers lequel l’enfant voit le monde, et le sentiment de sécurité qu’il procure. Sartre est amené ici à renverser le mythe de l’enfance dont Baudelaire fut l’un des artisans, et à considérer, pour la première fois, l’enfant dans sa généralité :
L’enfant tient ses parents pour des Dieux. Leurs actes comme leurs jugements sont des absolus ; ils incarnent la Raison universelle, la loi, le sens et le but du monde. Lorsque ces êtres divins posent leur regard sur lui, ce regard le justifie aussitôt jusqu’au cœur même de son existence ; il lui confère un caractère défini et sacré : puisqu’ils ne peuvent se tromper, il est comme ils le voient [7].
11 Dans ce qu’on pourrait appeler ici une phénoménologie de l’enfant, Sartre reprend les thèses sur le regard de L’Être et le Néant, transposées ici dans l’enfance. Si, dans l’ouvrage philosophique, le regard était toujours celui d’un adulte qui regardait un autre adulte qui pouvait le regarder à son tour – en d’autres termes, la réciprocité des regards se trouvait toujours à l’horizon de la description – ici, les adultes regardent un enfant. Or, le propre de ce regard est qu’il est à sens unique : l’enfant ne peut leur rendre leur regard. Du fait de l’asymétrie de cette situation, toute réciprocité est ici exclue. En ce sens, l’enfant est écrasé par le regard de l’adulte, qui le définit dans son être. Il demeure que l’enfant, subjectivement, ne vit pas ce regard comme écrasant, mais comme ce qui le justifie. En effet, l’enfant « tient ses parents pour des Dieux. » Sartre reconnaît ce qui fait le fond et la spécificité de l’enfance : le sentiment de sécurité. Nourri des caresses dont il est l’objet, l’enfant se sent à sa place dans le monde, monarque de droit divin, dit encore Sartre. Jusqu’au remariage de sa mère, Baudelaire jouissait lui aussi de ce sentiment :
Essence vraie au milieu d’essences vraies, il [l’enfant] a sa place dans le monde – une place absolue dans un monde absolu. Tout est plein, tout est juste, tout ce qui est devait être. Baudelaire n’a cessé de regretter ces verts paradis des amours enfantines. Il a défini le génie comme « l’enfance retrouvée à volonté ». Pour lui, « l’enfant voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre [8].
13 Jusqu’ici, Sartre reprend, à travers son propre langage, le mythe de l’enfance comme âge de la sécurité, image du paradis terrestre véhiculée depuis Rousseau. Ici, il y ajoute la thématique baudelairienne de l’ivresse et de la nouveauté, qui colorent ce mythe d’une teinte poétique. Le poète, comme l’enfant, est toujours ivre, puisque, dit Baudelaire, « il faut être toujours ivre, […] de vin, de poésie ou de vertu, à votre guise [9] ». Le poète est toujours en proie à un bouleversement des sens qui suscitent la transformation de la réalité prosaïque en allégorie. Toutefois, plutôt que de s’attarder sur ce mythe, pourtant essentiel dans la poétique de Baudelaire, Sartre en entreprend plutôt la destruction, comme les lignes qui suivent immédiatement cette description le laissent entendre :
Mais il omet de nous dire que cette ivresse est d’une espèce très particulière. Tout est nouveauté, en effet, pour l’enfant, mais ce nouveau a déjà été vu, nommé, classé par d’autres : chaque objet se présente à lui avec une étiquette ; il est éminemment rassurant et sacré puisque le regard des grandes personnes traîne encore dessus. Loin que l’enfant explore des régions inconnues, il feuillette un album, il recense un herbier, il fait le tour du propriétaire. C’est de cette sécurité absolue de l’enfance que Baudelaire a la nostalgie. Le drame commence lorsque l’enfant grandit, dépasse ses parents de la tête et regarde par-dessus leur épaule. Or, derrière eux il n’y a rien : en dépassant ses parents, en les jugeant peut-être, il fait l’expérience de sa propre transcendance. Son père et sa mère ont rapetissé ; les voilà, minces et médiocres, injustifiables, injustifiés. […] C’est ce dont Baudelaire ne veut à aucun prix. Ses parents restent pour lui des idoles haïssables – mais des idoles [10].
15 C’est là la première critique in nuce du mythe de l’enfance chez Sartre. Sa critique de l’enfance rejoint ici son jugement implacable sur Baudelaire lui-même, qui refuse de quitter le stade de l’enfance, en restant prisonnier d’une révolte stérile. Mais qu’est-ce qu’au juste qu’un enfant ? On peut à présent le préciser : l’enfant est l’être qui se définit exclusivement par le regard que lui portent les grandes personnes, et qui se sent justifié, en sécurité, à travers ce regard. L’enfant veut s’insérer dans le monde des adultes comme objet passif, s’intégrer dans leur vision du monde. Loin de se définir par lui-même, il a besoin de l’enveloppe des autres, de leur approbation ou de leur réprobation, c’est selon. Mais il ne saurait les ignorer, puisqu’ils sont les garants de son ordre intérieur. En d’autres termes, les parents, puisqu’il s’agit d’eux en premier lieu, sont les premières « idoles », pour l’enfant, dit Sartre, qui parlera plus loin à ce propos de « complexe théologique », pour l’opposer au complexe d’Œdipe [11].
16 Ainsi, l’ivresse de Baudelaire est fausse : loin d’être un véritable matin du monde, elle n’est qu’une reproduction soignée du monde des adultes, l’apprentissage de leurs codes et de leur langage. Le mythe d’une enfance « naturelle », inventé par Rousseau – on y reviendra – est un leurre, puisque l’enfant ne saurait échapper au monde des adultes, à la société dans laquelle il s’insère quoi qu’il fasse. L’enfance est socialisée, et cette socialisation est première et irréductible. C’est que la question de l’enfance s’inscrit dans le débat, ouvert au xviiie siècle, sur la nature humaine. Sartre a radicalement récusé toute idée de nature humaine, et l’enfance ne saurait déroger à sa thèse. On comprend pourquoi sa deuxième biographie, le Saint Genet, obéit à la même logique.
17 Le Saint Genet reprend d’un côté la première tentative biographique faite sur Baudelaire, en l’élargissant considérablement, mais d’un autre côté, infléchit l’entreprise dans une direction nouvelle. Il s’agit ici, comme Sartre l’écrit explicitement, de « l’histoire d’une libération » :
Montrer les limites de l’interprétation psychanalytique et de l’explication marxiste et que seule la liberté peut rendre compte d’une personne en sa totalité, faire voir cette liberté aux prises avec le destin, d’abord écrasée par ses fatalités puis se retournant sur elles pour les digérer peu à peu, prouver que le génie n’est pas un don mais l’issue qu’on invente dans les cas désespérés, retrouver le choix qu’un écrivain fait de lui-même, de sa vie et du sens de l’univers jusque dans les caractères formels de son style et de sa composition, jusque dans la structure de ses images, et dans la particularité de ses goûts, retracer en détail l’histoire d’une libération : voilà ce que j’ai voulu ; le lecteur dira si j’ai réussi [12].
19 La liberté se dit désormais comme libération. Voilà un terme qui était totalement absent du Baudelaire, et pour cause : Baudelaire ne s’est jamais libéré, il est toujours resté prisonnier : de son enfance, de ses parents, du regard des adultes. Genet, lui, partant d’une situation comparable à celle de Baudelaire, et même bien plus désespérée, parvient à se libérer de sa « situation originelle » [13]. Le livre pouvait ainsi apparaître comme la parfaite illustration des thèses de L’Être et le Néant, selon lesquelles la liberté triomphe toujours de toutes les aliénations, des fatalités. Ces lignes concordent également avec l’engagement politique de Sartre à l’époque, engagement que Sartre a souvent défini en termes de « libération de l’oppression » [14]. Toutefois, au lecteur attentif des premiers chapitres du livre, qui retracent le récit de l’enfance de Genet, les choses semblent prendre un pli bien plus sinueux. Notre propos sera d’examiner ces chapitres à la fois comme une étape essentielle dans l’écriture biographique et autobiographique de Sartre et comme révélateurs d’une ligne de pensée en contradiction avec sa thèse générale. À la lumière de ces chapitres, pourra-t-on continuer à parler d’une quelconque libération [15]?
20 Ce qu’il faut noter tout d’abord, en effet, c’est le rôle de plus en plus décisif de l’enfance dans l’entreprise biographique sartrienne. L’ensemble du premier livre de l’ouvrage, intitulé La Métamorphose, est consacré à l’enfance, et une partie considérable du second, puisque le choix originel qu’il décrit dans le chapitre « Je serai le voleur » a lieu dans l’enfance de Genet. Certes, cette enfance est sans doute plus mythique que réelle, puisque Genet s’y réfère comme à une période hors du temps et Sartre comme à un paradis perdu [16], mais elle n’en conserve pas moins tous les traits de l’enfance. Il fait suivre patiemment les descriptions de Sartre pour comprendre le nouveau statut de l’enfance dans l’œuvre. Le livre s’ouvre sur une proposition qui ancre l’ensemble de la biographie dans l’enfance :
Genet s’apparente à cette famille d’esprits qu’on nomme du nom barbare de « passéistes ». Un accident l’a buté sur un souvenir d’enfance et ce souvenir est devenu sacré ; dans ses premières années, un drame liturgique s’est joué, dont il a été l’officiant : il a connu le paradis et l’a perdu, il était enfant et on l’a chassé de son enfance [17].
22 D’autres parleraient de traumatisme là où Sartre préfère évoquer, dans un registre délibérément religieux, et par fidélité aux termes de Genet, un drame liturgique. Mais l’essentiel est sans doute l’importance accordée à ce souvenir d’enfance : il s’agit de l’événement décisif qui a bouleversé toute sa vie au point de la couper en deux : avant le drame, c’était le paradis ; après, viendra l’enfer, comme nous ne tarderons pas à le savoir. Il demeure que la vie de Genet s’appuie entièrement sur un événement survenu dans l’enfance comme sur un socle qui la détermine inexorablement. L’enfance décide donc du reste de la vie, qui se déroulera comme un écho de ce drame, la conséquence inéluctable de son avènement. De quoi s’agit-il ? On le sait : l’accusation de voleur par le père adoptif de Genet, lequel est surpris en train de dérober un objet dans le tiroir de la cuisine familiale. Cette accusation a conduit Genet à coïncider avec le personnage de voleur, devenant plus tard le voleur que l’on sait. Sartre résume le drame dès la seconde page du livre : « Voici l’argument de ce drame liturgique : un enfant meurt de honte, surgit à sa place un voyou ; le voyou sera hanté par l’enfant [18]. »
23 Il s’agit donc, si l’on veut comprendre Genet, de revenir à l’enfant qu’il fut, puisque cet enfant hantera le voyou Genet toute sa vie – du moins jusqu’au moment où Sartre écrit. Mais la phrase en elle-même ne laisse pas d’intriguer : s’il s’agit de raconter l’histoire d’une libération, comment peut-on parler d’une hantise, puisque le propre de la hantise, c’est qu’elle n’en finit jamais, qu’on ne s’en libère pas, précisément ? On voit donc d’emblée que la thèse générale de Sartre ne va pas sans rencontrer des obstacles peut-être insurmontables. Cette difficulté insurmontable nous conduit à l’idée que deux thèses contradictoires coexistent dans le Saint Genet : d’un côté, la thèse – générale et en quelque sorte officielle – de la libération, qui correspond au Sartre progressiste, philosophe de la liberté maîtresse de toutes les fatalités, et de l’autre, la thèse, souterraine et inavouable, de la hantise de l’enfant qui poursuit le voyou Genet toute sa vie, hantise dont on ne saurait se libérer. Le récit d’enfance de Genet par Sartre, qui est une sorte de petit récit indépendant dans le grand récit de la libération, ne fait que confirmer l’existence de cette seconde thèse. Il commence par l’idylle à la campagne :
Genet a sept ans. L’Assistance Publique l’a confié à des paysans du Morvan. Éparpillé dans la nature, il vit « dans une douce confusion avec le monde ». Il se caresse à l’herbe, à l’eau, il joue ; au travers de sa déserte transparence passe toute la campagne. Bref, il est innocent. Cette innocence lui vient d’autrui : tout nous vient d’autrui, même l’innocence [19].
25 L’opération sartrienne, comme à son habitude, procède en deux temps : elle commence par un récit – ici, celui de Genet – avant de passer du côté des analyses philosophiques sorties tout droit de L’Être et le Néant. La séquence est divisée par une coupure brutale. La première partie rend compte assez brièvement de l’expérience subjective de Genet enfant, qui habite la campagne dans une fusion bienheureuse avec la nature, qui se plaît à des jeux, comme tous les enfants, qui se vit comme innocent. Plus loin, Sartre dira encore très explicitement : « Il n’en est pas moins vrai qu’il vit son innocence, qu’il en jouit, qu’elle le rend heureux [20]. » Subjectivement, sur le plan du vécu, l’expérience primordiale de l’enfance est celle de l’innocence, c’est-à-dire d’une certaine pureté de l’être non entamé par la société, totalement fondu avec une nature vierge. Ce n’est nullement un hasard si l’enfance de Genet se déroule à la campagne – et Sartre insiste sur ce point – puisque la campagne figure, depuis Rousseau, la virginité de l’origine, l’image même de l’innocence première, d’un monde non corrompu par la société des hommes. Aussi, c’est à Rousseau que l’on songe ici dans cette description de l’innocence enfantine, puisque c’est lui qui, dans Les Confessions, a établi l’équation entre enfance, innocence et Paradis, dans des lignes demeurées célèbres :
Là fut le terme de la sérénité de ma vie enfantine. Dès ce moment, je cessai de jouir d’un bonheur pur, et je sens aujourd’hui même que le souvenir des charmes de mon enfance s’arrête là. Nous restâmes encore à Bossey quelques mois. Nous y fûmes comme on nous représente le premier homme encore dans le paradis terrestre, mais ayant cessé d’en jouir. C’était en apparence la même situation, et en effet une tout autre manière d’être. L’attachement, le respect, l’intimité, la confiance, ne liaient plus les élèves à leurs guides […] Tous les vices de notre âge corrompaient notre innocence, et enlaidissaient nos jeux [21].
27 L’innocence de Genet fait incontestablement écho à l’innocence du petit Jean-Jacques à Bossey, tout comme le paradis perdu de l’enfance rappelle celui de Rousseau. Cependant, il s’agit d’un écho négatif. En effet, Rousseau est essentiellement la cible de la proposition-couperet qui fait suite à cette description : « Cette innocence lui vient d’autrui : tout nous vient d’autrui, même l’innocence. » Le mythe de l’innocence enfantine, innocence qui serait comme la « bonne nature » en deçà de la corruption sociale, est irrémédiablement brisé par cette phrase. La critique du rousseauisme est encore plus nette ici que dans le Baudelaire. Le mythe d’une bonne nature qui se tiendrait inentamée avant la « chute » dans la société corruptrice, en deçà de l’entrée funeste dans le monde des adultes, Sartre y voit une simple idéologie bourgeoise. L’enfance fait elle aussi partie du monde des adultes, puisqu’elle a été inventée par les adultes [22], et ceci en dépit du fait que l’enfant vive subjectivement son expérience comme innocence heureuse, comme on l’a vu. Mais Sartre fait peu de cas de l’expérience de l’enfant, il s’intéresse essentiellement au mythe de l’enfance, inventé par les adultes pour leurs propres besoins. Or, ce mythe, selon Sartre, est une version tardive du mythe du Paradis Perdu. Sartre décèle trop clairement les raisons psychologiques qui ont présidé à la naissance de ce mythe pour y croire :
C’est un alibi, une occasion d’attendrissement, une voie ouverte au ressentiment et à toutes les formes de la pensée « passéiste », un refuge tout aménagé pour les temps de malheur, une façon d’affirmer ou de laisser entendre qu’on valait mieux que sa vie [23].
29 En prenant ici pour cible ce qu’il appelle la pensée passéiste, Sartre vise toute nostalgie, tout attendrissement sur soi-même. Le mythe de l’enfance est un symptôme de cet esprit rancunier qui, plutôt que de se tourner vers l’avenir afin de projeter des fins à réaliser, préfère se complaire dans le regret et le souvenir d’un passé à jamais perdu. L’auteur du Saint Genet se situe aux antipodes de la mélancolie, du sentimentalisme. Notons d’emblée que son auscultation du cas Genet le conduit étrangement à se confronter à une œuvre qu’il devrait être le premier à condamner, puisqu’elle s’enracine dans le souvenir, qui plus est un souvenir d’enfance. N’est-ce pas là encore un signe de l’aspect paradoxal de cette entreprise, ainsi que de ce que nous avons appelé les deux thèses contradictoires qu’elle véhicule ?
30 Notre thèse est corroborée par le fait que dans le Saint Genet, Sartre se tourne, sans doute pour la première fois, vers des descriptions de la passivité [24]. En effet, l’enfance est avant tout une expérience de la passivité, puisque l’enfant se définit par rapport aux adultes, qu’il en est totalement dépendant, puisqu’il se vit entièrement à travers le regard qu’ils portent sur lui et leurs jugements à son égard. De ces jugements, l’enfant ne saurait s’émanciper le moins du monde :
On lui a persuadé, comme à tous les gamins du village, que son âme était blanche ; donc il se voit blanc. Ou plutôt il ne voit rien du tout mais il fait confiance aux grandes personnes : elles sauront discerner ses neiges secrètes. Cette modeste fierté va décider de son destin : elle consacre, sans qu’il s’en doute, la priorité de l’objet sur le sujet, de ce qu’on est pour les autres sur ce qu’on est pour soi [25].
32 Sartre dit l’expérience de l’enfance comme celle de la soumission au jugement des adultes. L’enfant ne se connaît pas lui-même, c’est égal : les adultes se chargeront de l’informer. Ils le connaissent mieux que lui-même pourrait se connaître. Expérience de la confiance aussi : là encore, la référence à Rousseau est incontournable. Nous savons bien, en effet, depuis la thèse magistrale de Starobinski, que le sentiment premier, le plus pur, était pour le citoyen de Genève celui de la confiance, cette transparence des cœurs qu’il essaiera, en vain, de retrouver dans toutes ses relations humaines. C’est là ce qu’il tient de son expérience enfantine, comme il le dira explicitement dans Les Confessions [26]. L’innocence enfantine tenait entièrement dans la confiance de l’enfant pour l’adulte. Aussi l’événement traumatique sera, pour Genet, la perte de cette confiance, perte qui se produira brutalement dans l’accusation de voleur par son père adoptif. Non qu’il révoquera en doute leurs jugements : au contraire : il croit parfaitement, trop sans doute, à leur accusation. Mais il est bien obligé de reconnaître qu’il a perdu leur confiance. Cette perte de confiance va entraîner à son tour un mécanisme fatal : ses conduites viseront désormais à creuser la distance qui le sépare de ses semblables, et le mèneront à la trahison, point ultime de la perte de confiance.
33 L’expérience de l’enfance peut donc être décrite en termes de passivité. L’adulte, découvrant qu’il était regardé, pouvait, dans L’Être et le Néant, retourner le regard. Mon regard était une arme contre le regard inquisiteur d’autrui, regard qui me pétrifie et me dérobe ma liberté. Mais l’enfant est incapable de ce regard. Il est celui qu’on regarde sans qu’il puisse rendre le regard à l’adulte. Délaissé dans une situation totalement asymétrique, sans espoir de réciprocité, l’enfant est l’être totalement soumis au regard des adultes, livré à leurs jugements. C’est précisément le drame de l’accusation qui constitue Genet en voleur :
Traité de voleur à dix-sept ans, Genet eût rigolé : c’est l’âge où l’on liquide les valeurs paternelles […] Mais c’est un enfant qu’on a surpris, un tout jeune enfant, timide, respectueux, bien pensant. Élevé dans la religion, dans les meilleurs principes, on lui a inculqué un amour si passionné du Bien qu’il souhaite la sainteté plutôt que la fortune. Il n’a pas non plus la ressource de se défendre en accusant : les adultes sont des dieux pour cette petite âme religieuse [27].
35 L’enfant est l’être sans ressources. Absolument vulnérable. Sartre pointe ici, presque malgré lui, la source de l’expérience radicalement passive, cette expérience que, dans L’Être et le Néant, il a tout fait pour surmonter. En effet, on peut caractériser le livre comme une immense entreprise de vaincre la passivité, entreprise qui mobilisait à cet effet toute une subtile machine dialectique. C’est ainsi que Sartre pouvait écrire, dans un geste radical : « Ainsi, en un certain sens, je choisis d’être né [28]. » Il est symptomatique que Sartre analysait alors le regard sans jamais évoquer le regard porté par les parents sur leur enfant, expérience pourtant cruciale. C’est que le ton de l’ouvrage était éminemment viril, résolument adulte : l’adulte était cet homme apte à surmonter tout donné, à lui imprimer la marque de sa liberté. Dans ses biographies, Sartre découvre progressivement une autre expérience du regard, celle qui est subie par l’enfant sans qu’il puisse la retourner vers autrui. Il est dans une position irréductiblement inférieure par rapport aux adultes, et cette infériorité le constitue précisément comme enfant. Ainsi, le drame de Genet, c’est d’avoir été accusé d’être un voleur dans l’enfance, et donc d’avoir intériorisé sans recul cette accusation. Car l’enfant, contrairement à l’adolescent, est respectueux. Il obéit et, loin de vouloir se rebeller, ne cherche qu’à plaire aux adultes. Ces derniers ne sont-ils pas des dieux pour l’enfant, « petite âme religieuse » ? La passivité se dit à même le langage qui le nomme dans le « drame liturgique » :
Son aventure, c’est d’avoir été nommé : il en est résulté une métamorphose radicale de sa personne et de son langage. Par cette nomination cérémonieuse qui le transformait à ses propres yeux en objet sacré on donnait le départ à cette lente progression qui fera de lui un jour un « Prince des Voleurs » et un poète. Mais il est à présent à cent lieues de soupçonner qu’il écrira, qu’il s’enorgueillira de faire le Mal. Accablé, abasourdi, il ne fait que subir. Un jour en parlant de cette période de sa vie, il dira qu’il était le ballon de football que des coups de pied renvoient d’un bout à l’autre du terrain [29].
37 Ici, la passivité est dite en toutes lettres : « il ne fait que subir. » Toutefois, Sartre entend sortir l’enfant Genet de la fange dans laquelle il est pris, de le tirer de cet état. Est-ce Genet lui-même qui se tire de là, ou Sartre qui l’en tire ? La réponse à cette question est décisive, car elle révèle à la fois l’opération de Sartre et ce qu’elle fait de Genet. On sait que l’ensemble de l’ouvrage est écrit pour tirer progressivement Genet d’une situation impossible et l’amener vers sa libération des rets de la fatalité. Ainsi, le choix originel par lequel il se constitue en voleur à ses propres yeux, est-il le moteur qui le sort de sa passivité enfantine. Ainsi, ses métamorphoses en esthète et en écrivain, qui font la trame ultérieure du livre, sont-elles autant d’étapes vers cette libération que Sartre vise dès le départ. Pourtant, une véritable tension ne cesse d’accompagner ce processus de libération. En effet, on se souvient que Sartre avait écrit dès le début que Genet était un esprit « passéiste », qu’il était rivé sur un souvenir d’enfance et que, toute sa vie, le voyou qu’il est était « hanté par l’enfant » qu’on avait tué en lui. N’est-ce pas le contraire de toute libération, puisque l’enfant se refusait à être liquidé en faveur d’une figure plus haute ? En d’autres termes, la machine dialectique était empêtrée dans l’enfance sans pouvoir en sortir. L’enfant persistait à hanter le voyou, écrivait Sartre. C’est donc qu’il n’y avait aucune libération, ou que toute libération était irrévocablement entravée par cette hantise. De l’enfant qu’il fut, Genet n’arrive décidément pas à se libérer, et sa vie semble une éternelle répétition de la crise originelle, dans une recherche éperdue de cet enfant qu’il fut, de ce Paradis d’avant la chute dans le voyou. Une recherche qui n’en finit pas, tout au contraire, et ce malgré les efforts de Sartre pour « libérer » Genet, dans la seconde partie de l’ouvrage, alors qu’il décrit ses métamorphoses ultérieures en esthète et en écrivain comme autant de liquidations de la crise originelle et autant de libérations [30]. Mais si Sartre était resté fidèle à ce qu’il avait écrit au départ, à savoir que « le voyou était hanté par l’enfant », il n’aurait pu parler de libération, car il aurait alors fallu dire que l’enfant ne cessait de poursuivre Genet – sans aucune progression possible – à travers ses mésaventures de voyou, d’homosexuel, de mendiant, de voleur. Précisément, sa hantise de l’enfance innocente n’est-elle pas le plus terrible réquisitoire de Genet, et de Sartre à sa suite, contre une société qui a tourné définitivement le dos à l’enfance, malgré un culte de l’enfance dont Sartre démonte le caractère larmoyant et factice ? Dans l’imaginaire de Genet repris par Sartre, l’enfant était placé du côté des exclus, au même titre que le bandit ou que le criminel. C’est le sens même de l’exergue du livre, qui est une citation de Prévert : « Bandit, voleur, voyou, chenapan ! C’est la meute des honnêtes gens, qui fait la chasse à l’enfant [31]. »
38 Au terme de l’analyse du Saint Genet, l’entreprise devait reconnaître sa portée limitée. En effet, Genet n’est en rien un enfant ordinaire, puisqu’il est un orphelin. Il s’agit donc d’une exception, et c’est sans doute ce qui a d’abord attiré Sartre en lui, puisqu’il écrit que « Genet le sophiste est un des héros de ce temps [32]. » Mais qu’en est-il de l’enfant qui n’a pas été abandonné ? L’enfant au sein de sa famille ? Sartre doit bien avouer, malgré son culte avoué des héros, que c’est le cas le plus répandu… Les Mots vont se charger de nous livrer la description d’un enfant qui non seulement n’a pas été abandonné, mais d’un enfant aimé par sa mère, et par la famille au sein de laquelle il a grandi, et cet enfant, ce sera Jean-Paul Sartre lui-même [33].
39 Les Mots, l’autobiographie, doit être lue à la fois comme une suite de l’entreprise biographique de Sartre et comme une rupture [34]. Dans son étude sur Les Mots, Lejeune a commencé par souligner la continuité, en cela qu’il s’agissait là encore de dégager le « projet fondamental et unique, élaboré au cours de l’enfance » :
Toutes les conduites qu’invente ainsi la liberté manifestent un projet fondamental et unique, élaboré au cours de l’enfance, et qui est devenu un élément permanent et intemporel de l’histoire de l’individu. […] Écrire une biographie, c’est donc essayer d’abord d’identifier ce projet, et de le retrouver dans son origine [35].
41 Assurément, la continuité se laisse voir encore à deux traits marquants : d’une part, Les Mots est, comme le Saint Genet l’histoire d’une vocation littéraire, le récit d’un enfant devenu écrivain, et d’autre part, l’autobiographie continue l’entreprise de démolition du mythe de l’enfance inaugurée par le Baudelaire et le Saint Genet. Les Mots renforce même l’impression que l’enfance n’est qu’un mythe, puisque l’enfant joue son rôle d’enfant, comme tracé d’avance, dans une famille où tout confine au théâtre, à ce que Sartre appelle la comédie familiale. Toutefois, ces lignes de continuité masquent mal un certain nombre de ruptures, dont deux nous semblent particulièrement décisives : tout d’abord, la notion de choix originel, à l’œuvre dans les deux biographies sur Baudelaire et Genet, disparaît dans l’autobiographie ; ensuite, le récit est désormais entièrement consacré à l’enfance, où le destin de l’adulte se joue entièrement. Ce second trait nous semble essentiel en ce qu’il renvoie à une réévaluation de l’enfance dans la pensée de Sartre, réévaluation qui peut d’abord passer inaperçue. Nous voudrions analyser ces deux ruptures en montrant comment elles sont nouées l’une à l’autre.
42 Concernant la disparition du choix originel dans Les Mots, on l’attribuera d’abord au registre purement littéraire de l’œuvre, qui évacue toute technicité philosophique. Mais son enjeu est, selon nous, autrement plus important : il s’agit de l’abandon d’un certain modèle de récit, qui met l’accent sur les tournants, les moments de crise et les retournements dramatiques. Dans Les Mots, on trouvera avec peine un événement traumatique ou dramatique du type de ceux qui avaient fait la trame du Baudelaire, et surtout du Saint Genet [36]. Certes, il serait possible d’y déceler nombre d’événements : l’apprentissage de la lecture, la scène du coiffeur, la conversation avec le grand-père sur la vocation littéraire – peut-être l’épisode le plus saillant – mais ce sont plutôt des scènes que des événements au sens fort. Aucune d’entre elles ne constitue une véritable rupture dans le récit. L’ensemble demeure cantonné dans une description au ton saccadé, certes, mais assez fluide quant à son inscription dans le temps. Le récit évoque une enfance très protégée au sein de la bourgeoisie intellectuelle française des alentours de 1900, en l’occurrence, la famille Schweitzer, puisqu’il a grandi, avec sa mère, chez ses grands-parents maternels. On connaît l’importance de cette famille, de ses habitudes et cérémonies, le rôle décisif du grand-père Charles Schweitzer, et surtout l’émergence de l’écrivain à travers l’amour des livres et de la littérature. Il demeure que, en comparaison des biographies antérieures, nous sommes d’abord frappés par le fait que le récit des Mots n’a rien du caractère heurté auquel nous étions habitués. On ne saurait isoler ni un moment traumatique unique, ni un quelconque choix originel, ni encore une métamorphose. Le projet fondamental d’écrire se profile lentement au cours de son enfance, à travers une série d’étapes, qui sont loin de se réduire aux deux titres données par Sartre aux deux parties de son livre : « lire » et « écrire ». Si crise il y a, elle se produit après l’enfance racontée dans Les Mots, au moment de la désillusion, puisque le récit tout entier est placé sous le signe de cette désillusion, vécue comme une guérison par rapport à la religion de la littérature [37]. Or, sur l’événement de cette guérison, le récit est particulièrement silencieux. La seule indication se trouve introduite dans le récit comme une petite parenthèse totalement détachée du flux de la narration, et qui se résume à ces quelques lignes :
Je pris en dégoût les cérémonies, j’adorais les foules ; j’en ai vu de toute sorte mais je n’ai retrouvé cette nudité, cette présence sans recul de chacun à tous, ce rêve éveillé, cette conscience obscure du danger d’être homme qu’en 1940, dans le Stalag XII D [38].
44 Encore cette indication est-elle totalement inintelligible pour le profane. Seul celui qui connaît l’itinéraire de Sartre sait qu’il s’agit du premier grand tournant de sa vie, celui qui l’a transformé, d’un écrivain anarchiste et voué au culte de la littérature, en un intellectuel engagé [39]. Le livre passe par ailleurs totalement sous silence cet événement à partir duquel il écrit son autobiographie, de sorte que le lecteur ignore comment il en est venu à se dégager de l’éducation de son enfance. Reste maintenant à montrer comment l’abandon du schéma ternaire enfance heureuse – crise dramatique – choix originel, qui avait été le paradigme des biographies précédentes est noué à une réévaluation générale du statut de l’enfance par rapport aux œuvres antérieures. À partir de là, nous nous demanderons si la pensée de la liberté élaborée dans L’Être et le Néant ne subit pas en conséquence un bouleversement radical.
45 L’abandon du récit dramatique dans Les Mots se dégagera clairement en comparant la description des instants fatidiques dans le Baudelaire et le Genet avec celles des séquences temporelles plus longues dans l’autobiographie. On sait que le paradigme du choix originel est corrélatif d’une pensée de l’instant : le choix s’effectue en un instant. Cet instant deviendra un moment mythique, comme pour Genet, qui considérera sa vie à l’aune de son drame liturgique, ou encore pour Baudelaire, qui faisait remonter à son enfance le « sentiment d’une destinée éternellement solitaire [40]. » Or, Les Mots ne présentent rien d’une telle temporalité, mais plutôt la description d’une maturation lente et progressive d’une vocation d’écrivain. Cette maturation se fait à travers plusieurs étapes : la découverte de l’objet livre, l’apprentissage de l’alphabet, l’apprentissage solitaire de la lecture, enfin l’écriture.
46 Tout d’abord, c’est la découverte de l’objet livre, qui est l’entourage immédiat de l’enfant dans l’appartement du grand-père, à la fois professeur d’allemand et éditeur de livres d’initiation à la littérature allemande :
J’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres. Dans le bureau de mon grand-père, il y en avait partout ; défense était faite de les épousseter sauf une fois l’an, avant la rentrée d’octobre. Je ne savais pas encore lire que, déjà, je les révérais, ces pierres levées : droites ou penchées, serrées comme des briques sur les rayons de la bibliothèque ou noblement espacées en allées de menhirs, je sentais que la prospérité de notre famille en dépendait [41].
48 Le livre est d’abord l’objet d’un culte que l’enfant rend à un objet précieux, avant même de savoir de quoi il s’agit. Il sait simplement que les livres sont intimement liés à la famille, puisqu’il « y en avait partout », et parce que, très tôt, le grand-père lui apprend qu’il les fabrique lui-même : « Ceux-là, petit, c’est le grand-père qui les a faits [42]. » L’enfant a donc avec les livres un rapport de familiarité comparable à celle de l’enfant du boulanger avec le pain, ou de l’enfant du menuisier avec le bois. Il est du sérail, et manie les livres comme un autre enfant ses jouets favoris. D’ailleurs, il exige rapidement d’avoir ses livres à lui, comme d’autres enfants leurs jouets personnels : « Je ne savais pas encore lire que j’étais assez snob pour exiger d’avoir mes livres [43]. » Mais les étapes suivantes sont tout aussi décisives : tout d’abord, la lecture que sa mère lui fait à haute voix, puis, très rapidement, l’apprentissage de la lecture, en deux temps : d’abord celui de l’alphabet, qu’on lui apprend, puis l’apprentissage de la lecture à proprement parler, qu’il fait par lui-même en lisant Sans Famille d’Hector Malot, qu’il connaît déjà par cœur.
49 C’est ainsi qu’il découvre progressivement ce qu’il appelle sa « religion », la religion du livre : « J’avais trouvé ma religion : rien ne me parut plus important qu’un livre. La bibliothèque, j’y voyais un temple [44]. »
50 La description des débuts de l’écriture viendra plus tard, dans la seconde partie, à partir des lettres qu’il échange avec son grand-père au moment des vacances. On notera à la fois la dimension très progressive de la naissance de cette vocation, et le caractère vague des séquences temporelles, que Lejeune avait déjà noté. Aucune indication de temps, aucune mention d’année ou de date spécifique – à quelques exceptions près – ne viennent ponctuer ce récit, qui demeure délibérément impressionniste dans la chronologie. L’ordre est plus dialectique que chronologique [45]. Cette enfance se situe hors du temps régulier des horloges, dans un Avant mythique, où résiderait l’origine d’une vocation. Les scènes racontées sont extirpées de cet Avant sans mention d’année ni de date, dans le seul but de montrer les étapes d’une vocation à sa naissance.
51 Nous voudrions illustrer ce caractère fluide du récit, qui abandonne donc tout événement dramatique et soi-disant décisif, par un exemple précis. Si une scène semble faire exception à cette fluidité, c’est celle de la conversation avec le grand-père dans laquelle celui-ci essaie de le dissuader de se consacrer à la littérature, et le dirige vers le métier d’enseignant, plus apte à nourrir celui qui l’exerce et plus honorable socialement. Sartre s’attarde longuement sur ce qui apparaît au départ comme une conversation unique, qui commence comme un événement dramatique : « Un soir, il annonça qu’il voulait me parler d’homme à homme, les femmes se retirèrent, il me prit sur ses genoux et m’entretint gravement [46]. »
52 Le temps même, le passé simple, est celui de l’événement dramatique. Il nous laisse croire que nous sommes finalement situés devant un événement particulièrement déterminant, du type de l’événement traumatique dont nous étions familiers dans le Baudelaire et le Saint Genet. Les pages suivantes, dans lesquelles Sartre relate ce qui semble être une conversation décisive, vont également dans ce sens. Or, la fin de ce long passage à de quoi nous surprendre :
Ainsi s’est forgé mon destin, au numéro un de la rue Le Goff, dans un appartement du cinquième étage, au-dessous de Goethe et de Schiller, au-dessus de Molière, de Racine, de La Fontaine, face à Henri Heine, à Victor Hugo, au cours d’entretiens cent fois recommencés : Karl et moi nous chassions les femmes, nous nous embrassions étroitement, nous poursuivions de bouche-à-oreille ces dialogues de sourds dont chaque mot me marquait [47].
54 Nous voilà renseignés ! Alors que nous croyions tenir enfin une scène décisive, un moment détaché de la temporalité fluide du livre, nous retombons dans une scène à répétition. Une scène qui n’en est pas vraiment une. Significativement, le temps passe alors à l’imparfait (« nous chassions […] nous nous embrassions […] nous poursuivions ») pour dire la répétition, la chose devenue habitude, recommencement, répétition. Par conséquent, si le destin de Poulou se forge au cours de ces entretiens, c’est une œuvre de longue haleine, qui se poursuit dans un temps long dont nous ignorons les limites temporelles précises, comme ailleurs dans le livre. C’est dire que Sartre, désormais, a définitivement abandonné le modèle d’une temporalité heurtée, d’une narration centrée autour d’un choix originel. Le projet fondamental d’écrire se met très progressivement en place.
55 Mais ce qui est plus décisif encore dans l’abandon de ce modèle, est qu’il est noué à une réévaluation de l’enfance. En effet, la notion de choix originel possédait cette vertu qu’il projetait l’enfant vers l’âge adulte, puisque le choix de l’enfant déterminait la vie de l’adulte. Dans Les Mots, le projet fondamental se met en place entièrement dans l’enfance. Alors que les biographies de Baudelaire et de Genet, malgré leurs contradictions, et les multiples torsions de l’écriture, visaient à sortir de l’enfance pour se focaliser sur l’adulte, l’autobiographie s’achève à la onzième année. C’est dire la réévaluation de l’enfance qui se lit dans Les Mots : consacrer un livre entier à l’enfance, c’est avouer, d’une certaine façon, qu’on n’en sort pas. Ce qui avait été auparavant le commencement est maintenant la totalité. Certes, dans un sens, Sartre semble se venger de l’enfant qu’il fut, et prend un plaisir manifeste, du haut de sa position adulte, à se moquer de cette enfance bourgeoise. Il n’importe : l’écriture a ici raison du projet. Sartre écrivant le livre de son enfance en vient à réévaluer, non seulement sa propre enfance, mais l’enfance en général [48]. Cette réévaluation se lit à divers passages du livre. Nous venons de voir que son destin s’est forgé dans son enfance, mais de telles phrases pouvaient se trouver également dans le Saint Genet : « Mais pendant qu’il vole dans l’innocence, pendant qu’il convoite modestement la palme du martyre, il ignore qu’il se forge un destin [49] ».
56 Il reste qu’une telle phrase posait une difficulté majeure dans le cadre de l’entreprise globale du Saint Genet, qui visait précisément à décrire l’histoire d’une libération. Dans Les Mots, elle doit être prise beaucoup plus sérieusement, parce qu’elle s’accorde avec nombre d’indications qui se trouvent dans l’ouvrage. Ainsi, par exemple :
Tout homme a son lieu naturel ; ni l’orgueil, ni la valeur n’en fixent l’altitude : l’enfance décide. Le mien, c’est un sixième étage parisien avec vue sur les toits [50].
58 Ici, la courte proposition « L’enfance décide » aura fait sursauter tous les lecteurs de L’Être et le Néant, mais aussi ceux qui avaient suivi Sartre dans son Baudelaire et dans le Saint Genet. Car, il s’agit incontestablement d’une réévaluation de l’enfance qui fait éclater à la fois le schéma des précédentes biographies et la pensée de la liberté de l’ouvrage philosophique. Si l’enfance décide du « lieu naturel de l’homme », que reste-t-il du libre choix de l’homme adulte, qui devait, selon le philosophe, prendre l’ensemble de son passé en main et lui donner une direction qui sera le fruit de son libre choix ? Si dans l’ouvrage philosophique, l’enfance n’existait pas, puisqu’elle n’était qu’une dimension du passé, toujours à reprendre par la conscience néantisante, ici au contraire, elle décide, ce qui signifie concrètement que l’adulte est déjà déterminé par son enfance, en proie à l’enfance comme à cette période de sa vie où précisément sa conscience est encore dans les limbes, et les marges de son action sont réduites au minimum. Certes, ce dont il s’agit ici, c’est seulement du lieu naturel de l’homme, mais ce lieu est essentiel pour Sartre dans cette séquence : il y évoque sa sensibilité la plus personnelle qui lui fait préférer les lieux en hauteurs, plus propres aux considérations spéculatives, aux vallées et aux plaines. Il réexamine sa vie à la lumière de cette préférence, et de son désir ultérieur de plonger vers le bas, de « chausser des semelles de plomb », autre façon de parler de son engagement politique à partir de 1940. La décision de l’enfance est donc ici à prendre au sens le plus fort.
59 Un autre épisode vient confirmer cette réévaluation de l’enfance dans le sens d’une élévation de son importance au point d’en faire l’époque cruciale de la vie, là où les choses se décident, précisément [51]. Il s’agit encore des conversations avec le grand-père, alors que son destin se forgeait. Mais il dit plus encore. Deux indications capitales retiendront notre attention. La première est la suivante :
Bref, il me jeta dans la littérature par le soin qu’il mit à m’en détourner : au point qu’il m’arrive aujourd’hui encore de me demander, quand je suis de mauvaise humeur, si je n’ai pas consommé tant de jours et tant de nuits, couvert tant de feuillets de mon encre, jeté sur le marché tant de livres qui n’étaient souhaités par personne, dans l’unique et fol espoir de plaire à mon grand-père [52].
61 Et la seconde :
La voix de mon grand-père, cette voix enregistrée qui m’éveille en sursaut et me jette à ma table, je ne l’écouterais pas si ce n’était pas la mienne, si je n’avais, entre huit et dix ans, repris à mon compte dans l’arrogance, le mandat soi-disant impératif que j’avais reçu dans l’humilité [53].
63 Décidément, l’autobiographie s’ingénie à multiplier les surprises : après la déclaration selon laquelle l’enfance décide de la sensibilité de l’adulte, nous assistons à présent au triomphe de l’enfance sous la figure du grand-père. Ce triomphe est d’autant plus surprenant qu’au début de son récit, on se souvient que Sartre avait déclaré : « Je n’ai pas de Surmoi [54]. » Il mettait alors cette absence de Surmoi chez lui, absence dont il se glorifiait, sur le compte de la mort de son père alors qu’il n’était qu’un nourrisson. Or, les deux passages cités ici témoignent d’un Surmoi renforcé au centuple à travers l’intériorisation de la voix du grand-père, père à la puissance deux, puisque Sartre prend soin de nous le dépeindre sous les traits d’un « patriarche [55] ». Mais ici, c’est toute l’entreprise littéraire de Sartre dont la paternité est attribuée à ce patriarche. L’enfance, sous les traits du grand-père, semble triompher de la liberté folle du « fils de personne » ou de « l’enfant du miracle ».
64 On dira alors : mais c’est oublier tout le propos des Mots, qui est précisément de dénoncer la religion de la littérature inculquée par le grand-père dans l’enfance, c’est faire fi de l’ironie perpétuelle de Sartre dans son autobiographie, de son sarcasme envers ces « sales fadaises » qu’il « gobait sans trop les comprendre » et auxquelles « il croyait encore à vingt ans [56] ». Certes, et une lecture possible, et tout à fait légitime, des Mots tendra alors à rabattre l’enfant sur l’adulte. Selon cette lecture, le narrateur des Mots se trouverait entièrement du côté de l’adulte, qui prend un plaisir non dissimulé à ce jeu de massacre consistant à déprécier son enfance, qu’il dit détester, à se moquer de sa famille et de ses cérémonies, et à plus forte raison de ce grand-père sorti tout droit du xixe siècle littéraire. Mais une autre lecture est tout aussi envisageable, plus sensible à ce que nous dit Sartre derrière le sarcasme et l’ironie. Selon cette lecture, Sartre n’a jamais réellement rompu avec son enfance, puisqu’il continue à écrire – « J’écris toujours. Que faire d’autre [57]? » – avouant pour finir :
C’est mon habitude et puis c’est mon métier. Longtemps, j’ai pris ma plume pour une épée : à présent, je connais notre impuissance. N’importe : je fais, je ferai des livres ; il en faut ; cela sert tout de même. La culture ne sauve rien ni personne, elle ne justifie pas. Mais c’est un produit de l’homme : il s’y projette, s’y reconnaît ; seul, ce miroir critique lui offre son image. Du reste, ce vieux bâtiment ruineux, mon imposture, c’est aussi mon caractère : on se défait d’une névrose, on ne se guérit pas de soi [58].
66 Constat désabusé et si lucide : Sartre nous dit, après avoir fait une critique au vitriol de son éducation, de son enfance, qu’il en est le produit ! Ultime paradoxe, dernier retournement de Sartre. Malgré la guérison, le changement, la description minutieuse d’un « homme qui s’éveille [59] », Sartre reste Poulou, l’enfant qui avait commencé à écrire. Il continuera à écrire, car « on ne se guérit pas de soi ». La liberté ne consiste plus à changer ses actes, à se créer ex nihilo à chaque seconde – cela, c’est décidément impossible : nous sommes rivés à notre enfance, malgré les cérémonies de la naissance auxquelles Sartre nous convie dans son livre – mais dans la libération vis-à-vis des principes que l’on nous a inculqués dans notre enfance. Là, Sartre a bel et bien changé, il s’est guéri, il s’est éveillé. Mais derrière la critique exacerbée, exercée tout au long du livre, sur son enfance, derrière la destruction du « mythe de l’enfance » dont au bout du compte il ne reste rien, perce une secrète tendresse pour cet orphelin de père et fils unique, enfant solitaire, qui n’avait qu’un désir, destiné à fuir la comédie familiale et le sentiment de sa contingence : s’intégrer dans les jeux de ses camarades [60]. En vain : on sait que ces derniers l’ont exclu bien des fois de leurs jeux, au Luxembourg ou ailleurs. La seule fois où il exulte réellement, ce n’est pas au moment de lire ou d’écrire pour la première fois – ce sont là des exercices presque naturels pour l’enfant prodige qu’il fut – mais au moment où il prend enfin part au jeu de ses pairs, et où il s’écrie : « Enfin, j’avais des camarades ! [61] » Le jeu de ballon, sur la place du Panthéon, lui ouvre in extremis les portes de la fraternité, qu’il s’évertuera à retrouver plus tard, au Stalag et aux temps de l’engagement. C’est là un aspect peut-être mineur de l’ouvrage si on le juge à l’aune du récit de la naissance d’une vocation, mais absolument décisif. Ici, comme dans l’écriture solitaire de ses débuts, il échappe enfin à la comédie familiale. Sartre regarde enfin son enfance en face, à hauteur d’enfant, pourrait-on dire, enfant parmi d’autres enfants, donc sans enfantillage, puisque « les enfants entre eux détestent l’enfantillage : ce sont des hommes pour de vrai [62]. » Plus trace ici de l’ironie de l’écrivain, de l’adulte qui se penche sur son enfance de haut ! Cette œuvre oh combien brillante, cette œuvre qui s’est mise au service du progressisme, des « nobles causes », excède là sa réduction au progressisme et au politique, et accède, par un retour vertigineux, à une autre dimension, celle de l’enfance. C’est en cet endroit, sur la place du Panthéon et parmi ses camarades de jeu, que nous pouvons situer « l’ultime victoire de l’enfance » dans l’œuvre de Jean-Paul Sartre.
Notes
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[1]
Jean-Paul Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, 1964, p. 199. Nos références renvoient toujours à cette édition.
-
[2]
À l’exception d’une phrase qui aura un retentissement énorme dans l’œuvre ultérieure de Sartre, à propos de Flaubert : « Enfin, la correspondance de Flaubert prouve que, bien avant la crise de l’adolescence, dès sa plus petite enfance, Flaubert était tourmenté du besoin d’écrire » (L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 645 ; les références renvoient désormais à cette édition). Il est impossible ici de revenir sur le statut de la psychanalyse existentielle dans la structure d’ensemble de L’Être et le Néant. Toutefois, il ne nous semble pas inutile de rappeler ces quelques indications : la psychanalyse existentielle avait assigné comme finalité au futur biographe de considérer un homme singulier comme une totalité, et de chercher cette totalité dans un choix originel qui donnerait la clé de toutes les conduites, les comportements, les actions et les pensées de cet homme. La notion de "choix originel", introduite dans le chapitre sur la psychanalyse existentielle comme notion essentielle, pouvait surprendre les lecteurs de L’Être et le Néant. En effet, Sartre ne nous avait-il pas répéter à l’envi que le « pour-soi » était définitivement brisé dans son identité, puisqu’il était capable, à n’importe quel moment, de changer sa vie, de néantiser l’ensemble de son passé en se projetant vers des fins totalement différentes que celles qu’il avait prises jusque-là. On se souvient que le garçon de café pouvait se réveiller un beau matin et décider de tout quitter pour faire le tour du monde. Comment alors concilier cette identité irréductiblement brisée, ouverte vers tous les possibles, avec l’idée d’un choix originel ou d’un projet fondamental, qui fixerait une fois pour toutes l’homme dans une orientation prise une fois pour toutes ? Sartre, en nous présentant l’homme comme une totalité, et en ayant voulant trouver la clé de cette totalité dans un prétendu choix originel, avait infléchi son œuvre vers la recherche d’une origine transcendantale de la vie, une origine qui s’expose à même la vie, dans l’ensemble des comportements et des conduites, mais qu’il importe de situer en deçà, dans un quelconque moment antérieur à ces conduites et à ces comportements. De ce moment, il ne nous disait rien dans L’Être et le Néant.
-
[3]
Cet article n’ignore aucunement l’abondante littérature sur l’œuvre sartrienne. Nous voudrions néanmoins dire notre dette envers quelques commentateurs qui nous ont guidés : François George, Sur Sartre, Paris, Christian Bourgois, 1976 ; Benny Lévy, Le Nom de l’Homme, Lagrasse, Verdier, 1984 ; Philippe Lejeune, « L’ordre du récit dans les Mots de Sartre », in Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975 ; Vincent de Coorebyter, « Prière pour le bon usage du Saint Genet : Sartre, biographe de l’aliénation », in Les Temps Modernes, « Notre Sartre », juillet-octobre 2005 ; Claude Burgelin, Les Mots de Jean-Paul Sartre, Paris, Gallimard, 1994.
-
[4]
Baudelaire, Œuvres I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 680.
-
[5]
Baudelaire, Paris, Gallimard, 1947, p. 20 (Les références renvoient désormais à cette édition).
-
[6]
Baudelaire, p. 59.
-
[7]
Ibid.
-
[8]
Baudelaire, p. 60. On comparera ceci à ce que Sartre dira de Mallarmé, dans Mallarmé, la lucidité et sa face d’ombre, Paris, Gallimard, 1986, p. 87-88.
-
[9]
Baudelaire, Œuvres I, op.cit., p. 337.
-
[10]
Baudelaire, p. 60-61.
-
[11]
Baudelaire, p. 63.
-
[12]
Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 645 (Les références renvoient désormais à cette édition).
-
[13]
Saint Genet, p. 60.
-
[14]
C’est le sens d’un texte comme « Matérialisme et révolution » dans Situations, III, Paris, Gallimard, 1949, où Sartre combat la liberté intérieure pour promouvoir une liberté politique, qui combat les hommes qui se croient « de droit divin », à savoir « les hommes de la classe dominante. »
-
[15]
Nous renvoyons à l’admirable article de Vincent de Coorebyter mentionné dans la note 2, qui a ouvert la voie à une meilleure compréhension des premiers chapitres du Saint Genet.
-
[16]
À trois reprises au cours des premières pages (p. 9, 13, 27).
-
[17]
Saint Genet, p. 9.
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[18]
Saint Genet, p. 10. Notons que le thème de la « hantise » est récurrent chez Sartre, depuis L’Être et le Néant.
-
[19]
Saint Genet, p. 13-14.
-
[20]
Saint Genet, p. 15.
-
[21]
J.-J. Rousseau, Les Confessions, livre I, in : Œuvres complètes, t. I, éd. Bernard Gagnebin, Marcel Raymond et Robert Osmont, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 20-21.
-
[22]
Dans le cas de Genet, la naissance elle-même est vécue comme chute, puisqu’il a été un enfant abandonné. Ainsi, Sartre peut écrire : « Indésirable jusque dans son être, il n’est pas le fils de cette femme : il en est l’excrément » (Saint Genet, p. 16). Décidément, le cas de Genet illustre bien la thèse de Sartre de l’impossibilité d’une « bonne nature » avant la société.
-
[23]
Saint Genet, p. 14.
-
[24]
Avant encore L’Idiot de la Famille. Selon Vincent de Coorebyter, la théorie sartrienne de la passivité n’apparaît que dans le dernier livre : « Si L’Idiot de la Famille nous offre cette théorie de la passivité que Merleau-Ponty regrettait de ne pas trouver dans L’Être et le Néant, c’est à propos d’un individu passif » (de Coorebyter, op.cit., p. 106). Notons que dès le Baudelaire, Sartre avait décrit la tendance passive du poète, qui ne désirait qu’une seule chose : être enveloppé par un regard, être soigné comme un nourrisson. Voir : Baudelaire, p. 65.
-
[25]
Saint Genet, p. 14-15.
-
[26]
Voir : Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1957, 1971, p. 13-22.
-
[27]
P. 30-31.
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[28]
L’Être et le Néant, p. 641.
-
[29]
Saint Genet, p. 57.
-
[30]
Voir, par exemple, Saint Genet, pp. 613-617.
-
[31]
Voir Saint Genet, p. 7.
-
[32]
Saint Genet, p. 661.
-
[33]
À vrai dire, nous savons parfaitement aujourd’hui que Les Mots ne sont, dans le massif de l’écriture autobiographique sartrienne, que la partie immergée de l’iceberg. Il faut y ajouter les Cahiers de la drôle de guerre (Paris, Gallimard, 1983), et le texte du film Sartre, réalisé par Alexandre Astruc et Michel Contat (Paris, Gallimard, 1977), sans compter les nombreux entretiens parus dans les divers volumes des Situations, et les parties autobiographiques des textes écrits sur Nizan ou Merleau-Ponty. Toutefois, nous nous limitons ici aux Mots dans la mesure où ce livre nous permet de suivre une certaine ligne, entre continuité et ruptures, dans l’entreprise biographique de Sartre.
-
[34]
Cette rupture a très tôt été perçue par les chercheurs, par exemple ici : « Avec Les Mots, nous constatons une rupture définitive avec le mode de pensée qui caractérise les “psychanalyses existentielles” antérieures. » (A. James Arnold et Jean-Pierre Piriou, Genèse et critique d’une autobiographie, Les Mots de Jean-Paul Sartre, Paris, Archives des lettres modernes, 1973, p. 3). Il reste bien sûr à comprendre le sens de cette rupture.
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[35]
Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 238.
-
[36]
Les crises et les retournements brusques caractérisent bon nombre des héros de l’œuvre littéraire de Sartre, comme il l’avoue explicitement dans Les Mots : « On m’a fait remarquer, il y a quelques années, que les personnages de mes pièces et de mes romans prennent leurs décisions brusquement et par crise, qu’il suffit d’un instant, par exemple, pour que l’Oreste des Mouches accomplisse sa conversion. Parbleu : c’est que je les fais à mon image ; non point tel que je suis, mais tel que j’ai voulu être » (p. 198). Cette dernière phrase est particulièrement révélatrice : Sartre a fait Baudelaire et Genet tels qu’il a voulu être, mais au moment de décrire sa propre enfance, le ton tout en rebondissements ne saurait masquer le fait que jamais, au cours du récit, n’a lieu cette crise ou ce choix originel dont il était question plus tôt.
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[37]
Voir : Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, op.cit., p. 206 : « Manque donc un second récit, celui de la conversion elle-même, qui s’est effectuée en deux étapes : l’entrée dans l’histoire en 1939, puis dans les années 1950, l’incubation du marxisme. »
-
[38]
Les Mots, p. 99.
-
[39]
C’est du moins la version « officielle » de la thèse de Sartre. On verra que Les Mots racontent également une autre histoire.
-
[40]
Voir note 4.
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[41]
Les Mots, p. 29-30.
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[42]
Les Mots, p. 32.
-
[43]
Les Mots, p. 33.
-
[44]
Les Mots, p. 46.
-
[45]
Là encore, nous renvoyons à l’étude de Philippe Lejeune mentionnée plus haut.
-
[46]
Les Mots, p. 129.
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[47]
Les Mots, p. 135, c’est nous qui soulignons.
-
[48]
Il est remarquable que cette réévaluation se dise également dans un texte théorique, écrit dans les mêmes années que Les Mots : Questions de méthode. On y lit : « Le donné que nous dépassons à tout instant, par le simple fait de le vivre, ne se réduit pas aux conditions matérielles de notre existence, il faut y faire entrer, je l’ai dit, notre propre enfance. Celle-ci, qui fut à la fois une appréhension obscure de notre classe, de notre conditionnement social à travers le groupe familial et un dépassement aveugle, un effort maladroit pour nous en arracher, finit par s’inscrire en nous sous forme de caractère » (Questions de méthode, Paris, Gallimard, « Tel », 1986, p. 93-94). L’ensemble de ce petit texte, qui porte aussi bien sur la famille comme médiation, doit être lu en parallèle aux Mots, comme ce qui en éclaire la nouvelle perspective.
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[49]
Saint Genet, p. 25.
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[50]
Les Mots, p. 46-47.
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[51]
Que la réévaluation de l’enfance ne soit pas simplement propre aux Mots, mais qu’elle constitue un véritable tournant dans l’œuvre de Sartre, c’est ce que prouve L’Idiot de la Famille, monument d’écriture de l’enfance, comme on sait. On se souvient notamment de cette phrase clé dans l’Idiot de la Famille, I : « Une vie, c’est une enfance mise à toutes les sauces, on le sait. » (L’Idiot de la famille, I, Paris, Gallimard, 1971, p. 56). Cette phrase vient couronner l’itinéraire de Sartre tel que nous le décrivons ici. En ce sens, L’Idiot de la Famille est un approfondissement des Mots, comme on l’aura souvent noté. Nous y consacrerons un prochain article.
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[52]
Les Mots, p. 135.
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[53]
Les Mots, p. 137. L’ensemble de cette séquence essentielle serait à reprendre ici, et notamment ces phrases : « On m’a cousu mes commandements sous la peau : si je reste un jour sans écrire, la cicatrice me brûle ; si j’écris trop aisément, elle me brûle aussi » (p. 136).
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[54]
Les Mots, p. 11.
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[55]
Les Mots, p. 14. Le mot revient page 131. De nombreux commentateurs ont relevé que la proposition « Je n’ai pas de Surmoi », venant d’un penseur comme Sartre, obsédé par la figure du Père, est un parfait exemple de dénégation. Voir : Claude Burgelin, op.cit., p. 72-76 ; André Green, La déliaison, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 366-367. Tous deux reconnaissent que le Surmoi de Sartre est écrasant !
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[56]
Les Mots, p. 148.
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[57]
Les Mots, p. 211.
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[58]
Ibid.
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[59]
Ibid.
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[60]
Dans le film Sartre, de même, il dira la même chose de ses années d’adolescence à La Rochelle : « Et c’est peut-être venu de ce que j’étais solitaire à La Rochelle, c’est-à-dire repoussé et voulant m’intégrer » (Sartre, texte du Film, op.cit., p. 32).
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[61]
Les Mots, p. 184.
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[62]
Les Mots, p. 185.