Notes
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[1]
Edgar Allan Poe, « Hop-Frog », Tales, Poems, Essays, London/Glasgow, Collins, 1963, p. 228.
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[2]
Charles Baudelaire, Conseils aux jeunes littérateurs, Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par C. Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, t. II, p. 16. [Désormais OC II]
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[3]
Charles Baudelaire, Salon de 1846, OC II, p. 475.
-
[4]
Ibid., p. 468.
-
[5]
Pour une brève analyse historique de la notion de poncif, voir Alissa Le Blanc, « Du poncif etc. Le cas des Moralités légendaires de Jules Laforgue », Cahiers de Narratologie [En ligne], n° 17, 2009, mis en ligne le 22 décembre 2009.
-
[6]
Charles Baudelaire, « Les Vocations », Le Spleen de Paris, éd. de J.-L. Steinmetz, Paris, Le Livre de Poche, 2003, p. 159 [désormais SdP].
-
[7]
Ross Chambers, « “L’art sublime du comédien” ou le regardant regardé », Saggi e ricerche di letteratura francese, vol. IX, 1971, p. 225.
-
[8]
Le Peintre de la vie moderne, OC II, p. 690.
-
[9]
Charles Baudelaire, « Les Vocations », SdP, p. 160.
-
[10]
Denis Diderot, Lettre sur les sourds et muets, Paris, GF, 2000, p. 101. Pour un commentaire de cette « conjonction méthodique » entre image et discours, v. Jean-Claude Bonnet, « Diderot a inventé le cinéma », Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, n° 18-19, 1995, p. 27-33.
-
[11]
Charles Baudelaire, Salon de 1846, OC II, p. 480. [Je souligne]
-
[12]
Id., Mon cœur mis à nu, OC I, p. 682. Ioan Pop-Curs¸eu rapproche à juste titre ce passage du Théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud : Ioan Pop-Curs¸eu, « L’esthétique de l’hyperbole chez Baudelaire », L’Année Baudelaire, n° 11-12, 2007-2008, p. 197.
-
[13]
Roland Barthes, « Le théâtre de Baudelaire », Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, t. II, 2002, p. 306.
-
[14]
Charles Baudelaire, Morale du joujou, OC I, p. 582.
-
[15]
Voir Karlheinz Stierle, « Baudelaire and the Tradition of the Tableau de Paris », New Literary History, n° 2, vol. 11, 1980, p. 345-361. Il est néanmoins étonnant que Stierle ne mentionne pas une fois Le Spleen de Paris dans l’ensemble de l’article.
-
[16]
Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, OC I, p. 400.
-
[17]
Id., « Le Vieux saltimbanque », SdP, p. 99.
-
[18]
Charles Baudelaire, Morale du joujou, OC I, p. 583.
-
[19]
Id., « Le joujou du pauvre », SdP, p. 113.
-
[20]
Id., « Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages », OC II, p. 258.
-
[21]
Id., « Le Vieux saltimbanque », SdP, p. 98.
-
[22]
Id., « Le Gâteau », SdP, p. 102.
-
[23]
Id., « Les yeux des pauvres », SdP, p. 136.
-
[24]
Id., Morale du joujou, OC I, p. 584.
-
[25]
Id., Le Peintre de la vie moderne, OC II, p. 690.
-
[26]
Id., De l’essence du rire, OC II, p. 534.
-
[27]
Id., Morale du joujou, OC I, p. 582.
-
[28]
Id., « Le mauvais vitrier », SdP, p. 79.
-
[29]
Edgar Allan Poe, « Le démon de la perversité », Œuvres en prose, trad. de C. Baudelaire, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 283.
-
[30]
Charles Baudelaire, « Théodore de Banville », OC II, p. 168.
-
[31]
Id., « Assommons les pauvres ! », SdP, p. 208-209.
-
[32]
Id., « Chacun sa Chimère », SdP, p. 74.
-
[33]
On se souvient que Baudelaire se décrivait, dans la lettre à Arsène Houssaye ouvrant Le Spleen de Paris, comme « un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poète d’accomplir juste ce qu’il a projeté de faire. » (SdP, p. 61).
-
[34]
Edgar Allan Poe, « Le Joueur d’échecs de Maelzel », Œuvres en prose, op. cit., p. 900.
-
[35]
Charles Baudelaire, « L’esprit et le style de M. Villemain », OC II, p. 199.
-
[36]
Id., « Une mort héroïque », SdP, p. 142.
-
[37]
Jean Starobinski, « Le prince et son bouffon », L’Encre de la mélancolie, Paris, Le Seuil, 2012, p. 507.
-
[38]
Charles Baudelaire, Fusées, OC I, p. 662.
-
[39]
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. de A. Renaut, Paris, Garnier-Flammarion, 1995, p. 293.
-
[40]
Charles Baudelaire, « Philibert Rouvière », OC II, p. 61.
-
[41]
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 294.
-
[42]
Charles Baudelaire, « Philibert Rouvière », OC II, p. 61.
-
[43]
Id., Le Peintre de la vie moderne, OC II, p. 690.
We are wearied with this everlasting sameness [1].
1Baudelaire en colère ? Le poète des Fleurs du mal a revêtu sa mauvaise humeur comme une robe de bure. Mais loin d’être uniformes, ses emportements se déclinent en nuances : colère vraie ou colère feinte, dépit sincère de l’humilié ayant enduré conseil judiciaire et procès retentissant, implacable frustration du procrastinateur s’exhortant à prendre la plume tout en la lâchant, susceptibilité retorse de l’endetté visant à soutirer quelque argent à sa mère, fureur du juste défendant ses frères de guignon, verve agressive du critique empruntant la « ligne droite » plutôt que la « ligne courbe [2] », aigreur du « dépolitiqué », ressentiment de l’exilé à qui les honneurs sont refusés, amertume du délaissé, rage de l’anti-progressiste lançant contre son siècle des imprécations en feu d’artifice, irritation contre les femmes, exaspération contre les Belges, les sots et la Canaille. Bref, autant de refus que de Baudelaires. Mais parmi « [s]es pieuses colères [3] », il en est une qui s’avère plus tenace que les autres ; ce n’est pas une détestation mais plutôt un agacement, une déception particulière liée au primitif amour qu’il voue au « culte des images », et qui prend pour cible un travers qu’il exècre : le poncif.
2Il est agaçant en effet de surprendre un poncif : qu’il soit dans la touche banale, dans l’expression convenue ou dans la pose éculée. La première réaction est un emportement, mêlant l’ironie à la déception. Mais, afin d’en mieux comprendre la nature, il vaut la peine de revenir à la première définition. Dans le Salon de 1846, le premier exemple servant à le qualifier est issu du monde du théâtre. C’est bien cet univers et sa gestuelle que Baudelaire convoque pour illustrer son propos : « Quand un chanteur met la main sur son cœur, cela veut dire d’ordinaire : je l’aimerai toujours ! – Serre-t-il les poings en regardant le souffleur ou les planches, cela signifie : il mourra, le traître ! – Voilà le poncif [4]. » Soumis à la fréquence des représentations, les acteurs possèdent une gestuelle prête à l’emploi, prompte à parer aux incertitudes, sans qu’il leur soit besoin d’innover à chaque reprise. Le spectateur, quant à lui, sait bien distinguer ces moments convenus, obligés, où le jeu sur scène n’offre rien que de trop connu. De part et d’autre, au fond, le poncif est une affaire de mémoire : il questionne le rapport de la forme au temps. Un geste est appris par cœur, une signification déterminée lui est accolée, l’habitude le répète et la répétition sature ; le poncif, rapidement, devient le langage ordinaire de la banalité. Appliqué à la peinture, il nomme l’absence complète d’originalité telle qu’on peut la retrouver chez les rapins de grands ateliers – spectateurs et artistes devraient, selon Baudelaire, strictement le mépriser ; et par extension, il qualifiera, comme on sait, des idées ou des tours de phrases rebattues, clichés ou stéréotypes [5].
3Mais en va-t-il ainsi pour celui à qui manquerait encore un répertoire de formes acquises par l’expérience ? L’enfant qui découvre les rites conduisant le monde de l’art montre en fait une sensibilité et une attention toutes différentes de celles du spectateur familier de l’usage et des pratiques traditionnelles. Le regard de l’enfant, protégé de l’uniformisation par la curiosité, traduit des impressions résolument étranges, bizarres – qui ne manquent pas de remettre en question le caractère péremptoire et établi des codes et des protocoles. On donnera, dans les lignes qui suivent, un aperçu de ces liens intimes qui unissent, tout particulièrement dans Le Spleen de Paris, le problème du poncif au monde de l’enfance. Et l’on observera comment Baudelaire privilégie l’exemple du théâtre pour illustrer la fécondité de l’imagination enfantine, et montrer la façon dont cette imagination, encore affranchie des normes, devient le remède idéal au poncif.
Construire le poncif
4Comme le poncif est l’absolue convention, il suffit, pour le remettre en question, d’imaginer quelqu’un qui n’ait pas connaissance de cette convention, quelqu’un pour qui elle constituerait un arbitraire inexplicable. Quelle serait, par exemple, la signification d’un poncif pour un enfant ? Un poème du Spleen de Paris, « Les Vocations », propose une tentative de restitution de cette expérience étrange. À la tombée du jour, un jeune garçon raconte à ses camarades ses impressions d’une soirée au théâtre :
Hier, on m’a mené au théâtre. Dans des palais grands et tristes, au fond desquels on voit la mer et le ciel, des hommes et des femmes, sérieux et tristes aussi, mais bien plus beaux et bien mieux habillés que ceux que nous voyons partout, parlent avec une voix chantante. Ils se menacent, ils supplient, ils se désolent, et ils appuient souvent leur main sur un poignard enfoncé dans leur ceinture. Ah ! c’est bien beau [6] !
6Il s’agit certes, comme Ross Chambers l’a remarqué, « d’une impression d’enfance nourrie par l’expérience et la réflexion d’un homme mûr [7] », mais la réciproque est vraie : l’écriture de cette impression s’ingénie à voir « en nouveauté [8] » un univers ayant perdu, pour le poète, une partie de ses mystères et de sa merveille. Les « palais grands et tristes » essaient de retrouver l’idée de la perception primitive : qu’était donc cette impressionnante bâtisse, ces colonnes qui en imposent ? Les décors bleuâtres ne semblent pas être en trompe-l’œil, mais constituer une vue réelle de la mer et du ciel. On discerne une trace de fascination, un peu de peur et d’incompréhension, certainement. À plus forte raison lors de la représentation, sur la scène : l’emphase de la diction et les changements de tons apparaissent alors, avant que l’expérience ne les trouve outrés ou sublimes, comme autant de « voix chantante [s] » à l’oreille du jeune spectateur. Ainsi, dans cette formule décrivant le jeu des acteurs – « Ils appuient souvent leur main sur un poignard » – l’adverbe « souvent » traduit le resserrement de l’attention de l’enfant, interloqué par un geste dont l’itération paraît mystérieuse. Pourquoi font-ils ainsi ? L’enfant restitue le geste à ses amis, exactement comme une coutume établie, sans songer que l’histoire pourrait lui ajouter de la clarté. Séduit et fasciné par le lustre et le clinquant, il s’est arrêté aux décors, aux costumes (« cela donne envie d’être habillé de même [9] »), à l’aspect visuel si saisissant de l’ensemble – le langage et la narration n’étaient pas à l’ordre du jour.
7Diderot, dans la Lettre sur les sourds et muets, avait procédé à une distinction analogue, mais qui était, dans son cas, intentionnelle : se bouchant les oreilles à la représentation d’une pièce qu’il connaissait déjà, il se concentrait volontairement sur le geste, les mouvements nets ou confus des acteurs ; sans l’aide et l’appui du texte qui les portait, il s’apercevait qu’« il y a peu de comédiens en état de soutenir une pareille épreuve [10] ». En coupant le son, on est mieux à même de mesurer ce que le geste seul emprunte au langage, au point d’y suppléer. C’est alors que commence le règne du poncif : dans un tel contexte, dès qu’un geste a épousé une signification précise, il y est comme capturé et se répète indéfiniment puis, peu à peu, s’institue en norme. S’il a pu apparaître, à un moment de son histoire, comme une nouveauté choquante ou commode, il est difficile de le retrouver aujourd’hui, caché qu’il est sous la patine de nos habitudes. Insisterait-on sur sa raison d’être, son origine, les causes de son usage, il n’est pas dit qu’il résisterait à l’analyse. Exactement comme le « pouce écarquillé » ou « la main sur le cœur », la gestuelle possède une signification établie, codée, qui vaut pour elle-même mais, selon celui qui la regarde – l’enfant ou le barbare, par exemple –, elle apparaît vite comme un pur décret d’homme, complètement arbitraire. Mais le public adulte qui se l’est approprié et l’a accepté comme un état de fait, en a oublié l’origine et ne s’en rend plus compte.
8Dans le Salon de 1846, Baudelaire s’en prend aux paysagistes qui « corrigent » la nature selon leur savoir au lieu de la représenter telle qu’ils la voient ; lorsqu’ils l’amendent et lui imposent une grille de lecture préétablie, ils suivent exactement ce que font les mauvais tragédiens. En effet, la tragédie, selon Baudelaire, « consiste à découper certains patrons éternels, qui sont l’amour, la haine, l’amour filial, l’ambition, etc., et, suspendus à des fils, de les faire marcher, saluer, s’asseoir et parler d’après une étiquette mystérieuse et sacrée [11] ». Puisque la gamme traditionnelle des émotions paraît fixée, la manière qu’on aura d’en jouer peut être prévisible, distillée en autant de formules établies, comme dans un théâtre de marionnettes. Attaché à ses habitudes, le public dont Baudelaire fait état compte trouver dans ces poncifs autant de repères, d’assises construisant une convention à laquelle il siéra de ne pas déroger ; et si ses expectatives sont déçues, le voilà contrarié, dérouté, mécontent d’une originalité importune. L’important tient, en fait, à la reconnaissance rapide des actions et des personnages que le poncif permet.
9Aussi Baudelaire peut-il imaginer, dans le désir de théâtre idéal qui l’anime depuis son enfance, une franchise ressemblant aux tipi fissi de la Commedia dell’arte : « Je voudrais que les comédiens fussent montés sur des patins très hauts, portassent des masques plus expressifs que le visage humain, et parlassent à travers des porte-voix [12]. » Comme Roland Barthes l’avait bien vu, Baudelaire considère le théâtre comme « le lieu d’une ultra-incarnation [13] », où les visages se chargeraient d’évoquer superlativement, hyperboliquement, les caractères. Tout comme « la vie en miniature » dans la vitrine des magasins de joujoux est « plus colorée, nettoyée et luisante que la vie réelle » [14], celle qui est représentée, jouée sur les planches relève d’une même magie isolante qui élève ou exhausse toute chose à une puissance supérieure. Un monde, en somme, pour des adultes qui peineraient à élaborer des scènes et des histoires en prolongation de ce qu’on leur montre. N’oublions pas que la typologie instaurée par la Commedia était d’une économie remarquable : en un instant, avant même de connaître l’intrigue, les spectateurs étaient plongés dans un univers connu, aux personnages bien définis.
10Baudelaire a bien conscience que les attentes du public ne se limitent pas à la peinture ou la représentation théâtrale ; il suffit de lire Le Spleen de Paris pour comprendre à quel point le poète exerce une pression sur « le type » en littérature. Si l’on postule que Paris, dans ce recueil, est considérée comme une scène de théâtre, on doit admettre du même coup que cette scène fonctionne selon certaines règles, et que le spectateur (qui est également acteur) ait certaines attentes. La traduction du poncif serait alors le type, immédiatement identifiable, indifférent à défaut d’être ennuyeux. Dans l’évaluation réciproque des passants, la convention règne et le déchiffrement s’opère sans délais. L’étroite relation qui lie Baudelaire au genre du « tableau de Paris » n’est plus à prouver [15] : le premier avantage de celui-ci tient à ce qu’il permet de passer le « flot mouvant des multitudes [16] » par le filtre du type. L’étranger, la vieille, le vitrier, les pauvres – autant d’articles définis qui laissent penser que le lecteur saura se faire une représentation typique ou typifiée de la réalité décrite, ce qui implique une connaissance préalable, premier pas vers l’allégorisation. C’est en fonction d’attentes précises que je suis en mesure de construire une représentation s’écartant de ce qui est attendu.
11Ainsi le narrateur est-il surpris de voir, dans le spectacle de la foire, un « vieux saltimbanque » n’agissant pas comme devraient agir les êtres de sa profession en pareille circonstance. L’exclamation « Il ne riait pas, le misérable [17] ! » traduit autant de pitié que de dépit. Cependant, la phrase finale du poème laisse entendre autre chose : l’observateur était jusqu’alors déçu, offusqué par l’image que lui présentait le saltimbanque : l’habit et le lieu étaient conformes à la profession, mais quelque chose faisait défaut – l’absence de gaieté, la misère, le manque d’entrain, cette attitude rebelle à l’amusement alentour. Pourquoi cette asthénie ? Comme le verdict émis en fin de poursuite dans « L’homme des foules » de Poe, l’observateur synthétise l’ensemble de ses remarques et les traduit en un type d’un genre nouveau, ou plutôt, il fait correspondre un type à un autre : le vieux saltimbanque est comme le vieil homme de lettres. Ce mouvement interprétatif semble rassurer le narrateur qui, confiant pourtant dans la puissance d’inférence de son regard, voyait ce spectacle lui échapper dans le refus du saltimbanque à correspondre au type. Le poème donne à lire, en somme, une dramatisation du processus herméneutique : je ne sais pas ce que je vois, je déchiffre, je suis troublé mais, enfin, l’image apparaît, révélée négativement par le poncif.
L’Enfance antidote
12L’enfant, au contraire du spectateur façonné par ses habitudes, n’emprunte pas le chemin que la représentation lui ménage. Encore pris par l’apprentissage normatif du langage des formes, il est capable de prolonger par l’imagination les éléments les plus frustes. Baudelaire avance cette idée dans Morale du joujou, lorsqu’il parle des enfants, acteurs cette fois-ci, exécutant sur leurs tréteaux fictifs « l’éternel drame de la diligence » ; il compare alors leur activité imaginative aux représentations théâtrales :
Quelle simplicité de mise en scène ! et n’y a-t-il pas de quoi faire rougir de son impuissante imagination ce public blasé qui exige des théâtres une perfection physique et mécanique, et ne conçoit pas que les pièces de Shakespeare puissent rester belles avec un appareil d’une simplicité barbare [18] ?
14Tout se passe comme si la « perfection physique » était devenue une norme, une prescription attendue, aussi précise et réglable qu’une « mécanique », alors même que, selon sa nature, elle devrait être une exception. On a toutes les raisons d’être blasé si l’idéal devient une routine et que toute nouveauté est évaluée à son aune. Tel est le sens de cette remarque de Morale du joujou : Baudelaire sanctionne moins la paresse de l’habitude, que l’erreur du jugement. Au contraire des enfants, le public est sot car il ne sait pas prolonger à partir des éléments, même minces, que le spectacle lui donne. Ce public-là est justement friand de poncifs qui lui épargnent la peine d’imaginer, d’élaborer des décors et des histoires à partir d’éléments infimes. Le geste poncif, tout comme le joujou aux désignations minimales, procèdent l’un et l’autre d’un effort de simplification. Mais là où le poncif dit tout – c’est-à-dire qu’il n’y a plus rien à ajouter – le joujou dit trop peu ou juste assez pour que celui qui a l’imagination encore vive et « agile » puisse élaborer une suite à sa guise.
15La véritable puissance de l’enfant tient, en réalité, au fait de trouver à chaque fois le neuf, l’original, même dans ce qui paraît d’abord convenu. Que l’on pense aux différents enfants peuplant Le Spleen de Paris : la coutume les ennuie ; la prévisibilité du « joujou splendide […] verni, doré, vêtu d’une robe pourpre, et couvert de plumets et de verroteries », dans « Le joujou du pauvre », a certainement moins d’attrait pour lui que la surprenante vigueur du « rat vivant [19] ». Il y a là tout le fantasme du regard naïf, restituant l’impression des yeux dessillés qui perçoivent un enchantement puissant : « Le cerveau fécond de l’enfance rend tout agréable, illumine tout [20]. » En effet, pour l’enfant perché sur les épaules de ses parents, l’« escamoteur » du « Vieux saltimbanque » est « éblouissant comme un dieu [21] » ; le « petit sauvage » affamé transforme le « pain presque blanc [22] » du voyageur en véritable « Gâteau » ; dans « Les yeux des pauvres », l’aîné de la famille est fasciné par le rutilant café neuf, devenu « maison [23] » dans son regard – mais, déjà un peu adulte, il parvient aussi à mesurer son inaccessibilité, la conscience de sa situation ombrant précocement le spectacle du merveilleux.
16« L’immense mundus enfantin [24] » dont il est ici question, ce monde clos où l’ironie est restreinte et la couleur encore fraîche à défaut d’expérience, ce monde-là, Baudelaire en fait le lieu cardinal de l’inspiration. Point n’est besoin de « barricades » qui le sépareraient des assauts de la ville (comme dans « À une heure du matin ») : les limites sont naturelles, et l’immersion complète vaut comme exclusion du monde alentour. L’enfant rêvant à sa diligence s’excepte de l’univers des adultes, des règles – du monde tel qu’il est, et tel qu’il était avant lui. Son regard est donc de toute première importance : il est le seul à échapper à la réflexivité. D’une part, parce que c’est un regard, comme Baudelaire le dit dans Le Peintre de la vie moderne, qui « voit tout en nouveauté [25] ». D’autre part, parce qu’il n’est pas pensé, pas orienté pour susciter un effet ; tout comme le rire enfantin, « analogue au balancement de queue des chiens ou au ronron des chats [26] », qui succombe à l’immédiat et à la nécessité. Ainsi, lorsque Baudelaire parle, dans Morale du joujou, de « cette admirable et lumineuse promptitude qui caractérise les enfants, chez qui le désir, la délibération et l’action ne font, pour ainsi dire, qu’une seule faculté [27] », ne désignerait-il pas en creux le contraire absolu du « poncif » ? Le poncif est le code où l’action est prévue, la délibération inexistante et le désir moindre – une fois qu’on a été familiarisé à lui, le poncif ne possède rien d’admirable, ni de lumineux, il est le geste qui une fois a été jeune mais qui a vieilli, et a duré, pour contracter enfin une étrange résistance au temps.
17Si l’on s’en tient à la scène du Spleen de Paris, et si l’on s’en remet aux leçons de la spontanéité enfantine, il s’ouvre deux directions pour échapper au poncif. La première serait celle du mauvais geste, non anticipé, donnant lieu à une irruption de violence ou à une scène imprévue. On trouverait ce mouvement à l’œuvre dans « Le mauvais vitrier », lorsqu’il est question de l’« impulsion mystérieuse et inconnue » « qui nous pousse sans résistance vers une foule d’actions dangereuses ou inconvenantes [28] ». Tout comme Edgar Poe avait décrit les « mobiles primordiaux de l’âme humaine [29] » sous l’influence du « démon de la perversité », Baudelaire s’attache à montrer comment une action, œuvre du « Lucifer latent qui est installé dans tout cœur humain [30] », peut être commise ex abrupto, dans la complète ignorance de ses effets dévastateurs. Même conditionné par quinze jours de confinement avec « des livres à la mode », le « bon Démon », le « Démon de combat » aiguillonnant soudainement celui qui administre une « énergique médication » sur le dos d’un pauvre qui n’en avait pas tant demandé [31], ferait partie de la même catégorie. Baudelaire insiste : cet « esprit » actif et discret « n’est pas le résultat d’un travail ou d’une combinaison », mais, tout comme l’« inspiration fortuite » ou le « spasme involontaire » du rire qui ne répondent pas à un calendrier réglé, celui-ci intervient incontinent, sans qu’il ait été permis de le devancer, de le prévenir et de le soumettre à des lois : ce démon-là ne frappe pas avant d’entrer – et c’est bien ce qui lui permet, dans la psychomachie baudelairienne, de terrasser le Monstre Ennui ou « l’irrésistible Indifférence [32] ».
18La seconde voie serait celle du bon geste, spontané : celui qui, sans être profondément prévu, est néanmoins doué de justesse. Et il faut entendre juste non pas au sens de la réduction mais de la précision [33] : le geste juste dont la portée convient absolument à l’action qu’il accomplit – on pense à un comédien si excellent dans son rôle, si absorbé par le personnage qu’il incarne, qu’il semble le réinventer, par-delà toute rhétorique apprise. On se gardera, à ce titre, de confondre le poncif et la gestuelle « mécanique ». D’un côté il y a un état d’âme, une émotion exprimée par un geste convenu, de l’autre il n’y a qu’un geste mal exécuté, vidé de naturel. C’est l’impression de « fausseté », d’antinaturel qui les fait se rejoindre. On pense au « Joueur d’échecs de Maelzel » d’Edgar Poe, qui « accomplit ses opérations d’une manière excessivement roide, disgracieuse, convulsive et rectangulaire [34] » – manière qui n’est pas sans rapport avec le « style Vaucanson [35] » (Baudelaire qualifiait ainsi le tour de plume du détesté Villemain).
19Le salut au poncif pourrait donc se loger dans l’immersion : plus on est capturé par le monde du drame, moins ce dernier se laisse gagner par le cercle de la mauvaise répétition. Mais parle-t-on encore du même poncif ? Insensiblement, on est passé du poncif établi – celui qui se fait remarquer par la lassitude comme un disque rayé répétant la même chanson – au poncif originel, remarquable en ceci qu’il fonde à partir de lui une souche nouvelle : tout modèle véritable est un poncif en puissance.
20Nul ne semble mieux illustrer l’antidote au poncif négatif que Fancioulle. À l’instar des enfants tenant les rênes de leur diligence imaginaire, Fancioulle est « perdu dans un paradis [36] » : il ignore « les terreurs du gouffre » et bouffonne la mort car ce qu’il sait ne ressemble à rien de commun. Starobinski l’a dit : il reste de l’enfance dans son nom [37]. Pour les spectateurs de la cour accoutumés depuis longtemps au rituel, rien n’est plus étranger à la lassitude que l’état de fascination dans lequel le spectacle de Fancioulle les plonge. Répétons la fameuse Fusée : « Créer un poncif, c’est le génie [38]. » Or, Fancioulle est celui qui crée, précisément, un poncif, car il est, au moment de la représentation telle que nous la rapporte le narrateur, un « génie » littéralement sans pareil ; « cas singulier et tout à fait imprévu », il devient celui qui, selon la formule de Kant, « donne à l’art ses règles [39] ». Pour le dire dans les termes de Baudelaire, ceux qu’il utilise à propos du comédien Philibert Rouvière, l’histrion est porté par sa « grâce native », qui s’oppose en tout point aux « grâces pédagogiques » qu’enseignent les « professeurs-orthopédistes-jurés [40] ». Si l’on convient que le poncif n’est que l’imitation d’une imitation, il devient difficile d’en retrouver le principe. Mais en parvenant à l’extrême originalité, à cette « parfaite idéalisation » à laquelle on ne saurait survivre, Fancioulle ne peut que devenir le terme auquel on se comparera, terme établissant les fondations du lieu commun : sa sentence exemplaire le fait devenir littéralement un exemple, l’unique modèle créant une règle à nouveaux frais. Bien incapable de « décrire lui-même comment il donne naissance à son produit [41] », il en mourra. De fait, aucun autre mime « n’a pu rappeler les merveilleux talents de Fancioulle », parfait bouffon dont la mort parfaite a exacerbé les facultés, au point de les rendre absolument inimitables.
21Évoquant la jeunesse de Rouvière, Baudelaire précise que ce dernier « prit quelques leçons » chez l’acteur Michelot ; il ajoute entre parenthèses cette remarque : « (mais qu’est-ce que des leçons ? des axiomes, des préceptes d’hygiène, des vérités imprudentes ; le reste, le reste, c’est-à-dire tout, ne se démontre pas) [42] ». Il ne saurait y avoir, en effet, des leçons ou des formules pour échapper au poncif ou pour savoir en créer de nouveaux. Qu’il soit inlassablement repris dans des genres verrouillés ou soudainement conçu par extraordinaire, il constitue, pour reprendre l’expression d’André Jolles, une « forme simple », nécessaire et fondamentale, à condition de l’interroger d’un regard neuf, qui rejetterait ou mettrait en doute des lois « imprudentes » et communément acceptées. Pourquoi, aux yeux de l’enfant, en serait-il autrement ? – La colère venait bien de l’arbitraire instituant la norme. Élaboré de manière autonome, indépendant des systèmes et des codes, « l’immense mundus enfantin » est pour la plupart un paradis qui s’est embrumé et est devenu indistinct, mais qui reste encore accessible « à volonté » pour quelques rares artistes. Le paradoxe de l’enfance et de son « monde », chez Baudelaire, tient à la composition d’une absolue singularité et d’un caractère partageable – les expériences, les qualités, les perceptions qui en relèvent ne sont certes pas les mêmes pour tous, mais elles sont néanmoins condensables sous des traits distinctifs qui seraient immuables. Autre manière de dire que la nouveauté singulière, propre à soi, se doit de résister inconditionnellement à l’uniformisation du poncif – pour peu que nous soyons encore capables de cet « effort rétrospectif de l’imagination » susceptible de nous ramener, par-delà les colères, « vers nos plus jeunes, nos plus matinales impressions [43] ».
Notes
-
[1]
Edgar Allan Poe, « Hop-Frog », Tales, Poems, Essays, London/Glasgow, Collins, 1963, p. 228.
-
[2]
Charles Baudelaire, Conseils aux jeunes littérateurs, Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par C. Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, t. II, p. 16. [Désormais OC II]
-
[3]
Charles Baudelaire, Salon de 1846, OC II, p. 475.
-
[4]
Ibid., p. 468.
-
[5]
Pour une brève analyse historique de la notion de poncif, voir Alissa Le Blanc, « Du poncif etc. Le cas des Moralités légendaires de Jules Laforgue », Cahiers de Narratologie [En ligne], n° 17, 2009, mis en ligne le 22 décembre 2009.
-
[6]
Charles Baudelaire, « Les Vocations », Le Spleen de Paris, éd. de J.-L. Steinmetz, Paris, Le Livre de Poche, 2003, p. 159 [désormais SdP].
-
[7]
Ross Chambers, « “L’art sublime du comédien” ou le regardant regardé », Saggi e ricerche di letteratura francese, vol. IX, 1971, p. 225.
-
[8]
Le Peintre de la vie moderne, OC II, p. 690.
-
[9]
Charles Baudelaire, « Les Vocations », SdP, p. 160.
-
[10]
Denis Diderot, Lettre sur les sourds et muets, Paris, GF, 2000, p. 101. Pour un commentaire de cette « conjonction méthodique » entre image et discours, v. Jean-Claude Bonnet, « Diderot a inventé le cinéma », Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, n° 18-19, 1995, p. 27-33.
-
[11]
Charles Baudelaire, Salon de 1846, OC II, p. 480. [Je souligne]
-
[12]
Id., Mon cœur mis à nu, OC I, p. 682. Ioan Pop-Curs¸eu rapproche à juste titre ce passage du Théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud : Ioan Pop-Curs¸eu, « L’esthétique de l’hyperbole chez Baudelaire », L’Année Baudelaire, n° 11-12, 2007-2008, p. 197.
-
[13]
Roland Barthes, « Le théâtre de Baudelaire », Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, t. II, 2002, p. 306.
-
[14]
Charles Baudelaire, Morale du joujou, OC I, p. 582.
-
[15]
Voir Karlheinz Stierle, « Baudelaire and the Tradition of the Tableau de Paris », New Literary History, n° 2, vol. 11, 1980, p. 345-361. Il est néanmoins étonnant que Stierle ne mentionne pas une fois Le Spleen de Paris dans l’ensemble de l’article.
-
[16]
Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, OC I, p. 400.
-
[17]
Id., « Le Vieux saltimbanque », SdP, p. 99.
-
[18]
Charles Baudelaire, Morale du joujou, OC I, p. 583.
-
[19]
Id., « Le joujou du pauvre », SdP, p. 113.
-
[20]
Id., « Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages », OC II, p. 258.
-
[21]
Id., « Le Vieux saltimbanque », SdP, p. 98.
-
[22]
Id., « Le Gâteau », SdP, p. 102.
-
[23]
Id., « Les yeux des pauvres », SdP, p. 136.
-
[24]
Id., Morale du joujou, OC I, p. 584.
-
[25]
Id., Le Peintre de la vie moderne, OC II, p. 690.
-
[26]
Id., De l’essence du rire, OC II, p. 534.
-
[27]
Id., Morale du joujou, OC I, p. 582.
-
[28]
Id., « Le mauvais vitrier », SdP, p. 79.
-
[29]
Edgar Allan Poe, « Le démon de la perversité », Œuvres en prose, trad. de C. Baudelaire, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 283.
-
[30]
Charles Baudelaire, « Théodore de Banville », OC II, p. 168.
-
[31]
Id., « Assommons les pauvres ! », SdP, p. 208-209.
-
[32]
Id., « Chacun sa Chimère », SdP, p. 74.
-
[33]
On se souvient que Baudelaire se décrivait, dans la lettre à Arsène Houssaye ouvrant Le Spleen de Paris, comme « un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poète d’accomplir juste ce qu’il a projeté de faire. » (SdP, p. 61).
-
[34]
Edgar Allan Poe, « Le Joueur d’échecs de Maelzel », Œuvres en prose, op. cit., p. 900.
-
[35]
Charles Baudelaire, « L’esprit et le style de M. Villemain », OC II, p. 199.
-
[36]
Id., « Une mort héroïque », SdP, p. 142.
-
[37]
Jean Starobinski, « Le prince et son bouffon », L’Encre de la mélancolie, Paris, Le Seuil, 2012, p. 507.
-
[38]
Charles Baudelaire, Fusées, OC I, p. 662.
-
[39]
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. de A. Renaut, Paris, Garnier-Flammarion, 1995, p. 293.
-
[40]
Charles Baudelaire, « Philibert Rouvière », OC II, p. 61.
-
[41]
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 294.
-
[42]
Charles Baudelaire, « Philibert Rouvière », OC II, p. 61.
-
[43]
Id., Le Peintre de la vie moderne, OC II, p. 690.