Notes
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[1]
D. Poirion, Résurgences. Mythe et littérature à l’âge du symbole (xiie siècle), Paris, PUF, « Écriture », 1986. B. Roy et P. Zumthor (dir.), Jeux de mémoire : aspects de la mnémotechnie médiévale, Montréal, Presses Universitaires de Montréal, 1985.
-
[2]
M. Carruthers, Le Livre de la Mémoire. La mémoire dans la culture médiévale, trad. D. Meur, Macula, 2002.
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[3]
Jean Bodel, La Chanson des Saisnes, éd. A. Brasseur, Genève, Droz, 1989, v. 6-11 : « Tout homme ne peut, en ce domaine, connaître que trois matières : celles de France, de Bretagne et de Rome, la grande cité ; entre ces trois matières, il n’y a rien de commun. Les récits de Bretagne sont vains, mais agréables, ceux de Rome sont pleins de sagesse et porteurs d’enseignement, ceux de France sont continuellement vrais. » La traduction en français moderne, comme toutes celles qui figurent dans cet article, est de mon fait.
-
[4]
Jean Renart, Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, éd. F. Lecoy, Champion, 1962 : « Celui qui mit ce conte en roman, où il a fait noter de beaux chants afin que demeure le souvenir des chansons, veut que son mérite et son renom aille jusqu’à Reims en Champagne. »
-
[5]
R. Dragonetti, Le Mirage des sources. L’art du faux dans le roman médiéval, Seuil, 1987.
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[6]
Entre autres nombreux exemples, mentionnons la fin du lai du Chèvrefeuille de Marie de France, où Tristan devient l’auteur du lai qui s’achève, ou l’ambiguïté auctoriale de la fin du Roman de Merlin en prose du pseudo Robert de Boron. C’est sur le modèle de cette fiction auctoriale que repose le prologue du Nom de la Rose d’Umberto Eco.
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[7]
Le Roman de Thèbes, éd. G. Raynaud de Lage, Champion, 1966-1968.
-
[8]
Pour des études sur la translatio de Stace vers le Roman de Thèbes, voir par exemple L. G. Donovan, Recherches sur « Le roman de Thèbes », Société d’édition d’enseignement supérieur, 1975 ; A. Petit, Naissances du roman. Les techniques littéraires dans les romans antiques du xiie siècle, Genève, Champion-Slatkine, 1985, 2 t. ; L’anachronisme dans les romans antiques du xiie siècle, Lille, Centre d’études médiévales et dialectales de l’Université de Lille III, 1985 ; J. Dufournet, « La Thébaïde de Stace et le Roman de Thèbes : à propos du livre de G. Donovan », Revue des langues romanes, n° 82, 1976, p. 139-160.
-
[9]
Le Roman de Thèbes, éd. cit., vers 1-12 : « Qui est sage ne doit pas le cacher, mais au contraire montrer son talent, afin que lorsqu’il aura quitté ce monde, l’on se souvienne de lui pour toujours. Si les seigneurs Homère et Platon, Virgile et Cicéron avaient caché leur sagesse, l’on n’aurait jamais plus parlé d’eux. C’est pourquoi je ne veux pas réduire au silence mon talent, ni garder pour moi ma sagesse, et j’ai plaisir à raconter un fait digne de mémoire. »
-
[10]
« Qu’ils s’abstiennent de ce travail, ceux qui ne sont clercs ou chevaliers, car ils peuvent toujours écouter comme un âne peut jouer de la harpe ».
-
[11]
« Au nom de Dieu, Seigneur, veillez bien à ceci : ne faites rien contre Nature, afin de ne pas en venir à des extrémités telles que celles dont j’achève le récit. »
-
[12]
D. Poirion, « Edyppus et l’énigme du roman médiéval », L’Enfant au Moyen Âge, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, « Senefiance », 1980, p. 287-297.
-
[13]
V. Fasseur, « L’énigme du Sphinx. Le début du Roman de Thèbes ou le lecteur médiéval du signe antique », Troianalexandrina, n° 6, Brepols, 2006, p. 151-169 ; G. Andreucci, L’âne et la lyre. Savoir, sagesse et transmission dans le Roman de Thèbes, mémoire de master 2, Université de Pau et des Pays de l’Adour, 2010.
-
[14]
« Pour faire mémoire des anciens, de leurs paroles, de leurs actes et de leurs moeurs. »
-
[15]
Les Lais de Marie de France, éd. K. Warnke, Le Livre de poche, « Lettres gothiques », 1990, v. 9-42 : « […] j’ai d’abord eu l’idée de composer un bon récit que j’aurais traduit de latin en français. Mais je n’en aurais pas tiré grande estime, car tant d’autres l’ont déjà fait ! J’ai donc pensé aux lais que j’avais entendus. Je savais en toute certitude que ceux qui avaient commencé à les écrire et à les répandre avaient voulu perpétuer le souvenir des aventures qu’ils avaient entendues. J’en connais moi-même beaucoup et je ne veux pas les laisser sombrer dans l’oubli. J’en ai donc fait des contes en vers, qui m’ont demandé bien des heures de veille. »
-
[16]
« Les Anciens avaient coutume, comme en témoigne Priscien, de s’exprimer dans leurs livres avec beaucoup d’obscurité à l’intention de ceux qui devaient venir après eux et apprendre leurs œuvres : ils voulaient leur laisser la possibilité de commenter le texte et d’y ajouter le surplus de science qu’ils auraient. Les poètes anciens savaient et comprenaient eux-mêmes que plus le temps passerait, plus les hommes auraient l’esprit subtil et plus ils seraient capables d’interpréter les ouvrages antérieurs. »
-
[17]
Pour un exemple de lecture, voir V. Fasseur, « Comment passer des Anciens aux Bretons ? Marie de France et l’hybridation des sources littéraires européennes », Européens, qui sommesnous ?, J.-X. Ridon, P.-A. Mével et N. Laporte (dir.), Universités de Pau et de Nottingham, Pau, Pressses Universitaires de Pau, 2012, p. 21-35.
-
[18]
Le Cycle-Vulgate ou Lancelot-Graal, écrit vers 1215-1230, est constitué de : l’Estoire del Saint Graal ; l’Estoire de Merlin, ou Merlin-Vulgate (Merlin-Vulgate + Suite-Vulgate) ; Lancelot du Lac ou Lancelot propre ; la Queste del Saint Graal ; la Mort le Roi Artu.
-
[19]
Sur cette question, voir en particulier J.-R. Valette, La Pensée du Graal. Fiction littéraire et théologie (xiie-xiiie siècle), Champion, « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge », 2008.
-
[20]
Voir par exemple P. J. Geary, « Liturgical perspectives in La Queste del Saint Graal », Historical Reflections/Réflexions historiques, 12, 1985, p. 205-217 ; E. Gilson, « La mystique de la grâce dans la Queste del saint Graal », Romania, 51, 1925, p. 321-347 ; F. Bogdanow, « An interpretation of the meaning and purpose of the Vulgate Queste del saint Graal in the light of the mystical theology of saint Bernard », The Changing Face of Arthurian Romance. Essays on Arthurian Prose Romances in Memory of Cedric E. Pickford, a Tribute of the British Branch of the International Arthurian Society, éd. A. Adams et al., Woodbridge, Boydell (Arthurian Studies, 16), 1986, p. 23-46.
-
[21]
G. Dahan, L’Exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval. xiie-xive siècles, Cerf, 1999.
-
[22]
V. Fasseur, « Marie de France, les ailes du désir », Deduits d’oiseaux au Moyen Âge, éd. Ch. Connochie-Bourgne, Aix-en-Provence, CUERMA, Senefiance n° 54, 2009, p. 93-104.
-
[23]
Vers 1183-1187. « Aye est assise aux pieds de sa dure maîtresse, sur ses genoux, une étoffe d’Angleterre ; avec un fil, elle exécute d’élégantes coutures. Hélas ! Hélas ! Amour d’un autre pays, vous avez enchaîné et surpris mon cœur. »
-
[24]
« […] cestui Roman de la Rose,/qui est une novele chose/et s’est des autres si divers/et brodez, par lieus, de biaus vers/que vilains nel porroit savoir. » Jean Renart, Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, éd. cit., vers 11-15.
-
[25]
Sur ce personnage, voir les analyses de M. Zink, Roman rose et rose rouge. Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole de Jean Renart, Nizet, 1979, p. 49-51 et surtout p. 58-62.
-
[26]
On peut lire ces novas dans Nouvelles courtoises occitanes et françaises, éd. S. Méjean-Thiolier, Le Livre de Poche, coll. « Lettres gothiques », 1997.
-
[27]
Le Breviari d’Amor de Matfre Ermengaud, éd. P. Ricketts, t. V, Leiden, E. J. Brill, 1976.
-
[28]
V. Fasseur, « Une expérience avec la lyrique : le “Perilhos tractat d’amor de donas” », L’Expérience lyrique, éd. M. Gally, Perspectives médiévales, n° 28, 2002, p. 69-92.
-
[29]
Hugues de Saint-Victor, Didascalicon, trad. Michel Lemoine, Cerf, « Sagesses chrétiennes », 1991, p. 143.
-
[30]
Sur la filiation entre l’Ad Herennium et les arts de mémoire médiévaux, voir F. Yates, L’Art de la mémoire, op. cit., p. 67 sq.
-
[31]
F. Yates et M. Carruthers en ont dressé un panorama quasi exhaustif.
-
[32]
Sur cet aspect de la mémoire chez Proust, voir par exemple V. Fasseur, « Le Moyen Âge perdu du Temps retrouvé : un bâti de mémoire », colloque international « Marcel Proust et le Moyen Âge », organisé par S. Duval et M. Lacassagne, Bordeaux, Université Michel de Montaigne, 26 mars 2010 ; à paraître aux éditions Hermann.
-
[33]
M. Carruthers, Le Livre de la Mémoire, op. cit., p. 112 sq.
-
[34]
F. Pomel, « Espace et architecture dans la Voie d’Humilité de Rutebeuf : allégorie et mnémotechnie », Méthode ! Revue de littératures française et comparée, n° 9, 2005, p. 29-36.
-
[35]
Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. F. Lecoy, Champion, « C.F.M.A. », 1965, tome 1, vers 129-468.
-
[36]
Y. Foehr-Janssens, « La maison de Fortune dans l’Anticlaudianus d’Alain de Lille », La Fortune : thèmes, représentations, discours, éd. Yasmina Foehr-Janssens et Emmanuèle Métry, Genève, Droz, 2003, p. 129-144.
-
[37]
Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. cit., t. I, vers 6049-6144.
-
[38]
P. Bayard, Le Hors-sujet. Proust et la digression, Minuit, 1996.
-
[39]
En particulier, un petit siècle plus tard, le Pèlerinage de Vie humaine de Guillaume de Digulleville.
-
[40]
F. Yates, L’Art de la mémoire, op. cit., p. 21-22.
-
[41]
Jacquemart Gielée, Renart le Nouvel, éd. H. Roussel, Société des Anciens Textes Français, Picard, 1961.
-
[42]
Vers 1145-1164. « Renard mène Orgueil en sa maison, qui était faite de trahison, de haine et d’envie. L’entrée était de haine, et le pavement de blâme […]. À son intention, ils ont décoré toute la maison de tissus d’or. Six dames, noblement et très richement vêtues d’or, sortent d’une grotte pour venir à la rencontre d’Orgueil ; à sa rencontre, elles viennent en chantant, deux par deux, en se tenant par la main. Des six dames, les plus puissantes étaient deux sœurs, Ire et Envie : quelle douleur qu’elles soient en vie ! »
-
[43]
Vers 3714-3748. « […] Le fond est en mauvaise pensée ; les flancs sont de trahison, il est cloué de vilenie, enduit de la poix de honte. Le mât est de tricherie. Par ce bateau, Noble sera mat : adviendra le règne de tromperie. La hune du mât est d’envie, où grimperont les matelots ; de cette extrémité, ils verront très loin. Le câble, bien adapté à cette hune, est fait de haine. Le vaisseau est fortifié, sur tout son pourtour, de discorde et de peu d’amour. À la voile et aux environs du mât, il y a de nombreux cordages de blâme. L’ancre est de malice et de parjure, n’en doutez pas. Le vaisseau comporte trois étages, de sorte qu’il n’est comte, duc, ni roi, évêque, religieux, prélat, pape, clerc, prêtre ni légat qui n’aime rester à l’intérieur. Plusieurs personnes les apprécient. »
-
[44]
Vers 4204-4242. « Tout d’abord – ce qui me fait grand plaisir – le fond est de bonne pensée et ses flancs sont de parfaite amour ; il est cloué de courtoisie, enduit de la poix de raison, et le mât est tout entier de pitié et la voile d’humilité. La hune du mât est de sens, de tempérance et de raison ; une telle hune est faite pour voir loin ; et le câble, fait d’amitié, pour que règne la paix, est grand et fort, bien fait et subtilement tressé ; et le vaisseau est puissamment fortifié de concorde, et, pour être plus riche, de paix : personne, jamais, ne vit un tel vaisseau. Tout autour, il y a maint cordage de discrétion. L’ancre est de repentance, forgée de confession blanche, trempée de satisfaction dans l’eau de dévotion. Le vaisseau comporte trois étages où il n’y a ni serrure ni clé, car tous trois sont faits de largesse, et sont richement dorés de noblesse. »
-
[45]
Ce dit porte aussi le titre de Dit du mensonge. Cf. Rutebeuf,Œuvres complètes, éd. M. Zink, Le Livre de poche, « Lettres gothiques », 2001, p. 218-231.
-
[46]
Renart le Nouvel, éd. cit., vers 4957-4962.
-
[47]
Ibid., vers 6518-6537.
-
[48]
Vers 6645-6664. « Braves gens, nous perdons notre vaisseau, quand nous nous accordons aux vices et renions le doux agneau qui, sur la croix, soumit sa chair au tourment. Pour nous délivrer, il souffrit la mort, de sorte que chacun doit y puiser le courage de faire le bien et de délaisser les maux : Dieu nous en accordera notre loyer. […] [Noble] s’embarqua cette fois-là sur un navire dont il ne descendra jamais, à moins que Dieu ne le fasse dans sa bonté, car en nous, il y a peu de charité, de foi et de bien : nous aimons trop Renard, celui qui nous détourne de Dieu, et à cause de qui le roi a fait peu de cas de son vaisseau. »
1La question de la mémoire volontaire de l’écrivain est si consubstantielle au processus de création littéraire au Moyen Âge qu’elle projette tout naturellement le médiéviste au cœur de ses préoccupations ordinaires. Nombre d’ouvrages ont été consacrés à la mémoire au Moyen Âge [1], à commencer par celui, fondamental, deMary Carruthers, Le Livre de la Mémoire [2]. En deçà du processus de mémorisation, le concept de mémoire volontaire remet en cause l’idée même de « création littéraire », car pour l’écrivain médiéval « faire œuvre nouvelle », pour reprendre un topos qui lui est cher, ne peut se concevoir autrement qu’en monument d’œuvres antérieures. Jean Bodel, dans le prologue de la Chanson des Saisnes, limite le champ des objets littéraires à trois « matières », qui sont autant d’horizons de sources possibles :
3La question de la mémoire volontaire de l’écrivain médiéval ne se pose pas seulement en termes, devenus classiques, d’intertextualité, mais de récriture. Puiser à une matière donnée revient non seulement à s’inscrire dans une finalité définie selon la tripartition indiquée par Jean Bodel, mais aussi à assurer à la matière narrative un renouvellement herméneutique qui la dote d’un éternel présent de pertinence. C’est dans cette perspective que l’auteur médiéval choisit, avec la matière antique, de recourir à des mythes déjà existants, avec la matière arthurienne, de participer à l’édification de mythes nouveaux, ou, avec la matière française, d’ériger, sous couvert d’historiographie, des légendes.
4Cependant, les vers de Jean Bodel sont loin de couvrir la totalité de la littérature médiévale, qui, même lorsqu’elle n’emprunte pas aux trois matières mentionnées, ne s’affirme jamais pour une pure création, mais se présente toujours comme remémoration d’une tradition antérieure. Consciente de sa propre éphémérité, la poésie lyrique, par exemple, se fixe par écrit, à partir du xiiie siècle, dans ces vastes anthologies que sont les chansonniers provençaux, ou, dès le début de ce même siècle, dans les récits à insertions lyriques qu’inaugure le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole de Jean Renart. Faire mémoire est une préoccupation constante formulée dans les prologues :
6Les frontières établies par Jean Bodel entre les matières sont en réalité illusoires, et subsumées par un autre souci, commun à tous les auteurs : l’exigence de mémoire. Celle-ci est tellement essentielle, la « nouveauté », chère à l’écrivain médiéval, ne peut tellement pas se penser autrement que dans la construction d’un rapport singulier avec les sources qu’elle récrit en quête d’elle-même, qu’il n’est pas rare, comme l’a montré Roger Dragonetti dans Le Mirage des sources [5], qu’à défaut de source authentique, l’auteur médiéval en invente, et légitime l’authenticité de son œuvre nouvelle en alléguant des textes antérieurs imaginaires dont les personnages sont eux-mêmes parfois présentés comme les auteurs et dont l’écrivain médiéval ne s’affirme que le dépositaire [6]. Dans ces situations narratives vertigineuses, la mise en mémoire peut aller jusqu’à dissoudre l’autorité de l’écrivain, dont le crédit n’est assuré que s’il se définit comme héritier, passeur et recréateur.
7C’est dans ce contexte de création littéraire toujours pensée comme acte de mémoire que peut intervenir la mise en place, jamais explicite, de dispositifs mnémoniques, indissociables de ces autres aspects de la mémoire volontaire de l’écrivain médiéval, en particulier dans les textes en langue romane (oïl et oc) qui s’inscrivent dans la filiation des œuvres didactiques latines – compilations, sommes, fresques allégoriques. L’efficacité de ces textes dépend non seulement de la nature des enseignements venus de traditions antérieures, mais aussi, et surtout, de leur dispositio : la mise en œuvre de la mémoire volontaire n’est pas seulement conçue dans son rapport avec les sources, mais aussi comme fondement structurant du didactisme. J’étudierai successivement les trois démarches de mémoire volontaire, définies par la nature des sources auxquelles peut recourir l’écrivain médiéval, en invoquant quelques exemples à mon sens particulièrement représentatifs.
La mémoire volontaire des matières
8Si l’on en croit Jean Bodel, choisir une matière plutôt qu’une autre est moins un choix thématique qu’un choix de registre, qui engage une conception littéraire. Or, curieusement, même si l’écrivain médiéval affirme toujours qu’il s’inscrit dans une tradition dont son œuvre fait mémoire, et même si cette tradition n’a jamais existé, il mentionne rarement les auteurs auxquels il emprunte, à moins que ceux-ci ne soient de véritables auctoritates antiques ou des Pères de l’Église ; encore la référence à l’autorité n’est-elle pas systématique, l’écrivain médiéval comptant sur l’acuité de son lecteur pour l’identifier. L’auteur du Roman de Thèbes [7] (vers 1150) offre par exemple une translatio de la Thébaïde de Stace dont il respecte assez fidèlement la diégèse [8], sans pourtant jamais mentionner le nom de l’auteur, ni même le titre de l’œuvre source, alors que le prologue situe la démarche de l’auteur dans l’ombre portée d’autres autorités antiques au rang desquelles l’auteur de la Thébaïde ne prend pas place :
10Révérence paradoxale à des autorités antiques dont la présence inaugure la remémoration d’une source antique dont l’auteur n’est pas mentionné : l’écrivain médiéval trouve sa juste place dans la pénombre d’une attitude de transmission sans pour autant se fondre dans l’ombre de l’auteur de l’œuvre originelle. Telle est la posture des écrivains médiévaux, que Bernard de Chartres définissait comme « des nains juchés sur des épaules de géants ». Des nains, certes, mais redevables aux géants qui les ont précédés, les portent et leur permettent de les dépasser. L’image contient tout le paradoxe de la mémoire volontaire de l’écrivain médiéval, humble dans son absence de prétention à créer – et cette attitude est unique dans l’histoire littéraire de l’Occident moderne –, mais que son statut de dépositaire et l’ampleur de sa mémoire rendent orgueilleux. Cette représentation de l’écrivain suppose aussi que, défini en quelque sorte comme une pure mémoire, il voit plus loin et plus juste que ceux qui l’ont précédé : la re-création s’affirme porteuse d’une sagesse nouvelle. Mais parce que le cadre narratif, comme pour le Roman de Thèbes, est généralement fidèle au récit d’origine, il est souvent impossible de décrypter à première lecture la nature de cette sapience que l’écrivain médiéval prétend transmettre par delà la tradition légendaire. Pourtant, si l’œuvre nouvelle n’était que servile transmission de l’œuvre source, comment l’auteur du Roman de Thèbes pourrait-il limiter son public aux seuls « clercs et chevaliers » ?
12Pour atteindre au sens nouveau, il convient d’analyser les écarts que l’écrivain médiéval fait subir à sa source, c’est-à-dire ce qui s’affranchit à dessein de la mémoire volontaire. Ainsi, le Roman de Thèbes s’achève-t-il sur une moralité déroutante par sa platitude :
14Daniel Poirion a remarqué combien cette moralité était décevante [12]. En la faisant entrer en écho avec la présence inaugurale d’une Œdipodie qui ne figure pas chez Stace et qui place l’ensemble du récit sous l’égide de la faute initiale de Laïus, le père infanticide, puis du double crime d’Œdipe, parricide et incestueux, l’on saisit cependant mieux quelle peut être la faute contre nature dénoncée par la moralité conclusive. Une analyse plus minutieuse ferait apparaître que l’Œdipodie est agencée selon une dispositio telle qu’il est possible de la lire comme un véritable manifeste de l’herméneutique du signe qui éclaire l’image liminaire de l’âne joueur de lyre, incapable de comprendre le livre s’il se contente de le subir comme une narration linéaire [13]. Sans nous livrer ici à une lecture nouvelle du Roman de Thèbes, retenons que le travail de mémoire y est moins pensé comme préservation de l’héritage des anciens, qu’en tant que processus interne à l’œuvre, grâce auquel celle-ci se charge d’une sapience nouvelle, accessible seulement à un lecteur capable de faire entrer en résonance, comme les cordes de la lyre, grâce au travail mémoriel sollicité par l’agencement textuel, les détails épars du texte.
15Si la tradition des romans d’antiquité s’inscrit naturellement dans la démarche d’un acte de mémoire, on peut en revanche être plus surpris, si l’on se fie à Jean Bodel, de rencontrer des formules fort proches à l’orée de certaines œuvres bretonnes, qui revendiquent la même attitude de révérence à l’égard des ancêtres et la même ambition de sagesse. Ainsi cette formule de Wace – devenue la devise de la prestigieuse revue de romanistique Romania, fondée en 1872 par Paul Meyer et Gaston Paris :
17Wace inaugure l’entrée de la matière bretonne dans le champ de la littérature vernaculaire. Il n’est pas étonnant que d’autres écrivains qui choisissent à leur tour cette matière s’inscrivent tout à la fois dans l’héritage breton et dans celui de Wace en affirmant comme lui la même volonté de faire remembrance des ancessurs. C’est le cas de Marie de France, dans le prologue de ses lais, dont la célébrité n’a rien à envier à celui de Jean Bodel :
19Détail remarquable, et contraire à l’assertion de Jean Bodel qui voit dans la matière bretonne des contes « vains et plaisants » :Marie de France ne forge pas de hiérarchie entre les matières, puisqu’après avoir pensé « mettre en roman » un texte d’antiquité, elle choisit les lais bretons parce qu’ils sont une matière inédite, tout en continuant à vanter l’art des anciens, qui écrivent volontairement de manière obscure pour ménager aux lecteurs à venir la possibilité de faire fructifier leur intelligence herméneutique :
21Marie de France, qui cherche à atteindre « los et pris », dote donc probablement sa récriture des lais bretons d’une sapience aussi digne d’être entendue que celle des romans antiques. Là encore, il faudrait se livrer à une minutieuse étude de cas pour vérifier cette hypothèse, mais l’on peut affirmer sans trop de risque, à la lecture du seul prologue, que l’acte de mémoire volontaire procède de manière comparable dans le Roman de Thèbes et dans les lais, et que la finalité de l’œuvre, dans un cas comme dans l’autre, procède d’un acte de remembrance qui porte un ennoblissement herméneutique du matériau originel [17]. Le phénomène n’est pas isolé, puisqu’il est avéré dans le cas des proses du Graal, en particulier dans le Cycle-Vulgate ou cycle du Lancelot-Graal [18], qui fait de la légende graalienne une quête mystique portée par une réflexion sur la chevalerie célestielle [19]. Dans ce cycle, tout particulièrement dans la Queste del Saint Graal dont on a depuis longtemps relevé les influences cisterciennes [20], des ermites glosent la narration en éclaircissant le sens de péripéties traitées sur le mode de l’énigme allégorique. Mais dans les Lais de Marie de France, pas plus que dans le Roman de Thèbes, la voie herméneutique n’est clairement balisée. Il faut procéder par morcellement et rapprochement successifs de fragments textuels, selon la technique de la divisio bien connue de l’exégèse médiévale [21]. Sa mise en pratique suppose non seulement le travail de remembrance des sources, mais aussi la maîtrise du processus mémoriel du lecteur. Par exemple, tandis qu’on lit ordinairement des lais de Marie de France isolément comme s’ils étaient indépendants, de nombreux détails révèlent une structure d’ensemble concertée, qui vise à l’enseignement exemplaire d’un itinéraire de vie humaine pensé comme une initiation aux différentes manières d’amour – de l’amour courtois à l’amour divin [22]. Remembrer des ancessurs va donc toujours de pair avec un travail effectué sur la mémoire du lecteur, sans lequel le renouvellement du sens s’avère impossible. Ce travail, jamais explicité, met en œuvre des pratiques mnémotechniques connues par les traités latins, que l’on identifie dans les textes romans parce qu’elles font partie des structures mentales du temps. Tel est aussi le cas des insertions lyriques dans les textes narratifs.
La mémoire volontaire du lyrisme
22Jean Renart inaugure avec le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole la tradition des romans à insertions lyriques en langue d’oïl. Il invoque dans son prologue, comme les écrivains qui s’inscrivent dans la tradition des matières, le même souci de remémorer les poètes du passé. Sa démarche, très proche de la leur, n’a rien à voir avec celle qui présidera un peu plus tard à la constitution des premières anthologies que sont les Chansonniers. Les poèmes cités dans le roman le sont de manière fragmentaire et sertis par la narration, de sorte qu’ils en constituent des mises en abyme. Ainsi, cette anonyme chanson de toile, interprétée par Liénor, l’héroïne saisie en train de broder assise à côté de sa mère, alors que celle-ci vient elle-même de chanter une autre strophe de chanson de toile qui met en scène une jeune fille qui brode assise à côté de sa mère :
24La métaphore de la broderie est celle à laquelle recourt Jean Renart pour définir dans son prologue le travail de conjointure auquel il se livre pour arriver à une parfaite dispositio de la prose et du vers, de l’inventio et de la remembrance [24] ; par ailleurs la mère de Liénor ne tarde pas à devenir un personnage aussi noir que la dure maîtresse d’Aye [25] ; l’insertion lyrique fonde un subtil feuilletage de sens qui rejaillit sur l’ensemble de la narrationcadre, considérée à la fois du point de vue de la diégèse et de son agencement formel, selon le double registre – récit d’armes et d’amour/récit à insertions lyriques – qui la définit dans le prologue.
25L’insertion lyrique caractérise également l’écriture de plusieurs novas en langue d’oc, en particulier En aquel temps c’om era gais de Raimon Vidal de Besalu [26], dont l’évolution réflexive procède d’une mise en débat de citations de troubadours, exploitées comme arguments d’autorité. Souvent réduite à deux vers, l’insertion ne livre du poème original qu’un fragment gnomique décontextualisé dont on se demande dans quelle mesure il est encore capable de faire œuvre de remémoration. La question se pose aussi pour le Perilhos tractat d’Amor de donas, qui figure dans l’unique somme connue en langue d’oc, le Breviari d’Amor de Matfré Ermengaud [27]. La critique a longtemps considéré ce Perilhos Tractat, ordonné selon la logique d’une mise en débat de 266 citations de troubadours, comme l’équivalent d’un chansonnier, bien que ces citations, étant à la fois réduites à quelques vers et agencées entre elles de manière contradictoire, échouent à rendre compte de la forme et de la force initiales des poèmes [28]. Si le dispositif ainsi mis en place permet, comme dans les cas précédemment évoqués de remembrance, une réappropriation herméneutique qui procède ici de leur réorganisation sur le mode d’une vaste disputatio scolastique, il est tout à fait possible aussi que le poète de l’œuvre nouvelle ait compté sur l’efficacité de la réminiscence : selon un processus universellement connu de tous les amateurs de chansons ou de poèmes, l’écrivain, en ne citant qu’un fragment, pouvait espérer faire affleurer l’intégralité de certains poèmes lyriques célèbres à la conscience de ce public dont la mémoire auditive était particulièrement développée par les conditions de performance orale. La capacité de la mémoire à se déployer à partir d’un court fragment est un phénomène tout à fait connu au xiie siècle ; il est même un critère définitoire de la mémoire, puisque Hugues de Saint-Victor dans le Didascalicon, écrit que
tout comme le talent cherche et trouve en divisant, la mémoire sauvegarde en rassemblant. Il convient donc que nous rassemblions, pour le confier à la mémoire, ce que nous avons divisé au moment où nous l’apprenons. Rassembler, c’est résumer de façon brève et ramassée ce dont on a écrit ou discuté plus abondamment. C’est ce que les Anciens appelaient épilogue, c’est-à-dire « brève récapitulation de ce qui vient d’être dit » [29].
27Les récits à insertions lyriques, qui rassemblent des citations considérées comme « lieux de mémoire », « brefs et ramassés », de poèmes intégraux, reposent donc sur la mise en place d’un processus mnémotechnique dont dépendent leur cohésion et, au sens étymologique du terme, leur compréhension. Le phénomène est encore plus intéressant dans des textes de grande ampleur, dont la mémorisation exige une stimulation particulière de la mémoire, a fortiori lorsqu’ils prétendent transmettre un savoir, un enseignement moral ou pieux : l’efficacité didactique repose alors principalement sur les procédés de mémoire artificielle.
La mémoire volontaire des textes didactiques
28La notion de « lieu de mémoire » est caractéristique des procédés mnémoniques définis dans les Arts de mémoire du Moyen Âge qui se sont inscrits, ainsi que l’a montré France Yates, dans la lignée de l’Ad Herennium [30]. La littérature romane ne fait jamais place à des développements théoriques sur l’exercice de la mémoire, qui relèvent de traités en latin [31]. Le repérage des procédés mnémoniques procède donc de la seule investigation du lecteur, et d’un lecteur averti, car le propre de ces procédés est justement d’agir à l’insu de ceux qu’ils visent. Ils ne peuvent apparaître que dans des textes écrits par des auteurs savants, autrement dit des clercs, même, et surtout, s’ils sont adressés à un public laïc, dont la moindre science exige de la part de l’auteur un effort didactique accru. C’est précisément sous la plume de cette catégorie d’écrivains que l’on peut lire des textes allégoriques, genre dont l’association avec les Arts de mémoire se développe au xiiie siècle, à la faveur de la mise en place d’un espace allégorique rigoureusement ordonné. Pour avoir une chance d’être efficace, et de frapper durablement la mémoire, le procédé mnémotechnique doit être remarquable, faire saillie ou décrochage sur le récit. Il est souvent repérable grâce à la rupture qu’il introduit dans la linéarité narrative : la description des lieux, pour devenir lieu de mémoire, intègre des traits insolites et impose à la narration une structure dont la particularité doit forger à son image l’espace mental du lecteur.
29C’est dans cette tradition que s’inscrivent les vices et les vertus de Giotto, dont on sait le rôle dans l’œuvre de Proust [32]. Si les vices et les vertus ont été très tôt représentés allégoriquement dans la tradition psychomachique, notamment à travers l’œuvre de Prudence, la littérature romane du xiiie siècle a fréquemment renforcé cette association en l’inscrivant dans une architecture fortement cloisonnée, comme une maison, un palais ou un navire : Mary Carruthers nomme ce procédé la « mnémonique architecturale [33] ». L’idée de lieu de mémoire est ici à prendre au sens littéral : la spatialisation de l’idée à mémoriser vise à imprimer sa propre structure à l’intelligence qu’elle s’efforce de former et d’instruire. Il s’agit à l’origine d’un procédé visuel, qui transite par l’image, mais que les écrivains médiévaux transposent volontiers en description ou en ekphrasis. Fabienne Pomel [34] a ainsi montré comment le poème allégorique de Rutebeuf intitulé La Voie d’humilité était construit selon une spatialisation propre aux arts de mémoire : chaque vertu, chaque vice, est associé à une maison, et l’ensemble de ces maisons, qui s’opposent deux à deux (maison d’Orgueil vs. maison d’Humilité ; maison d’Avarice vs. maison de Largesse, etc.), forme la Cité de Pénitence où évolue, au cours d’un songe, le narrateur.
30L’on sait le développement extraordinaire qu’a connu, au xiiie siècle, le genre du récit de songe allégorique. On y rencontre toujours des procédés analogues, quelle que soit la longueur de la narration. Ainsi, dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et Jean de Meun, les allégories des vices décrites à l’occasion de la longue ekphrasis consacrée au mur des images qui entoure le verger de Déduit [35] et empêche le narrateur d’entrer dans le jardin d’amour, où évoluent les vertus courtoises, représentées cette fois comme des allégories en mouvement : elles sont vues pour la première fois dansant la carole, c’est-à-dire une ronde, qui permet, autant que la fresque murale, une répartition spatiale significative. Les deux séries accumulent chacune dix figures allégoriques, qui recoupent sensiblement la série plus traditionnelle des sept vertus et vices – en fait les sept péchés capitaux – du poème de Rutebeuf : on y retrouve, par exemple, l’opposition Avarice/Largesse. D’autres allégories, plus spécifiques au contexte courtois, la complètent : Pauvreté vs. Richesse, Vieillesse vs. Jeunesse, etc. La déambulation du narrateur ne s’effectue plus dans une cité, mais dans un cadre champêtre qui fait converger les topoi du locus amoenus, de l’hortus conclusus et de la reverdie courtoise. La représentation des vices et des vertus en allégories n’est plus cloisonnée en maisons, mais leur seule succession à l’intérieur d’espaces caractéristiques – le mur et le verger – et leur opposition en deux séries – l’une statique sur le mur, l’autre en mouvement dans la carole – suffisent à faire office de lieu de mémoire. Jean de Meun conserve pour d’autres représentations le procédé de mnémonique architecturale. Il emprunte par exemple à l’Anticlaudianus d’Alain de Lille l’image de la maison bifide de Fortune [36], toute faite d’oppositions qui révèlent la nature double de son occupante [37] : les attributs du lieu font partie intégrante de la figure qu’il accueille. De même, le château dans lequel est enfermé Bel Accueil, allégorie de la femme à conquérir, est mimétique d’un espace mental : chacune des quatre portes est associée à une allégorie qui représente un obstacle psychique à franchir pour atteindre à l’objet aimé. Le recours au procédé allégorique est d’autant mieux venu que les obstacles en question peuvent aussi bien appartenir à la sphère de la femme qu’à celle du narrateur : la psychologie amoureuse est représentée dans toute l’étendue de ses contradictions et de son universalité. Le procédé du lieu de mémoire joue sur plusieurs registres simultanés : la forteresse présente à l’amoureux la cartographie de son propre espace mental contre lequel il doit combattre pour emporter la victoire, mais qui n’est au fond que le reflet de l’espace mental de l’objet aimé ; en même temps, il balise, à l’intention du lecteur, les étapes d’une narration largement diluée dans ce qu’il est convenu de considérer comme des digressions didactiques et philosophiques, mais qui constituent pourtant, un peu comme chez Proust [38], l’essentiel de la matière transmise par l’auteur à son lecteur.
31Il serait donc naïf d’imaginer que l’espace allégorique, s’il participe indéniablement de la tradition des Arts de mémoire, ne vise qu’à enseigner la liste des vices, des vertus, ou de diverses forces psychomachiques. Chaque lecteur, au xiiie siècle, sait très bien ce qui relève des vices ou des vertus : il ne s’agit pas de lui apprendre à différencier bien et mal, mais, en les représentant de manière sensible, de rendre ces instances désirables ou repoussantes pour inciter à leur pratique ou à leur rejet, et de proposer un itinéraire de perfectionnement lui-même allégorisé par les expériences de déambulation que les narrateurs proposent en partage – marche dans la Cité pour Rutebeuf, dans la campagne printanière pour Guillaume de Lorris, pèlerinages allégoriques [39] ou encore, avec Dante, visite des audelà. Autrement dit, ce n’est pas seulement sur le souvenir que joue le procédé mnémotechnique, mais sur l’ensemble d’un dispositif mental, qui intègre des dimensions morales et affectives ; le lieu de mémoire travaille sur l’ensemble des strates mentales que la psychanalyse a nommées ça, moi, surmoi, exerçant une stimulation émotionnelle qui frappe l’imagination et grave du même coup dans la mémoire l’objet qui lui est associé :
[…] Nous devons donc créer des images capables de rester le plus longtemps possible dans la mémoire. Et nous y réussirons si nous établissons des ressemblances aussi frappantes que possible ; si nous ne créons des images qui ne soient ni nombreuses ni vagues mais actives (imagines agentes) ; si nous leur attribuons une beauté exceptionnelle ou une laideur particulière ; si nous en ornons quelques-unes, avec des couronnes par exemple ou des manteaux de pourpre, de façon à rendre la ressemblance plus évidente ; si nous les enlaidissons d’une façon ou d’une autre, en introduisant par exemple une personne tachée de sang, souillée de boue ou couverte de peinture rouge de façon à ce que l’effet en soit plus frappant ; ou encore si nous donnons un aspect comique à nos images [40].
33Et F. Yates de commenter cette citation de l’Ad Herennium : « Notre auteur a clairement posé l’idée qu’il faut aider la mémoire en suscitant des chocs émotionnels à l’aide de ces images frappantes ou grossières. » Le lieu de mémoire, pour être efficace, procède donc d’abord d’un effort de structuration imposé au support narratif, qui s’avère n’être souvent qu’un prétexte. Ainsi, dans Renart le Nouvel [41], les épisodes qui développent des lieux de mémoire sur le mode allégorique assurent la « nouveauté » du récit de Jacquemart Gielée par rapport aux branches du Roman de Renart : c’est le recours à ces lieux de mémoire qui fait basculer la narration vers l’allégorie et lui confère sa dimension moralisée. La maison de Renart, par exemple, s’inscrit dans la tradition déjà évoquée d’une mnémonique architecturale associée aux vices :
35Tel se présente le premier épisode allégorique de l’œuvre, que les péripéties ne distinguaient jusqu’alors pas de la tradition renardienne antérieure. Pas plus que dans les œuvres précédentes, le procédé d’allégorisation ne vise à enseigner la liste universellement connue des sept péchés capitaux ; rebattu, il n’est pas non plus ce qui, en soi, assure la nouveauté de l’œuvre de Jacquemart Gielée. Mais son intégration à la matière renardienne lui permet, comme un ferment, d’en changer la teneur, de la transformer en satire des états du monde, en particulier du clergé et des ordres mendiants : la maison de Renart cristallise la série des vices qui seront désormais associés à cet animal destiné à devenir, au fil des pages, l’allégorie de la défaite des vertus et du déclin du monde. S’il est possible de rapporter ce récit au contexte historique du xiiie siècle, l’allégorie vise à l’universalité du propos. L’abstraction du lieu de mémoire vise à l’intemporalité : plus qu’une continuation du Roman de Renart, plus qu’une satire des capétiens et de l’emprise des ordres mendiants au siècle de saint Louis, le procédé transforme le récit en fable universelle sur le comportement social des hommes. Sa répartition au fil de l’œuvre est d’ailleurs emblématique d’une moralisation toujours plus explicite. Après la maison de Renart, sont décrits, de manière rigoureusement symétrique, le bateau de Renart et celui du Roi Noble :
37La matière renardienne, avec le récit de la bataille navale au cours de laquelle l’armée du Roi Noble, embarquée sur le navire des vertus, connaît une cuisante défaite, rejoint la tradition littéraire des batailles des vices et des vertus, notamment représentée, à la même époque, par le dit éponyme de Rutebeuf [45]. Le nom du roi Noble fait l’objet d’une réactivation sémantique qui lui confère une puissance allégorique absente du Roman de Renart. Le lieu de mémoire assure, en même temps que l’hybridation des traditions littéraires, leur renouvellement herméneutique.
38Plus loin, c’est la description de la Prison de Bonne Espérance, faite de miséricorde [46], qui vient briser le fil narratif, ou encore, l’équipement de Dame Gille – c’est-à-dire de Dame Ruse [47]. Chaque fois qu’un lieu de mémoire fait son apparition, il se prolonge en développements moraux, de plus en plus longs, et dont se fait progressivement jour la portée pieuse ; ils finissent par revêtir un caractère franchement homilétique :
40La banalisation du procédé dans les œuvres allégoriques du xiiie siècle, sa répétitivité à l’intérieur d’un récit pourrait avoir l’effet inverse de celui qu’il recherchait en tranchant sur la linéarité narrative : loin de frapper la mémoire par son caractère incongru, il pourrait au contraire s’user trop pour conserver son efficace. Si les auteurs le systématisent, c’est pourtant qu’il fait partie intégrante de la portée opératoire de l’entreprise didactique. Récurrent dans un récit comme Le Roman de la Rose ou Renart le Nouvel, il revêt une fonction structurante qui développe chez le lecteur la mémoire de l’œuvre elle-même et balise la lente métamorphose inscrite dans le temps du récit : chez Jean de Meun, dont la philosophie de Fortune s’élabore peu à peu en mémoire de la Consolation de Philosophie de Boèce, les allégories prennent forme et se précisent au fil de leurs représentations successives ; chez Jacquemart Gielée, c’est l’évolution de la société tout entière qui est mise en récit, à la faveur des relations qui s’instaurent contradictoirement entre les lieux de mémoire qui figurent les deux camps de Noble et Renart, des vertus et des vices. Plus le texte qu’il structure a une visée morale ou pieuse, plus le lieu de mémoire fonctionne comme un rappel au bien et à la vertu : le texte se veut une anamnèse morale, capable de remettre son lecteur dans le droit chemin de la vertu et de la piété. La mémoire n’est ainsi plus seulement considérée comme une faculté cognitive, mais comme siège de toute vertu et garante de l’ordre moral universel.
41Pour conclure brièvement cette présentation, à la fois trop longue et beaucoup trop partielle, l’on pourra peut-être s’en tenir à deux remarques. D’abord, la démarche de remembrance, si souvent revendiquée par les auteurs médiévaux, ne se limite jamais à un simple travail de citation ou de compilation des sources ; toutes les œuvres se font l’écho du jeu de mot aux accents isidoriens sur la double signification possible de remembrer : il s’agit toujours de réunir les éléments épars, les disjecta membra qui forment l’œuvre, afin de lui donner son unité, tout en assurant la cohésion de la démarche mentale du lecteur. Les auteurs médiévaux se montrent tous particulièrement soucieux de traiter au mieux leurs sources en dotant l’œuvre nouvelle de la meilleure conjointure possible : c’est à chaque fois à un corps textuel nouveau aux parfaites proportions qu’il convient de donner naissance. Ensuite les procédés mnémotechniques, auxquels on pense le plus spontanément en tant qu’exercices de mémoire volontaire, ne forment qu’un aspect très partiel de l’immense panorama des mises en pratique de remembrance de la littérature médiévale, et ils sont, bien plus qu’une expression de la mémoire volontaire de l’écrivain, un instrument destiné à forcer la mémoire involontaire du lecteur, non pour lui faire assimiler de force un savoir érudit, mais pour le conduire à son insu vers le désir des pratiques vertueuses : en puisant à la mémoire volontaire de ses sources, en recourant aux lieux de mémoire pour construire l’unité de sa signification, l’œuvre conduit son lecteur à se réunifier lui-même dans l’exercice des vertus, dont dépendent l’unité et la cohésion de la communauté sociale : l’efficacité du lieu de mémoire est le soubassement d’un édifice spéculaire où texte, individu et société se construisent mutuellement.
Notes
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[1]
D. Poirion, Résurgences. Mythe et littérature à l’âge du symbole (xiie siècle), Paris, PUF, « Écriture », 1986. B. Roy et P. Zumthor (dir.), Jeux de mémoire : aspects de la mnémotechnie médiévale, Montréal, Presses Universitaires de Montréal, 1985.
-
[2]
M. Carruthers, Le Livre de la Mémoire. La mémoire dans la culture médiévale, trad. D. Meur, Macula, 2002.
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[3]
Jean Bodel, La Chanson des Saisnes, éd. A. Brasseur, Genève, Droz, 1989, v. 6-11 : « Tout homme ne peut, en ce domaine, connaître que trois matières : celles de France, de Bretagne et de Rome, la grande cité ; entre ces trois matières, il n’y a rien de commun. Les récits de Bretagne sont vains, mais agréables, ceux de Rome sont pleins de sagesse et porteurs d’enseignement, ceux de France sont continuellement vrais. » La traduction en français moderne, comme toutes celles qui figurent dans cet article, est de mon fait.
-
[4]
Jean Renart, Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, éd. F. Lecoy, Champion, 1962 : « Celui qui mit ce conte en roman, où il a fait noter de beaux chants afin que demeure le souvenir des chansons, veut que son mérite et son renom aille jusqu’à Reims en Champagne. »
-
[5]
R. Dragonetti, Le Mirage des sources. L’art du faux dans le roman médiéval, Seuil, 1987.
-
[6]
Entre autres nombreux exemples, mentionnons la fin du lai du Chèvrefeuille de Marie de France, où Tristan devient l’auteur du lai qui s’achève, ou l’ambiguïté auctoriale de la fin du Roman de Merlin en prose du pseudo Robert de Boron. C’est sur le modèle de cette fiction auctoriale que repose le prologue du Nom de la Rose d’Umberto Eco.
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[7]
Le Roman de Thèbes, éd. G. Raynaud de Lage, Champion, 1966-1968.
-
[8]
Pour des études sur la translatio de Stace vers le Roman de Thèbes, voir par exemple L. G. Donovan, Recherches sur « Le roman de Thèbes », Société d’édition d’enseignement supérieur, 1975 ; A. Petit, Naissances du roman. Les techniques littéraires dans les romans antiques du xiie siècle, Genève, Champion-Slatkine, 1985, 2 t. ; L’anachronisme dans les romans antiques du xiie siècle, Lille, Centre d’études médiévales et dialectales de l’Université de Lille III, 1985 ; J. Dufournet, « La Thébaïde de Stace et le Roman de Thèbes : à propos du livre de G. Donovan », Revue des langues romanes, n° 82, 1976, p. 139-160.
-
[9]
Le Roman de Thèbes, éd. cit., vers 1-12 : « Qui est sage ne doit pas le cacher, mais au contraire montrer son talent, afin que lorsqu’il aura quitté ce monde, l’on se souvienne de lui pour toujours. Si les seigneurs Homère et Platon, Virgile et Cicéron avaient caché leur sagesse, l’on n’aurait jamais plus parlé d’eux. C’est pourquoi je ne veux pas réduire au silence mon talent, ni garder pour moi ma sagesse, et j’ai plaisir à raconter un fait digne de mémoire. »
-
[10]
« Qu’ils s’abstiennent de ce travail, ceux qui ne sont clercs ou chevaliers, car ils peuvent toujours écouter comme un âne peut jouer de la harpe ».
-
[11]
« Au nom de Dieu, Seigneur, veillez bien à ceci : ne faites rien contre Nature, afin de ne pas en venir à des extrémités telles que celles dont j’achève le récit. »
-
[12]
D. Poirion, « Edyppus et l’énigme du roman médiéval », L’Enfant au Moyen Âge, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, « Senefiance », 1980, p. 287-297.
-
[13]
V. Fasseur, « L’énigme du Sphinx. Le début du Roman de Thèbes ou le lecteur médiéval du signe antique », Troianalexandrina, n° 6, Brepols, 2006, p. 151-169 ; G. Andreucci, L’âne et la lyre. Savoir, sagesse et transmission dans le Roman de Thèbes, mémoire de master 2, Université de Pau et des Pays de l’Adour, 2010.
-
[14]
« Pour faire mémoire des anciens, de leurs paroles, de leurs actes et de leurs moeurs. »
-
[15]
Les Lais de Marie de France, éd. K. Warnke, Le Livre de poche, « Lettres gothiques », 1990, v. 9-42 : « […] j’ai d’abord eu l’idée de composer un bon récit que j’aurais traduit de latin en français. Mais je n’en aurais pas tiré grande estime, car tant d’autres l’ont déjà fait ! J’ai donc pensé aux lais que j’avais entendus. Je savais en toute certitude que ceux qui avaient commencé à les écrire et à les répandre avaient voulu perpétuer le souvenir des aventures qu’ils avaient entendues. J’en connais moi-même beaucoup et je ne veux pas les laisser sombrer dans l’oubli. J’en ai donc fait des contes en vers, qui m’ont demandé bien des heures de veille. »
-
[16]
« Les Anciens avaient coutume, comme en témoigne Priscien, de s’exprimer dans leurs livres avec beaucoup d’obscurité à l’intention de ceux qui devaient venir après eux et apprendre leurs œuvres : ils voulaient leur laisser la possibilité de commenter le texte et d’y ajouter le surplus de science qu’ils auraient. Les poètes anciens savaient et comprenaient eux-mêmes que plus le temps passerait, plus les hommes auraient l’esprit subtil et plus ils seraient capables d’interpréter les ouvrages antérieurs. »
-
[17]
Pour un exemple de lecture, voir V. Fasseur, « Comment passer des Anciens aux Bretons ? Marie de France et l’hybridation des sources littéraires européennes », Européens, qui sommesnous ?, J.-X. Ridon, P.-A. Mével et N. Laporte (dir.), Universités de Pau et de Nottingham, Pau, Pressses Universitaires de Pau, 2012, p. 21-35.
-
[18]
Le Cycle-Vulgate ou Lancelot-Graal, écrit vers 1215-1230, est constitué de : l’Estoire del Saint Graal ; l’Estoire de Merlin, ou Merlin-Vulgate (Merlin-Vulgate + Suite-Vulgate) ; Lancelot du Lac ou Lancelot propre ; la Queste del Saint Graal ; la Mort le Roi Artu.
-
[19]
Sur cette question, voir en particulier J.-R. Valette, La Pensée du Graal. Fiction littéraire et théologie (xiie-xiiie siècle), Champion, « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge », 2008.
-
[20]
Voir par exemple P. J. Geary, « Liturgical perspectives in La Queste del Saint Graal », Historical Reflections/Réflexions historiques, 12, 1985, p. 205-217 ; E. Gilson, « La mystique de la grâce dans la Queste del saint Graal », Romania, 51, 1925, p. 321-347 ; F. Bogdanow, « An interpretation of the meaning and purpose of the Vulgate Queste del saint Graal in the light of the mystical theology of saint Bernard », The Changing Face of Arthurian Romance. Essays on Arthurian Prose Romances in Memory of Cedric E. Pickford, a Tribute of the British Branch of the International Arthurian Society, éd. A. Adams et al., Woodbridge, Boydell (Arthurian Studies, 16), 1986, p. 23-46.
-
[21]
G. Dahan, L’Exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval. xiie-xive siècles, Cerf, 1999.
-
[22]
V. Fasseur, « Marie de France, les ailes du désir », Deduits d’oiseaux au Moyen Âge, éd. Ch. Connochie-Bourgne, Aix-en-Provence, CUERMA, Senefiance n° 54, 2009, p. 93-104.
-
[23]
Vers 1183-1187. « Aye est assise aux pieds de sa dure maîtresse, sur ses genoux, une étoffe d’Angleterre ; avec un fil, elle exécute d’élégantes coutures. Hélas ! Hélas ! Amour d’un autre pays, vous avez enchaîné et surpris mon cœur. »
-
[24]
« […] cestui Roman de la Rose,/qui est une novele chose/et s’est des autres si divers/et brodez, par lieus, de biaus vers/que vilains nel porroit savoir. » Jean Renart, Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, éd. cit., vers 11-15.
-
[25]
Sur ce personnage, voir les analyses de M. Zink, Roman rose et rose rouge. Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole de Jean Renart, Nizet, 1979, p. 49-51 et surtout p. 58-62.
-
[26]
On peut lire ces novas dans Nouvelles courtoises occitanes et françaises, éd. S. Méjean-Thiolier, Le Livre de Poche, coll. « Lettres gothiques », 1997.
-
[27]
Le Breviari d’Amor de Matfre Ermengaud, éd. P. Ricketts, t. V, Leiden, E. J. Brill, 1976.
-
[28]
V. Fasseur, « Une expérience avec la lyrique : le “Perilhos tractat d’amor de donas” », L’Expérience lyrique, éd. M. Gally, Perspectives médiévales, n° 28, 2002, p. 69-92.
-
[29]
Hugues de Saint-Victor, Didascalicon, trad. Michel Lemoine, Cerf, « Sagesses chrétiennes », 1991, p. 143.
-
[30]
Sur la filiation entre l’Ad Herennium et les arts de mémoire médiévaux, voir F. Yates, L’Art de la mémoire, op. cit., p. 67 sq.
-
[31]
F. Yates et M. Carruthers en ont dressé un panorama quasi exhaustif.
-
[32]
Sur cet aspect de la mémoire chez Proust, voir par exemple V. Fasseur, « Le Moyen Âge perdu du Temps retrouvé : un bâti de mémoire », colloque international « Marcel Proust et le Moyen Âge », organisé par S. Duval et M. Lacassagne, Bordeaux, Université Michel de Montaigne, 26 mars 2010 ; à paraître aux éditions Hermann.
-
[33]
M. Carruthers, Le Livre de la Mémoire, op. cit., p. 112 sq.
-
[34]
F. Pomel, « Espace et architecture dans la Voie d’Humilité de Rutebeuf : allégorie et mnémotechnie », Méthode ! Revue de littératures française et comparée, n° 9, 2005, p. 29-36.
-
[35]
Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. F. Lecoy, Champion, « C.F.M.A. », 1965, tome 1, vers 129-468.
-
[36]
Y. Foehr-Janssens, « La maison de Fortune dans l’Anticlaudianus d’Alain de Lille », La Fortune : thèmes, représentations, discours, éd. Yasmina Foehr-Janssens et Emmanuèle Métry, Genève, Droz, 2003, p. 129-144.
-
[37]
Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. cit., t. I, vers 6049-6144.
-
[38]
P. Bayard, Le Hors-sujet. Proust et la digression, Minuit, 1996.
-
[39]
En particulier, un petit siècle plus tard, le Pèlerinage de Vie humaine de Guillaume de Digulleville.
-
[40]
F. Yates, L’Art de la mémoire, op. cit., p. 21-22.
-
[41]
Jacquemart Gielée, Renart le Nouvel, éd. H. Roussel, Société des Anciens Textes Français, Picard, 1961.
-
[42]
Vers 1145-1164. « Renard mène Orgueil en sa maison, qui était faite de trahison, de haine et d’envie. L’entrée était de haine, et le pavement de blâme […]. À son intention, ils ont décoré toute la maison de tissus d’or. Six dames, noblement et très richement vêtues d’or, sortent d’une grotte pour venir à la rencontre d’Orgueil ; à sa rencontre, elles viennent en chantant, deux par deux, en se tenant par la main. Des six dames, les plus puissantes étaient deux sœurs, Ire et Envie : quelle douleur qu’elles soient en vie ! »
-
[43]
Vers 3714-3748. « […] Le fond est en mauvaise pensée ; les flancs sont de trahison, il est cloué de vilenie, enduit de la poix de honte. Le mât est de tricherie. Par ce bateau, Noble sera mat : adviendra le règne de tromperie. La hune du mât est d’envie, où grimperont les matelots ; de cette extrémité, ils verront très loin. Le câble, bien adapté à cette hune, est fait de haine. Le vaisseau est fortifié, sur tout son pourtour, de discorde et de peu d’amour. À la voile et aux environs du mât, il y a de nombreux cordages de blâme. L’ancre est de malice et de parjure, n’en doutez pas. Le vaisseau comporte trois étages, de sorte qu’il n’est comte, duc, ni roi, évêque, religieux, prélat, pape, clerc, prêtre ni légat qui n’aime rester à l’intérieur. Plusieurs personnes les apprécient. »
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[44]
Vers 4204-4242. « Tout d’abord – ce qui me fait grand plaisir – le fond est de bonne pensée et ses flancs sont de parfaite amour ; il est cloué de courtoisie, enduit de la poix de raison, et le mât est tout entier de pitié et la voile d’humilité. La hune du mât est de sens, de tempérance et de raison ; une telle hune est faite pour voir loin ; et le câble, fait d’amitié, pour que règne la paix, est grand et fort, bien fait et subtilement tressé ; et le vaisseau est puissamment fortifié de concorde, et, pour être plus riche, de paix : personne, jamais, ne vit un tel vaisseau. Tout autour, il y a maint cordage de discrétion. L’ancre est de repentance, forgée de confession blanche, trempée de satisfaction dans l’eau de dévotion. Le vaisseau comporte trois étages où il n’y a ni serrure ni clé, car tous trois sont faits de largesse, et sont richement dorés de noblesse. »
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[45]
Ce dit porte aussi le titre de Dit du mensonge. Cf. Rutebeuf,Œuvres complètes, éd. M. Zink, Le Livre de poche, « Lettres gothiques », 2001, p. 218-231.
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[46]
Renart le Nouvel, éd. cit., vers 4957-4962.
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[47]
Ibid., vers 6518-6537.
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[48]
Vers 6645-6664. « Braves gens, nous perdons notre vaisseau, quand nous nous accordons aux vices et renions le doux agneau qui, sur la croix, soumit sa chair au tourment. Pour nous délivrer, il souffrit la mort, de sorte que chacun doit y puiser le courage de faire le bien et de délaisser les maux : Dieu nous en accordera notre loyer. […] [Noble] s’embarqua cette fois-là sur un navire dont il ne descendra jamais, à moins que Dieu ne le fasse dans sa bonté, car en nous, il y a peu de charité, de foi et de bien : nous aimons trop Renard, celui qui nous détourne de Dieu, et à cause de qui le roi a fait peu de cas de son vaisseau. »