Notes
-
[1]
Kathleen Gyssels, « Un long compagnonnage : Glissant et Schwarz-Bart face à la “diaspora” », in Revue des Sciences humaines, n° 309, 2013.
-
[2]
Glissant, Le Discours antillais, Gallimard, 1997, p. 42.
-
[3]
Glissant, Poétique de la relation, Gallimard, 1990, p. 20.
-
[4]
Le Discours antillais, op. cit., p. 45.
-
[5]
Poétique de la relation, op. cit., p. 46.
-
[6]
Le Discours antillais, op. cit., p. 25.
-
[7]
Id., p. 44.
-
[8]
Id., p. 56-57.
-
[9]
Glissant, La Cohée du Lamentin, Gallimard, 2005, p. 173.
-
[10]
Glissant, Mémoires des esclavages, Gallimard, 2007, p. 34.
-
[11]
Id., p. 138.
-
[12]
La Cohée du Lamentin, op. cit., p. 142.
1Comparaison n’est pas raison et les ressemblances ne garantissent aucune vérité de nature. Cependant l’usage du « comme » produit des effets de sens qu’on ne peut ignorer. Comparer une réalité à une autre peut servir à les rassembler ou à les opposer. Ainsi de la Traite et de la Shoah dont le rapprochement semble hasardeux, tant les différences l’emportent sur les similitudes. Cette comparaison fonctionne pourtant selon des politiques de reconnaissance qui mettent en récit des histoires traumatiques. L’historiographie de l’esclavage et de la Traite a pu se référer à l’histoire juive pour mettre en valeur des points communs, mais aussi dans un esprit de rivalité mémorielle.
2Pourquoi interroger la pensée d’Édouard Glissant à la lumière d’une question en apparence communautaire et très éloignée de ses idées de créolisation ? La raison est double, à la fois circonstancielle et structurelle. D’une part, le débat politique et médiatique, opposant des histoires et des communautés, a pris en France un tour de plus en plus agressif. Et si Glissant n’a jamais accordé de crédit à ce combat délétère, certains journalistes, contre son gré, ont voulu l’associer à des personnalités antillaises ou « noires » qui tiennent des propos antisémites et négationnistes. Dans l’université, la comparaison a été employée récemment pour mettre en regard Glissant et son ami André Schwarz-Bart, et mettre en cause la vision glissantienne de l’histoire juive et de la Shoah [1]. La réflexion semble donc nécessaire pour répondre à la polémique et s’y soustraire. Les mobiles d’une telle comparaison paraissent suspects mais elle existe bien dans l’œuvre de Glissant, dès les premières pages du Discours antillais, et elle doit être analysée à la fois dans la structure de son œuvre et dans son évolution.
3La comparaison entre l’histoire des Juifs et l’histoire des Noirs rencontre d’emblée un problème de formulation, tant les termes employés ne sont pas substituables et recouvrent des réalités de nature différente. Certes les « comparatistes » rapprochent les expériences de la discrimination, de la déportation, de la dissémination et des langues créolisées. Mais les temporalités historiques, les histoires génocidaires, et la nomination même des populations n’ont rien de comparable. Notre propos ne visera donc pas à établir la validité de la comparaison mais à analyser ses usages.
Diasporas (une comparaison offensive)
4La déportation systématique de populations est l’expérience commune qui permet à Glissant de comparer l’histoire des Juifs et celle des Africains déportés. Le mot de diaspora, qui a longtemps été employé pour désigner à la fois la dispersion des Juifs et la communauté des exilés, sert à penser le processus et le résultat de ces transbordements. Dans quelle mesure cette séparation originaire grève-t-elle l’unité des peuples qui l’ont subie ? Telle est la question qui retient Glissant au début de ses réflexions et qui motive sa comparaison entre la Traite et l’histoire juive. Comment un peuple se définit-il ? Son unification vient-elle en extériorité ou se maintient-elle par une communauté de culture et de religion ? Le Discours antillais se confronte au problème de l’identité d’un peuple dispersé qui n’a pas une représentation instituée de lui-même et doit se l’inventer en sortant de l’aliénation. Les esclaves constituent-ils une communauté, ou un ensemble uniquement défini par l’exploitation économique ? Glissant interroge cette identité des esclaves razziés, déportés au Maghreb, en Égypte, au Moyen-Orient puis en Amérique, et il se demande si la seule référence à l’Afrique subsaharienne peut garantir une identité endogène. Il rappelle que les déportés africains venaient de régions et de cultures différentes et que la cale du bateau négrier a broyé toutes ces identités. L’expérience du gouffre tient à cette destruction de tout lien et de toute réminiscence. L’esclave africain déporté est la figure du migrant nu qui n’emporte rien avec lui.
5Le premier chapitre du Discours antillais opère rapidement une comparaison entre les déportés sans mémoire et ceux qui ont conservé une identité. « Cette population-ci n’a pas emporté avec elle ni continué collectivement les techniques d’existence ou de survie matérielles et spirituelles qu’elle avait pratiquées avant son transbord. Ces techniques ne subsistent qu’en traces, ou sous forme de pulsions ou d’élans. C’est ce qui différencie, outre la persécution d’une part et l’esclavage de l’autre, la Diaspora juive de la Traite des Nègres [2]. » Glissant tente de rendre compte du marasme des esclaves déportés qui n’arrivent pas à constituer une communauté. Et il met en regard les « Juifs » dont il suppose une unité première, quitte à demeurer très imprécis sur cette diaspora : dans une histoire de vingt-sept siècles, à quelle dispersion songe-t-il ? Celle issue de la réduction des Hébreux en esclavage par les Égyptiens ? Ou de la conquête romaine ? L’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492 ? L’extermination des Juifs d’Europe au xxe siècle ? L’expulsion des Juifs du Maghreb au moment de la décolonisation ? L’imprécision demeure aussi dans l’identification du peuple juif, supposé homogène, sans distinction entre sépharades, ashkénazes, orientaux ou falashas. La référence à l’histoire juive semble donc rhétorique plus qu’historique. Elle sert à constituer une proposition théorique pour mieux en opposer une autre.
6Le moment le plus offensif de la comparaison concerne le renversement de l’exclusion en élection, que Glissant analyse comme le piège de la négativité retournée en positivité. Au prix d’un malentendu sur la notion de peuple élu, il affirme que les Juifs ont vécu leurs persécutions comme un châtiment imposé par leur Dieu et qu’ils se sont pensés comme choisis par une mission divine. Dans Poétique de la relation, il écrit, sans nommer les Juifs mais par une allusion directe : « Les peuples qui ont fréquenté le gouffre ne se vantent pas d’être élus [3] » et il dénonce la « jactance » qui accompagne l’idée d’élection. Sans prendre en considération le sens de l’élection juive qui assigne plus de devoirs au peuple élu et non plus de droits, et ne lui confère aucune suprématie parmi les nations, Glissant attaque moins un peuple particulier que l’idée même de l’unité garantie par une transcendance. L’élection divine lui paraît l’expression paradigmatique des pensées de l’Un.
Digenèses (une comparaison disjonctive)
7La comparaison vise à distinguer des identités positives et des identités négatives. Celle des esclaves africains, suggère Glissant, n’est devenue une identité raciale qu’avec la Traite occidentale. Et il formule une hypothèse audacieuse dans Mémoires des esclavages : c’est la découverte des Indes occidentales qui a conduit à la racialisation des esclaves. Auparavant, selon lui, ils n’étaient pas identifiés par leurs origines ou leur couleur. Pour soulager les Indiens (Aztèques, Taïnos, Mayas, Incas), les esclavagistes ont fait venir des populations supposées robustes au soleil, les Africains, destinés ainsi aux champs de canne. Sans doute un historien observerait que l’esclavage a presque toujours distingué, depuis l’Antiquité, entre les maîtres autochtones et les ethnies étrangères, métèques et barbares, parmi lesquelles choisir des esclaves. Mais l’argument de Glissant repose sur une autre logique : il souhaite montrer que l’unification des esclaves africains s’est produite de l’extérieur. Et surtout il met en cause l’unité « raciale » des Noirs, résultat d’une identification aliénante.
8La dialectique émancipatrice de Glissant face aux identités consiste à échapper à l’antithèse et à éviter le renversement du négatif en positif. La revendication d’une identité, voire d’une fierté noires ne lui semble pas le chemin de la liberté. Il cherche plutôt à dépasser l’antithèse des identités positives et négatives qui supposent des entités figées et homogènes et il leur substitue des identités processus. Une des sorties de l’identité négative est la créolisation, c’est-à-dire l’invention que l’esclave fait de lui-même dans les conditions de l’oppression. Identité nomade, rhizome, selon les termes communs à Deleuze et Guattari, elle relève d’un processus imprédictible. Cette proposition théorique amène Glissant à marquer son écart tant face à l’ethnographie qui ne tient pas assez compte des dynamiques humaines que face aux théoriciens de la négritude qui essentialisent des populations. La comparaison avec l’histoire juive vient dans ce contexte offensif et elle sert de contraste : les Juifs fuyant l’Égypte, eux, « ne s’étaient pas changés en autre chose [4] ». Faisant fi de l’histoire mouvementée des Hébreux, peuple nomade qui n’avait pas encore ses tables, Glissant veut pointer l’identité positive, ou négative renversée en positive, de peuples stigmatisés qui se rassemblent autour d’une idée de l’origine commune. Critiquant cet imaginaire de la fondation, il promeut la division en principe constituant.
9Aucune origine n’est foncièrement homogène et Glissant suggère à l’inverse une hétérogénéité originaire. La division existe dès le départ, ce qui amène à penser la diaspora comme constitutive de l’identité processuelle et non comme la conséquence d’une rupture de l’homogénéité. Glissant ici rejoue une longue opposition philosophique entre l’Un et le Multiple. À la pensée de l’Un, il associe les schèmes de la généalogie, de la filiation, de la nation, du nom, de la légitimité : toute une grammaire qui organise les identités et distribue les places. L’Un se déploie depuis l’origine et impose l’unification du divers. Tout au long de son œuvre théorique, Glissant n’a de cesse de traquer les schèmes de ce paradigme généalogique, que ce soit dans la représentation du temps, des espaces ou dans les politiques d’enracinement et de conquête. Lorsqu’il en propose une cartographie, il définit cette pensée de l’Un dans le périmètre de la philosophie européenne et des religions monothéistes.
10Pour opposer à cette pensée de l’universel la multiplicité du divers, Glissant dessine des géographies symboliques : la plus fameuse et féconde distingue l’archipel du continent. Référée à la disposition des Caraïbes, elle devient un schème alternatif qui permet de dissocier les ensembles agglomérés, qu’il s’agisse des nations, des langues ou imaginaires. Un archipel physique peut fonctionner sur un mode continental tout comme un continent peut se vivre sur un mode archipélique. Les cartes glissantiennes sont avant tout symboliques. Et lorsqu’il tente une représentation poético-historique des civilisations, il oppose ainsi la Méditerranée centripète et l’Atlantique ou le Pacifique centrifuges : « Je la définirais (la Caraïbe) par comparaison avec la Méditerranée, qui est une mer intérieure, entourée de terres, une mer qui concentre (qui, dans l’Antiquité grecque, hébraïque ou latine, et plus tard dans l’émergence islamique, a imposée la pensée de l’Un), comme au contraire une mer qui éclate les terres éparpillées en arc. Une mer qui diffracte [5]. » La Méditerranée est alors constituée en symbole de l’Un, même si les polythéismes grecs et romains entrent difficilement dans cette opposition duelle. Jérusalem est conjointe à Athènes et Rome. La référence à l’histoire juive, et plus précisément au judaïsme, s’intègre alors dans un ensemble symbolique marqué par le sceau de l’Un. Mais cette comparaison systématique ne recouvrerait-elle pas une autre opposition, implicite et interne à l’histoire des Africains déportés, tentés eux aussi par un imaginaire de l’unité ?
Le détour pas le retour (une comparaison stratégique)
11Le Discours antillais est un texte ample, complexe et inscrit dans des discours divers, anthropologique, sociologique, politique et poétique. Glissant s’y affirme comme penseur et marque ses analyses d’une singularité qui le distingue de ses aînés, tels Césaire et Senghor. Le différend ne s’exerce pas frontalement et se manifeste dans une distance prise à l’égard des discours de la négritude. Glissant prend soin de rappeler l’origine africaine des Antillais tout en affirmant l’originalité d’un peuple qui a inventé sa langue et sa culture. « Aujourd’hui l’Antillais ne renie plus la part africaine de son être ; il n’a plus, par réaction, à la prôner comme exclusive. Il faut qu’il la reconnaisse. Il comprend que de toute cette histoire (même si nous l’avons vécue comme une non-histoire) est résultée une autre réalité [6]. » L’affirmation est double, à la fois d’une dette et d’une émancipation de cette dette. Le contexte intellectuel des années soixante-dix porte aux débats sur l’afrocentrisme dont un des aspects est la référence à l’Afrique comme terre mère et fondatrice. Or Glissant ne participe pas à ce mouvement qui satellise la Caraïbe. Le mot de diaspora noire conduit, selon lui, à maintenir le fantasme d’une racine unique et d’une vérité originelle qui aurait pour centre l’Afrique ancestrale et rendrait périphériques les peuples déportés.
12La critique de l’occidentalisation a motivé ce retour aux sources et aux traditions, mais Glissant ne croit pas à cette vérité originelle. Ce discord lui portera tort aux États-Unis où les mouvements politiques autour des droits civiques ont revendiqué ces origines qu’ils ont dû longtemps refouler. Alors qu’il enseignait en Louisiane ou à New York, Glissant était tenu à l’écart des discussions entre les intellectuels Afro-Américains qui le soupçonnaient de ne pas assumer ses origines africaines. Il continua à marquer sa différence, sans attaquer nominativement les tenants d’un retour à la vérité des racines. Sa dénonciation de la recherche génétique des Afro-Américains, le recours à l’ADN lui paraissant le comble d’une pensée de la race et la caricature de l’identité généalogique, visait implicitement des penseurs renommés des universités américaines. Le Discours antillais, commençait déjà par une proposition alternative à cette idéologie de la racine : « le retour et le détour ». Glissant y montre l’illusion d’une remontée du temps vers l’origine. Mais au lieu de contester l’afrocentrisme il choisit d’illustrer cette volonté de retour par le sionisme. « La première pulsion d’une population transplantée, qui n’est pas sûre de maintenir au lieu de son transbord l’ancien ordre de ses valeurs est le Retour. Le Retour est l’obsession de l’Un : il ne faut pas changer l’être. Revenir, c’est consacrer la permanence, la non-relation. Le Retour sera prôné par les sectateurs de l’Un [7]. »
13Une fois encore l’approximation sur le judaïsme sert la comparaison rhétorique. La définition et les motivations du sionisme sont diverses, politiques et pas seulement religieuses, mais le moment d’écriture de cette phrase est marqué par la critique du sionisme à l’ONU et Glissant le considère au prisme de la lutte des Palestiniens pour la reconnaissance. Il use toutefois de cette référence à des fins internes : la pensée du retour à Sion lui permet de mettre en cause celle du retour à l’Afrique, physique et intellectuel. Il ne prône pas pour autant l’oubli de l’origine et propose une dialectique subtile entre retour et détour : « Le Détour n’est ruse profitable que si le Retour le féconde : non pas retour au rêve d’origine, à l’Un immobile de l’Être, mais retour au point d’intrication, dont on s’était détourné par force ; c’est là qu’il faut à la fin mettre en œuvre les composantes de la Relation, ou périr [8]. » Ainsi le détour est nécessaire car on ne revient jamais à une origine inchangée. La coupure radicale a eu lieu et il importe de l’assumer pour se retourner sans chercher un avant, une source pure. Cette origine est devenue inaccessible et ne peut être représentée que sous forme d’une fiction, voire d’un leurre identitaire. Glissant incite plutôt au détour qui n’évite pas le passé mais l’inscrit dans un processus de transformation et d’indétermination. Il donne alors un nouveau sens à la mémoire.
La connivence des mémoires (comparaisons et comparutions)
14Le détour de l’origine ne relève pas du déni mais suppose d’en configurer les contours et d’échapper au leurre d’un accès direct à sa vérité. L’origine dont parle Glissant est divisée, impossible à raconter telle quelle. Elle se transmet toutefois par des traces enfouies ou noyées. Que signifie hériter d’une telle histoire ? Et quel sens peut avoir la mémoire d’un tel héritage. La réflexion de Glissant s’est affirmée à l’occasion d’un rapport que lui a demandé le premier ministre français, Dominique de Villepin, en vue de fonder un Centre national pour la mémoire des esclavages et de leurs abolitions. Et le texte qui en est issu va bien au-delà d’un projet institutionnel, offrant plutôt une méditation philosophique et politique sur la mémoire. Glissant ne veut pas se contenter de rappeler une histoire refoulée par la nation française et il souhaite aussi montrer comment de pas être prisonnier de la mémoire traumatique. Dès le début du livre il distingue deux mémoires, l’une de la tribu qui se transmet entre les descendants d’un peuple, l’autre de la collectivité Terre, commune et partageable par chaque nation. Il observe que les identités de chaque peuple se vivent de multiples manières et qu’il est vain de les comparer ou opposer. La mémoire a ses frontières mais elles restent franchissables par ceux qui n’en sont pas les héritiers directs. Reprenant sa maxime sur le change (changer en échangeant, sans se perdre ni se dénaturer), il affirme qu’on peut échanger les mémoires sans les trahir.
15L’enjeu politique de cette mémoire des esclavages et de la Traite repose sur la reconnaissance, sa demande et sa signification. Dans Une Nouvelle Région du monde, Glissant insistait déjà sur la nécessité d’une parole d’État – déclaration, loi, commémoration – assumant la responsabilité d’un système esclavagiste qui dura plusieurs siècles et auquel le récit national n’a pas accordé sa place. Glissant s’inspire du travail de mémoire qui a été accompli difficilement par l’État français pour reconnaître sa participation à la déportation et l’extermination des Juifs pendant la Collaboration. La loi Taubira sur la définition de la Traite comme un crime contre l’humanité fut une étape importante dans ce mouvement de reconnaissance. Il est notable que ce soit le même président de la République française, Jacques Chirac, qui ait prononcé cette parole officielle, à la fois pour les crimes commis contre les Juifs, le 16 juillet 1995, et pour ceux perpétrés contre les Africains réduits en esclavage et soumis à la Traite avec, depuis 2006, la date commémorative 10 mai.
16Fort de ces comparutions officielles, Glissant pointe cependant les dangers de la reconnaissance si elle repose sur une appréhension figée de la mémoire. La formalisation du traumatisme, voire sa standardisation, risquent de promouvoir une approche psychologique et victimaire de l’histoire. Le mot de trauma, lui-même, est devenu l’objet de gloses et de pratiques qui débordent le sens de la mémoire. La projection imaginaire sur les victimes conduit à enkyster le passé au profit d’une identification à la souffrance des ancêtres. De même Glissant se méfie de la fascination pour les archives et de l’idéologie qu’elle véhicule. Dans La Cohée du Lamentin, il signalait que l’organisation des archives « est sourdement liée à l’autre vieux rêve de la pensée continentale, le désir de filiation [9] » et il observait le lien entre l’archiviste et le généalogiste. La réflexion de Glissant sur la mémoire et sur la reconnaissance se distingue donc des discours univoques sur le passé érigé en source des identités et des malheurs présents. À la fois indicible et incontournable, la mémoire ne peut faire l’objet d’un récit linéaire et explicite. Le détour, de nouveau, s’avère nécessaire pour tenter d’entendre ce qui s’est passé. Le langage indirect, la poésie en proposent des figures, le discours institutionnel, lui, doit prendre des précautions. Et pour délier la mémoire de sa fixation dans le langage de sa tribu, Glissant la décline au pluriel : son analyse non idéologique de la Traite lui permet de rappeler non seulement les esclavages en Océan indien, au sud des États-Unis, en Caraïbe, mais aussi l’esclavage et la Traite arabes. La Traite transatlantique ne peut faire oublier cette autre Traite, plus ancienne et plus nombreuse que Glissant veut faire reconnaître par les pays arabes. Il a signé à dessein la Déclaration de Tozeur, en 2009, qui réclame que l’histoire de l’esclavage des Noirs dans le monde arabe soit enfin rappelée officiellement.
Des histoires transversales (la relation sans comparaison)
17En multipliant les sources historiques de l’esclavage et de la Traite, en mettant en relation les différentes mémoires, et en prévenant les perversions identitaires de ces remémorations, Glissant propose une vision originale de la temporalité humaine. Il déjoue le paradigme généalogique et conteste la représentation unilinéaire de l’histoire. Contre l’idée d’un temps universel, contre les théologies et les philosophies de l’histoire, il fragmente, multiplie et connecte les chronologies des peuples. La transversalité est le maître mot qui lui permet de relier des temporalités singulières qui ne participent pas d’un mouvement général mais n’en sont pas moins interdépendantes. Qu’il existe des histoires qui ne répondent pas de la grande histoire universelle, celle du peuple juif, avec l’énigme de sa continuation à travers ses diversités, le montre à l’écart des grandes épopées européennes. La temporalité antihégélienne dessinée par Glissant fait droit à de telles histoires, qu’elles aient accédé ou non à la reconnaissance du savoir. « Là où les histoires insues des peuples se rejoignent enfin finit l’Histoire… comme prétexte ou comme idéal. Ce qui survient dès lors, c’est une configuration d’histoires transversales, dont les assemblements inédits restent encore à découvrir [10]. »
18L’usage premier de la comparaison entre l’histoire des Juifs et celles des Africains déportés était offensif, et il opposait deux attitudes à l’égard de l’origine et deux conceptions du monde, sous le sceau de l’Un ou du multiple. Mais Glissant est passé de l’opposition à l’apposition. Il a mis les histoires en regard, il les a enroulées dans la temporalité éclatée des mémoires collectives. La comparaison, devenue une disposition latérale, a perdu son rôle disjonctif. Elle a laissé place à la relation. Ce qui a permis un tel déplacement tient à la critique commune de l’identification généalogique : à vouloir trouver son identité dans la mémoire de sa tribu, on perd la connivence avec la collectivité de la Terre. Glissant le dit de façon vive pour désigner ceux qui n’ont pas vécu les souffrances mais se sentent les héritiers de cette souffrance et demandent repentance et redevance. Il prend ses distances à l’égard de l’expression « descendants d’esclaves » : le Centre national pour la mémoire, souhaite-t-il, « sera ce que les descendants des esclaves et les descendants des esclavagistes en feront ensemble, ils cessent dès lors d’être des descendants de quoi que ce soit, ils deviennent des acteurs lucides de leur présent, pour la raison, ou le lieu-commun, qu’ils entrent ensemble dans le monde, notre monde [11] ». Cette émancipation à l’égard de la généalogie ne vaut pas déni des origines et Glissant emploie le Nous pour parler au nom des descendants, mais il assume cette énonciation dans la perspective d’une désappropriation de la mémoire et d’une liberté de se relier à d’autres histoires.
19Si Fanon disait déjà qu’il ne voulait pas être esclave de l’esclavage, Glissant, lui, ne veut pas être esclave de la mémoire des descendants. Il a lui aussi pour visée la décolonisation des esprits, qu’il entend comme une déprise des imaginaires généalogiques. Sa vision politique passe par la contestation de ces représentations ataviques et enracinées dans des territoires. Ainsi du conflit entre Palestiniens et Juifs israéliens sur lequel il proposait une analyse très singulière. Plutôt qu’une approche par le droit international qui reconnaîtrait la légitimité des deux peuples à vivre sur telle portion de terre, il affirmait que la fin des hostilités ne pourrait advenir durablement que par une transformation des imaginaires de chaque peuple acceptant de ne plus gager son identité sur la propriété d’une terre. La relation au lieu, tel est le point de fixation et à partir duquel une autre relation entre les individus et entre les peuples peut changer et dépasser la lutte territoriale. L’utopie est assumée ici, relevant de ces pensées qui ne conçoivent aucune norme ni forme parfaite et qui « s’inquiètent de concilier toute Mesure et toutes Démesures [12] ». La politique de Glissant ignore le juridisme et s’intéresse aux représentations que les peuples ont d’eux-mêmes, et qui décide de leur ouverture ou fermeture au mouvement inéluctable de la relation. Le temps à venir est celui de la créolisation, observe-t-il, sans téléologie politique, tant le changement vient moins de la volonté que des réglages imprévisibles, à la dimension de la mondialité, dans le plus petit lieu et la langue la plus ténue, comme dans les espaces et les langages du plus grand nombre.
20La comparaison était une affaire de mesure, et Glissant a voulu mesurer, un temps, l’histoire de la Traite à l’histoire des Juifs. Cependant la question juive ne l’intéressait pas spécifiquement. En associant le judaïsme à la pensée de l’Un et à la Méditerranée, il a dessiné une géographie symbolique lui permettant de confondre Grecs, Romains, Hébreux, Chrétiens et Musulmans, Ottomans, Arabes… afin de contraposer les schèmes de la digenèse, de l’archipel, du multiple. Mais la comparaison relève plus encore d’un usage interne : elle vise à contester les mythes du retour qui hantent les mouvements Noirs, sans les attaquer de front. La filiation, l’origine, l’unité sont les concepts que Glissant identifie chez d’autres peuples pour mieux s’en distinguer à l’intérieur du « sien », si tant est qu’il adhère à cette définition généalogique. Une nouvelle vision de la mémoire, plurielle et inventive, et de l’historicité transversale lui a permis d’articuler des figures partageables et de sortir de l’opposition. Cette pensée suit elle-même le chemin de la créolisation dont elle réalise ici une figure : l’agencement des différences et des variations.
Notes
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[1]
Kathleen Gyssels, « Un long compagnonnage : Glissant et Schwarz-Bart face à la “diaspora” », in Revue des Sciences humaines, n° 309, 2013.
-
[2]
Glissant, Le Discours antillais, Gallimard, 1997, p. 42.
-
[3]
Glissant, Poétique de la relation, Gallimard, 1990, p. 20.
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[4]
Le Discours antillais, op. cit., p. 45.
-
[5]
Poétique de la relation, op. cit., p. 46.
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[6]
Le Discours antillais, op. cit., p. 25.
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[7]
Id., p. 44.
-
[8]
Id., p. 56-57.
-
[9]
Glissant, La Cohée du Lamentin, Gallimard, 2005, p. 173.
-
[10]
Glissant, Mémoires des esclavages, Gallimard, 2007, p. 34.
-
[11]
Id., p. 138.
-
[12]
La Cohée du Lamentin, op. cit., p. 142.