Jean Starobinski, Diderot, un diable de ramage, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Idées », 2012
1Qu’est-ce qu’un philosophe des Lumières ? C’est un philosophe qui prend la mesure de la langue. Cela va jusqu’à interroger et tirer profit des conditions sonores, du contexte acoustique, naturel et social, dans lequel la parole prend forme, dans lequel une parole est susceptible de se faire entendre.
2Comment peut-on s’appeler Rameau ? demande le Neveu, qui se plaint que les talents ne se transmettent pas d’une génération à l’autre, quand son nom programme à merveille la ramification (des artères, des langues et des savoirs), l’envol des oiseaux (le ramier d’Europe, comme celui des îles, que Buffon appelle ramiret) et leur chant dans les branches, le chant ramage, d’où nous viennent les manières de parler, les discours jargonnants, tout le babil de nos forêts civilisées. Rameau, quand le diable s’en mêle, c’est Diderot, un diable de ramage de Jean Starobinski.
3« J’ai un diable de ramage saugrenu, moitié des gens du monde et des lettres, moitié de la halle. » De là, explique Starobinski dans la préface du livre Le Ramage et le Cri, de là que l’on trouve « autant d’hommes, autant de cris divers » et qu’il faut prendre en compte le chahut sonore d’où nous sommes issus, tous ces cris discordants dans la société, l’enchevêtrement des voix, le tumulte des discours.
4Il y eut un temps où les bêtes parlaient, mais les hommes qui parlent sont restés des bêtes.
5Le nom lui-même sonne à l’oreille comme une frise vocalique, Denis Diderot, pour autant que l’écrivain explore dans son œuvre « l’homologie entre les passions humaines et les vibrations sonores », ne cessant d’en orchestrer les effets « dans un registre acoustique de grande ampleur », échauffé par les rumeurs qui le blessent et le talent de causeur qui le porte, parlant de sa parole, recréant dans chacun de ses romans cet appel de la voix qui précède le sens et construit, avant tout commencement, l’auditoire nécessaire.
6De sorte que dans la première partie de son Diderot, Starobinski rencontre les « dispositifs de la parole » mis en place par notre philosophe, à travers « l’arbre de mots » et « la parole des autres ». Qu’on se le tienne pour dit : entre les criailleries du monde et le silence de la nuit, entre les parlers bas et les jargons futiles, de la démonstration géométrique au langage du cœur, chaque écrivain a son ramage.
7Voilà le livre : musique de papier.
8L’orgueil de penser salue le tintamarre.
9Les Bijoux indiscrets s’accorde à la grande rumeur sexuelle qui roule au long du siècle. L’indiscrétion encourage une nouvelle prise de parole. Une voix seconde se fait entendre. Concert tumultueux. « Lorsque la bouche et le bijou d’une femme se contredisent, lequel croire ? » Dire et contredire. Que disaient-ils ? Où allaient-ils ? L’alter ego – c’est le monde, c’est la peinture, c’est le bijou, c’est le lecteur, c’est Moi-même, c’est Shaftesbury, c’est Jacques, le Neveu, Diogène, Sénèque (ou encore Épicure) –, l’alter ego fait aller la machine. Alter alterum provocat. Le débat ne cesse pas. Passe dans Le Neveu de Rameau la passion de l’ouïe des romans libertins, entre Les Sonnettes de Guillard de Servigné (1749) et Le Grelot de Baret (1754). Aux cloches de l’Église répondent celles qu’agitent diables et bouffons. Le corps sexuel fait carillon. Comment ne pas avoir la puce à l’oreille ?
10« Fille qui pense à son amant absent, Toute la nuit, dit-on, a la puce à l’oreille, Et ne dort que fort rarement », écrit La Fontaine. Il s’agit bien de dormir. À l’article Libertin de son Dictionnaire français et latin (1709), Joseph Joubert de la Compagnie de Jésus cite Quintilien : Soluti et fluentes pueri. Enfants sans retenue et relâchés (sachant que l’oratio soluta désigne la prose, le discours non réglé, par opposition au mètre poétique, oratio stricta).
11Indiscret, profane, tapageur, solutus et dissolutus : tel est le roman, l’esprit qui s’abandonne, « comme on voit, dans l’allée de Foy, nos jeunes dissolus marcher sur les pas d’une courtisane ».
12Et tant mieux si le roman procède par blessures, boiteries, enrouements, essoufflements, car le monde n’avance pas autrement. Le roman est chose bruyante et généreuse, où le corps, le désir, la folie, la dérive ont leur part. Cosa rumorosa. « Mon genou, mon genou », se plaint Jacques, qui souffre de la gorge et se réveille aux bruits d’oreille de la chambre voisine. Et toujours des coups, du bruit, des voleurs, des traverses, des chutes et des jupons levés dans la chute. Si le roman expose tant de blessures, c’est qu’il est lui-même le bât qui blesse, la pièce de tissu qui entretient la plaie, le cri dans la culture. Avec cet air de vin ivre dans le choc des chopines et la piaillerie des enfants.
13La peinture n’est pas en reste. Après tout, il y a un vert perruche, n’y a-t-il pas un vert ramier ? Voyez Boucher, grand tapageur, impénitent bavard, ennemi du repos. Le silence des tableaux de Chardin arrête le spectateur. Il y a un tohu-bohu des tempêtes de Vernet qui laisse l’âme frémissante, à l’écoute du vent et du vacarme des vagues. L’œil à tout, l’ouïe fine, ouvert à « la conjonction du visible et de l’audible », comme son œuvre s’ouvre à toutes les faces du monde et met en jeu l’ensemble de nos sens, Diderot critique d’art le fait entendre.
14Présence de l’image, puissance de la parole. C’est que la parole est elle-même « la présence extériorisée de la pensée ».
15Ainsi se développe le grand, le magnifique motif de l’exposition dont Jean Starobinski poursuit les aventures, les rebonds, les caprices, la vérité dernière au long de son ouvrage.
16C’est l’enjeu de l’Encyclopédie, dans le temps de sa conception, à l’épreuve de l’usage. Faut-il privilégier le lien des articles entre eux ou laisser chacun respirer et prendre toute sa place ? Sera-ce le modèle biologique ou le modèle topologique qui l’emportera ? Arbre des connaissances ou sciences régionales ? Le lecteur s’invite dans le questionnement : s’agit-il pour l’encyclopédiste de répondre rapidement à une demande d’information ou de profiter de la présence du chercheur pour piquer sa curiosité, exciter sa malice et l’entraîner sur les chemins de la contestation ? Bienvenue au club : le lecteur est compromis, le lecteur est complice.
17Starobinski souligne qu’« une même exigence de la manifestation totale commande la dialectique, l’esthétique et l’encyclopédisme de Diderot ». Chaque article est une scène où le savoir est mis à nu. De même que les cinq sens s’encouragent mutuellement, la rigueur et le déplacement, l’esthétique et la morale, le temps long du trésor des savoirs préservés et l’urgence de l’esprit critique répondent l’un de l’autre.
18Les volumes de planches couronnent le tout.
19Ici « le savoir se réalise et s’extériorise », insiste Starobinski, qui écrit admirablement : « Pour Diderot, les machines exemplaires sont les machines à tisser, qui produisent une substance d’épaisseur égale, souple, comme fluide, et décorée pour l’agrément des yeux, substance où le fil élémentaire s’anime en quelque sorte, par les enchaînements auxquels il est soumis. » Textes-machines. Chaque article de l’Encyclopédie est une machine exemplaire dans laquelle un rêve de matière s’accorde avec la mécanique (la biologie, la chimie, la physique…) pour enchanter le regard et dégager sous nos yeux les fils de cet enchantement.
20Encore n’est-ce rien si l’on ne prend pas en compte la dissemblance et le mouvement.
21L’extase du récit, la syncope des entretiens, le fouet des médisances, l’enthousiasme dramatique, la passion du discours s’abandonnent au vertige de la phrase. Chaque mot est un tourbillon. La syntaxe est une mise en mouvement. C’est en se jetant dans le for extérieur de la langue que la pensée trouve sa chance et son salut.
22Ce « diable de ramage » va de réplique en réplique, de riposte en riposte, d’un mot jeté à sa relève immédiate, entre l’explication des phénomènes par la géométrie et leur mise en jeu dans l’élan de la parole. Vitalisme de l’œuvre. « Montrer, exposer au grand jour, divulguer sont chez Diderot des actes privilégiés, qui font aller de pair l’impudeur et la curiosité scientifique, l’indiscrétion et l’athéisme », écrit Starobinski, qui fait aller de pair deux types d’analyse.
23Il s’agit d’abord de découper un extrait – l’effet de coupe des citations tranche net dans l’espace de la page – pour commenter longuement, précisément, le passage choisi, avec une attention particulière aux figures rhétoriques. Ne sont-elles pas elles-mêmes comme des danseuses qui s’exhibent sous nos yeux ? Antithèses, parallélismes, anadiploses, épiphores, polyptotes, vous voici, de manière à mettre au jour les glissements du sens et le déboîtement des fonctions grammaticales, le principe de variabilité et le dessaisissement du sujet par lui-même.
24De là, de ce premier extrait, c’est l’œuvre tout entière qui est sollicitée, que le critique prend en charge, avec la bibliothèque du temps, comme on va de la plante des pieds voluptueuse de la Sultane aux pieds martyrs de Suzanne, du genou douloureux de Jacques à la jambe de Vénus ou de la Putiphar qu’exhibe la peinture.
25C’est le fusil à deux coups de Jean Starobinski.
26Avec pour visée ultime – où se reconnaît le faste de sa pensée – la civilisation des Lumières, qui invente la liberté, où s’emblématise la raison.
27Le livre n’est pas le dedans que l’on croit, le retrait de la page dans le repli du volume dans le refuge du cabinet dans l’intimité de la maison, le livre se donne passionnément au dehors. Il faut lire Diderot dans son plein air où l’ordre du sensible et l’ordre du discours, le vrai et le beau, la vertu et la malice échangent leurs attributs.
28Il y avait l’ouïe, il y avait la vue, mais le sens du toucher est lui aussi extrêmement sollicité. Si votre plumage ressemble à votre ramage…, se disent à la vue de l’Oiseau blanc les filles du couvent. De là les caresses, les agaceries d’Agariste (la flatterie de l’allitération), l’érotisation comme mise en mouvement des corps dans le mouvement du monde, et l’extase des sens dans un écouter-toucher-voir – l’une de « ces sensations mixtes qui font les délices des âmes délicates », note Starobinski – qui mène à jouir.
29Il n’est rien du domaine de l’esprit où le corps ne se trouve impliqué. Voyez comme le roman appelle le langage physique, souffle coupé, gorge nouée, halètement, gémissement, sanglot, soupir, toute l’action oratoire à même le rythme de la phrase. Qu’entre le persifleur – le persiflage « comme l’imitation réussie des expressions caractéristiques d’un individu et comme la stratégie de paroles et de mimes qui en imposeront aux autres » –, c’est l’homme qui parle, rit, s’émeut, s’indigne, s’époumone, tousse, persifle à travers tout.
30Il n’est rien de vrai dans la culture qui ne soit attesté du côté naturel. C’est proprement l’accent de la vérité, puisque « l’accent est la marque de la nature dans le langage », c’est ce qui fait la part entre un tableau réussi et un tableau affecté, maniéré, singulier, autant dire bizarre.
31On connaît « la bizarrerie des cyniques » dont témoigne Diogène, Diderot nous montre dans le Neveu de Rameau « un des plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n’en a pas laissé manquer ». La bizarrerie inscrit en chacun la nécessité du partage, l’altérité à laquelle il faut se frotter. Sans doute le cynique mène-t-il au ridicule la critique de la civilisation, sans doute les vices du neveu démoralisent-ils le consensus, sans doute une composition bizarre (en littérature, peinture ou musique) laisse-t-elle un sentiment d’inaccompli, mais ils mettent au jour l’hypocrisie et les travers, ils ruinent l’unité du bon goût et des vérités toutes faites. Sur le plan moral comme sur le plan esthétique, la bizarrerie est un angle d’attaque. Si « rien n’est si dissemblable à moi que moi-même », si je suis un combiné d’états contradictoires, il faut faire revenir dans le pot-pourri une part de bizarrerie.
32Misère du Dieu unique. C’est à lui que nous devons l’obligation d’être conséquent (avec les autres, comme avec nous-même). En définissant l’éclectisme, l’Encyclopédie regrette les temps antiques : « Jusqu’alors on avait été pyrrhonien, sceptique, cynique, stoïcien, platonicien, épicurien, sans conséquence. Quelle sensation ne dut point produire au milieu de ces tranquilles philosophes, une nouvelle école [la religion chrétienne] qui établissait pour premier principe, qu’hors de son sein il n’y avait ni probité dans ce monde, ni salut dans l’autre. »
33On demandera : jusqu’où pousser la sympathie pour le Neveu, pour le décousu, le dissolu ? Dans les couples tendus de l’esthétique et de la morale, de la nature et de la civilisation, du corps et de l’esprit, où trouver le point d’équilibre ? La poésie de salon verse dans l’artifice, mais l’empire de la raison stérilise la langue. Les manœuvres des libertins font horreur, mais il y a bien de l’ennui à se plier strictement à la vertu. Les tableaux de Boucher exhibent des fesses nues, mais à moraliser le théâtre, ai-je mieux fait ? Où est dans l’œuvre de Diderot le moment éthique ?
34Dès lors que le philosophe se refuse à toute moralité (comme on dit de la chute d’une fable ou d’un corps de doctrine), c’est au mouvement de sa parole qu’il faut revenir, c’est dans son ramage que réside sa vertu, l’intensité de l’apostrophe qui nous transporte et nous remue, nous pique au vif, au feu du cœur et de l’esprit.
35– Eh bien, monsieur le critique…
36– Eh bien, monsieur le philosophe…
37– Nous voilà tous les deux en bonne compagnie. On disait jusque-là Moi et Lui, Diderot et D’Alembert, le Philosophe et le Neveu, il faut y ajouter désormais Denis Diderot et Jean Starobinski.