Couverture de LITT_165

Article de revue

De l'égologie selon La Rochefoucauld

Pages 3 à 15

Notes

  • [1]
    Édition de Jean Lafond, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1976. On distinguera ici, comme il est d’usage, entre les « maximes » proprement dites (M), les « maximes supprimées » (MS) et les « maximes écartées » (MÉ). Pour les Mémoires : éd. de Jean-Dominique de La Rochefoucauld, Paris, La Table Ronde, coll. « La Petite Vermillon », 1993.
  • [2]
    Exemple : « cette unique pensée, comme multipliée en mille manières différentes » (La Bruyère, Discours sur Théophraste), « le pivot de tout son système philosophique » (R. Grandsaignes d’Hauterive, Le Pessimisme de La Rochefoucauld, Paris, Armand Colin, 1914, p. 11), « le centre du “système” de La Rochefoucauld » (Gérard Ferreyrolles, « La Rochefoucauld devant la paresse », Littératures classiques, n° 35, 1999, p. 188)…
  • [3]
    Nous empruntons ce mot à Catherine Costentin, qui le définit comme le « discours du moi sur le moi » : Genèse et formes d’une écriture paradoxale dans l’œuvre complète de La Rochefoucauld, thèse, université Paris-4, 2003, t. I, p. 88, n. 90. Pour un exemple d’application stylistique (« L’omniprésence du je » dans le discours d’Arnolphe), voir Jean-Louis de Boissieu et Anne-Marie Garagnon, Commentaires stylistiques, 3e éd., Paris, SEDES, 1997, p. 57-58.
  • [4]
    Pascal, Pensées, éd. de Michel Le Guern, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2004, fr. 509. Deux siècles plus tard, Maupassant ne dit pas autre chose que La Rochefoucauld : « Sur vingt personnes qui parlent, dix-neuf parlent d’elles-mêmes, narrent des événements qui leur sont arrivés » (« Les causeurs », Le Gaulois, 20 janvier 1882).
  • [5]
    Selon Serge Doubrovsky, « la principale économie que fait obligatoirement le moraliste classique est celle de lui-même, comme sujet de son discours : il offre une série d’énoncés, sans sujet d’énonciation » (Parcours critique, Paris, Galilée, 1980, p. 220).
  • [6]
    Certes, le pronom « je » apparaît, exceptionnellement (M, 233 et 504 : mais il désigne moins un individu précis qu’une instance abstraite du discours, somme toute analogue au narrateur des parties III à VI des Mémoires de La Rochefoucauld, qui ne correspond, on le sait, à aucun personnage de l’action. C’est pourquoi les Mémoires sont très exactement le contraire d’une autobiographie.
  • [7]
    Le « je » philosophique et anonyme qu’on se permet ici d’utiliser enfreint-il cette exigence, sombre-t-il dans ce cercle vicieux ? Chacun peut le penser. Mais on voit mal comment décrire efficacement l’égologie, sinon de l’intérieur, par un effort d’empathie qui n’est en rien un aveu de sympathie.
  • [8]
    Le constat est fréquent chez les commentateurs : « une psychologie de l’inconscient, que La Rochefoucauld a pratiquée en effet » (Paul Bénichou, « L’intention des Maximes », dans L’Écrivain et ses travaux, Paris, Corti, 1967, p. 6), « un des premiers explorateurs de l’inconscient » (Louis Van Delft, « Pour une lecture mondaine de La Rochefoucauld », dans Jean Lafond et Jean Mesnard (dir.), Images de La Rochefoucauld, Paris, PUF, 1984, p. 154-155), « une intuition assez peu commune des mouvements de l’inconscient » (Jean Lafond, La Rochefoucauld. Augustinisme et littérature, 3e éd., Paris, Klincksieck, 1986, p. 181)… Freud peut trouver avant tout dans La Rochefoucauld une description étonnamment précise de l’inconscient, sous le nom d’« amour-propre » (MS, 1) ; mais cela n’autorise pas à exagérer les parentés des deux doctrines. La Rochefoucauld accorde ainsi beaucoup d’importance à l’aléatoire (la « fortune »), alors que pour Freud, fondamentalement, le hasard n’existe pas.
  • [9]
    Où le rejet des particularités prend la forme retorse de la prétérition : « cette guerre a été si amplement décrite qu’il serait inutile dt’en dire ici les particularités ; on sait assez que… » (éd. citée, p. 73), « comme je ne prétends pas écrire particulièrement tout ce qui s’est passé dans un temps si agité, je me contenterai seulement… » (p. 103), « je […] dirai seulement, sans entrer dans le particulier de beaucoup de choses qui ne se peuvent écrire, que… » (p. 253). Le tri du contenu suit un cycle en deux temps : refus déclaré de dire et parole effective. Mais le « particulier » (détails, anecdotes, petits faits) est bel et bien dérobé dans le récit effectif, qui s’en tient aux grandes lignes de l’Histoire en marche, sans volonté (irréalisable) d’exhaustivité.
  • [10]
    Pensées, éd. citée, fr. 93, 126, 647.
  • [11]
    Cf. Gnathon, qui « ne pleure point la mort des autres, n’appréhende que la sienne, qu’il rachèterait volontiers de l’extinction du genre humain » (La Bruyère, Les Caractères, XI, 121).
  • [12]
    Guilleragues décrit, chez la religieuse portugaise, une griserie à entendre parler de l’absent, un fantasme de présence effective de l’amant à travers son évocation dans le dialogue : « un officier français a eu la charité de me parler ce matin plus de trois heures de vous », « quelques religieuses […] me parlent de vous fort souvent » (Lettres portugaises, II). Cf., pour l’amour maternel, Maupassant : « Et, tout bas, ses lèvres murmuraient : “Poulet, mon petit Poulet”, comme si elle lui eût parlé et, sa rêverie s’arrêtant sur ce mot, elle essayait parfois pendant des heures d’écrire dans le vide, de son doigt tendu, les lettres qui le composaient » (Une vie, XIV).
  • [13]
    Selon Corrado Rosso, « chacune d’elles est un peu une monade qui, sans communiquer avec les autres, reflète tout l’univers de son point de vue » (Procès à La Rochefoucauld et à la maxime, Pise, Goliardica, 1986, p. 148-149).
  • [14]
    Cf. le portrait initial de Condé dans les Mémoires : « le duc d’Enghien, son fils, jeune, bien fait, d’un esprit grand, clair, pénétrant et capable, brillait de toute la gloire que le gain de la bataille de Rocroy et la prise de Thionville pouvaient donner à un prince de vingt ans ; il revenait avec tout l’éclat que méritaient de si grands commencements » (p. 111). Cette thématique lumineuse est très récurrente : « La prison de Monsieur le Prince avait ajouté un nouveau lustre à sa gloire, et il arrivait à Paris avec tout l’éclat » (p. 187), « l’éclat de sa naissance et de sa considération » (p. 221), « celles où les grandes et extraordinaires qualités de Monsieur le Prince parurent avec le plus d’éclat » (p. 282)… D’où, inévitablement, le risque d’éblouissement, c’est-à-dire le paradoxe d’une lumière qui, à force d’intensité, obscurcit le spectacle réel : « Monsieur le Prince […] était encore trop ébloui de l’éclat de sa liberté pour voir distinctement » (p. 188), « le prince de Condé […] venait de gagner la bataille de Lens. Le Cardinal, ébloui d’un si grand événement… » (p. 221)…
  • [15]
    Pour une étude des thèmes du regard et de la lumière dans les Maximes, voir Éric Tourrette, « Les troubles du regard dans les Maximes de La Rochefoucauld », dans Pascale Hummel et Frédéric Gabriel (dir.), Les Débris du sens, Paris, Philologicum, 2008, p. 113-126.
  • [16]
    Cf. Boileau : « Tous mes sots, à l’instant changeant de contenance, / Ont loué du festin la superbe ordonnance ; / Tandis que mon faquin qui se voyait priser, / Avec un ris moqueur les priait d’excuser » (Satires, III, v. 101-104).
  • [17]
    Selon Catherine Costentin, « il se fait exister jusqu’au prix de sa néantisation » (op. cit., t. I, p. 209).
  • [18]
    Guilleragues, lui aussi, a compris que l’obsession est un redoutable piège psychologique : même le fait de rejeter consciemment, verbalement, l’objet de l’idée fixe, de le condamner, de le critiquer, le rend encore présent à la conscience ; aspirer à se défaire de l’image obsédante de l’être aimé, c’est encore la convoquer ; penser à l’amant produit toujours, en définitive, le même effet, que ce soit pour s’en griser (par sympathie) ou pour s’en offusquer (par antipathie). Et seul l’oubli effectif, expression de l’indifférence, constituerait une issue : « je suis encore un peu trop occupée de mes reproches et de votre infidélité » (op. cit., V).
  • [19]
    Cf., là aussi, ce que dit Guilleragues du sentiment amoureux : « il me semble que toutes mes actions et que tous mes devoirs vous regardent » (ibid., IV).
  • [20]
    Selon Émile Benveniste : « Par conséquent le langage pose et suppose l’autre. Immédiatement, la société est donnée avec le langage » (Problèmes de linguistique générale, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1974, p. 91).

1Si la critique a abondamment commenté l’empire de l’amour-propre que dénoncent les Maximes de La Rochefoucauld [1], au point d’y réduire parfois le message de l’œuvre [2], elle ne semble pas avoir étudié de manière approfondie sa manifestation proprement verbale, que l’on se propose ici d’appeler égologie[3]. L’égologie n’est pas l’égoïsme, cela s’entend : il y a de l’une à l’autre la distance du langage à la personnalité, de l’effet à la cause, et presque du signe au référent. C’est une communication absurdement centripète, qui ramène toutes les instances théoriques à une seule, tyrannique et hypertrophiée, assimilant ainsi virtuellement les personnes grammaticales, selon une manière d’énallage radicalisée : je ne parle que de moi, à moi, pour moi. Je n’admets la présence d’un interlocuteur que pour qu’il me donne l’occasion de lui parler de moi et me parle à son tour de moi : il n’existe pas vraiment en lui-même à mes yeux, sa personne n’est jamais que prétexte, il est au fond une émanation de moi, l’ombre commode de moi-même, un miroir tendu à mes yeux enamourés. Le langage part ainsi de moi pour revenir toujours à moi, en une spirale sans fin, dépourvue de tout espoir d’avancée : le narcissisme, transposé en mots, se fait immobilité de l’âme.

2L’égologie porte donc en elle un effroyable danger pour une civilisation tout entière tournée vers la conversation conviviale et délectable : elle replie chacun sur son propre univers mental, inhibant tout contact authentique avec autrui, elle isole analytiquement les êtres les uns des autres quand le langage est censé les conjoindre synthétiquement. Antonyme de l’égologie, la conversation idéale est foncièrement ouverte et centrifuge. Ce sont les retrouvailles avec l’autre, c’est une rencontre et un mouvement : il s’agit de « se joindre à l’esprit de celui qui en a le plus » (Réflexions diverses, IV). D’où l’interdit qui tombe : « Il faut éviter de parler longtemps de soi-même, et de se donner souvent pour exemple » (ibid.). En conversation plus encore que dans d’autres circonstances, « le moi est haïssable [4] », car à force d’étendre son domaine, il étouffe et écrase l’interlocuteur, enfreignant sans retour les règles du jeu social. L’égologie est donc doublement condamnable : au point de vue de la morale ou de la religion, mais aussi, plus concrètement, à celui de la vie commune. Elle est une faute et un déplaisir, elle est coupable et dysphorique : dans les deux cas, elle est foncièrement déshonnête.

3Éminent théoricien et praticien de l’honnêteté, aussi bien que pénétrant explorateur des mystères profonds de l’âme, La Rochefoucauld ne pouvait donc manquer de repérer et de décrire le phénomène, et il ne pouvait le faire que sous une forme rigoureusement impersonnelle, pour échapper à l’accusation de pratiquer à son tour l’égologie tout en la dénonçant. Parole de nulle part, qui ne semble émise par personne d’identifiable [5], et qui évite presque systématiquement la première personne [6], la maxime est la forme idéale pour dénoncer l’égologie sans contradiction ni complaisance [7].

Les contours du Moi

4La gamme des sujets abordés en compagnie de l’interlocuteur est, on l’aura compris, étrangement réduite. Le discours est, pour ainsi dire, monochrome ou unilatéral : tout ce qui n’est pas moi m’échappe, je n’en parle pas et je ne l’entends pas quand on m’en parle. Tout ce qui est dit ou entendu pointe vers la même direction, avec la fascination obstinée de la boussole pour le Nord. Un tel langage tient de l’obsession, il signale un espace mental clos et exigu, tout entier agencé autour d’une même idée fixe. On sait que la psychanalyse freudienne, qui doit tant à La Rochefoucauld [8], décrit la compulsion comme une répétition permanente et incontrôlée : il y a de cela, manifestement, dans l’égologie, comportement morbide que j’inflige à autrui, mais que je subis le premier. L’obsession est proprement fatale en ce qu’elle n’offre aucune issue. Ainsi, les attributs qui rayonnent ou émanent de l’être central, traits de caractère ou composantes de la personnalité, sont volontiers allégués, pour mieux reconduire à l’essentiel :

5

Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de son jugement.
(M, 89)

6

Chacun dit du bien de son cœur, et personne n’en ose dire de son esprit.
(M, 98)

7On voit que l’égologie exploite une manière de rhétorique. La mémoire ou le cœur ont valeur de synecdoque : ils inscrivent virtuellement l’entier d’une personne dans le langage. Parallèlement, un processus métonymique est à l’œuvre quand le discours se déporte de la personne à ses agissements :

8

Pourquoi faut-il que nous ayons assez de mémoire pour retenir jusqu’aux moindres particularités de ce qui nous est arrivé, et que nous n’en ayons pas assez pour nous souvenir combien de fois nous les avons contées à une même personne ?
(M, 313)

9

Ce qui fait voir que les hommes connaissent mieux leurs fautes qu’on ne pense, c’est qu’ils n’ont jamais tort quand on les entend parler de leur conduite […]
(M, 494)

10Dans les deux cas, le langage est foncièrement périphrastique : il contourne l’objet central pour mieux le désigner, il le pointe en creux par la périphérie, il en détourne le propos en surface pour mieux l’immobiliser en profondeur. Ce que je fais, ce que je ressens, ce que je vis, c’est moi, c’est déjà moi, c’est toujours moi. L’hypertrophie du détail que décrit ici le moraliste contraste singulièrement avec l’étonnante discrétion des Mémoires[9], qui, à l’inverse de ceux, bouffis et distendus, d’un Retz, réussissent le singulier tour de force d’être toujours précis sans être jamais bavards, anticipant ainsi sur les exigences presque ascétiques de la forme brève. Jamais le moraliste n’oublie que la faconde est une façon de s’offrir en spectacle à la galerie, en transposant une personnalité envahissante en parole envahissante :

11

On parle peu quand la vanité ne fait pas parler.
(M, 137)

12L’égologie, telle que la peint La Rochefoucauld, est littéralement écrasante : en recouvrant l’espace sonore, elle broie l’interlocuteur sous le déluge intarissable du ressassement. C’est une masse de mots, un flot, un déluge. Logorrhée et amnésie sélective se combinent dans la même négation de l’autre, et l’ennui intense que ressent alors ce dernier, par une piquante hyperbole, se fait sourdement mortifère :

13

L’intérêt est l’âme de l’amour-propre, […] de là vient le soudain assoupissement et cette mort que nous causons à tous ceux à qui nous contons nos affaires ; de là vient leur prompte résurrection lorsque dans notre narration nous y mêlons quelque chose qui les regarde […]
(MÉ, 24)

14La conversation, loin d’être un lieu de contact entre les êtres, est alors une juxtaposition de monades autarciques : parler, c’est s’éloigner, s’isoler, se replier sur soi. Plus je parle, plus je m’écarte, et moins je communique. Loin de toute réelle interactivité, chacun tente d’imposer son monologue à l’autre, et ne retient de ce que dit celui-ci que ce qui le « regarde », c’est-à-dire ce qui lui est lié, ce qui lui est contigu, d’une manière ou d’une autre, concrètement ou abstraitement. L’écoute est donc aussi sélective que la mémoire. Et l’horizon de l’égologie, c’est la surdité, éradication définitive de l’interlocuteur :

15

Une des choses qui fait que l’on trouve si peu de gens qui paraissent raisonnables et agréables dans la conversation, c’est qu’il n’y a presque personne qui ne pense plutôt à ce qu’il veut dire qu’à répondre précisément à ce qu’on lui dit […]
(M, 139)

16L’égologie, c’est en somme le règne de la métonymie : les référents s’agrègent autour d’une idée unique, ils s’y rattachent par divers biais. Chaque phrase proférée ou entendue est le satellite d’un objet proprement solaire : les mots se perdent dans le moi « comme les fleuves se perdent dans la mer » (M, 171).

L’amour comme prétexte

17On l’aura compris, si l’amour-propre est « l’amour de soi-même, et de toutes choses pour soi » (MS, 1), l’égologie est le discours sur soi-même, et sur toutes choses pour soi. Même le discours amoureux, qui est a priori, constitutivement, la forme de langage la plus ouverte sur l’autre qui soit, ne fait pas exception : c’est là sans doute l’un des paradoxes les plus éclairants de l’œuvre. C’est que, pour La Rochefoucauld, « nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous » (M, 81) : jamais l’objet n’éclipse le sujet. Ce constat cruel n’empêche pas le moraliste, il est vrai, de décrire avec précision la cristallisation, bien avant Stendhal : « notre cœur s’attache successivement à toutes les qualités de la personne que nous aimons » (M, 175), et « l’on trouve sans cesse dans la personne que l’on aime de nouveaux sujets d’aimer » (M, 176). Mais l’élaboration exaltée de cette idole merveilleuse, qui transcende infiniment les données du réel, et qui est l’équivalent psychologique de ce que la rhétorique appelle l’auxèse (hyperbole méliorative), est précisément un oubli de l’autre tel qu’il est : plonger dans l’imaginaire pour y rencontrer un être de rêve, c’est nier ce qu’est en elle-même la personne aimée, c’est lui substituer une fiction délectable. Autant dire que la cristallisation, paradoxalement, tient de l’égoïsme, au même titre que d’autres formes du sentiment amoureux :

18

Il n’y a point de passion où l’amour de soi-même règne si puissamment que dans l’amour […].
(M, 262)

19

Il y a dans la jalousie plus d’amour-propre que d’amour.
(M, 324)

20Plus généralement, et plus radicalement, tout affect d’ouverture à l’autre est suspect de masquer le repli centripète sur soi :

21

La pitié est souvent un sentiment de nos propres maux dans les maux d’autrui […].
(M, 264)

22Aussi l’amour est-il présenté comme un sentiment dépourvu d’objet extérieur à lui-même : aimer, pour ainsi dire, devient un verbe intransitif. On n’aime pas une personne, on aime pour le simple plaisir d’aimer, en lui-même : la personne aimée n’est jamais qu’un prétexte commode. L’amour est un cercle vicieux, il est foncièrement autotélique au sens où il constitue à lui seul son propre but, en dehors de toute justification extrinsèque :

23

Si on croit aimer sa maîtresse pour l’amour d’elle, on est bien trompé.
(M, 374)

24On songe inévitablement à l’analyse pascalienne de la chasse, activité dérisoire en ce qu’elle n’a d’autre but que sa propre poursuite : « avoir choisi le divertissement, et la chasse plutôt que la prise », « ce n’est que la chasse et non pas la prise qu’ils recherchent », « nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses » [10]… L’amour devient ainsi une absurde tautologie, un moyen érigé en fin :

25

Dans les premières passions les femmes aiment l’amant, et dans les autres elles aiment l’amour.
(M, 471)

26À la limite, la réciprocité amoureuse n’est donc plus qu’un accessoire, l’amour s’entretenant de lui-même, sans se nourrir de rien d’extérieur :

27

Le plaisir de l’amour est d’aimer ; et l’on est plus heureux par la passion que l’on a que par celle que l’on donne.
(M, 259)

28Plus brutalement encore, la forme la plus aiguë de cette tendance morbide conduit à faire d’autrui un luxe [11] :

29

Celui qui croit pouvoir trouver en soi-même de quoi se passer de tout le monde se trompe fort […]
(M, 201)

30La Rochefoucauld, en ceci encore proche de Pascal, en vient à décrire la psychologie en termes de plein et de vide, comme un jeu de vases communicants, où deux contenus entrent en conflit pour un seul contenant, l’un écartant mécaniquement l’autre :

31

Il y a des gens si remplis d’eux-mêmes que, lorsqu’ils sont amoureux, ils trouvent moyen d’être occupés de leur passion sans l’être de la personne qu’ils aiment.
(M, 500)

32Dans ces conditions, le discours amoureux est absorbé par l’égologie. L’être aimé est le truchement indispensable pour parler et entendre parler de moi, au quotidien. Le tu ou le nous amoureux masquent imparfaitement ce moi omniprésent, l’amour n’étant jamais qu’un narcissisme transposé :

33

Ce qui fait que les amants et les maîtresses ne s’ennuient point d’être ensemble, c’est qu’ils parlent toujours d’eux-mêmes.
(M, 312)

34Les apparentes incommodités de la jalousie du partenaire offrent ainsi le plaisir paradoxal d’être nommé, fût-ce sous le régime du reproche :

35

Il est quelquefois agréable à un mari d’avoir une femme jalouse : il entend toujours parler de ce qu’il aime.
(MÉ, 47)

36Cette maxime est ambiguë, il est vrai : la périphrase « ce qu’il aime » peut aussi désigner la maîtresse, voire l’épouse elle-même. Mais l’interprétation la plus probable est d’y reconnaître le mari, puisque c’est la plus narquoise et la plus sévère, donc celle qui est le plus dans le ton de La Rochefoucauld. De fait, si le discours amoureux peut si aisément se faire égologie, c’est, réciproquement, parce que l’égologie, en elle-même, tient déjà du discours amoureux, qu’elle y puise son langage obsessionnel comme sa délectation à dire l’être aimé. Elle est, proprement, un désir et un accès au plaisir :

37

L’extrême plaisir que nous prenons à parler de nous-mêmes nous doit faire craindre de n’en donner guère à ceux qui nous écoutent.
(M, 314)

38

L’envie de parler de nous […] fait une grande partie de notre sincérité.
(M, 383)

39On voit clairement ici tout ce que l’égologie doit au langage amoureux : dire l’être aimé (moi-même), c’est déjà l’étreindre par le verbe. Le mot proféré est le substitut délectable du référent, c’est le référent abstraitement accessible, virtuellement enlacé, selon une manière de cratylisme intuitif [12]. Je me grise de moi-même, avec l’ardente passion d’un Narcisse : mon langage, comme mon esprit, est saturé de l’idole que je constitue à mes propres yeux. C’est, proprement, le langage de l’hypnose. À nos propres yeux, « nous n’avons point de défauts » (M, 397), ce qui définirait assez précisément une cristallisation morbide, à revers, tournée vers soi. Et toute monomanie incline à l’étalage, psychologique ou verbal :

40

On sait assez qu’il ne faut guère parler de sa femme ; mais on ne sait pas assez qu’on devrait encore moins parler de soi
(M, 364)

41De « sa femme » à « soi », il n’y a que la différence de la périphérie au centre, ou de la métonymie au référent : un écart purement rhétorique, plutôt qu’une authentique dualité d’objets. L’égologie directe ou transparente est encore plus insupportable que l’égologie décalée ou masquée : celle-ci tient encore vaguement compte, si peu que ce soit, des exigences de la civilité, quand celle-là les renie définitivement.

42Le sujet obsessionnel affleure, inévitablement, à travers les références à autrui, car les passions « paraissent toujours au travers des voiles » (M, 12). L’autre n’est jamais que la surface d’un moi profond, idée fixe lancinante et omniprésente, et l’amour de l’autre – quelle que soit la nature de l’affect – est toujours amour de soi. Dire la douleur d’une perte, c’est donc encore tenir un discours sur soi, simplement moins direct, plus retors, plus contourné :

43

Il y a dans les afflictions diverses sortes d’hypocrisie. Dans l’une, sous prétexte de pleurer la perte d’une personne qui nous est chère, nous nous pleurons nous-mêmes ; nous regrettons la bonne opinion qu’il avait de nous ; nous pleurons la diminution de notre bien, de notre plaisir, de notre considération. Ainsi les morts ont l’honneur des larmes qui ne coulent que pour les vivants […].
(M, 233)

44Dans cette saisie cruelle, l’autre n’est plus, intrinsèquement, que « prétexte ». Au même titre que l’allocutaire amoureux, le délocuté, quel qu’il soit, est réduit à la fonction de simple travestissement du locuteur. Le rythme suggère ici le caractère envahissant de l’obsession, par le crescendo physique des masses verbales : « de notre bien, de notre plaisir, de notre considération ». Non seulement le moi affleure, mais il s’impose, rayonne et s’étale, par cercles concentriques de plus en plus larges, dans l’esprit comme dans le langage. L’affliction, où l’on voit, par définition, l’effet d’un lien intime à l’autre, n’est plus que le symptôme morbide d’un repli sur soi : chacun est fondamentalement coupé des autres, de même que les maximes sont physiquement isolées de leurs voisines. La forme brève se fait structurellement mimétique du référent, sans pour autant en admettre les travers, mais au contraire pour les dénoncer symboliquement : la maxime, comme l’égologie, est absence de lien [13].

La griserie de l’éloge

45L’égologie est fondamentalement ce discours amoureux absurde, où l’objet aimé et le sujet aimant ne font qu’un, par une confusion morbide – perverse, au sens strict du terme – des rôles syntaxiques ou symboliques : l’égologue est d’abord un égophile. On conçoit donc que rien ne ravisse davantage le moi que de s’entendre flatter, chaque compliment étant perçu comme un tribut légitime versé à l’idole vénérée : un lustre supplémentaire se déposant sur l’éclat déjà intense de la cristallisation. Tous les moyens sont bons pour obtenir satisfaction, même les moins nobles. Loin de s’en affliger, on se glorifie ainsi de son propre malheur, à la fois pour se rassurer en se posant en victime, et pour avoir la délectation d’entendre, en retour, un discours de consolation :

46

Ceux qui croient avoir du mérite se font un honneur d’être malheureux, pour persuader aux autres et à eux-mêmes qu’ils sont dignes d’être en butte à la fortune
(M, 50)

47Cette compensation, offerte à tous les insatisfaits, est à la fois bien commode et bien dérisoire en soi : si la vie se montre dure, on se plaît à croire qu’elle est injuste, ce qui permet de conserver intacte l’estime de soi. On mériterait beaucoup, on a peu : les qualités personnelles restent virtuellement irréprochables, mais le cours des choses est aléatoire et illégitime. On s’érige ainsi en héros tragique, malmené par un sort ingrat, et l’on parvient même à convertir l’effet possible d’un mérite insuffisant en la fierté de celui qui ne s’estime pas reconnu à sa juste valeur : ce qui menaçait d’être dégradant est présenté paradoxalement comme honorifique. La douleur, de même, peut devenir un accès à la gloire, quand elle outrepasse les bornes de la décence ou du vraisemblable, pour se faire complaisance affectée :

48

[…] Il y a une autre hypocrisie qui n’est pas si innocente, parce qu’elle impose à tout le monde : c’est l’affliction de certaines personnes qui aspirent à la gloire d’une belle et immortelle douleur. Après que le temps qui consume tout à fait cesser celle qu’elles avaient en effet, elles ne laissent pas d’opiniâtrer leurs pleurs, leurs plaintes, et leurs soupirs ; elles prennent un personnage lugubre, et travaillent à persuader par toutes leurs actions que leur déplaisir ne finira qu’avec leur vie. Cette triste et fatigante vanité se trouve d’ordinaire dans les femmes ambitieuses. Comme leur sexe leur ferme tous les chemins qui mènent à la gloire, elles s’efforcent de se rendre célèbres par la montre d’une inconsolable affliction […].
(M, 233)

49Cette douleur ostentatoire n’est que le jeu d’une comédienne pour la galerie : masque, apparence, faux-semblant. Ce n’est plus ici une aspiration au statut de héros tragique, mais plutôt à celui d’héroïne mélodramatique : le malheur éternel est un accès à la grandeur admirable, il permet à une femme ordinaire de se rêver en personnage romanesque accablé par les drames. La douleur réelle est fugace, comme toutes choses – souvenir de L’Ecclésiaste –, mais le spectacle de cette douleur s’inscrit dans la durée : la permanence de larmes inextinguibles et fallacieuses, loin d’être perçue comme le symptôme d’une incapacité coupable à aller de l’avant, est affichée comme la fierté d’une constance à toute épreuve. Il s’agit explicitement d’accéder à la « gloire », c’est-à-dire, au sens pictural du terme [14], à la lumière, à l’éclat aveuglant, au lustre éblouissant, de façon à induire en erreur le regard des spectateurs [15]. Le lien entre cette lumière aveuglante – feux de la rampe ou miroir aux alouettes – et la cristallisation amoureuse est évident.

50En dehors de ces circonstances exceptionnelles, les conversations les plus quotidiennes sont l’occasion délectable de s’entendre louer ; mais cela implique que le locuteur exploite certaines ruses, pour contraindre l’allocutaire à lui adresser les compliments escomptés. L’exigence d’une réciprocité des louanges est le recours le plus simple, et en somme le moins coupable, le plus respectueux des règles de l’honnêteté :

51

On ne loue d’ordinaire que pour être loué.
(M, 146)

52Le chiasme traduit syntaxiquement, par le jeu sur la diathèse verbale, une transaction donnant-donnant : au fond, je ne fais pas vraiment attention à l’autre, qui n’est qu’un mal nécessaire, mais en somme chacun a le plaisir d’entendre ce qu’il souhaite entendre. L’échange associe une contrainte et l’espoir d’un gain. S’il n’y avait pas ce « pour » cinglant, qui subordonne nettement le respect de l’autre à l’amour de soi, et balaie les leurres de la vie sociale, l’attitude décrite serait presque respectable. Mais il est une autre ruse, plus contournée, qui consiste à feindre d’arrêter le flot des louanges, pour mieux le stimuler :

53

Le refus des louanges est un désir d’être loué deux fois.
(M, 149)

54L’appel patent au silence est un appel latent à la parole : les règles de la politesse, ou les feintes de la rhétorique, imposent de demander qu’on cesse les compliments, mais on espère bien n’être pas obéi [16]. On reconnaît une forme d’ironie que les rhéteurs appellent épitrope ou permission : une fausse demande ou une fausse invite, qui inverse la force illocutoire apparente de l’énoncé. Plus retorse encore est une autre forme d’ironie, le chleuasme, qui consiste à feindre de se critiquer soi-même pour appeler, en retour, un compliment de la part de l’allocutaire :

55

On ne se blâme que pour être loué.
(MÉ, 52)

56Il s’agit là d’un calcul conscient, mais l’inconscient – l’« amour-propre », en termes classiques – ne procède pas différemment. La mise au jour de son aptitude étrange à s’attaquer lui-même pour mieux s’affirmer par une autre voie est l’une des intuitions les plus saisissantes de La Rochefoucauld dans le célèbre portrait qu’il en offre :

57

[…] il est capricieux, et on le voit quelquefois travailler avec le dernier empressement, et avec des travaux incroyables, à obtenir des choses qui ne lui sont point avantageuses, et qui même lui sont nuisibles, mais qu’il poursuit parce qu’il les veut […] il passe même dans le parti des gens qui lui font la guerre, il entre dans leurs desseins ; et ce qui est admirable, il se hait lui-même avec eux, il conjure sa perte, il travaille même à sa ruine. Enfin il ne se soucie que d’être, et pourvu qu’il soit, il veut bien être son ennemi. Il ne faut donc pas s’étonner s’il se joint quelquefois à la plus rude austérité, et s’il entre si hardiment en société avec elle pour se détruire, parce que, dans le même temps qu’il se ruine en un endroit, il se rétablit en un autre ; quand on pense qu’il quitte son plaisir, il ne fait que le suspendre, ou le changer, et lors même qu’il est vaincu et qu’on croit en être défait, on le retrouve qui triomphe dans sa propre défaite […].
(MS, 1)

58De même que le verbe aimer se suffit à soi-même dans l’égologie, et n’appelle nul objet, de même le verbe être dit, à lui seul, la vraie exigence de l’amour-propre, quel que soit l’attribut subséquent. L’amour-propre intègre une manière d’antiphrase déroutante dans ses replis sinueux : il ne s’attaque lui-même que pour s’imposer plus nettement sous une autre forme, il renaît toujours de ses cendres tel le phénix, il n’est même jamais si puissant que quand on le croit vaincu. Constitutivement mouvant, il ne fait que se déplacer, en créant l’illusion qu’il se résorbe : toujours égal à lui-même, mais plus ou moins dissimulé. Il n’est pas suicidaire, il est habile ; les coups qu’il semble se porter ne sont que les calculs d’un fin stratège [17]. L’égologie, à travers son faux refus des louanges, n’est jamais qu’une manifestation grossière et superficielle de cette démarche souterraine, considérablement plus subtile.

59Dire du mal de soi n’est donc nullement contradictoire avec l’égologie : c’en est une forme parmi d’autres, certes particulièrement sournoise et insidieuse. De fait, « on fait souvent vanité des passions même les plus criminelles » (M, 27), parce que, loin de valoir en elles-mêmes, elles renvoient encore au centre obsessionnel, avec la même efficacité métonymique que les agissements ou les vertus. Si je dis du mal de moi-même, je continue à parler de moi, ce qui, au fond, est le seul critère décisif : le signal d’une vraie dépréciation, ce serait le silence de l’indifférence, car même dans le blâme, il y a toujours une trouble complaisance à parler d’un objet. C’est ce que La Rochefoucauld a parfaitement compris :

60

On aime mieux dire du mal de soi-même que de n’en point parler.
(M, 138)

61Le seul désaveu qui vaille, en matière de langage, c’est de ne pas du tout parler de ce qui nous occupe, pas même pour en dire du mal. Le seul fait de nommer le référent est déjà une façon de l’imposer à l’esprit, et donc, quelle que soit la teneur du discours, une célébration virtuelle, en tout cas un maintien du cercle vicieux de l’obsession, qui se nourrit d’elle-même [18]. L’espace mental ou verbal est centripète, il se replie sur l’idée fixe, à laquelle reconduisent obstinément tous les prédicats, quelque intrinsèquement hostiles qu’ils puissent sembler [19]. C’est l’un des paradoxes de l’égologie : au fond, peu importe le prédicat, seul compte le thème inlassablement ressassé. Tout discours sur moi est jouissance de moi.

62Aussi l’aveu de ses propres défauts est-il un leitmotiv des Maximes, qui semblent assimiler la conversation à un chleuasme généralisé. Certes, le phénomène peut être pris en bonne part, pour décrire l’idéale transparence des âmes que serait l’honnêteté, où tous les faux-semblants de la vanité se dissipent :

63

Les faux honnêtes gens sont ceux qui déguisent leurs défauts aux autres et à eux-mêmes. Les vrais honnêtes gens sont ceux qui les connaissent parfaitement et les confessent.
(M, 22)

64Nul chleuasme ici, mais bien le signe d’une authentique modestie ; les vrais honnêtes gens, il est vrai, restent foncièrement rares ; la maxime décrit donc plutôt un rêve idéalisé que la réalité concrète des échanges mondains. Mais le plus souvent, on le devine, le moraliste décèle la part d’orgueil qui affleure dans l’étalage complaisant des défauts :

65

Nous n’avouons jamais nos défauts que par vanité.
(MS, 35)

66Ce principe général, intégratif, offre plusieurs variantes distinctes. Parfois, l’aveu en lui-même est censé compenser le défaut qu’on reconnaît, en connotant une franchise estimable :

67

Nous avouons nos défauts pour réparer par notre sincérité le tort qu’ils nous font dans l’esprit des autres.
(M, 184)

68« Péché avoué est à demi pardonné », dit un adage bien connu. Mais le calcul que décrit La Rochefoucauld est plus subtil que cette expression rudimentaire de la sagesse des nations : si mon défaut est de toute façon visible, j’ai tout intérêt à l’afficher explicitement, pour offrir à la galerie un ethos gratifiant, qui à lui seul rétablit l’équilibre, tout en désarmant la critique virtuelle. Il y a, comme dans toute forme d’ironie, deux messages simultanés, inverses l’un de l’autre, celui qui est dénoté ou patent (« j’ai des défauts ») et celui qui est connoté ou latent (« je suis sincère et modeste »). En d’autres termes, je ne fais mon mea culpa que pour en retirer un profit d’estime : l’objectif n’est pas seulement d’obtenir l’indulgence d’autrui, mais bien son admiration. On peut aussi tenter de convertir paradoxalement un défaut en qualité, si l’on se sent incapable – ou peu désireux – de s’en défaire :

69

Nous essayons de nous faire honneur des défauts que nous ne voulons pas corriger.
(M, 442)

70C’est en somme un pis-aller, qui permet de s’accommoder d’une situation en elle-même peu gratifiante pour en retirer tous les avantages possibles – et inattendus – : s’il faut de toute façon faire avec un défaut, le mieux est encore de l’exhiber avec fierté, comme un trophée, au risque de la bizarrerie. Enfin, on peut mêler l’antiphrase au chleuasme, c’est-à-dire afficher le négatif de ses vrais défauts. On ne se vante plus alors de ce qu’on a, mais de ce qu’on n’a pas, du contraire de ce qu’on a ; on pense tromper l’assistance en détournant l’attention, par un tour de passe-passe, mais l’exagération même du propos le rend nécessairement suspect. Et le regard affûté du moraliste aura tôt fait d’inverser les signes pour retrouver, en creux pour ainsi dire, la vérité :

71

Nous nous faisons honneur des défauts opposés à ceux que nous avons : quand nous sommes faibles, nous nous vantons d’être opiniâtres.
(M, 424)

72Telles sont les principales inflexions de l’égologie selon La Rochefoucauld : c’est un langage en boucle, sans ouverture et sans élargissement, définitivement figé autour d’un centre obsessionnel et immuable, qu’on se grise de dire inlassablement. Le moi est parfois plus discret en surface, mais il n’est jamais absent, il n’est jamais loin : une anecdote qu’il a vécue, une épouse qui le présuppose, un trait de caractère qui le concerne, sont autant de moyens de le mettre en vedette par un détour transparent, métonymique en son essence. Même le discours amoureux n’y échappe pas, selon un paradoxe d’une noirceur lumineuse : au fond, l’être aimé est intrinsèquement un détail, une simple exigence grammaticale, un rôle abstrait, uniquement destiné à permettre l’affect délectable ; peu importe qui j’aime, le tout est d’aimer. Et le seul vrai objet, bien entendu, c’est moi-même, on est tenté d’écrire : moi m’aime. Car l’égologie est aussi cette auto-cristallisation par laquelle je brille de mille feux à mes propres yeux émerveillés. Aussi, rien ne m’enchante davantage que d’entendre mes propres louanges, que je feins d’écarter pour mieux les encourager, par les ruses retorses de l’ironie, qui, sous ses multiples facettes, dit ou fait toujours le contraire de ce qu’elle prétend. À ce degré de paralysie, s’agit-il encore de langage proprement dit, comme le suggère le mot « égologie » ? Au mieux, ce serait un langage très particulier, voire oxymorique : presque un langage sans communication, un langage qui tendrait à se limiter au seul locuteur, hypertrophié jusqu’à l’absurde. L’allocutaire et le délocuté sont, pour ainsi dire, absorbés par cette première personne envahissante : à quelque personne que je parle, quoi que je dise, qui que je nomme, au fond il est toujours question de moi. L’interlocuteur n’est pas pleinement reconnu comme tel, il est plutôt traité comme une commodité, et sa parole propre se dérobe à mes oreilles, très sélectives, dès l’instant où il cesse de parler de moi. Ce qui est ainsi renié, ce n’est pas seulement le goût du Grand Siècle pour la conversation mondaine, c’est aussi, plus fondamentalement, plus gravement, l’essence même du langage, constitutivement tourné vers l’autre [20]. Ce que finit par écraser le moi, à force de proliférer outre mesure, c’est contre toute attente le langage même où il cherche sa célébration : trop le dire, c’est, à terme, ne plus pouvoir le dire, faute d’une personne pour l’entendre. L’horizon paradoxal de l’égologie, c’est sa propre impossibilité.


Date de mise en ligne : 03/05/2012

https://doi.org/10.3917/litt.165.0003

Notes

  • [1]
    Édition de Jean Lafond, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1976. On distinguera ici, comme il est d’usage, entre les « maximes » proprement dites (M), les « maximes supprimées » (MS) et les « maximes écartées » (MÉ). Pour les Mémoires : éd. de Jean-Dominique de La Rochefoucauld, Paris, La Table Ronde, coll. « La Petite Vermillon », 1993.
  • [2]
    Exemple : « cette unique pensée, comme multipliée en mille manières différentes » (La Bruyère, Discours sur Théophraste), « le pivot de tout son système philosophique » (R. Grandsaignes d’Hauterive, Le Pessimisme de La Rochefoucauld, Paris, Armand Colin, 1914, p. 11), « le centre du “système” de La Rochefoucauld » (Gérard Ferreyrolles, « La Rochefoucauld devant la paresse », Littératures classiques, n° 35, 1999, p. 188)…
  • [3]
    Nous empruntons ce mot à Catherine Costentin, qui le définit comme le « discours du moi sur le moi » : Genèse et formes d’une écriture paradoxale dans l’œuvre complète de La Rochefoucauld, thèse, université Paris-4, 2003, t. I, p. 88, n. 90. Pour un exemple d’application stylistique (« L’omniprésence du je » dans le discours d’Arnolphe), voir Jean-Louis de Boissieu et Anne-Marie Garagnon, Commentaires stylistiques, 3e éd., Paris, SEDES, 1997, p. 57-58.
  • [4]
    Pascal, Pensées, éd. de Michel Le Guern, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2004, fr. 509. Deux siècles plus tard, Maupassant ne dit pas autre chose que La Rochefoucauld : « Sur vingt personnes qui parlent, dix-neuf parlent d’elles-mêmes, narrent des événements qui leur sont arrivés » (« Les causeurs », Le Gaulois, 20 janvier 1882).
  • [5]
    Selon Serge Doubrovsky, « la principale économie que fait obligatoirement le moraliste classique est celle de lui-même, comme sujet de son discours : il offre une série d’énoncés, sans sujet d’énonciation » (Parcours critique, Paris, Galilée, 1980, p. 220).
  • [6]
    Certes, le pronom « je » apparaît, exceptionnellement (M, 233 et 504 : mais il désigne moins un individu précis qu’une instance abstraite du discours, somme toute analogue au narrateur des parties III à VI des Mémoires de La Rochefoucauld, qui ne correspond, on le sait, à aucun personnage de l’action. C’est pourquoi les Mémoires sont très exactement le contraire d’une autobiographie.
  • [7]
    Le « je » philosophique et anonyme qu’on se permet ici d’utiliser enfreint-il cette exigence, sombre-t-il dans ce cercle vicieux ? Chacun peut le penser. Mais on voit mal comment décrire efficacement l’égologie, sinon de l’intérieur, par un effort d’empathie qui n’est en rien un aveu de sympathie.
  • [8]
    Le constat est fréquent chez les commentateurs : « une psychologie de l’inconscient, que La Rochefoucauld a pratiquée en effet » (Paul Bénichou, « L’intention des Maximes », dans L’Écrivain et ses travaux, Paris, Corti, 1967, p. 6), « un des premiers explorateurs de l’inconscient » (Louis Van Delft, « Pour une lecture mondaine de La Rochefoucauld », dans Jean Lafond et Jean Mesnard (dir.), Images de La Rochefoucauld, Paris, PUF, 1984, p. 154-155), « une intuition assez peu commune des mouvements de l’inconscient » (Jean Lafond, La Rochefoucauld. Augustinisme et littérature, 3e éd., Paris, Klincksieck, 1986, p. 181)… Freud peut trouver avant tout dans La Rochefoucauld une description étonnamment précise de l’inconscient, sous le nom d’« amour-propre » (MS, 1) ; mais cela n’autorise pas à exagérer les parentés des deux doctrines. La Rochefoucauld accorde ainsi beaucoup d’importance à l’aléatoire (la « fortune »), alors que pour Freud, fondamentalement, le hasard n’existe pas.
  • [9]
    Où le rejet des particularités prend la forme retorse de la prétérition : « cette guerre a été si amplement décrite qu’il serait inutile dt’en dire ici les particularités ; on sait assez que… » (éd. citée, p. 73), « comme je ne prétends pas écrire particulièrement tout ce qui s’est passé dans un temps si agité, je me contenterai seulement… » (p. 103), « je […] dirai seulement, sans entrer dans le particulier de beaucoup de choses qui ne se peuvent écrire, que… » (p. 253). Le tri du contenu suit un cycle en deux temps : refus déclaré de dire et parole effective. Mais le « particulier » (détails, anecdotes, petits faits) est bel et bien dérobé dans le récit effectif, qui s’en tient aux grandes lignes de l’Histoire en marche, sans volonté (irréalisable) d’exhaustivité.
  • [10]
    Pensées, éd. citée, fr. 93, 126, 647.
  • [11]
    Cf. Gnathon, qui « ne pleure point la mort des autres, n’appréhende que la sienne, qu’il rachèterait volontiers de l’extinction du genre humain » (La Bruyère, Les Caractères, XI, 121).
  • [12]
    Guilleragues décrit, chez la religieuse portugaise, une griserie à entendre parler de l’absent, un fantasme de présence effective de l’amant à travers son évocation dans le dialogue : « un officier français a eu la charité de me parler ce matin plus de trois heures de vous », « quelques religieuses […] me parlent de vous fort souvent » (Lettres portugaises, II). Cf., pour l’amour maternel, Maupassant : « Et, tout bas, ses lèvres murmuraient : “Poulet, mon petit Poulet”, comme si elle lui eût parlé et, sa rêverie s’arrêtant sur ce mot, elle essayait parfois pendant des heures d’écrire dans le vide, de son doigt tendu, les lettres qui le composaient » (Une vie, XIV).
  • [13]
    Selon Corrado Rosso, « chacune d’elles est un peu une monade qui, sans communiquer avec les autres, reflète tout l’univers de son point de vue » (Procès à La Rochefoucauld et à la maxime, Pise, Goliardica, 1986, p. 148-149).
  • [14]
    Cf. le portrait initial de Condé dans les Mémoires : « le duc d’Enghien, son fils, jeune, bien fait, d’un esprit grand, clair, pénétrant et capable, brillait de toute la gloire que le gain de la bataille de Rocroy et la prise de Thionville pouvaient donner à un prince de vingt ans ; il revenait avec tout l’éclat que méritaient de si grands commencements » (p. 111). Cette thématique lumineuse est très récurrente : « La prison de Monsieur le Prince avait ajouté un nouveau lustre à sa gloire, et il arrivait à Paris avec tout l’éclat » (p. 187), « l’éclat de sa naissance et de sa considération » (p. 221), « celles où les grandes et extraordinaires qualités de Monsieur le Prince parurent avec le plus d’éclat » (p. 282)… D’où, inévitablement, le risque d’éblouissement, c’est-à-dire le paradoxe d’une lumière qui, à force d’intensité, obscurcit le spectacle réel : « Monsieur le Prince […] était encore trop ébloui de l’éclat de sa liberté pour voir distinctement » (p. 188), « le prince de Condé […] venait de gagner la bataille de Lens. Le Cardinal, ébloui d’un si grand événement… » (p. 221)…
  • [15]
    Pour une étude des thèmes du regard et de la lumière dans les Maximes, voir Éric Tourrette, « Les troubles du regard dans les Maximes de La Rochefoucauld », dans Pascale Hummel et Frédéric Gabriel (dir.), Les Débris du sens, Paris, Philologicum, 2008, p. 113-126.
  • [16]
    Cf. Boileau : « Tous mes sots, à l’instant changeant de contenance, / Ont loué du festin la superbe ordonnance ; / Tandis que mon faquin qui se voyait priser, / Avec un ris moqueur les priait d’excuser » (Satires, III, v. 101-104).
  • [17]
    Selon Catherine Costentin, « il se fait exister jusqu’au prix de sa néantisation » (op. cit., t. I, p. 209).
  • [18]
    Guilleragues, lui aussi, a compris que l’obsession est un redoutable piège psychologique : même le fait de rejeter consciemment, verbalement, l’objet de l’idée fixe, de le condamner, de le critiquer, le rend encore présent à la conscience ; aspirer à se défaire de l’image obsédante de l’être aimé, c’est encore la convoquer ; penser à l’amant produit toujours, en définitive, le même effet, que ce soit pour s’en griser (par sympathie) ou pour s’en offusquer (par antipathie). Et seul l’oubli effectif, expression de l’indifférence, constituerait une issue : « je suis encore un peu trop occupée de mes reproches et de votre infidélité » (op. cit., V).
  • [19]
    Cf., là aussi, ce que dit Guilleragues du sentiment amoureux : « il me semble que toutes mes actions et que tous mes devoirs vous regardent » (ibid., IV).
  • [20]
    Selon Émile Benveniste : « Par conséquent le langage pose et suppose l’autre. Immédiatement, la société est donnée avec le langage » (Problèmes de linguistique générale, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1974, p. 91).

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