Couverture de LITT_164

Article de revue

Critique et profondeur

D'un penchant pour Jean-Pierre Richard

Pages 55 à 63

Notes

  • [1]
    L’étude qui suit porte essentiellement sur Pêle-mêle (Verdier, 2010 ; abrégé en PM), accessoirement sur Chemins de Michon (Verdier, 2008 ; CM). On se réfère aussi, toutefois, à Poésie et Profondeur (Seuil, 1955), Onze Études sur la poésie moderne (Seuil, 1981), Stendhal, Flaubert (Seuil, 1990 [1954] ; SF) ainsi qu’à Territoires de l’imaginaire (Jean-Claude Mathieu, dir., Seuil, 1986 ; TM) ; en outre, l’article évoque Pour la poétique d’Henri Meschonnic (Seuil, 1970), La Vive Voix d’Ivan Fónagy (Payot, 1983) et Différence et Répétition de Gilles Deleuze (PUF, 1968).
« ce n’est plus thym ni marjolaine »
Montaigne, I, 26

1Il faisait froid, dans la grande salle d’où contempler par la fenêtre Saint-Etienne-du-Mont, qui ne m’inspirait même plus de dessiner ces ensembles gothiques et baroques où combiner des souvenirs de gravures (Piranese, Doré) et de bandes dessinées. Philippe Druillet : le nom de son héros, Lone Sloane, disait bien la solitude de l’adolescent lancé dans l’espace glacé vers l’âge d’homme. Non. En prépa, je ne déployais plus ces étendues de hachures à la plume bleue sur le bois fendillé de tables où se mêlaient auparavant torses, seins, biceps, regards mélancoliques et voûtes, pilastres, ainsi que des pompes et circuits fumants, tout droit venus du film Alien et qui, comme certains dribbles et effets de balle importés de banlieue, avaient suscité, malgré tout, une certaine admiration nuancée de pitié (excusez l’artiste) dans mon lycée parisien. Jusqu’au bac, j’avais régulièrement sombré en maths. Puis on cède, sous leur rigueur virile, conforme sans doute à la loi du père français mort : l’architecte, si fort en calcul mental et qui démontrait, d’un bâtiment à l’autre, malgré la crise et l’OPEP, son pouvoir très concret sur le réel (comme quand il escaladait, dans les années vingt, piolet en main, les Pyrénées). Devenu trop fort, sans doute, comme de se lancer peu après lui dans les beauxarts. On fit donc des Lettres. On ne s’acharnerait plus à investir l’héritage en leçons particulières, au cours desquelles équations et courbes se retrouvaient un bref moment, et si peu, réchauffées, équipées de béquilles, dans d’autres salles de classe ou dans un trois pièces cuisine à l’odeur de chien, de bouillie pour bébé, chez le jeune certifié frisé arrondissant ainsi ses fins de mois. Mais je passais toujours des heures, avec dans le dos mon sac d’école US kaki, à relier les mondes, sur les lignes A et B du RER. Le changement aux Halles, dégageant son remugle d’égout, me confirmait chaque fois dans l’impression de passer par les profondeurs digestives de la ville. Entre deux arches souterraines éclairées soudain par un néon, illuminées par un éclat d’électricité qui fuse le long de câbles poussiéreux, charbonneux, le métropolitain fournissait le versant dix-neuvième, industriel, de la capitale sous Notre-Dame et le Panthéon. « À nous deux, Paris ! » Il fallait tenir la distance, depuis le 94 et notre jardin de banlieue dont le saule n’en finissait pas d’étendre ses branches et ses racines. Fini l’enfance. Je ne grimpais plus les murs étayant notre terrain en surplomb de Marne, ni ceux du bureau paternel, cherchant du pied la bonne gouttière, les tiges noueuses, respirant le parfum du lierre lors de la montée vers la terrasse ou dans la dégringolade.

2En première année, d’hypokhâgne, la salle était au contraire basse et surchauffée. Mais le problème s’y posa d’emblée dans toute sa force. Quelques tôles en dissertation prolongèrent vite l’habitude de celles précédemment reçues en maths et sciences. Et si la classe abondait en jeunes filles – miracle, parfois : fraîcheur, douleur – la khâgne aux genoux, propre à ces études et déjà bien repérée à la source par Bonaparte, ne promettait guère plus d’épanouissement que le museau taupin des matheux. Comment, donc, sans se rater carrément ou devenir monstrueux, comment transposer, faire vivre en littérature une intelligence française libératrice (celle de Descartes, des Lumières et de Sade, de Corbu et de mon père) de façon à ce que, loin de s’y abolir ou de l’assécher, elle féconde, renforce, la puissance verbale, la grandeur tragique que je devais tenir de ma mère, poétesse juive hongroise ? Catholique, échappée de justesse aux Camps. Ne jurant que par les tripes et la tradition, elle ne goûtait guère la « nouvelle critique ». Barthes ? Fumiste. Les structuralistes ? Barbares. Tel Quel ? Des imposteurs. Malheureuse, malgré tout, d’avoir laissé sa carrière à Budapest pour celle d’une femme au foyer en bord de Marne, elle reprit un moment ses études, à l’Université de Vincennes. Elle y admira Meschonnic, dont la critique des critiques, l’affirmation première du poème, la séduisirent. Mais s’avoua-t-elle tout à fait la force prise pour elle par ce nom, de rabbin polonais, qui pour une fois put lui donner un sentiment de familiarité au pays de Voltaire ? Elle abandonna.

3Je repris le flambeau près de vingt-cinq ans plus tard, annotant à mon tour, pour ma thèse, l’exemplaire un peu jauni, déjà souligné de bleu et de rouge dans les années 1970, de Pour la poétique. Jean-Pierre Richard me vint autrement. En hypokhâgne, quelques pages de Poésie et Profondeur furent, je crois, ma première lecture critique. Nous donnant cinq à dix pages de bibliographie, notre professeur reconnut – comme un péché mignon, dont il défendait en même temps les vertus morales et cognitives – son faible pour cet auteur. Il en vanta l’écriture, dont on s’aperçut bientôt que la saisie du concret par un effort précis, conjoint, de pensée et d’imagination – de sensibilité – habitait sans doute depuis longtemps le style de lecture de ce maître, lorsque, détournant le regard vers la fenêtre ouverte sur la rue Descartes, le feuillage et les oiseaux, esquissant de la main droite un geste, volte, flammèche, nuage, il nous fixait bientôt de nouveau en énonçant avec douceur (souriant, rêveur, ou comme préoccupé) la métaphore définitive parachevant une sous-partie. Je me figure spontanément ses explications au soleil, tandis que mon goût de l’Histoire ou de la philosophie reconduit plus volontiers ces disciplines à la neige et à l’hiver, à la nuit. Comme Kafka, Celan, Bataille, et la matière la plus sérieuse et lointaine, à la fois, de ce que je veux faire. Mais ce professeur, son bouc poivre et sel, Troisième République, m’ont fait aborder les textes avec confiance, tout comme le patronyme de son critique préféré, qu’à l’aune familiale je jugeais amène et français. Dans mon imaginaire, en effet (celui d’un enfant, d’abord, qui avait fréquenté Télé 7 jours avant de choisir les belles-lettres), le massif Jean Richard émergeait d’un univers reliant énigmatiquement le spectacle du cirque – dont des camions jaunes revenaient régulièrement se garer, planter des tentes, sur un terrain vague derrière notre petit bras de Marne et l’église, vers l’écluse – avec le commissaire Maigret, Quai des orfèvres. Et Pierre Richard, le Grand Blond avec une chaussure noire, poursuivait le mouvement en tissant son petit ruban tricolore, héroïque et burlesque, dans le monde contemporain. Espionnage, guerre froide. Et ce rideau de fer que je traversais chaque année dans un hurlement de réacteurs, Caravelle ou Tupolev. À Budapest, il ne fallait pas parler de James Bond. Après Poésie et Profondeur, on acheta volontiers en poche ces volumes, dont le nombre et la facilité d’accès m’apparaissaient comme une conséquence pas si lointaine des affrontements, des jets de pavés et de grenades lacrymogènes, dans le quartier où je me les procurais.

4Et de fait, à suivre Jean-Pierre Richard dans la « Géographie magique de Nerval », les apprentis lecteurs que nous étions se retrouvaient bien conduits, éclairés, vers les cercles les plus secrets de l’œuvre. Car tout trajet connu – le cheminement d’un récit, la sidération ou le souvenir d’un poème – se retrouvait ici défait, impitoyablement recomposé. On voyait le rocher noir et nu, escarpé, de la critique. Laisse toute espérance. Ton plaisir immédiat prend fin. Ton égarement n’a plus lieu d’être. Comme on nous le dit en philo : « Plus rien ne sera jamais trop difficile. » Mais on comprenait, peu à peu, que notre guide, grimpeur géologue, avait une technique (une méthode) humaniste. Il voulait notre bien en même temps que son plaisir, un peu spécial. Ce dernier tenait précisément à la réorganisation du sensible (par le prisme choisi de la « sensation ») selon des catégories et un mouvement de clairvoyance raisonnée : soit un peu ce que je cherchais. Aurélia ou Sylvie se trouvèrent ainsi mises en perspective, voire Baudelaire, ou Stendhal (avec une grande séduction, à propos de ce dernier, à voir la question même de l’intelligence envisagée comme un objet de l’imagination). Et ma première lecture de René Char fut, quant à elle, très largement rendue possible par cette démarche. Je me rappelle, faisant ma sauce à partir des Onze Études sur la poésie moderne, avoir ainsi guidé ma mère dans sa traduction hongroise du « Requin et la mouette ». Elle était allongée, comme toujours dans ces moments-là, près d’un monceau de manuscrits, avec sa petite machine à écrire est-allemande sur les genoux, dans la lumière dorée de sa lampe de chevet ou l’éclairage pluvieux d’un dimanche après-midi réverbéré, filtré par le saule et le rang des grands arbres anonymes déployés devant l’église en brique et le presbytère. Deux étages plus bas, outre sa bibliothèque, le bureau de l’architecte mort conservait sur ses murs – dans le vide sombre et froid de cette pièce qu’on ne chauffait plus, puisqu’aussi bien personne n’y travaillait, n’y lisait plus – des plans de vie collective heureuse : de HLM pas trop hauts, avec jeux et jardins. Marchant de long en large dans la chambre parentale, esquissant à mon tour des gestes suggestifs, réfléchissant de toutes mes forces en fixant la moquette chinée orange, j’essayais d’expliquer les déplacements, les gauchissements de la contradiction maintenue par « ceux qui trébuchent dans la matinale lourdeur ». Je devais y arriver. Pour devenir un écrivain français, maudit peutêtre mais lucide et dont la place, pour l’éternité, officielle ou occulte, serait dans les flancs de la montagne Sainte-Geneviève, contenue ainsi, cachée, par La patrie reconnaissante. Mais il fallait réussir aussi, et d’abord, pour que le Grand Trieur républicain tout lesté d’usages féodaux et monarchiques, tout parcouru de sociétés secrètes – comités, commissions plus ou moins paritaires et invitations : coups de fil, clubs, grades, corps – ne vous écarte pas un beau jour, d’un seul coup de son tranchant séculaire. « Calme comme un boucher ».

5Et maintenant ? Le Grand Trieur a fait son office. Au fil des études, mon premier regard critique sur une œuvre fut régulièrement celui de Richard. Ses réagencements, parfois subtils jusqu’au vertige, à l’euphorie, offrent toujours un panorama prégnant. Les chemins les plus détournés n’y perdent pas le contact avec l’idée d’une intention, d’une pulsion directrice. Mais j’avais aussi le goût d’une certaine brutalité. Ne pas ménager l’objet plus que soi-même, fût-ce par amour. Au-delà de la sympathie, de la tendresse, des caresses et de la respiration commune, à un moment faut y aller. Claquer. Mordre. Quelques bleus, pour que la passion rende sa vérité. Un penchant pour l’ascèse, une insatisfaction, touchant aux possibles fondements de la démarche, m’ont conduit vers d’autres lectures, d’autres exemples. Je suis resté réticent (par puritanisme, aussi, par inconfort personnel – au point de mettre des années à lire Freud : je veux dire, à m’y mettre) vis-à-vis de tout ce qui s’apparente à une psychologie des textes, et dont la phénoménologie pouvait m’apparaître comme une forme de caution par l’essence. Je me bricolerais donc une démarche qui cherche à lier la précision descriptive (jamais suffisante, de Meschonnic à Cornulier), la dureté des concepts (essayant Derrida, voire Deleuze), et la force de thèses sur l’Histoire (Benjamin m’impressionna beaucoup) qui gouverneraient franchement l’interprétation (Agamben les prolonge). Mais on a beau compter les syllabes, comparer les formes d’incises, avec l’Ange de l’Histoire, ou avec le nain théologique caché dans la Dialectique joueuse d’échecs, on n’est certes pas sorti de l’imaginaire. Cependant la parabole – l’allégorie – prend ici le pas sur le jeu sensuel des substances. Freud ou Kafka, sur une forme d’esthétisme bachelardien. Où en sommes-nous donc ? Fonctionnaire territorial – arpenteur – inspectant dans les classes je sers de mon mieux, je veux le croire, la littérature dans le monde. J’essaye d’écrire des livres – de les publier, comme on dit – au moment où, peut-être, ce n’est plus de livres exactement qu’il s’agit.

6Jeux d’automne. Le Goncourt comme cadeau pour le gendre. Têtes de gondoles. Produits de niche. Vendre quand même l’odeur de la page. Et la rétine des âmes, désormais, n’imprime-t-elle pas le clignement d’écran ? Un monde se formait sous presse. Mais le plomb date, Monsieur Séchard. Le Grand Terrier plie les nuques. Chaque conscience se connecte au dédale des autres. Homogènes, cybernétiques et collectives. Plus jamais lent, plus jamais seul. À chaque seconde émergent pour la première fois des écrits et des images. Car le « fond d’écran », vous le voyez bien, ne joue pas en surface. Il représente une profondeur : galaxie, paysage alpestre ou sablonneux. Des photos de famille flottent sur l’azur. Un basrelief d’argile haute définition mime l’assomption de la matière en gloire. Son grain. Qualité de vie pure. On aura beau feuilleter un volume à l’écran, avec froissement du micro pour chaque page, le texte, lui, restera dans cet intérieur qui vient se plaquer sous la transparence. Cérébral imaginaire. Abysse ultraplat. Nos yeux et doigts glissent. Nous sommes ailleurs. Notre corps mû par l’esprit connecté retouche ce texte mobile (banc de poissons : ils filent ensemble, mais leur dessin peut à tout moment se disperser dans le bleu). Qu’est-ce qui en fixe l’état ? Apesanteur, inertie ni gravité. On se déplace. On prélève, on se renseigne. Réagit : cause. Coupe et bifurque, entre deux réclames pour financer la vision. Le consommateur (de textes, de phrases : mais de livres ?) suit de la sorte une forme de contrat d’avant-garde. Cet art s’accomplit en s’annulant. Foin de contemplation. Tandis que la lecture continue, elle – la vieille lecture matérielle : celle du moine, laïcisé en bourgeoise romantique – décroche de cette industrie des consciences. Le hobereau lettré jouissait dans sa tour. Sénèque se retire sous Néron : la com’happe les neurones dans nos chambres. Être en ligne. Le journal, on veut savoir. Quand se perdre ? Rêver. Ne pas comprendre. S’ennuyer, s’endormir. Sommeiller avec le texte en soi. S’engourdir, oui, l’œil braqué, le cerveau mis à mal, entre les pages d’un livre qui résiste autant qu’il prend. Un peu comme une vraie personne. Dans mes admirations, je ne suis, pour ma part, jamais sans partage : Char m’agace, Proust m’ennuie. On oublie la durée, on l’éprouve. On porte le regard alentour, et l’on voit ce morceau d’univers (un bras de fauteuil, le tapis du salon) au travers de ce qui vient d’être lu. On peut alors se relire, aussi, avec la voix d’un autre. Je me transforme, dans la pénombre d’une chambre éclairée. À la campagne, sous des branches. Les enfants crient, une voiture passe. Au soleil, il fait trop chaud. À l’ombre, trop frais : trouver le sol y sombra. Pour lire comme pour écrire – les deux rituels se tiennent par la main –, on passe par ce néant, cette grotte, par cette mort où l’on germe et l’on ranime à sa façon le mythe de Perséphone et Déméter. Oui je m’enterre. Je meurs, et je renaîtrai parmi vous, dont aucun n’est ma mère divine, éplorée, négociant ma résurrection. Ma renaissance. Les livres seront, peut-être, de moins en moins des arbres transformés. Ils convertiront de plus en plus du signal en pixels sous nos écrans conducteurs. Mais nos serveurs placent leurs centres de calcul avec grosses tours de refroidissement au bord des rivières, dans des zones déshéritées en mal d’emplois. Le virtuel cache son industrie lourde. Sa classe ouvrière. Ses guerres. Au Chili et au Congo, en Asie du Sud-Est, des mineurs tout ruisselants extraient le cuivre, l’étain, l’or, le mercure, cobalt, hafnium, terbium, indium, tantale – pour nos machines dans les profondeurs de la terre. Fabriquer des câbles, des contacts, processeurs, tubes cathodiques, écrans, condensateurs, au-delà des jungles et des brousses creuse des montagnes. Grises, rouges, ocre. Fouille des terres noires, va chercher les veines minérales sans lesquelles il n’y a rien à voir. En France, Jean-Pierre Richard maintient une permanence de la lecture. Il explore des écritures non réitérables – hors pitch, com’, cut up. Il goûte et lit des styles, dont les formes dûment traduites, interprétées, outre le plaisir qu’elles donnent, laissent toujours un reste, reconnaissable. Appelons cela leur matière.

7Assumant l’éthique toute personnelle, voire gentiment aristocratique, de sa démarche (qui toutefois, peut valoir pour chacun) – « la foncière (mais sans doute féconde) absurdité du choix princier » (PM, p. 7), dans Pêle-mêle, Richard fait bondir allègrement hors des textes son analytique de la sensation. Hors de la seule littérature, qui fait tremplin. Étudiant pour commencer « Un chant d’oiseau » – de rossignol, il quitte divers poètes pour Messiaen (p. 10 sq.) puis pour une simple écoute du pépiement, sans médiation. Au jardin ? Sur bandes magnétiques ? Avec Audeguy, il s’intéresse au foot et accompagne un dribble mythique de Maradona : lorsque ce joueur mystifia la moitié de la sélection anglaise, le 22 juin 1986, ce fut grâce à « cet art de l’ambiguïté maintenue du geste à venir » (p. 110). Le critique ausculte les aventures de Zidane, lors de sa finale perdue contre l’Italie. À propos de ce dernier (p. 111), semblent se trouver rapidement, localement, passés en revue (comme autant de défenseurs britanniques, mystérieusement contournés en pleine course, balle au pied, par notre impertinent gaucho télévisuel : il a besoin d’eux pour briller) les divers étayages théoriques qu’ont connus, au fil du temps, les analyses de Richard. En deux pages, on y croise en effet une forme de phénoménologie (repérant l’abus conjoint du vide et du plein, dans une frappe molle décisive : l’orgueil de la panenka chez Zidane, ce faux lent), puis la psychanalyse (chez le même : le meurtre du défenseur-frère injurieux, la pulsion vers le féminin primordial, comme éclairages d’un coup de tête tragique au plexus). Enfin, on y fait un détour logique par la mythologie méditerranéenne : Zidane se voit dépeint en Ajax furieux, en Ulysse cédant aux sirènes faute de mât, de « repère » (p. 112) encore dressé alors – et ce manque de « repère » maintient peut-être, malicieusement, celui de Freud, ou Lacan, dont jouer. On rencontre aussi, dans ces pages récentes, bien des microlectures précisant l’agencement d’un imaginaire par celui des signifiants, lignes de sens en mouvement qui ne négligent pas, au passage, les ressources d’une « psycho-phonétique » à la Fónagy, sans renoncer non plus à l’écoute esthétique des vers. Chez Bonnefoy deux séries, en l et en r, nouent et dénouent la « complicité » de l’oiseau avec la pierre qu’il quitte : « Tout cela ? Et le plus / Notre bonheur : / L’envol lourd de la huppe / Au creux des pierres » (PM, p. 33). Pour deux autres vers des Planches courbes, la phrase de Richard réalise l’analyse qu’elle expose, en liant à l’« aigu vocalique », « à la brièveté de quelques termes initiaux, [ …] comme une suite musicale, l’allitération d’une grande traîne de labiales, sous la clef, libidinale, du m » (p. 22). Plus strictement, sans doute, que le repérage de telles « clef(s) itérative(s) » (p. 50), les catégories psychanalytiques proposent des cadres généraux de lecture. Ainsi, à propos de Pierre Michon, le critique évoque le défaut de la « castration masculine » (CM, p. 20) qui eût permis d’assumer l’ordre symbolique – la « médiocrité » (p. 21) ? – dans des postures autres que celle du « minuscule », dans l’équilibre jamais trouvé entre « sarcasme auto-dépréciatif » et « histrionisme » (ibid.) qui caractérise ce ton, cette « scansion interne » (p. 95) à quoi semble tenir le secret de l’« émotion rythmée » (p. 43) ainsi approchée. Et l’on ne s’étonnera certes pas qu’une lecture selon l’imaginaire conduise à mobiliser des notions analytiques d’origine kleinienne ou winnicottienne, comme l’ont relevé Michel Collot et Jean-Claude Mathieu (TI, p. 218, p. 249 sq.). Elle explore notamment, en deçà de la castration et de l’ordre symbolique, « un certain état fondamental du monde » que vient exemplairement caractériser le « mot d’informité » (PM, p. 71). Dans La Souterraine de Christophe Pradeau, à travers l’existence rêvée de « Royaumes Souterrains » quasi « intestinaux » (le texte parle d’« analité ») où nous attend le « fourmilion », cette « larve monstrueuse », on déchiffre ainsi l’hypostase « d’une sorte de mauvais sein originaire » (p. 73). Culture et littérature élaboreraient alors « un refuge transitionnel » (p. 79) ou un « bon objet », fût-il « partiel » (p. 81). Dans cette fiction d’enfance, regarder attentivement, c’est « téter le paysage » (p. 82) – et Jean-Claude Mathieu relevait la tendance de Jean-Pierre Richard lui-même, avec le temps, à la « buccanalyse », où une « écriture succulente » fait du texte lu une sorte de « bon sein kleinien », « tendu vers nous » (TI, p. 250-251). Mais ces références parsemées, constitutives et discrètes, ne coagulent jamais en nouvelle plénitude imaginaire. En idéologie critique. Comme il le formule à propos du jeu subtil des « positions personnelles » chez Michon (on, vous, il, je, tu, nous …), « l’adhésion » demeure ici une « question [ …] essentielle » : ouverte, « une aventure d’être » (SF, p. 15) comme la littérature elle-même.

8Aussi est-ce dans certains plis d’écriture et de pensée que l’on persiste à reconnaître au mieux Richard, à travers l’exploration de nuances qu’il affectionne, caractérisant des écritures où se joue le type d’inflexion qui l’intéresse. Ainsi, lorsqu’il établit que le matériau verbal et l’imaginaire d’une œuvre métamorphosent la valeur d’un terme. « Bâcler le monde, c’est peut-être d’une certaine manière l’accomplir » (CM, p. 64) est-il dit de la sorte à propos de Goya, en une formulation qui rend bien compte, aussi, du déboulé comme ontologique de la phrase, chez Michon. Et, à côté d’autres usages – mention, ostension d’un motif, intensification – l’italique montre régulièrement ce mouvement, d’une signification singulière venue s’emparer d’un mot dans la langue : « l’attitude [ …] que Bonnefoy aime à nommer consentement » (PM, p. 24), « selon le mot de Dumézil, l’éclair d’une vérité » (p. 27), « la vertu que Bosco baptise amplitude » (p. 67), chez Pradeau, « ce que le texte nomme nuit, ou souterrain » (p. 71). D’autres ont relevé chez Richard, via l’adjectif, la substantivation du qualitatif (TI, p. 247). Cela peut être celle du verbal : « le tourner » (PM, p. 76). Nous sommes proches ici d’une dynamique de néologie, ce qu’illustre, comme révélant le fluide du langage à l’œuvre, la récurrence de ce « mot d’informité » (p. 71). Jean-Pierre Richard cherche à faire apparaître des « notions-problèmes » (p. 24) : tournure où l’on reconnaît au passage l’acclimatation, l’assouplissement empiriste des « Idées-problèmes » définies par Deleuze, sur fond d’une ontologie de la différence intensive (DR, p. 219, 342-343). Dans Pêle-mêle, le surmontement des catégories en place par de nouveaux complexes imaginaires se dit ainsi grâce à des appositions marquées d’un tiret, comme en lointain écho à la vision hugolienne, à ses métaphores devenues ici pointe de l’analyse. Au lieu du « pâtre promontoire », et singulièrement à propos des « Figures d’informité », chez Pradeau, Richard découvre donc la « forêt-muraille » (p. 72), la « (m)aison-eden, maison-prison » (p. 77), le « point-foyer » (p. 78), l’« écriture-réseau, l’écriture-résille » (p. 81), la « tétée-déchirement » (p. 82) – où la reprise en épanorthose et les échos prosodiques portent aussi l’effort simultané de la nuance et de l’intensification. Ailleurs, la paronomase forme de même, autour de l’assonance, du glissement de sourde à sonore et de dentale à vélaire, comme un microclimat sémantique où l’analogie se mêle indistinctement à la différence : « cendres, non plus anges » (p. 34). Dans le même esprit, à propos de Bonnefoy, un schème stylistique court sur plusieurs pages pour lier, souvent par groupes, un substantif généralement dérivé d’un adjectif (lequel se trouve, ainsi, abstrait de la caractérisation, momentanément fixé en objet de pensée), avec une épithète qui le réancre dans le perceptif, voire l’actif : de l’« informité ouverte » (p. 18) à la « ponctualité humide » (p. 19), de l’« extériorité sensorielle » à une « hauteur tranchante », une « profondeur chaotique », une « discontinuité déchirante » (p. 21), jusqu’à l’« informité océanique » et la « complicité pierreuse » (p. 23), la « minimité constrictive » (p. 25).

9L’essayiste suit sa pente. Il ne se refuse pas, on l’a vu, à explorer telle rêverie pré-génitale avec une virtuosité qui, échappant au jargon, sauve du pathos, comme de tout effet d’authenticité que permettrait une prose plus ascétique – sans pour autant se contenter de n’être qu’intelligente et précieuse pantomime. On ne se la joue pas. À même l’imaginaire, la distance critique permet à la fois l’effort de pensée, et un plaisir esthétique qui, dans le dessaisissement de soi, peut aller (je tends à l’entendre ainsi) jusqu’au choix moral de l’humour : dans la diversité, voire l’hétérogénéité, des textes et des objets traités selon la même démarche, le même style, ainsi que dans celle des théories mobilisées. Se signifie peut-être ainsi, en creux et en douceur, la « rudesse d’un [ …] éparpillement de l’être » (p. 119) contemporain, dans la modestie d’un titre et d’un projet – une « indiscipline » (p. 8) : celle du Pêle-mêle – qu’assume volontiers, après un demi-siècle d’écriture, un auteur reconnu. Une autorité, en somme, qui n’en a plus besoin d’autre, et s’en réjouit, libre ainsi de tout « père-mère » (ibid.). Après le rossignol et Zidane, glissant de Stéphane Audeguy à une lettre de Diderot, Jean-Pierre Richard retrouve la dynamique de l’italique et de la dénomination, observée ailleurs. Il évoque un « penchant têtu à aimer et nommer que nous continuons à appeler (avons-nous raison ?) littérature » (p. 119). Situant celle-ci dans une discrète résistance, mobile en ses territoires, affirmant à la fois un goût, et une détermination, à être soi au travers de toute diversité, ce Pêlemêle peut consonner ainsi, modestement, de loin mais juste, avec les Essais comme recherche d’un savoir-vivre.


Date de mise en ligne : 30/01/2012

https://doi.org/10.3917/litt.164.0055

Notes

  • [1]
    L’étude qui suit porte essentiellement sur Pêle-mêle (Verdier, 2010 ; abrégé en PM), accessoirement sur Chemins de Michon (Verdier, 2008 ; CM). On se réfère aussi, toutefois, à Poésie et Profondeur (Seuil, 1955), Onze Études sur la poésie moderne (Seuil, 1981), Stendhal, Flaubert (Seuil, 1990 [1954] ; SF) ainsi qu’à Territoires de l’imaginaire (Jean-Claude Mathieu, dir., Seuil, 1986 ; TM) ; en outre, l’article évoque Pour la poétique d’Henri Meschonnic (Seuil, 1970), La Vive Voix d’Ivan Fónagy (Payot, 1983) et Différence et Répétition de Gilles Deleuze (PUF, 1968).

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