Notes
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[1]
Ces pages inédites forment le début du premier chapitre d’un recueil d’études sur Diderot. L’ouvrage est destiné à paraître chez Gallimard sous le titre : Diderot. Un diable de ramage. Pour la présente publication, la référence des citations est donnée sous une forme abrégée dans le corps du texte. Les chiffres romains indiquent la tomaison de l’édition des Œuvres de Diderot en cinq volumes, publiée par les soins de Laurent Versini aux éditions Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1994-1997.
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[2]
Le naturaliste Charles-Georges Leroy, surnommé par ses amis le « satyre des Loges », n’était pas un mauvais écrivain. Baudelaire, dans une lettre à sa mère le 8 mars 1854, considère comme des « merveilles » à la fois ses Lettres sur les animaux et Le Neveu de Rameau.
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[3]
Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, livre IV, lettre 11, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1961, p. 475-476. Wolmar est « riche et de grande naissance », ibid., livre III, lettre 18, p. 343.
1« Autant d’hommes, autant de cris divers […] Combien de ramages divers, combien de cris discordants dans la seule forêt qu’on appelle société » (II, 384). Ces mots se lisent à l’ouverture de la Satire première de Diderot aussitôt illustrés par les propos d’une série d’individus inquiétants. C’est devant l’animalité de l’homme civilisé que s’étonne Diderot, ou plutôt la voix satirique qu’il fait parler. L’homme social est encore une bête, et la société est toujours une forêt, avec toute la diversité des espèces qui la peuplent. Diderot écoute la rumeur du monde humain. Et, dans cette Satire première, il oppose à quelques rares cris du cœur féminins toute une anthropologie zoomorphe, manifestée par une multitude de travers masculins : « Sous la forme bipède de l’homme, il n’y a aucune bête innocente ou malfaisante dans l’air, au fond des forêts, dans les eaux, que vous ne puissiez reconnaître. Il y a l’homme loup, l’homme tigre, l’homme renard, l’homme taupe, l’homme pourceau. » C’est toute la caractérologie animale qui se déploie, telle que Le Brun l’avait codifiée, telle que La Fontaine l’avait exemplifiée. Cette ouverture, qui n’est pas la page la plus illustre de Diderot, révèle toutefois quelques-uns des traits marquants de son écriture : le rapide balancement des mots couplés, le jeu des opposés, puis la mise en mouvement, la liste ou la série qui se déroule et l’entrain énumératif.
2Sitôt apparus, le mot « ramage » et le mot « cri » mettent en contraste la durée d’un chant soutenu et la brièveté pathétique d’un appel subit. On retrouvera d’autres mises en balance, plus amples et plus libres, dans la Satire seconde, dans les propos du neveu de Rameau, et cette fois elles concerneront les rangs sociaux : « J’ai un diable de ramage saugrenu, moitié des gens du monde et des lettres, moitié de la halle. » De l’aveu même du héros, son parler est bipartite, comme le fut, en un autre âge, la livrée vestimentaire du fou.
3Le « diable de », notons-le au passage sur cet exemple, est une simple locution, sans aucune implication théologique. Elle n’est qu’adjectivale : une formule dépréciative banale. On la retrouve dans les ultima verba de Diderot, tels qu’ils sont rapportés dans la notice biographique rédigée par sa fille, Angélique de Vandeul. Très affaibli, il a envie de manger un abricot. Sa femme veut l’en empêcher. Il la rabroue : « Quel diable de mal veux-tu que cela me fasse ? […]. Il le mangea, appuya son coude sur la table pour manger quelques cerises en compote, toussa légèrement. Ma mère lui fit une question : comme il gardait le silence, elle leva la tête, le regarda, il n’était plus. » N’ayant jamais considéré le plaisir comme une faute, ce gourmand n’admettait pas qu’un fruit lui fût défendu.
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5On le voit, le mot « ramage » gardait pour Diderot sa portée coutumière, qui depuis longtemps s’appliquait aux parlers humains, comme le mot « caquet », plus moqueur, fréquemment attribué aux femmes, mais moins usité au xviiie siècle. On n’aurait pas de peine à montrer que Diderot peut assumer pour son propre compte les déclarations qu’il prête au Neveu quant à la bipartition du parler. On n’aurait pas de difficulté non plus, en lisant ses ouvrages de fiction, des Bijoux indiscrets à Jacques le Fataliste, à y entendre des cris multipliés, dans un registre acoustique d’une rare ampleur.
6Diderot se plaît à parler de sa propre parole. Dans beaucoup de ses écrits, il pratique libéralement l’autoréférence pour évoquer ce qu’il a dit, et de quelle manière il a parlé. Le choix des exemples est très large. L’un des meilleurs se trouve dans la lettre à Sophie Volland du 11 octobre 1759 : « J’étais plein de la tendresse que vous m’aviez inspirée quand j’ai paru au milieu de nos convives ; elle brillait dans mes yeux ; elle échauffait mes discours ; elle disposait de mes mouvements ; elle se montrait en tout. Je leur semblais extraordinaire, inspiré, divin. Grimm n’avait pas assez de ses yeux pour me regarder, pas assez de ses oreilles pour m’entendre » (V, 163). C’est à nouveau le cas, sur un ton plus modeste, dans une lettre qu’il adresse à Madame Necker lors de son second séjour à La Haye, au retour du grand voyage en Russie de 1773-1774. Il craint d’avoir perdu son talent de causeur. La faute incombe à la diversité des territoires traversés, à leurs idiomes qui sont autant de ramages différents. Pourra-t-il à nouveau tenir son rôle dans la seule volière qui compte, celle de Paris, ce qui veut dire dans le salon de sa correspondante ?
8Le mot « ramage » est aussi le terme qu’il choisit pour désigner le style des écrivains, et ce qu’il révèle de leurs dispositions innées. Il sait bien que ce mot est un terme métaphorique, mais il y tient. Ainsi lorsque durant le même séjour à La Haye il lit l’ouvrage posthume d’Helvétius intitulé De l’Homme. Il y a trouvé trop d’idées qui suscitent son désaccord, et il entreprend de les réfuter systématiquement. Ce travail l’amène parfois, pour marquer son indignation, à rejoindre le Neveu dans la « moitié » vulgaire du « diable de ramage » qu’il lui attribue : « Je demande pardon au lecteur, je vais dire une chose ordurière, une chose sale, du plus mauvais ton, du plus mauvais goût, un propos de la halle » (I, 799). Suit une critique très vive des pages où Helvétius, proposant une version rudimentaire de ce que Freud nommera le principe de plaisir, fait de la « sensibilité physique la cause unique » de « nos actions », de « nos pensées », de « nos passions », de « notre sociabilité ». Non ! objecte Diderot, le plaisir physique n’est pas le but unique des choix humains. Non ! la diversité des pédagogies n’est pas la seule responsable de la différence des goûts et des talents. Diderot rejette ces simplifications. Car les êtres humains ne naissent pas identiques. Il faut tenir compte des aptitudes individuelles : les goûts et les talents sont aussi variables que les types physiques. Diderot évoque, en guise d’exemple, les trois noms de Buffon, d’Alembert et Rousseau. Il les compare : « Voici trois styles bien différents ». Il caractérise rapidement Buffon (« large, majestueux »), D’Alembert (« simple, clair, sans figure, sans mouvement, sans verve, sans couleur »), et Rousseau qu’il admire comme un grand « coloriste » (« il touche, il trouble, il agite »…). Et il ajoute, dans une comparaison insolite : « Il n’est non plus possible à ces auteurs de changer de ton qu’aux oiseaux de la forêt de changer de ramage. » (I, 828). S’ils cherchent à contrarier leurs dispositions innées, celles qui tiennent à leur espèce, le résultat sera pitoyable :
Invitez-les à cet essai : d’originaux qu’ils étaient, ils deviendront imitateurs et ridicules. Leur chant sera d’emprunt, il se mêlera de leur chant naturel, et ils ressembleront à ces oiseaux sifflés qui commencent un air modulé et qui finissent par leur gazouillement.
10Diderot, dans ces lignes, compare les traits strictement individuels des écrivains, leur style, leur particularité personnelle, avec ceux de différentes espèces vivantes. Entraîné par sa verve, exagérant à dessein, il va jusqu’à négliger la distinction logique entre l’espèce et l’individu (que l’espèce « contient sous soi », Acad., 1748). Le propos de Diderot, à nouveau, se rattache à l’ancienne zoologie caractérielle ou passionnelle, qui établissait des corrélations entre espèces animales et types humains !
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12Qu’en est est-il des « oiseaux sifflés » dont la mention vient d’apparaître dans le dernier texte cité ?
13Dans le très succinct article « Ramage » de l’Encyclopédie, dû à Jaucourt, un lien est indiqué avec un métier et ses techniques : « C’est un terme d’oiseleur. » Le nom de l’oiseleur, sitôt mentionné, évoque l’oiseau captif et non plus celui qu’on entend chanter dans la ramée. L’oiseleur fait métier de capturer les oiseaux, et surtout de leur faire écouter et répéter un air nouveau, inattendu, qui les rendra plus attrayants, plus précieux. Le chant inculqué porte aussi le nom de ramage, mais il est évident que la valeur du terme sera toute différente. « Ramage » désignera la mélodie apprise de force, non le chant naturel. Le mot évoquera l’artifice ; il dénoncera une condition captive dans les murs d’un intérieur. Il impliquera une contrainte et une soumission, sous les dehors de l’agrément. Une ambiguïté va marquer le « ramage », aussi bien dans le domaine éthique que dans celui de l’esthétique. On se trouve sur la ligne de partage où les voix, les paroles échangées sont attribuables soit à une libre expression, soit, comme à la foire, à un jeu servile, à une leçon répétée. On comprend qu’au dix-huitième siècle les défenseurs de la nature et du naturel aient mené leur combat, symboliquement, en dénonçant des oiseleurs et des oiseaux sifflés. À moins que n’aient été conciliés les opposés en faisant de l’oiseleur un « homme de la nature » : Papageno dans La Flûte enchantée !
14Dans un tableau célèbre de Chardin, le premier qu’il a peint pour répondre à une commande royale (1751), une jeune femme qui a interrompu sa broderie fait tourner la manivelle d’une serinette. Une volière et son captif sont installés près d’une haute fenêtre à croisillons. Celle-ci, source de lumière, est rigoureusement fermée et fait de la chambre elle-même une cage agrandie. La lumière tombe sur le visage et sur la jupe à fleurs du personnage féminin…
15La serinette était un « petit orgue de Barbarie » (Encyclopédie) « dont le premier usage était d’instruire les serins » (Acad. 1798). Une mélodie, jouée sur une octave d’étendue, était reprise par l’habitant de la volière. Il devenait un oiseau « sifflé » pour avoir ainsi appris à « siffler des airs, des chansons » substitués à son chant naturel (Acad. 1798). C’était l’un des exemples illustratifs de l’idée de « dénaturation », dont on connaît le rôle dans l’argumentation de Rousseau. L’oiseleur ayant d’abord « leurré » l’oiseau pour le capturer, la jeune femme n’avait plus qu’à prolonger cet asservissement par la mécanique perverse. Or Diderot — on vient de le remarquer — est enclin à comparer les salons parisiens à de grandes volières. Il est piquant de découvrir que, dans les fictions plus ou moins orientales de ses débuts, Diderot évoque également les couvents sous le nom de « volières ». L’oiseau sifflé et son ramage deviennent ainsi, dans son lexique, les termes figurés désignant de façon parodique tantôt les formules répétitives de la liturgie, tantôt l’artifice et la futilité de la vie de société, — une vie à laquelle il a lui-même beaucoup participé ! Combien de leçons un esprit comme celui de Diderot ne pouvait-il pas tirer de la coïncidence entre la perte de la liberté, la réclusion dans une volière et les élégances de langage ! Néanmoins, il a pu déclarer, à l’égard de sa fille, et pour lui assurer un bon mariage, qu’il était prêt à jouer le rôle de l’oiseleur. En 1755, s’adressant à un compatriote fortuné, Caroillon La Salette, il lui apprend (ou lui rappelle) qu’il a une fille et qu’il pourra la « siffler comme un perroquet » pour lui faire épouser un Caroillon (I, 48). À ce moment, Angélique n’avait que deux ans, mais le projet a parfaitement abouti : elle épousera l’un des fils du destinataire de cette lettre !
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17Dans L’Oiseau blanc, conte bleu (1749), les voix s’enchevêtrent. Ce texte met en scène un groupe de narrateurs qui font du zèle pour induire au sommeil une princesse insomniaque. Les voix s’enchaînent, s’interrompent, se relaient en développant, par fragments, une épopée héroïcomique : c’est l‘épopée du ramage lui-même ! L’histoire raconte comment le prince japonais Génistan (« le prince Esprit ») fut transformé en oiseau par le maléfice d’un génie menteur. Il a instantanément été doté d’un « plumage » et d’un « ramage ». La couleur de ce plumage est blanche, comme la coutume représentait le Saint-Esprit (II, 232). Et les pouvoirs attribués à son chant sont la parodie de ceux que possédait son antécédent théologique : au cours de ses passages dans diverses pagodes (où l’on reconnaît des couvents), il a pu être mal reçu. Notamment dans une volière dont les habitants ne tolèrent pas le visiteur qui ne leur ressemble pas — entendez l’hérétique : « Ils s’attroupent autour de lui, et remarquant dans son ramage et son plumage quelque différence avec les leurs, ils tombent sur lui à grands coups de bec et le maltraitent cruellement. » Le commentaire de l’oiseau apprend au lecteur, en termes soudain très directs, que la quête du Vrai ne va pas sans l’acceptation de la différence : « Ô Vérité ! s’écria-t-il alors, est-ce ainsi que l’on récompense ceux qui t’aiment et s’occupent à te chercher ! » (II, 232). Mais il est bien accueilli par des vierges cloîtrées, puis par la princesse Lively. Chez les femmes qu’il visite, son « tendre ramage » est « prolifique » et produit beaucoup de turbulents « petits esprits » (II, 225, 229-230, 263-264). Le ramage est une puissance fécondante ! Pour que Génistan soit libéré et rendu à la forme humaine, il faudra l’intervention d’une « fée Vérité », qui a fort à faire de par le monde. La parodie est parfaitement déchiffrable. Pour procéder par des voies aussi détournées, il fallait que Diderot ait mis beaucoup d’espoir dans l’attrait suscité par le jeu des voix et des écoutes, au gré d’une fiction irrévérente développée comme l’un des élégants caprices que savaient inventer les peintres de l’époque.
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19Le mécanisme de la serinette, tel qu’il est décrit dans l’Encyclopédie, fait jouer une manivelle pour actionner une vis sans fin, des petits soufflets, de l’air qui passe par des tuyaux… Diderot semble avoir estimé cette machine capable de simuler la vie d’un être vivant. À ceci près qu’il fallait une main pour tourner la manivelle, et qu’il s’en dispense allégrement. Dans Le Rêve de d’Alembert, en 1769, Diderot compare l’être humain à un clavecin, puis, lâchant la bride à son imagination, n’hésite pas à demander à son interlocuteur : « Quelle différence trouvez-vous entre le serin et la serinette ? » La réponse est simple, et Diderot oublie à nouveau la main qui tourne la manivelle : seule manque la « faculté de se nourrir et de se reproduire ». La serinette serait-elle seulement un modèle mécanique auquel manque un système digestif ? C’est pourtant par la leçon tirée de l’œuf de l’oiseau que Diderot espère renverser « toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre » (ibid.). Déjà il voit et il écoute le nouvel être vivant : « Cet animal se meut, s’agite, crie : j’entends ses cris à travers la coque »… (I, 618). Dans le deuxième dialogue, conversant avec le médecin Bordeu, Mademoiselle de Lespinasse lui dit qu’elle a entendu d’Alembert endormi formuler un autre modèle du vivant : l’essaim d’abeilles, une « grappe » d’où s’élèvent « du bruit, de petits cris » (I, 627). En s’engageant dans le rêve et la spéculation, en prenant d’Alembert endormi pour alibi, la volonté d’écoute de Diderot amplifie l’espace exploré. Il n’a perçu (ou fantasmé) dans le premier entretien, que de faibles cris dans un œuf aux origines de la vie, mais l’élan une fois donné, rien ne le retient de les propager, expansivement, en transférant à d’autres locuteurs — Mademoiselle de Lespinasse et Bordeu — toute son audace spéculative :
MADEMOISELLE DE LESPINASSE. — Si l’on frappe du coup le plus léger à l’extrémité d’une longue poutre, j’entends ce coup, si j’ai mon oreille appliquée à l’autre extrémité. Cette poutre touchant d’un bout sur la terre et de l’autre bout dans Sirius, que le même effet serait produit. Pourquoi, tout étant lié, contigu, c’est-à-dire la poutre existante et réelle, n’entends-je pas ce qui se passe dans l’espace immense qui m’environne, surtout si j’y prête l’oreille ?BORDEU. — Et qui est-ce qui vous a dit que vous ne l’entendiez pas plus ou moins ?
21De la serinette et du ramage de l’oiseau, l’imagination philosophique de Diderot n’a pas quitté le domaine sonore pour se porter aux limites de tout l’espace concevable. Comme si la connaissance de l’immensité du monde était réservée à un pouvoir d’audition plutôt qu’à la vue !
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23Il faut admettre, sur ces exemples, que les chants d’oiseaux et leur écoute étaient encore porteurs de sens pour les philosophes du xviiie siècle. On pouvait enchanter un apôtre des lumières, en conversant chez d’Holbach, si l’on possédait l’art de bien raconter une rivalité d’oiseaux à propos de leurs ramages. Si Diderot a tant d’amitié pour le « petit abbé » Galiani, c’est parce qu’il aime sa verve de conteur, qui ne nuit en rien à ses qualités d’économiste. Il y eut une circonstance où ce plaisir fut particulièrement vif : ce fut le jour où Galiani trancha par une histoire d’oiseaux un débat qui s’était élevé chez le baron. Il s’agissait de savoir à qui devait aller la préférence : à « la méthode qui ordonne » (prônée par le naturaliste Le Roy) ? Ou au « génie qui crée » (vanté par Grimm [2]) ? Une question de prééminence était soulevée. Cette question était une transposition novatrice, une modernisation de celle qu’évoquait Horace dans son Art poétique (vers 408) : Natura fieret laudabile carmen an arte. Pour mériter l’éloge, un poème doit-il être le produit de la nature ou de l’art ?
24L’alternative proposée pouvait donner lieu à un débat sans fin, comme s’il fallait opter entre raison et imagination. Une fable simplifiait la donnée et donnait une réponse tranchée. Dans une lettre à Sophie Volland (20 octobre 1760) Diderot transcrit les paroles de Galiani, qui a saisi l’occasion de briller devant un auditoire : « Mes amis, je me rappelle une fable. Écoutez-la. » L’histoire raconte la contestation entre deux oiseaux d’espèce différente, le coucou (censé représenter la méthode) et le rossignol (porte-voix du génie). Quelle voix est la plus belle ? Le litige est soumis au jugement de l’âne. Paresseux, sans instruire la cause ni écouter les plaideurs, il déclare vainqueur le coucou. L’histoire provenait d’un ouvrage italien, l’épopée burlesque Ricciardetto (1738) de Niccolo Fortiguerra (1674-1735), que Diderot connaissait aussi, l’ayant récemment lue en y trouvant de quoi « alternativement pleurer de douleur et de plaisir. » Le jugement inique de l’âne en faveur du coucou est un parfait exemple du recours à l’antiphrase : la bonne réponse, dans un litige de cette sorte, est évidemment le contraire de celle que donne un mauvais juge, c’est-à-dire un juge qui n’écoute pas.
25Lorsque plus tard Galiani sera reparti pour l’Italie, Diderot, dans ses lettres, lui parlera des événements parisiens. Il a veillé à la rédaction finale des Dialogues sur le commerce des blés. Ils sont en cours de publication, ils paraissent, ils sont loin de plaire à tout le monde… Le débat touchait à des problèmes importants de production, de ravitaillement, de fixation des prix, d’exportation. Diderot, qui y a mis du sien, envoie des nouvelles à son ami sur les querelles que suscite son livre, sur la réfutation que Morellet publie sur commande. Dans le salon du baron d’Holbach, les discussions sont très animées, et Diderot comme d’habitude tend l’oreille, avec une grande attention pour les idées et les enjeux du débat, et en même temps, plus matériellement, pour le bruit que fait la dispute. Il tient à dire à l’abbé de quelle façon la baronne a pris parti pour lui. Il est heureux de lui faire savoir que sa jolie voix, en solo, rompait « de temps en temps » les « criailleries » et le « charivari » des disputeurs. À l’évidence, ce « petit ramage délicat et fin » ne laissait pas Diderot indifférent. Quant à lui, assure-t-il, il fait « le rôle du silence au milieu de tous ces concertants-là » (début juin 1770, V, 1016). Criaillerie, charivari, petit ramage délicat, silence : dans ces quelques lignes, on entend une polyphonie graduée, — trois niveaux d’intensité sonore, que Diderot a perçus, notés, fait écouter à son correspondant. Dans une lettre plus tardive à Galiani (du 25 mai 1773), il y aura de nouveaux ramages dans l’air. Diderot commente très aventureusement un poème d’Horace, pour s’en excuser à la fin, en ironisant sur sa propre façon d’entrer dans un « ramage barbare de grammairiens » (V, 1176).
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27Rendant compte à Sophie d’une visite à une demoiselle Boileau, amie et voisine des dames Volland, Diderot lui fait savoir qu’il a pris part à du « ramage » et à du « bavardage banal » (25 novembre 1760, V 324-330). Il a été très attentif au parler de cette personne. Il affirme une fois (le 2 juin 1759) qu’elle a « de l‘esprit comme un ange ». Quelques années plus tard, au contraire, la même figure et son « ramage » font l’objet d’un jugement méprisant et d’une généralisation très significative : Mademoiselle Boileau, écrit-il à Sophie, se fait toujours « l’écho de la sottise qui l’environne ». Les « gens qui l’entourent et qui la sifflent » sont des « gens du monde […] ignorants et frivoles ». Elle aurait dû « s’attacher un homme de sens ». Elle est de ces femmes qui répètent les propos du « dernier qui a parlé », crûment spécifié comme « celui avec qui elles ont passé la nuit […]. Leur caractère, ainsi que leur ramage, est fait de pièces et de morceaux » (à Sophie Volland, 18 août 1765, I, p. 517). Le ramage est alors défini non seulement comme un parler affecté, mais comme l’indice d’un manque profond de personnalité et d’une soumission à des idées reçues. Le terme synthétique qui désigne ces défauts est la « manière ». Pour comprendre ce que ce mot implique pour Diderot, il faut se reporter au sens qu’il a pris dans le vocabulaire artistique, et aux réflexions que Diderot a ajoutées à son Salon de 1767. On y apprend que la « manière » et le « maniéré », s’ils se rencontrent dans les arts visuels, ne s’y limitent pas. Ces défauts, plus largement, marquent la recherche excessive des effets, les tics de la frivolité, les tournures exagérées. La manière est « un vice d’une société policée », pratiqué par les « imitateurs » et les « copistes d’un modèle bizarre » (IV, 816). Ce travers est irritant, parce qu’il suit la loi d’une société partielle qui se croit une élite, et de ce fait néglige ce qui est plus largement humain : la manière est à la fois une distorsion et un conformisme. Diderot le dira dans les considérations (De la manière) qu’il ajoute au Salon de 1767 : c’est « un vice commun à tous les beaux-arts » (IV, 815). Goethe, traducteur des Essais sur la peinture de Diderot, le répétera dans un essai fameux, consacré au rapport de l’artiste avec le monde : Einfache Nachahmung, Manier, Stil (« Imitation simple, Manière, Style »). Diderot, lui, prend plaisir à énumérer les variétés du faux :
L’expression est maniérée en cent façons diverses. Il y a dans l’art comme dans la société, les fausses grâces, la minauderie, l’afféterie, le précieux, l’ignoble, la fausse dignité ou la morgue, la fausse gravité ou la pédanterie, la fausse douleur, la fausse piété ; on fait grimacer tous les vices, toutes les vertus, toutes les passions ; ces grimaces sont quelquefois dans la nature ; mais elles déplaisent toujours dans l’imitation.
29Ce que Diderot met ici en évidence, c’est la façon dont certaines pratiques langagières servent de signes de reconnaissance à des groupes restreints. On y parle avec mépris de ce qui est « commun », parce l’on poursuit la « distinction ». Il le dit très clairement dans l’article Jargon de l’Encyclopédie, qui corrobore le jugement porté sur la « manière ». Si Diderot impose ici une norme, c’est en condamnant les signes de reconnaissance d’une supériorité élitaire fondée en fait sur une pensée « commune » (le mot devenu cette fois péjoratif) et sur une esthétique sans chaleur :
JARGON, s.m. (Gramm.) ce mot a plusieurs acceptions. Il se dit 1 d’un langage corrompu, tel qu’il se parle dans nos provinces. 2 D’une langue factice, dont quelques personnes conviennent pour se parler en compagnie et n’être pas entendues. 3 D’un certain ramage de société qui a quelquefois son agrément et sa finesse, et qui supplée à l’esprit véritable, au bon sens, au jugement, à la raison et aux connaissances dans les personnes qui ont un grand usage du monde ; celui-ci consiste dans des tours de phrase particuliers, dans un usage singulier des mots, dans l’art de relever de petites idées froides, puériles, communes, par une expression recherchée. On peut le pardonner aux femmes : il indigne d’un homme.
31Cette fois, la mention du « ramage » (n’étant plus un terme à interpréter, mais un mot qui apporte la définition) désigne la surenchère qui prend la place de l’expression simple, et le recours à des artifices qui y « suppléent ». Le ramage est donc un mauvais « supplément », un substitut impropre, une perversion. À qui la faute ? La réponse est donnée dans le même article : « Plus un peuple est futile et corrompu, plus il a de jargon. » En parlant de « ramage de société », Diderot incrimine une convention supplémentaire, devenue signe de ralliement pour un groupe restreint. Ce fut, précise Diderot, le cas du « précieux » que « Molière décria en une soirée » (ibid.). Il en résulte un jugement : « Ce mot jargon emporte toujours avec lui une idée de frivolité » (ibid.). Qui cherche la pureté tombe dans l’affectation. Qui veut faire l’ange fait l’oiseau. Le bavardage devient alors du « cailletage ». Diderot, qui n’aime pas Boucher, l’accuse de ne représenter que des « caillettes » et des « satyres libertins » quand il veut peindre des vierges et des anges (Salon de 1765, IV, p. 309). L’éditeur, dans une note, nous dit que « caillette » a remplacé le mot « catins » qu’on trouve dans la version manuscrite de la Correspondance littéraire. Le mot, selon l’Académie, désigne « une femme frivole et babillarde »). Pis que cela, le ramage n’est plus même le chant naturel d’un oiseau libre. C’est celui que répète un oiseau en cage que l’on a « sifflé ». Il faudrait même dire : une société où l’on s’entre-siffle, car la parole des femmes modifie celle des hommes. On lit, à la fin de l’essai Sur les femmes que Diderot écrit et récrit entre 1772 et 1780, des remarques où, une fois de plus, les contraintes imposées aux femmes sont réprouvées. C’est là une raison pour les excuser : elles sont nos pareilles, mais soumises à une contrainte qu’elles sont les seules à subir. Le propos devient plus équitable, en établissant une juste balance des torts :
L’âme des femmes n’étant pas plus honnête que la nôtre, mais la décence ne leur permettant pas de s’expliquer avec notre franchise, elles se sont fait un ramage avec lequel on dit honnêtement tout ce qu’on veut quand on a été sifflé dans leur volière.
33Diderot constate le changement survenu de ce fait dans le ton général des conversations. Quel fut le résultat du besoin de mieux « s’exprimer » entre hommes et femmes ? On écrit différemment. Diderot, on va le voir, fera intervenir le mot « style », pour en faire un domaine d’excellence féminine. Et après avoir admis une similitude dans les « âmes », il conclut en admettant une éventuelle supériorité de leur « génie ». Le texte s’achève par ces lignes :
On leur adresse sans cesse la parole, on veut en être écouté, on craint de les fatiguer ou de les ennuyer, et l’on prend une facilité particulière de s’exprimer qui passe de la conversation dans le style. Quand elles ont du génie, je leur en crois l’empreinte plus originale qu’en nous.
35On ne s’étonne pas d’apprendre que ce texte fut écrit au moment où Diderot s’occupait du mariage de sa fille Angélique, et fréquentait le salon de Mme Necker.
36En mainte occasion, Diderot donnera franchement l’avantage aux femmes, tout au moins en ce qui touche à « la bonté du cœur et de l’esprit ». Une lettre à Sophie (du 9 septembre 1762) commence par des nouvelles de son épouse malade et par la mention peu charitable de sa « vocifération continue ». Puis Diderot répond à des questions sur les moyens d’enseigner la morale aux enfants. La demande partait de madame de Salignac, la « chère sœur » de Sophie, — l’aînée. Diderot pose le problème en termes dilemmatiques, comme il le fera avec le Neveu : « De deux partis l’un : il faut enseigner à vos enfants la morale du vice ou la morale de la vertu. » Mais il ne veut pas se charger de la tâche, et il la renvoie à celles qui le sollicitaient : « Vous êtes des femmes et […] votre ramage simple, facile, uni, ôtera aux idées l’air abstrait, hérissé et pédantesque que notre savoir scolastique leur donne plus ou moins » (V, 433-434). La métaphore du ramage, certes un peu condescendante, mais assortie maintenant de qualificatifs apaisants, est devenue presque affectueuse.
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38Il faut rappeler combien le motif de la volière, et de sa réprobation, furent insistants dans l’imaginaire de l’époque. Un autre écrivain, Rousseau, en a proposé une version mémorable. On la trouve dans La Nouvelle Héloïse, qui paraît en 1761 (quatrième partie, lettre XI). Les oiseaux peuplent un lieu vaste, au centre du jardin parfait surnommé l’Élysée qui se déploie à Clarens devant la résidence de Julie et de Wolmar, son époux. Lors de sa visite, Saint-Preux est attiré par un « ramage bruyant et confus ». Il croit d’abord qu’il provient d’une volière. Non, précise Julie, ce que son ami a pris pour une volière est la libre demeure des oiseaux. Ils y vivaient avant que le couple Wolmar ait habité ce domaine. « Ils sont ici les maîtres », remarque-t-elle, au point que les visiteurs qui pénètrent dans cet espace deviennent leurs « hôtes ». Cette volière est donc un lieu de liberté : le sanctuaire d’une nature demeurée intacte. Il ne s’y trouve évidemment aucun oiseau « sifflé » par un oiseleur pervers ! Wolmar complète la pensée de Rousseau : ce sont les « gens riches » qui « ont des oiseaux dans des cages, et des amis à tant par mois », car « la force et l’argent sont les seuls moyens qu’ils connaissent ». À la vérité, ce jardin et sa description sont un chef-d’œuvre de l’artifice, mais Rousseau, qui ne peut cacher son très grand art, et qui n’a pas fait de Wolmar un pauvre, se garde de l’avouer dans cette page [3].
Notes
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[1]
Ces pages inédites forment le début du premier chapitre d’un recueil d’études sur Diderot. L’ouvrage est destiné à paraître chez Gallimard sous le titre : Diderot. Un diable de ramage. Pour la présente publication, la référence des citations est donnée sous une forme abrégée dans le corps du texte. Les chiffres romains indiquent la tomaison de l’édition des Œuvres de Diderot en cinq volumes, publiée par les soins de Laurent Versini aux éditions Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1994-1997.
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[2]
Le naturaliste Charles-Georges Leroy, surnommé par ses amis le « satyre des Loges », n’était pas un mauvais écrivain. Baudelaire, dans une lettre à sa mère le 8 mars 1854, considère comme des « merveilles » à la fois ses Lettres sur les animaux et Le Neveu de Rameau.
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[3]
Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, livre IV, lettre 11, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1961, p. 475-476. Wolmar est « riche et de grande naissance », ibid., livre III, lettre 18, p. 343.