Notes
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[1]
« Maintenant, mon ami, il me semble que nous en avons fini avec cette partie de la musique qui concerne les discours et les fables, car nous avons traité et du fond et de la forme », Platon, République, 398 b.
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[2]
La Politique des poètes. Pourquoi des poètes en temps de détresse, sous la direction de Jacques Rancière, Bibliothèque du Collège international de philosophie, Paris, Albin Michel, 1992. Ce volume reprend en sous-titre la question de Hölderlin déjà commentée par Heidegger dans Holzweg, et reprise en 1996 par Christian Prigent dans À quoi bon encore des poètes ? (voir ici-même p. 65 et suivantes). Les références au volume seront désormais indiquées par PP suivi du numéro de page.
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[3]
Lettre du 14 mai 1867.
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[4]
Ponge s’inscrirait naturellement dans la série, lui qui intitule Méthodes le second tome de son Grand Recueil.
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[5]
Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie, Paris, Le Seuil, 1989, p. 50 et 51.
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[6]
Il faut noter que le performatif est un trait assez constant de l’écriture d’Alain Badiou. « Je pose que … » (p. 12) ; « nous n’admettrons pas que … » (p. 33) ; « j’avance ce paradoxe … » (p. 39) ; « j’avance que … » (p. 49) etc. scandent la prose du Manifeste, par exemple.
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[7]
Comme suturer ou ébrèchement.
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[8]
Il est plaisant de constater que Badiou retient de Rimbaud une formule très … « badiovienne » (si l’on me permet ce néologisme), qui consonne étrangement avec celles que j’ai relevées plus haut dans son propre texte.
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[9]
Badiou dresse une liste de noms, tout en se défendant de l’écueil du tableau d’honneur. Lacoue-Labarthe fondera sur cette liste une partie importante de son objection à Badiou (cf. PP, 43).
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[10]
Nietzsche, Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres, t. II, § 172, trad. Robert Rovini, Paris, Gallimard, 1968, p. 110-111.
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[11]
Carl Gustav Jochmann, « Le Déclin de la poésie », trad. Anne-Laure Vignaux et Marc de Launay, Revue de métaphysique et de morale, déc. 1996, n° 4, p. 511.
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[12]
Ibid., p. 513.
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[13]
On rencontre la même idée encore chez Emerson : le langage de la petite enfance de l’humanité, dit-il, était « tout entier poésie » (Nature, chap. IV).
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[14]
Par exemple, Rép., II, 361b.
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[15]
Rép., I, 329c.
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[16]
Ménon, 76d.
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[17]
Jacques Derrida, Béliers, Paris, Galilée, 2003, p. 26.
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[18]
Op cit., p. 45.
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[19]
Op. cit., p. 48.
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[20]
Victor Segalen, « Sans marque de règne », Stèles, Le Livre de Poche, L.G.E., 1999, p. 55-56.
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[21]
Il est vrai que contre toute attente, le prestige de l’idée de poète reste aujourd’hui intact, nonobstant l’indifférence dans laquelle sont tenus ceux qui l’incarnent.
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[22]
Il faut distinguer deux néologismes dont la langue nous offre la chance : apoétique qualifie l’absence de conscience, ou de sentiment poétique chez un sujet ou dans le monde même ; apoésique, l’invisibilité, le discrédit ou simplement l’oubli des poèmes existants.
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[23]
Alain Badiou explore bien autrement qu’il ne le fait avec « L’Âge des poètes » la consistance de ce sentiment d’époque, dans un chapitre de son livre Le Siècle, intitulé « Anabase ». Il y fait résonner entre elles l’Anabase de Saint-John Perse et celle de Paul Celan (Le Siècle, Paris, Le Seuil, 2005, p. 119-139).
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[24]
Jean-Toussaint Desanti note le danger de cette préposition « dans » appliquée au temps, en des termes qui conviendraient à l’analyse du poème (Jean-Toussaint Desanti, Un Destin philosophique, Paris, Hachette Littératures, 2008, p. 181.)
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[25]
Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 59.
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[26]
Ce texte, traduit par Janine Altounian, André Bourguignon, Pierre Cotet et Alain Rauzy, figure dans le premier volume paru des Œuvres complètes de Freud, t. XIII, Paris, PUF, 1988, p. 325-328.
1Étrange, la concomitance qui lie presque toujours le projet de fonder une époque à l’expulsion, réelle ou symbolique, d’un groupe humain. Comme si le renouvellement du temps exigeait cette sorte de sacrifice collectif, cette manière de resserrer les rangs ; comme si la pureté d’une ère nouvelle dépendait d’un rituel de « purification » communautaire. À cet égard, l’expulsion des poètes hors de la cité reste exemplaire par sa limpidité même. Et dans le déroulement de sa conception chez Platon, significatifs entre tous, ces mots que connurent sans doute maints contextes analogues, avec toujours la même portée troublante de conclusion et d’inauguration, la même lourde valeur liminale, sûre d’elle-même et outrancière : « nous en avons fini [1] » — mots affectés par la modulation soupirée d’un : enfin ! Enfin, le monde n’ira plus comme avant. Enfin, nous voici délivrés des mauvais sujets. Enfin, nous pouvons entrer de plain pied dans notre ordre et dans notre idéal.
2(Se méfier des enfin. Traiter avec précaution la fin qu’il a en vue, la « solution » qu’il délivre avec une délicatesse si grande qu’elle passe presque inaperçue — mot en effet jamais tonitruant, susurré au contraire. Dangereux à proportion.)
3« Nous en avons fini » peut vouloir dire deux choses très différentes. D’un côté, l’accès possible au monde neuf, le radieux parachèvement du projet, et du même coup le passage du règne de la pensée à celui des décisions. « Nous en avons fini avec la pensée » : place aux actes — ou simplement, à autre chose. Particulièrement inquiétante, chez un philosophe, cette formule qui prétend mettre un terme à la question, qui feint d’oublier l’indéfini dans toute postulation, qui ignore le caractère transitoire de toute formule et de toute représentation. Derrière l’« en finir avec » se cache un rêve tragique. Celui de Lady Macbeth, par exemple. Celui qui hante le
4monde sadien. Un rêve secrètement uni à « ce qui n’en finit pas », ce qui n’en finira jamais – le doute, la peur, le remords, l’ombre des morts, ou du dieu vengeur, leur menace … Qui les appelle peut-être en sous-voix.
5Mais l’expression, prononcée cette fois par les exclus de la nouvelle ère, prendra un sens inverse. Elle traduira le sentiment d’un âge révolu, la perception d’une cassure temporelle, et la perte, l’éloignement, l’abandon qu’implique un tel événement. Elle s’éclairera du demi-jour de la mélancolie. « Nous en avons fini avec le monde antique », et le constat étire sa longue, inépuisable nostalgie dans l’ œuvre de Leopardi, par exemple, comme à travers un certain xixe siècle. Nous en avons fini avec la « vie antérieure », avec le règne de la Beauté, avec les « époques heureuses », dit Baudelaire, la voix vibrant d’un accent d’irrémédiable. Hélas est l’indice affectif de cette fin-là. Hélas, son geste, sa tonalité diffuse — autre soupir.
6Hélas, enfin … Deux indicatifs sous lesquels on pourrait ranger toutes les représentations du temps collectif, toutes les figures de l’époque. Ils déterminent le ton d’une pensée, ou sa musique de fond. Transcendant les clivages idéologiques, irréductibles notamment à la distinction entre progressisme et réaction dont ils se jouent, ils figurent dans une œuvre de langage comme la présentation, ou le toucher du temps. Il existe peut-être des penseurs du hélas opposés aux penseurs de l’enfin ; mais chacun, plus probablement, croyant avancer vers ses vérités, ne cesse de naviguer entre l’un et l’autre.
7On trouve un exemple particulièrement éclairant d’une telle navigation dans la réflexion que mène Alain Badiou sur la poésie. Le premier soin de Badiou, lorsqu’il aborde la question de l’existence de la poésie, c’est en effet de tracer des frontières d’époque. Dans « L’Âge des poètes » [2], il revient sur une notion qu’il avait « introduite » trois ans plus tôt dans son Manifeste pour la philosophie. Notion qui, dit-il, ne relève ni de l’histoire ni de l’esthétique, mais de la philosophie. « L’âge des poètes est une catégorie philosophique » (PP, 22), c’est-à-dire qu’« elle organise une pensée particulière du n œud du poète et de la philosophie, tel que ce n œud s’avère visible du point de la philosophie elle-même ». Ce n œud, Badiou le décrit de la manière suivante : « Dans une situation où la philosophie est suturée soit à la science, soit à la politique, certains poètes, ou plutôt certains poèmes, viennent occuper la place où ordinairement se déclarent des stratégies de pensée proprement philosophiques. » Et il ajoute : « les poèmes de l’âge des poètes sont ceux où le dire poétique non seulement est une pensée, et instruit une vérité, mais aussi se trouve astreint à penser cette pensée ». Il y a alors empiétement, (Badiou dit : ébrèchement ou recouvrement) de la poésie sur la philosophie, originairement chargée de penser ce temps de la pensée. Les exemples de cet empiétement abondent. Ainsi Rimbaud, dans ses lettres à Demeny et à Izambard : « C’est faux de dire : Je pense. On devrait dire : On me pense. » Ou encore Mallarmé relatant à Cazalis sa crise intellectuelle des années 1860 : « Je viens de passer une année effrayante : ma Pensée s’est pensée, et est arrivée à une Conception Pure. » [3]
8Dans le sillage de ces illustres exemples, Badiou cite plusieurs poètes chez qui, à un moment ou à un autre, voire de manière tout à fait centrale, l’idée d’une « pensée du poème » s’impose. C’est Pessoa ; c’est le Mandelstam des années 20, pour qui « la pensée-poème exige de son sujet qu’il procède du fond de l’égarement, de l’innocence de celui qui est proprement perdu dans le siècle » (PP, 27) ; et c’est évidemment Celan, chez qui la « pensée claire, inaveuglée » (PP, 28) n’advient que sur la ruine du poème.
9Badiou relève trois traits communs à ces poétiques. D’abord la volonté d’une méthode, qu’illustre par exemple le mot de Rimbaud : « Nous t’affirmons, méthode ! » « Ces poètes, commente Badiou, montent en poème la méthode du poème. Aux discours (philosophiques) de la méthode succèdent les poèmes de la méthode. » (PP, 29) [4] Ensuite le projet d’une désobjectivation : « L’âge des poètes active une polémique contre la connaissance, entendue comme exposition de l’être à travers les objets, et contre la signification. » (PP, 33) Enfin la pensée d’une désorientation. Il s’agit là de déjouer toutes les apologies du sens de l’Histoire, condamnation dont témoignerait, chez Rimbaud, le fameux « on ne part pas ! » interprété par Badiou comme une manière de résilier l’orientation d’une vie. L’âge des poètes est donc celui qui tente de penser un vide immanent au monde, et de le penser en relayant la philosophie trouvée vacante. Le poème serait le lieu et l’opérateur de ce relais. Or cet âge, dit Badiou, nous le voyons prendre fin, et il importe qu’il prenne fin, et que la philosophie reprenne ses droits ancestraux sur la pensée. Enfin.
10Cet exposé d’Alain Badiou est brillant, et ce brio a lui-même de quoi convaincre. Il thématise un certain nombre de phénomènes remarquables de la modernité européenne : la manière dont les poètes assument l’histoire, et dans l’histoire, précisément leur relégation aux marges du champ social après la grande célébration romantique ; la manière dont ils prennent en charge la fin des grandes théologies, notamment celles du Sens, de la Connaissance et de l’Un ; enfin, la manière dont les poètes reconnaissent leur propre responsabilité face au langage à travers une pensée du poème (Mallarmé). Je me propose ici d’interroger la logique de cette thèse, en commençant par les premiers mots de son exposé.
11*
12« J’ai introduit l’idée d’un âge des poètes en 1989 » : voilà un penseur qui se fixe comme point de départ non pas une idée mais la date à laquelle il l’a produite. Bien sûr, c’est à cette idée même, reprise trois ans plus tard dans La Politique des poètes, qu’il consacrera sa réflexion. Mais on ne saurait rester insensible aux conditions dans lesquelles advient la pensée, aux manières dont elle nous est présentée, à son cheminement et à ses façons. Référée à un énoncé antérieur, elle prend une tout autre allure que si, à partir des données d’une expérience, elle exhibait ici et maintenant les voies de son élaboration. Une idée, ou une construction d’idées, est autant faite de ce qui l’amène que de ce qu’elle amène ; par son trajet, par son mouvement, et par ce qu’elle emporte dans ce mouvement même. C’est en quoi elle ne peut être identifiée à une formule.
13Ici, la pensée est moins constituée dans sa genèse, sa nécessité, sa fondation argumentaire, bref, sa formation, que selon l’instance de sa formulation : « l’âge des poètes ». Une bonne partie du discours de Badiou concernera précisément la définition de cette formule. Comme si absorbé par sa propre consolidation, il entendait couper court aux questions extérieures. À celle-ci, par exemple : d’où vient l’idée d’un âge des poètes — hors de son avènement au sein de l’ œuvre d’Alain Badiou ? De quel mouvement participe-t-elle dans l’histoire des relations entre poésie et philosophie ? Quelles expériences rencontre-t-elle ? Quelles conditions d’accès à la vérité suppose-t-elle ? Ou à cette autre : qu’est-ce que délimiter un âge ? De quelle sorte de geste s’agit-il là ? À quel genre d’opération s’apparente-t-il ? Qu’a-t-il en vue ? Et à cette autre encore : qu’entend-on par poète ? Quelles identifications historiques, culturelles, politiques ? Toutes ces questions mériteraient d’être posées, ne serait-ce que pour réduire l’effet de vertige et d’intimidation produit fatalement par la proclamation d’un âge — mot vaste, mot hésiodique, qui induit la considération de l’Humanité et du temps cosmique.
14Questions salutaires en somme — on y viendra. Mais l’acte de proclamation vaut en lui-même. C’est en effet une coutume chère à la philosophie d’annoncer rétrospectivement les grandes scansions du temps — son prophétisme rétrospectif. Une coutume chez elle aussi invétérée que l’inverse prospective. Annoncer le temps, que ce soit en direction du passé ou en direction de l’avenir, c’est toujours se rendre maître des chronologies. « La connaissance de ce qui a eu lieu ab origine, de la cosmogonie, procure la science de ce qui se passera dans l’avenir », disait Eliade. Ce qui vaut pour les mentalités archaïques s’applique à tous les discours prophétiques quels qu’ils soient, y compris ceux des philosophes qui témoignent alors de leur accointance avec la pensée mythologique.
15Celui qui dessine le temps, qui trace la ligne de partage des âges, qui s’adonne à la chronographie, s’investit donc d’une forme de pouvoir singulière, et si ce n’est de la maîtrise réelle du temps, au moins d’une autorité sur ses représentations — ce qui revient partiellement au même. Car l’annonce du temps ne peut être que performative : déclarer une époque, c’est la faire exister ; déclarer sa fin, c’est du même coup la clore. On rassemblera des signes, on multipliera des données, on invoquera maintes raisons. Rien pourtant ne justifiera pleinement la déclaration si une autorité reconnue (ou autoproclamée) ne lui donne, hors de toute vérification possible, la portée d’un fait. Il y a là un saut ontologique qui projette le discours de la description dans la vaticination. Quelque chose de cet ordre se passe avec la proclamation d’un « âge de poètes » et de son achèvement. Quelque chose d’autoritaire et d’invérifiable. D’autoritaire parce qu’invérifiable.
16L’autorité n’est pas tant référée ici au statut (à la stature) de l’idée qu’au procédé d’énonciation. Ce que montre un incipit comme : « J’ai introduit l’idée d’un âge des poètes en 1989. » Si l’on se porte sur le lieu de cette « introduction », dans Manifeste pour la philosophie, on retrouve le même geste. De l’« âge des poètes », il est dit deux choses : qu’« il y a eu en effet un âge des poètes » ; et quelques lignes plus loin, dans une parenthèse : « je soutiens que l’âge des poètes est achevé » [5]. En effet, je soutiens que sont les appuis de la performativité. Ils ne font rien d’autre qu’accréditer par la rhétorique [6] l’idée d’un édifice historique dans lequel le retrait de la poésie doit provoquer le retour de la philosophie, comme son avancée précédente sur le terrain de la pensée avait déterminé son suspens momentané.
17Or la performativité philosophique, comme la chronographie avec laquelle elle a partie liée, suppose une circonstance revendiquée qui institue la souveraineté du locuteur et l’efficacité particulière de sa parole dans l’ordre du temps : une autorité à prononcer le passé, le présent et l’avenir. Il faudrait étudier en détail les modalités stylistiques de cette autorité, ses manifestations linguistiques, sa poétique. Dans le cas de « L’Âge des poètes », c’est à quelques torsions lexicales qu’on l’évaluerait ; au détournement de mots appelés à jouer un rôle majeur dans le dispositif [7], et destinés à constituer une sorte d’idiolecte. Ou inversement, à des opérations de brouillage qui contribuent à nourrir le différend sousjacent au propos. La « méthode » qu’invoque Rimbaud, par exemple, n’est pas de même nature que la « méthode » de Descartes. La vertu proprement poétique du « nous t’affirmons, méthode ! » tient justement à ce que l’affirmation invoque le mot trouvé chez Descartes et en même temps le défigure, ou le détourne. Le place dans une situation d’énonciation qui fait de lui autre chose qu’un outil lexical : un emblème, une résonance dans la langue, et au delà peut-être, une dérision, un vertige fixé. Le philosophe propose donc une lecture « philosophique » de la formule en la décontextualisant. Elle se prête d’ailleurs de bonne grâce à ce jeu [8]. Mais cette bonne grâce fait elle-même partie de l’effet poétique. Ne pas en tenir compte, c’est rendre les mots à une univocité prosaïque dans laquelle ils ne sont plus ni de Rimbaud, ni du poème. Il en va de même pour la « pensée » de Mallarmé, qui ne désigne pas tant le penser dans ses acceptions philosophiques, qu’un usage personnel de la conscience réflexive (« ma Pensée s’est pensée … »), à comprendre dans le cas d’une révolution intérieure extrêmement singulière (la crise de 1866). Tantôt donc, le discours du philosophe s’autorise d’un usage « poétique » pour forcer tel ou tel mot ; tantôt, lorsqu’il cite des poètes, il adopte l’attitude inverse, oubliant la singularité du contexte poétique. C’est là en quoi consiste la navigation à vue d’une pensée, navigation fondée tout entière, mais sans le dire jamais, sur le privilège d’une maîtrise d’« auteur ».
18*
19Dessiner le temps. Scander le défilement des âges comme on réactive, d’un mot, la performativité d’une phrase. À ce jeu, le sens même de la formule devient secondaire. Qu’importe l’âge (il est trans-historique, et cependant Badiou le « situe — vaguement — entre la Commune de Paris et l’après-Deuxième-Guerre-mondiale, entre 1870 et 1960, ou entre Rimbaud et Celan ». Cette détermination, il est vrai, « reste extérieure à la catégorie » ; PP, 21) ! Qu’importent même les sens du mot « poète » [9] ! Seuls comptent la signature d’époque, l’acte notarial par lequel s’entérine le changement de propriétaire. « Je soutiens que l’âge des poètes est achevé. » Exeunt poetae. Ecce philosophi.
20Vieille scène depuis Platon. Vieux théâtre sur lequel on nous montre à la fois l’incompatibilité entre la poésie et la pensée, l’outrecuidance des poètes et leur destitution finale. Vieux drame écrit par des philosophes.
21Nietzsche, par exemple, (Nietzsche qui pourtant devait être au moins partagé sur une telle question) dans un fragment d’Humain, trop humain intitulé « Les poètes ne sont plus éducateurs » : comparé à son homologue grec, dit-il, le poète ressemble aux « décombres d’un temple ( …) — objet d’une méditation attristée qui se demande pourquoi il faut aujourd’hui que les êtres les plus nobles et les plus précieux grandissent pour n’être aussitôt que ruine, sans connaître le passé ni l’avenir de la perfection » [10]. La relégation de la poésie hors du champ des connaissances avait été annoncée, quelques décennies plus tôt, par « l’un des plus grands écrivains révolutionnaires d’Allemagne », Carl Gustav Jochmann, que Benjamin et Adorno redécouvraient dans les années 30 : « La poésie, écrit Jochmann, a cessé d’embrasser toutes les branches du savoir dès que, dans chacune, il y eut davantage que des poèmes et, si nous ne vivons plus dans un monde si poétique, nous vivons, pour cette raison même, dans un monde d’autant plus riche et mieux organisé. » [11] Jochmann cite lui-même, dans le même sens, un texte de Theodor Gottlieb von Hippel daté de 1801 : « Le moment où le poète mérite absolument d’être honoré est celui où une nation commence à sortir de la barbarie ( …), lorsqu’il est opportun de nimber les vérités de la philosophie de la lumière que dispense la lanterne de la poésie. Dès qu’un peuple a dépassé cette première phase des Lumières, il n’est plus ( …) utile de faire de la poésie. » [12] Rousseau avec l’Essai sur l’origine des langues, Vico avec la Scienza nuova, l’un et l’autre selon des perspectives diverses, inscrivaient cette hypothèse dans l’histoire même de l’humanité [13]. Lieu commun philosophique, donc : regret ou soulagement, on ne parle jamais d’un âge des poètes que pour en constater et en consacrer l’achèvement. À chaque témoin ses repères temporels, proches ou lointains, peu importe. Ce qui compte, dans le fonctionnement du philosophème, c’est toujours le geste performatif de la relégation.
22Lorsqu’ils traitent de la poésie ou des poètes, les philosophes ont en vue deux réalités distinctes : une fonction et une pratique. Sous le terme de fonction, il faut entendre ce que Jakobson et à sa suite les différents formalismes linguistiques y ont fait entrer ; mais également, et plus largement, les rôles sociologiques et politiques impliqués par une communauté socio-professionnelle : celle des poètes ; et enfin les catégories cognitives que suppose une approche poétique du monde. La critique platonicienne porte principalement sur la fonction poétique, et même spécifiquement sur la deuxième de ces trois acceptions. Il arrive pourtant que Platon cite et commente de manière positive les poètes : non seulement Homère bien sûr, mais aussi Eschyle [14], Sophocle [15] ou Pindare [16]. C’est qu’en réalité la conception des fonctions poétiques découle toujours d’une pratique, qu’elle soit de lecture et/ou d’écriture. À partir du modeste, lacunaire, fugitif usage qu’on a du poème se construit la représentation d’une fonction de la poésie dans les ordres linguistique, social, politique et cognitif. Et c’est précisément parce que l’expérience, en ce domaine, est toujours lacunaire — partiale, incompréhensible, sidérante — que s’impose plus volontiers l’idée d’une entité globale. En somme, il en va là comme de tous les édifices symboliques, qui tiennent leur consistance d’un centre inaccessible aux sens.
23Opération toutefois exemplaire, ou pure dans le cas de la poésie, puisqu’elle a lieu entièrement sur la scène du langage, celle-là même où œuvre le philosophe. Ainsi, pour peu qu’il garde mémoire de tel ou tel poème lu ou écrit, le voici mis en demeure de répondre aussi de cet étrange versant du langage sur lequel ne fleurissent pas les concepts, où cependant de la pensée a lieu ; où le discours n’épouse pas le cheminement d’une rationalité, et où pourtant quelque chose advient qui s’impose comme une vérité. C’est ainsi que se remémore la poésie dans le texte de la philosophie. Que Hölderlin revient dans la prose de Heidegger. Ou Celan dans celle de Derrida. Les uns et les autres, ils ruminent ces étranges objets. Les interprètent à l’aveugle (même s’il s’agit peut-être de « tout autre chose qu’une interprétation » [17]). « Je ne suis sûr de rien, écrit Derrida parlant d’un texte de Celan, même si je suis sûr, aussi bien [ …] que personne n’a ici le droit d’être sûr de rien. La certitude d’une lecture assurée serait la première niaiserie ou la plus grave trahison. » [18]
24Il existe un rapport étroit, dans l’approche du poème, entre l’impossibilité d’arrêter à son sujet le moindre savoir, et le fait qu’il demeure « le lieu d’une expérience unique ». Expérience unique, certes, pour celui qui l’a signé de son nom, et qui l’associe de la sorte à toute une œuvre portée par le même nom ; mais unique également pour nous qui le lisons sans rien savoir de la circonstance qui lui a donné lieu. Derrida montre, dans son commentaire de Celan, que cette double unicité fonde le ne-passavoir de tout lecteur en poésie, l’ouverture de l’interprétation, les « lectures infinies », opposés à l’identification d’un mot à un concept. Ainsi faut-il comprendre l’exigence de « renoncer au savoir ». « Supposons même que nous sachions comprendre et identifier ce que Celan a voulu dire, de quel événement daté, dans le monde ou dans sa vie, il porte témoignage, à qui il dédie ou adresse le poème, qui est le je, le il et le toi du poème dans son ensemble et, ce qui peut être différent, dans chacun de ses vers. Eh bien, même alors nous n’épuiserions pas la trace de ce reste, de la restance même de ce qui nous rend, à nous, le poème à la fois lisible et illisible. » [19]
25Ce reste dessine plusieurs lignes de temps. La ligne d’abord des relectures auxquelles le poème promet celui qui a une fois fait l’épreuve de sa lisible illisibilité. Revenir à cette énigme, ou plutôt se laisser accompagner par elle selon les modalités d’un questionnement qui, pour être discret, lointain, informulé, n’en sera que plus intime ; se laisser habiter pas les questions du poème, c’est entre autres leur donner du temps ; ou encore, ce qui revient au même, courber le temps à leur exigence, si inaperçue que demeure cette courbure. L’opacité du lisible-illisible porte en elle l’avenir de sa possible élucidation, sans quoi elle tomberait dans l’indifférencié.
26Mais cette première ligne en suppose une autre, plus difficile à percevoir encore : celle qu’indiquent la trace et le reste. Dans ce qui nous est donné à lire, quelque chose vient en effet d’une vie toujours antérieure. Non pas celle du poète, comme le rappelle justement Derrida : la connaissance biographique suffirait alors à lever l’énigme. Mais une vie antérieure à l’antérieur du poète, qui se présenta probablement à lui déjà sous les traits d’un temps inconnaissable, déjà comme une trace et un reste. Déjà comme un indéchiffrable.
27Le temps dont il est ici question ouvre-t-il donc à la fois un passé toujours déjà passé et un avenir toujours à venir ? L’expérience du poème est-elle fondée sur une paradoxale présence sans présent ? Dans l’une des premières pages de Stèles, intitulé « Sans marque de règne », Victor Segalen évoque une hypothèse de cet ordre :
Attentif à ce qui n’a pas été dit ; soumis par ce qui n’est point promulgué ; prosterné vers ce qui ne fut pas encore,
Je consacre ma joie et ma vie et ma piété à dénoncer des règnes sans années, des dynasties sans avènements, des noms sans personnes, des personnes sans noms,
Tout ce que le Souverain-Ciel englobe et que l’homme ne réalise pas. [20]
29À la vision historiciste des « règnes » successifs, nommés et datés, un tel poème oppose l’invocation d’une contre-époque : ce moment, cet âge sans « marque », comme dit le titre, donc ouvert à tous les possibles, et exposé à l’irréalité du passé comme à l’imprévisibilité de l’à-venir. Il est clair cependant que cette contre-époque ne tient qu’à la négativité qui scande les trois versets, leur donne un ton, une unité et un lyrisme particuliers — leur véritable marque. Qu’elle est en somme coextensive au texte et que l’intuition qui nous en revient a la forme du poème que nous lisons ici et maintenant.
30Tout à l’heure, le philosophe dénonçait un âge (celui des poètes), puis annonçait son achèvement. La dénonciation et l’annonce, nettement distinguées, ordonnaient les grandes lignes d’une histoire — de la poésie, de la pensée occidentale … — qui tenait lieu de référent. Le poème de Segalen, lui, confond dans un même élan verbal annonce et dénonciation : dénoncer y revêt les deux acceptions, et il faudrait parler d’une dénonce du temps. Si bien que la prophétie se double elle-même de la négation de l’objet qu’elle prophétise, annoncer un règne sans règne revenant à anéantir l’annonce elle-même. En réalité ces quelques vers concernent moins l’étrange nature du règne en question, que l’acte de son annoncedénonciation (de sa dénonce) auquel le sujet consacre sa joie et sa vie et sa piété — entendons le poème que nous sommes en train de lire. Créant l’intuition d’une époque anhistorique, Segalen la confond très subtilement avec sa propre écriture. Époque pure, époque vierge comme une page blanche (sans noms) : époque à écrire donc, dont « Sans marque de règne » constituerait la seule écriture et la seule exposition possibles.
31Cette identification témoigne d’un phénomène plus vaste et plus général. Elle révèle la nature d’un temps que la parole n’annonce pas sur le mode référentiel mais qui, pour ainsi dire, se réalise en elle. Un temps dont le déroulement est consubstantiel au déroulement de l’ œuvre et manifesté par elle. Aucune réduction, aucun amenuisement pour autant dans cette coïncidence : l’écart entre deux mots peut, selon l’ordre du sensible, suggérer des siècles, pareils à ceux que nous vivons dans les expériences où l’émotion distend notre perception, dans l’attente du oui amoureux ou dans l’angoisse d’une nouvelle qui n’arrive pas, par exemple. « Vienne la nuit sonne l’heure » dit Apollinaire. Combien de temps entre le souhait et l’heure souhaitée ? Un très léger écart de langue (l’élision du que) mesure la fièvre de l’impatience qui, à proprement parler, n’en finit pas ; pas plus que ne prend fin la répétition de ce refrain inscrit dans notre mémoire, et qu’aucune nuit, qu’aucune heure ne viendront jamais exaucer. Pas plus que le poème de Segalen ne donne accès au règne sans années : il est à lui seul le temps qu’il dit. Non pas la durée appelée, mais la durée de l’appel. Non pas le temps nommé : celui de la nomination.
32Il ne s’agit pas là d’un caractère adventice du poème, ou d’un trait de psychologie propre à ceux qui le composent, mais bien de la plus singulière expérience liée à cette pratique : que par elle, la pensée se recueille tout entière dans le présent de son exposition. La question qui se pose alors, pour finir, est la suivante : compte tenu d’une telle disposition temporelle, le poème est-il susceptible de fonder quelque chose comme un âge, et en quel sens ?
Car de deux choses l’une : soit l’« âge des poètes » est une manière de dire, et le terme de « poètes » ne recouvre alors qu’une classe assez vague d’agents sociaux usurpant leur titre pour en réalité s’assurer un pouvoir sur la pensée [21]. Un tel abus de langage ne concerne donc nullement le fait poétique. Il relève plutôt des stratégies de domination liées à la sphère sociale elle-même ; ne nous surprend guère, mais ne nous intéresse pas dans le contexte présent.
Soit l’« âge » en question s’identifie à l’activité poétique comme un attribut de son essence, une émanation du temps propre au poème. Il importe alors de savoir pourquoi et comment. Il va de soi que répondre à une telle question, c’est envisager ses deux versants : l’aptitude du poème, désigné ici comme incarnation du poétique dans son ensemble, à faire époque ; et inversement, la vulnérabilité qui l’expose par nature à sortir d’une époque quelconque (la nôtre par exemple), ou plutôt à ne pas y entrer, à en être évincé, et ceux qui le produisent avec lui. L’analyse du temps propre au poème doit donc nous mettre en mesure de comprendre aussi bien ce qu’il en serait d’un « âge des poètes » que ce qu’il en serait d’un âge sans poètes (a-poésique [22]) — en quoi nous rejoindrons, suivant trois propositions successives, le commencement de ce propos.
Qu’est-ce qu’un sentiment d’époque ? Rien d’autre, il me semble, que l’intensité particulière de certains recoupements, une épaisseur de correspondances, un foyer d’alliances innommables, irréductibles à une identification événementielle, et dont la lumière porte nécessairement au delà de ses limites temporelles [23]. C’est pourquoi nul vouloir, nul décret, nulle autorité n’assignent l’époque. Elle advient en marge des volontés, trame son évidence dans une transversalité hors des mots qui voudraient la saisir et l’arrêter.
Quelle est la teneur de ces correspondances (le terme baudelairien soulignant la dimension sensorielle de l’expérience) ? L’idéalité de l’époque s’appréhende dans un monde d’ œuvres. Seules les œuvres font époque. Seules les œuvres, dans la mesure où elles indiquent l’horizon de leur inachèvement, où elles projettent dans l’idéalité ce que leur présence matérielle ne fait qu’esquisser, peuvent donner l’idée d’une durée commune. La délimitation effective de cette durée appartiendra aux discours historiens : elle pourra faire l’objet de maintes et maintes constructions diverses. Mais le « sentiment d’époque » nécessairement vague et pourtant inhérent à la constitution d’un nous, cette intuition d’ample rythmicité des temps collectifs découle de la connaissance des œuvres au sens le plus large possible — artistique aussi bien qu’institutionnel, philosophique autant que politique. Voilà pourquoi la question qui se pose au philosophe face au poète, si tant est qu’il ait à y répondre, n’est nullement celle de la relève des époques et des pouvoirs. Elle concerne l’aptitude de la philosophie à faire œuvre, c’est-à-dire à créer des objets de langue susceptibles d’entrer en composition avec d’autres objets de langue pour former des foyers d’époques hors de l’époque. En ce sens, le « moment Celan » ne marquerait pas du tout l’achèvement d’une suprématie de la poésie, mais au contraire une certaine fraternité établie entre des manières différentes de faire œuvre. La rationalité de cette fraternité reste indicible. Et c’est précisément cet inaccessible sens du sens qui fonde l’intuition d’une époque commune.
Dès lors, en quoi la condition temporelle du poème telle qu’elle a été décrite plus haut peut-elle contribuer à la constitution d’un nous « rythmique » ? Segalen rend explicite, dans « Sans marque de règne », le trait essentiel qui nous aide à le comprendre : qu’un sujet (ici nommé je) travaille à se remémorer des événements étrangers à toute mémoire. Il y aurait donc un sens du mot « mémoire » qui admette la réminiscence du nonencore-advenu. En somme, une dimension créatrice de la mémoire. La phrase-titre du Je me souviens de Georges Perec, par exemple, signifie entre autres : je me souviens de choses dont peut-être vous ne vous souvenez pas, ou que vous n’avez pas pu connaître, mais que Je me souviens immerge dans une mémoire qui déborde votre mémoire propre, et se l’annexe. « Jamais je ne fus contemporain de personne » disait Mandelstam. Ce qui veut dire : je fus une pure mémoire poétique, la mémoire des vies sans mémoire.
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Il nous faut donc maintenant tenter d’articuler deux propositions en apparence inconciliables : le poème, d’une part, détient comme toute œuvre la vertu de « faire époque » au sens où l’entend la mémoire collective des formes ; mais d’autre part, sa condition temporelle le prédispose à dénoncer (au sens de la dénonce) toute séquence chronologique, à révoquer toute pensée d’époque, à suspecter toute illusion linéaire. Accepter ce paradoxe, c’est d’abord comprendre le statut du poème dans [24] l’histoire, comme catalyseur et dilapidateur d’unités de sens (« le langage nu est celui qui fait surgir une “vision digne de toute époque” » écrit Pascal Quignard en citant Longin [25]) ; mais c’est aussi reconnaître un aspect commun à tout ce qui, dans l’histoire, contribue à « faire époque » : que s’y opère une projection prospective et rétrospective dépassant de toute part les bornes chroniques. Autrement dit, notre présent, le présent du nous auquel nous nous rallions de tout notre être-dans-l’histoire, est un étoilement d’efforts vers le sens et le non-sens projetés dans toutes les directions du temps.
Mais rien de plus rétif à la représentation que cet étoilement. Nous vivons sous l’influence d’une infinité d’ œuvres croisées, et préférons cependant nous peindre à nous-même la linéarité et ses séquences, les époques qui se font et se défont, le grand corps chenillé de l’Histoire. L’« âge des poètes » entre dans cette imagerie (« entre la Commune de Paris et l’après-Deuxième-Guerre-mondiale, entre 1870 et 1960, ou entre Rimbaud et Celan » écrit Badiou). Pourtant Rimbaud ne se laisse pas rabattre sur la Commune, pas plus que Celan sur la Shoah ou l’« après-Deuxième-Guerre-mondiale ». Le propre de l’époque où se croisent Rimbaud et Celan, mais aussi bien Hölderlin et Mandelstam, c’est que l’idée d’un commencement et d’une fin n’entre pas dans sa définition. Qu’elle ne connaît de limites que celles que lui confère notre libre présence aux œuvres. Qu’elle est à notre main, à notre faire, à notre usage. Ce dont Freud à sa manière et dans l’urgence particulière du conflit mondial eut l’intuition en forgeant le concept de « passagèreté » (Vergänglichkeit) :
À supposer que vienne un temps où les tableaux et les statues que nous admirons aujourd’hui se soient désagrégés, ou que vienne après nous une race d’hommes qui ne comprenne plus les œuvres de nos poètes et penseurs, voire même une époque géologique dans laquelle tout ce qui vit sur terre soit devenu muet, la valeur de tout ce beau et de tout ce parfait est déterminée uniquement pas sa signification pour notre vie de sensation, elle n’a même pas besoin de durer plus que cette dernière et elle est par là indépendante de la durée temporelle absolue. [26]
Notes
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[1]
« Maintenant, mon ami, il me semble que nous en avons fini avec cette partie de la musique qui concerne les discours et les fables, car nous avons traité et du fond et de la forme », Platon, République, 398 b.
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[2]
La Politique des poètes. Pourquoi des poètes en temps de détresse, sous la direction de Jacques Rancière, Bibliothèque du Collège international de philosophie, Paris, Albin Michel, 1992. Ce volume reprend en sous-titre la question de Hölderlin déjà commentée par Heidegger dans Holzweg, et reprise en 1996 par Christian Prigent dans À quoi bon encore des poètes ? (voir ici-même p. 65 et suivantes). Les références au volume seront désormais indiquées par PP suivi du numéro de page.
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[3]
Lettre du 14 mai 1867.
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[4]
Ponge s’inscrirait naturellement dans la série, lui qui intitule Méthodes le second tome de son Grand Recueil.
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[5]
Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie, Paris, Le Seuil, 1989, p. 50 et 51.
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[6]
Il faut noter que le performatif est un trait assez constant de l’écriture d’Alain Badiou. « Je pose que … » (p. 12) ; « nous n’admettrons pas que … » (p. 33) ; « j’avance ce paradoxe … » (p. 39) ; « j’avance que … » (p. 49) etc. scandent la prose du Manifeste, par exemple.
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[7]
Comme suturer ou ébrèchement.
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[8]
Il est plaisant de constater que Badiou retient de Rimbaud une formule très … « badiovienne » (si l’on me permet ce néologisme), qui consonne étrangement avec celles que j’ai relevées plus haut dans son propre texte.
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[9]
Badiou dresse une liste de noms, tout en se défendant de l’écueil du tableau d’honneur. Lacoue-Labarthe fondera sur cette liste une partie importante de son objection à Badiou (cf. PP, 43).
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[10]
Nietzsche, Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres, t. II, § 172, trad. Robert Rovini, Paris, Gallimard, 1968, p. 110-111.
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[11]
Carl Gustav Jochmann, « Le Déclin de la poésie », trad. Anne-Laure Vignaux et Marc de Launay, Revue de métaphysique et de morale, déc. 1996, n° 4, p. 511.
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[12]
Ibid., p. 513.
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[13]
On rencontre la même idée encore chez Emerson : le langage de la petite enfance de l’humanité, dit-il, était « tout entier poésie » (Nature, chap. IV).
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[14]
Par exemple, Rép., II, 361b.
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[15]
Rép., I, 329c.
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[16]
Ménon, 76d.
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[17]
Jacques Derrida, Béliers, Paris, Galilée, 2003, p. 26.
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[18]
Op cit., p. 45.
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[19]
Op. cit., p. 48.
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[20]
Victor Segalen, « Sans marque de règne », Stèles, Le Livre de Poche, L.G.E., 1999, p. 55-56.
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[21]
Il est vrai que contre toute attente, le prestige de l’idée de poète reste aujourd’hui intact, nonobstant l’indifférence dans laquelle sont tenus ceux qui l’incarnent.
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[22]
Il faut distinguer deux néologismes dont la langue nous offre la chance : apoétique qualifie l’absence de conscience, ou de sentiment poétique chez un sujet ou dans le monde même ; apoésique, l’invisibilité, le discrédit ou simplement l’oubli des poèmes existants.
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[23]
Alain Badiou explore bien autrement qu’il ne le fait avec « L’Âge des poètes » la consistance de ce sentiment d’époque, dans un chapitre de son livre Le Siècle, intitulé « Anabase ». Il y fait résonner entre elles l’Anabase de Saint-John Perse et celle de Paul Celan (Le Siècle, Paris, Le Seuil, 2005, p. 119-139).
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[24]
Jean-Toussaint Desanti note le danger de cette préposition « dans » appliquée au temps, en des termes qui conviendraient à l’analyse du poème (Jean-Toussaint Desanti, Un Destin philosophique, Paris, Hachette Littératures, 2008, p. 181.)
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[25]
Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 59.
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[26]
Ce texte, traduit par Janine Altounian, André Bourguignon, Pierre Cotet et Alain Rauzy, figure dans le premier volume paru des Œuvres complètes de Freud, t. XIII, Paris, PUF, 1988, p. 325-328.