Couverture de LITT_155

Article de revue

L'auteur Pascal Quignard

Pages 68 à 81

Notes

  • [1]
    Pascal Quignard, « Gradus », Rhétorique Spéculative, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1995, p. 147 (Référence ensuite notée RS).
  • [2]
    Jean-Louis Pautrot, « Dix questions à Pascal Quignard », Pascal Quignard ou le noyau incommunicable, Études françaises, 40-2, p. 87.
  • [3]
    Ibid., p. 90.
  • [4]
    Roland Barthes, « La Mort de l’auteur » (1968), in Œuvres complètes (nouvelle éd. d’E. Marty) , t. III (1968-1971), Paris, 2002, p. 41.
  • [5]
    Pascal Quignard, « Le Misologue », Petits traités, t. I, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2002, p. 46 (Référence ensuite notée « PT » suivi du numéro de tome).
  • [6]
    Cf. Roland Barthes, « Préface » de Sade, Fourier, Loyola, in op. cit., p. 704.
  • [7]
    Roland Barthes, « La Mort de l’auteur », op. cit., p. 154.
  • [8]
    Pascal Quignard, Le Lecteur (1976), Paris, Gallimard, 2002, p. 124 (Référence ensuite notée L).
  • [9]
    Pascal Quignard s’en distancie dans PT II, p. 86.
  • [10]
    Cf. Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1990, p. 256.
  • [11]
    Pascal Quignard, Le Démon de Socrate, Paris, Payot-Rivages, 1993, p. 34 (Référence ensuite notée DS).
  • [12]
    Michel Foucault, L’Ordre du discours, (1971) Paris, Gallimard, 2004, p. 7.
  • [13]
    Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), in Philosophie (Anthologie), recueil rassemblé par A. Davidson et Fr. Gros, Paris, Gallimard, coll. Folio-essais, 2004, p. 298-302
  • [14]
    Roland Barthes, op. cit., p. 703-704.
  • [15]
    Michel Foucault, L’Ordre du discours, éd. citée, p. 28.
  • [16]
    Roland Barthes, « il faut relire le texte comme s’il avait été déjà lu » (in « S/Z », op. cit., p. 150-151).
  • [17]
    Cf. Roland Barthes, « Préface à Sade, Fourier, Loyola », op. cit., p. 705.
  • [18]
    Cf. Pascal Quignard, Sordidissimes (Dernier Royaume V), Paris, Grasset, 2005, p. 83-89 (Référence ensuite notée SORD).
  • [19]
    Jesper Svenbro, « La notion d’auteur en Grèce ancienne », L’Auteur, Actes du Colloque de Cerisy-la-Salle d’octobre 1995, Presses Universitaires de Cæn, 1996, p. 26.
  • [20]
    Florence Dupont, « L’écriture entre deux voix », L’Invention de la littérature (1994), Paris, La Découverte, coll. Poche, 1998, p. 242.
  • [21]
    Citations cursives renvoyant à Danielle Porte, « En soi et hors de soi », Rome : l’esprit des lettres, Paris, La Découverte, coll. Textes à l’appui, 1993, p. 154.
  • [22]
    Cf. Pascal Quignard le solitaire, rencontre de Pascal Quignard avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Paris, Le Flohic, 2001, p. 112-113.
  • [23]
    Si l’on excepte le cas des poètes élégiaques (Tibulle, Ovide et Properce) qui assimilent « faire une élégie » à « faire l’amour », et celui de Martial qui au détour de telle épigramme interpelle le cul de son lecteur.
  • [24]
    Sur ce rapport paternel auteur/lecteur, voir D. Porte, « L’Écrit enraciné », op. cit., p. 74.
  • [25]
    Voir aussi les études rassemblées dans les Actes du Colloque du PARSA-Lyon du 2-6 novembre 2002, La Citation dans l’Antiquité, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, coll. Horos, 2004. Voir en particulier Gérard Salamon, « Les Citations dans les Tusculanes », p. 135-146.
  • [26]
    Danielle porte, « L’Écrit enraciné », op. cit., p. 79.
  • [27]
    Il faut souligner que P. Quignard crédite abusivement Fronton d’une telle définition de l’image. C’est ce que démontre Rémi Poignault, dans l’esprit positif de mesurer le degré de recréation poétique de l’auteur quand il s’empare de ses modèles latins. Cf. « Fronton revu par Pascal Quignard », Caesadorum, p. 145-174.
  • [28]
    Danielle Porte, « L’Écrit enraciné », op. cit., p. 60.
  • [29]
    Sénèque le Père, Sentences, divisions et couleurs des orateurs et rhéteurs, préface par
    P. Quignard, Paris, Aubier, coll. Bibliothèque philosophique, 1992, p. 14 (Référence ensuite notée SDC).
  • [30]
    C’est le sous-titre des Sentences, divisions et couleurs des orateurs et rhéteurs. On peut le voir figurer à la première page de garde du livre : « controverses et suasoires » (SDC, p. 3).
  • [31]
    Florence Dupont, « Comment devenir à Rome un poète bucolique ? », Identités d’auteur dans l’Antiquité et la tradition européenne, Grenoble, Éditions Millon, coll. Horos, 2004, p. 174.
  • [32]
    Ibid., p. 175.
  • [33]
    Sur quelques significations de « l’origine », voir Bénédicte Gorrillot, « Le Latin de Pascal Quignard », Pascal Quignard, figures d’un lettré, Actes du Colloque de Cerisy-la-Salle de juillet 2004, sous la dir. de Ph. Bonnefis et D. Lyotard, Paris, Galilée, 2005, p. 199-218.
  • [34]
    Pascal Quignard, « Liber », Le Sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1994, p. 260 (Référence ensuite notée SE).
  • [35]
    Jean-François Lyotard, « Introduction », La Condition postmoderne, (1979), Paris, Éditions de Minuit, 2002, p. 8.
  • [36]
    Pascal Quignard m’a aimablement confirmé, dans une lettre du 9 mars 2005, qu’il avait abondamment lu ces auteurs et qu’ils pouvaient constituer un possible modèle d’écriture.
  • [37]
    Le romain Aulu Gelle (iie siècle ap. J.-C.) est l’auteur de Nuits Attiques (cumulant étiquettes grammaticales, commentaires littéraires, citations d’auteurs) et Athénée, grec vivant à Rome au iiie siècle ap. J.-C., d’un monumental Deipnosophistes (bibliothèque littéraire et philosophique portative de l’honnête homme antique). Diogène Laërce, grec du iiie siècle de notre ère, a composé de vertigineuses Vies (sur tous les penseurs et philosophes antiques) et Isidore de Séville (vie siècle ap. J.-C.) a proposé en langue latine d’encyclopédiques Étymologies.

1En 1995 Pascal Quignard affirmait dans Rhétorique Spéculative : « Il y a trois intentions qui s’affrontent dans un livre et qui ne se superposent jamais : 1- intentio auctoris /2- intentio operis /3- intentio lectoris » [1]. L’essayiste s’attarde alors sur sa définition de « l’auteur », ou plutôt du « ton de l’auteur » qui est « un morceau de son cœur » ( ibid.). Quand en 2003 Jean-Louis Pautrot demande au romancier s’il « pense en terme d’œuvre » son écriture ou s’il se considère comme un « écrivain avec une majuscule », celui-ci répond : « je ne me suis jamais éprouvé comme écrivain. (…) C’est la lecture qui est pour moi vitale (…), plutôt que l’activité conquérante ou volontaire d’écrire » [2]. Et plus loin il ajoute : « Œuvre, opus, labour, travail, ces mots ne m’inspirent rien. (…) À vrai dire, j’erre dans tous les mots que vous employez. Je n’arrive pas à répondre à votre question » [3].

2La difficulté à répondre vient du rapport complexe que l’écrivain entretient avec ces notions. Pascal Quignard a intégré certaines des remises en cause modernes affectant l’œuvre et l’auteur et témoigne qu’il a été un lecteur attentif de ces ténors (parmi d’autres) de la déconstruction littéraire : Barthes, Foucault et Blanchot. En même temps il paraît dépasser la mise à mort de ces concepts littéraires canoniques et revenir à des modèles critiques traditionnels, pour ne pas dire antiques : son recours au lexique latin en prévient d’emblée. Ainsi avec lui la figure de « l’auteur » ne meurt pas (comme, d’ailleurs, elle n’avait pas disparu avec Barthes et Foucault), mais elle connaît une nouvelle et étonnante métamorphose, dont je propose d’esquisser la description. Il en ressort également que les termes de « moderne » ou de « passéiste » conviendront aussi peu l’un que l’autre pour qualifier cette refonte de l’image auctoriale. Devra-t-on pour autant parler d’une figure « postmoderne » de l’auteur ?

P. Quignard et la déconstruction moderne

3Dans « La Mort de l’auteur » publié en 1968, Roland Barthes écrit : « L’image de la littérature qu’on peut trouver dans la culture courante est tyranniquement centrée sur l’auteur, sa personne, son histoire, ses goûts, ses passions. (…) Certains écrivains ont depuis longtemps tenté de l’ébranler. » [4] Pascal Quignard semble faire partie de ceux-là. Ainsi, peut-on lire dans l’un des premiers Petits traités écrit pendant les années 70 :

4

Je n’écris pas pour « maîtriser » la peur ([…] pour répondre au défi d’une expérience). Je ne suis pas sujet d’une expérience. À la fois par manque d’expérience et par défaut de moi. Je suis sans Personne au fond de moi. Nulle souveraineté alors. Ni capital dans le crâne ? Aucun assujettissement et peu de biographie. [5]

5L’auteur sans « personne » est un auteur creusé par le vide d’une définition traditionnelle rappelée en substance et faisant de nouveau écho à Barthes. En effet, le « moi » du romancier refuse de s’assimiler plus longtemps à cette figure « identifiée par les institutions » au « héros d’une biographie » et posée comme « unité » d’une « personne civile, morale » [6] ou herméneutique.

6Que reste-t-il alors de l’œuvre privée de son surplomb auctorial ?

7R. Barthes répond, en se référant à Mallarmé : il reste « le langage luimême » qui se substitue « à celui qui était censé en être le propriétaire » [7]. Le critique ajoute : « cela consiste à supprimer l’auteur au profit de l’écriture (ce qui est […] rendre sa place au lecteur) » ( idem ). En 1976, Pascal Quignard écrit un étrange récit, Le Lecteur, qui paraît illustrer cette pensée. Qu’est-ce que ce livre ? Son scripteur répond sans ambages : ce qui est « sans personne (ni auteur, ni lecteur, ni imprimeur, ni vendeur de ce livre). Le lecteur est cet ?????, l’animal inconnu, la ruse d’Ulysse mais le vertige d’Homère, le Personne de la caverne. Le Sans Personne ») [8]. L’expression « le lecteur » pose ici problème. Car cette figure est à la fois niée (« ni lecteur ») et définie positivement (« le lecteur est »). La difficulté se résout, si l’on considère que le deuxième « lecteur » renvoie au livre même du Lecteur. Pascal Quignard chercherait donc à préciser la spécificité de son ouvrage, qui est d’être « sans auteur » et ajoute dans la parenthèse la définition historique, reprise au dictionnaire de Furetière, qu’il s’en fait d’abord : un inventeur, un imprimeur, un diffuseur du livre.

8Mais l’écrivain paraît aussi déclarer son récit sans lecteur. Ainsi, plus radical que Barthes et Jauss [9] (qui installaient le lecteur à la place herméneutique laissée vacante par le défunt auteur) et proche en cela de « l’écrit au neutre » de Blanchot [10], Pascal Quignard réduirait son texte à n’être que du texte, à savoir une simple manifestation de langue ? Il semble bien, à lire le « Gradus ». Ne compteraient à ses yeux qu’un « style », un rythme par « saccades » tentant de retrouver l’intensité de la secousse originelle dont « nous procédons tous » (RS, p. 146). Dans un autre extrait du Lecteur, le créateur décrit son livre comme une parole errante, de page en page :

9

Voix pauvre, multiplement articulée, au bord de sa mort, ainsi dans toute la possession du souvenir de son registre et de son code pour user de métaphores diverses et sans doute excessives, débonde alors excessivement en son fantôme, en fresque de son mur. Son point d’étouffement.
(L, p. 75)

10Ce texte demeure pourtant le fait d’un locuteur. Mais ce qui reste accessible au destinataire est la réception pure de sa projection langagière. Une troisième page du Lecteur illustre cette esthétique radicale du « livre venu d’un presque rien » :

11

Oui, oui, perverti, souillé de toutes les figures du langage, infigurable, défiguré, meurtri, dépravant la translucidité de la lumière ou l’opacité de la nuit. Viciant espèces, genres, modes, catégories sous lesquelles jadis les livres subsumaient « où » apparaissaient l’être. Lui ? Cela putréfié ? (…) Avarie viande. Altère couleurs. Estropie mots. Atrophie membres. Étiole fleurs.
(L, p. 139)

12Les pronoms sujets de première personne et deuxième personnes disparaissent — ces fantômes évanescents dans lesquels l’instance auctoriale aurait encore pu apparaître. Les verbes sans sujet grammatical, mais dont le sémantisme renvoie au travail d’écriture du créateur (« Viciant genres », « Estropie mots »), trahissent l’amincissement extrême que Pascal Quignard fait subir à la présence illocutoire de l’auteur. Sans toutefois l’annuler : car un sujet, certes grammaticalement peu visible (« Lui ? »), continue d’agir, c’est-à-dire de manifester son existence par cette simple profération verbale.

13Plusieurs années après, dans la « Préface » au Démon de Socrate, l’essayiste explique à nouveau ce geste minimaliste de « laisser parler la langue ». Il s’agirait du « discours incessant qui en chaque homme formule sa vie [et] n’est pas volontaire. Ce susurrement constant et clandestin qui erre en nous est moins élaboré que nous ne sommes élaborés par lui » [11]. La langue qui nous parle est la langue-mère non choisie par l’enfançon. Elle est par conséquent la langue de personne. Si donc une présence auctoriale perdure, c’est réduite à une instance énonciative, à ce fantôme de locuteur plus convoqué et révélé par sa langue qu’il ne la convoque et la révèle. Du Lecteur à la « Préface » au De Deo Socratis (datée de 1993), l’écrivain semble alors rejoindre le rêve animant Michel Foucault, en 1970, au seuil de sa conférence inaugurale au Collège de France :

14

Dans ce discours qu’aujourd’hui je dois tenir, (…) j’aurais voulu pouvoir me glisser subrepticement. Plutôt que de prendre la parole, j’aurais voulu être enveloppé par elle. (…). J’aurais voulu m’apercevoir qu’au moment de parler, une voix sans nom me précédait depuis longtemps. J’aurais aimé qu’il y ait derrière moi (doublant à l’avance tout ce que je vais dire) une voix qui me parlerait ainsi ; « il faut continuer, il faut dire des mots (…) jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent » [12].

15Il convient de ne pas se méprendre sur un deuxième point. Bien que déconstruisant le texte classique en un dictum impersonnale (proféré par une personne qui n’est personne), Pascal Quignard ne dénie pas toute présence au lecteur. Il le réduit seulement à une fonction de lecture et de mise en cohérence du magma de mots qui lui est soumis — rejoignant là encore M. Foucault [13]. Le lecteur subit donc la même ascèse que l’auteur. Il ne recouvre plus une biographie et une psychologie qui se substitueraient à celles défuntes de l’auteur classique. C’est ce que le romancier rappelle dans la « Préface » au Démon de Socrate :

16

On ne peut détacher la langue comme « systema » de la langue comme « dialogos ». (…) Ni le locuteur ni l’auditeur (ni l’instance « je ») ni l’instance « tu » ne peuvent être autarciques (…). La langue est aussitôt face-à-face du discours, face-à-face de visages.
(DS, p. 32-33)

17Le petit traité « Chien de lisart » prévient très tôt de cette ascèse du lecteur :

18

On peut désigner du nom de « livre » le texte littéraire qui n’a pas de lecteur. Qui n’a pas de lecture préalable. Qui « invente » son lecteur. Qui contraint celui à qui il s’adresse à se transformer vers lui pour le lire. Une invention qui invente son découvreur.
(PT II, p. 40)

19L’écrivain amaigrit donc le lecteur jusqu’à n’être plus qu’une fonction dialogique (il est « celui à qui le texte s’adresse ») et herméneutique (il organise la masse langagière, en tant que « découvreur » de l’œuvre).

20Est-ce à dire que pour Pascal Quignard (suivant le reproche qui a été adressé à Barthes) le lecteur, même réduit à une abstraction linguistique, ne serait qu’une hypostase du défunt auteur ? Il n’en est rien et nombreuses sont les pages où le romancier prend soin de souligner la « non-coïncidence de la nature du livre (pour l’auteur et le lecteur) » (PT II, p. 125). Il en développe l’idée dans le petit traité sur la « Lectio » :

21

Sans doute y a-t-il une espèce de « lecture » qui gouverne le « texte ». (…) Mais cette anticipation elle-même est sans symétrie. Le lecteur qui saisit un livre est dans l’incapacité de pressentir la métamorphose qui lui a donné jour. (…) Il se coule d’emblée dans cette forme qui le domine, qui mouvemente et rythme son regard (…). Sans doute peut-il évoquer celui qui l’écrivit, s’interroge-t-il sur ce qu’il prétendit faire, etc. Mais seul le liber, l’ opus est questionné, à l’extrême rigueur la scriptio, non la contingence ou la chimère de l’ operatio. (…) Le lecteur qui se saisit d’un livre ne nourrit sans doute pas le désir de toucher l’arbitraire d’où le livre procède.
( ibid., p. 124)

22Le message est clair : le lecteur puisqu’il n’a pas été à l’initiative de l’écriture ne peut jamais être confondu avec l’auteur, seul « coup de pouce » au « briquet » qui a allumé la « flamme du langage » ( ibid., p. 400).
Le résultat de cette lecture moderne de la littérature débouche sur un paradoxe que Roland Barthes soulignait déjà dans sa « Préface » à Sade, Fourier, Loyola : « Car s’il faut que, par une dialectique retorse, il y ait dans le texte, destructeur de tout sujet, un sujet à aimer, ce sujet est dispersé, un peu comme les cendres que l’on jette après la mort. » [14] La figure de l’auteur subsiste, chez Pascal Quignard, et subit cette métamorphose. Selon le même renversement dialectique, il s’agit de celle que le lecteur supposé maintient à l’œuvre dans le texte, pour instaurer un principe de cohérence et une possibilité de faire sens. Cette figure recouvre la « fonction-auteur » théorisée par Michel Foucault entre 1969 et 197O [15]. Or, comme les lecteurs sont multiples, cela fait autant de cohérences herméneutiques possibles du texte et autant de constructions possibles de l’image auctoriale [16]. Pascal Quignard entérine cette dispersion-là, quand on considère combien il accueille volontiers la collection des métatextes variés et parfois contradictoires que ses lecteurs portent sur lui. Tous l’intéressent, comme il en a témoigné, en juillet 2004, au Colloque de Cerisy-la-Salle qui lui était consacré.
L’identité de l’auteur échappe par ailleurs (et avec elle toute possibilité d’accéder à son intériorité), parce qu’elle se trouve ramenée aux fragments citationnels, c’est-à-dire aux quelques phrases marquantes auxquelles le lecteur le résumera. Pascal Quignard en prévient dans la « préface » au Démon de Socrate, alors qu’il se fait lui-même lecteur de quelques écrivains de l’Antiquité : « Qu’est-ce qu’un “sujet” grec ? Une façon d’agir dans la cité, rien sur la vie privée soustraite au regard et au langage et blottie dans le gynécée, quelques répliques mémorables prononcées à l’âge mûr. » (DS, p. 12) Dans un petit traité antérieur, il a écrit : « Virgile et Pascal : des bouts de textes ensuite cousus. » (PT II, p. 407) Barthes parlait, pour évoquer le même phénomène, du « pluriel de charmes » que chacun associe à un nom de créateur [17].
De l’auteur, réduit par autrui à la collection de ses bons mots, à l’image d’un auteur collectionnant les phrases d’autrui, il n’y a qu’un pas (toujours très corrosif) que Pascal Quignard franchit aussi. Le Lecteur constitue en effet la première tentative du romancier de proposer de l’auteur (et de lui-même) l’image d’un simple compilateur. Pascal Quignard ouvre son livre en esquissant le portrait d’un « il » mort (L, p. 11), qu’on soupçonne être « le lecteur », sujet de l’opus. On trouve en première page : « il écrivit peu. Il lut beaucoup. (…) Il fut tout ce qu’il lut » (L, p. 11). Pourtant, coup de théâtre, ce lecteur s’avère être l’auteur qui fut authentiquement un « lecteur d’édition ». Pour sceller cette identification, l’écrivain ajoute à la page 14 : « À son sujet, je ne puis vous répondre qu’à partir de moi-même. » (ibid., p. 14) L’auteur se réduit ici à ce qu’il en reste, après la critique de Barthes : une instance énonciative, disant parfois « je » et démultipliée en une parole vertigineusement plurielle, puisqu’il s’agit d’être tous les livres lus. Si toutefois le « je » pluriel du Lecteur reste encore assez timide, il préfigure bien l’image sans cesse plus kaléidoscopique que les publications postérieures offrent de l’auteur Pascal Quignard. Celui-ci compile toujours plus de citations, mêlées aux commentaires de plusieurs centaines d’autres écrivains. La liste commencerait par Albucius, Apulée, Cicéron, Dion Cassius, Fronton, Horace, Juvénal, Latron, Martial, Ovide, Pétrone, Perse, Sénèque le Père, Socrate, Tacite, jusqu’aux… modernes Benvéniste, Bettelheim, Des Forêts, Ducrot, Klossowski, Jauss, Lévi-Bruhl, Lévi-Strauss, etc. Le comble semble atteint par Sordidissimes dont certains chapitres, comme « Le 19 mars 2000 à Mons » [18], équivalent à un simple recueil de citations de penseurs ou de littérateurs.
Il serait pourtant faux de réduire la figure de l’auteur Pascal Quignard au fantôme fragmentaire qu’a pu lui inspirer la pensée déconstructiviste formalisée par Barthes ou Foucault. L’écrivain cultive aussi les images les plus antiques, c’est-à-dire les plus latines, de l’auctor.

Un latin parmi les modernes

23La première de ces images est celle de l’auctor, comme « garant » de la lecture de ses textes et comme guide herméneutique. Le début de cette étude suffirait à en convaincre, qui n’a fait que décrire un paradoxe, sans en souligner l’énormité paradoxale. On y a en effet montré comment un auteur ne cesse d’exposer, dans ses Petits traités, ses préfaces ou ses romans, qu’il refuse d’être un auteur classique : il ne faut pas le confondre avec une personne civile et morale clairement identifiée et dictant au lecteur sa lecture. Or que fait Pascal Quignard sinon que de diriger la réception de son texte ? Loin de se cantonner à la position en retrait d’un narrateur en voix-off, narrant ses obsessions de langue, il remet au contraire sur le devant de la scène le « je » directif du scripteur, contredisant alors sa première tentation foucaldienne d’une « langue parlant pour lui-même ». En témoigne cette page extraite de la « Préface » au Démon de Socrate :

24

Celui dont vous parlez se tient à vos côtés. Aimer, dormir, lire est ce « voir l’aphantos ». Lire, c’est suivre des yeux la présence invisible. Celui dont vous parlez se tient à vos côtés. Il a vis-à-vis de vous plus de proximité que les proches eux-mêmes y aspirent ; ainsi devant vous « invisible ». L’absente de toute étreinte (c’est-à-dire la femme étreinte dont vous procédez) vous suit plus près que votre ombre (…). Celui dont vous lisez l’histoire est plus près de vous que vous-même. Il est plus près de vous que votre main qui tient le livre, que votre vue elle-même.
(DS, p. 28)

25L’auteur est un maître herméneutique inévitable. Pascal Quignard s’en fait la même idée que les écrivains qu’il cite dans ce texte : Platon et Apulée. Jesper Svenbro a récemment montré que Platon incarne l’auteur entendu en ce sens. Le philosophe grec « s’est [le premier] soucié de la défense de son œuvre en créant l’Académie » [19]. Sa méfiance de l’écrit l’a porté à instaurer les procédures lui permettant post mortem de maîtriser la réception de son texte. De son côté, Florence Dupont a expliqué comment Apulée incarne aussi ce type d’auteur, quand, dans l’exorde aux Métamorphoses, il se pose comme un « père soucieux » de son enfant [20].

26Cette référence à l’Antiquité permet d’éviter un contresens. Le romancier ne renoue pas avec l’auteur romantique, représenté comme un maître tyrannique du sens à donner à son texte. À Rome, nulle arrogance autoritaire ne se laisse déceler dans la relation qu’entretient l’écrivain avec son lecteur. Si la main guidant la lecture est ferme, elle use de velours. Car, ainsi que Danielle Porte le souligne dans Rome, l’esprit et les lettres, « l’auteur latin aime son lecteur (…). À chaque instant, on a souci du confort intellectuel de celui qui vous lit » [21]. Ainsi, malgré certaines déclarations contraires, Pascal Quignard reprend à l’auctor latin sa bienveillance toute paternelle. Certes, face à Chantal Lapeyre-Desmaison, il revendique d’être « rudis », soit rude, brutal avec son lecteur [22]. Mais cette rudesse est motivée par un vrai souci du bien de son interlocuteur. L’écrivain veut l’obliger à quitter la langue figée des conventions, pour aborder à celle inouïe qu’il lui propose et qui dit peut-être son « jadis ». Le lecteur pourra y gagner une parole et un savoir neufs.

27Il pourra aussi y gagner un véritable plaisir. C’est ce qu’apprend encore la « préface » au Démon de Socrate. L’essayiste y expose qu’il s’agit de conduire le lecteur au plaisir de se sentir écouté, choyé. Il dit aussi s’affilier à Crébillon, qu’il peint comme « l’ange qui garde les femmes et les hommes à leur joie esseulée », ou encore comme « le daimon de la main solitaire » « masturbatoire » (DS, p. 31). Ce motif est obsessionnel dans l’œuvre du romancier et se retrouve par exemple dans le petit traité « Chien de lisart » : « Plaire. Plaire. Séduire. agenouiller. Fasciner. Émouvoir physiquement son lecteur au travers du livre. Le retenir vers soi. Être aimé extraordinairement. » (PT II, p. 41)

28Cette inflexion amoureuse de l’attention auctoriale semble une invention de Pascal Quignard par rapport à ses maîtres antiques [23]. En effet, le romancier dépasse la volonté d’un amour paternel (que ces derniers ont développée dans leurs préfaces) [24], pour franchir avec son destinataire le pas d’un amour érotique. L’auteur s’apparenterait alors à un moteur érogène. Celui-là chercherait à faire enfler le sexe de son destinataire, en le guidant dans sa lecture et en le rendant capable de recevoir une réussite de langue qui le comble. Il chercherait tout autant à faire ériger son propre sexe (par cette réussite de langue et la jouissance du pouvoir retiré). De fait, quand il s’agit de parler de la figure de l’auteur, l’écrivain rappelle qu’« on ne peut faire l’épargne de la question intime de l’érection du pénis du romancier » (RS, p. 162).

29Faut-il comprendre en ce sens, la définition étymologique de l’auteur en auctor latin qui « auge [t] » (c’est-à-dire « produit un mouvement poussant tout à s’accroître ») évoquée dans le 41e petit traité ?

30

Auteur est auctor. Un homme qui augmente la valeur d’une chose par les mots qui l’ornent, la détachent du monde et l’aident à s’agripper à sa mémoire. Augeo dit le mouvement de ce qui accroît, développe, pousse des branches dans l’espace ou dans le ciel, ou dans l’avenir. C’est augurer. Celui qui écrit augmente la culture. Il n’invente pas. Il s’appuie sur ce qui existe qui fait autorité. Il accroît de mots et du souvenir des pères, des expériences trop neuves. Il accroît le tempo de sa vie de la suite précipitable et silencieuse des temps anciens.
(PT II, p. 326)

31La fin sexuelle du passage — une montée de « sperme » (ibid., p. 329) — pourrait encoder une certaine connotation érotique dans la figure auctoriale évoquée. Il ressort toutefois que, dans cette page du « Signe deleatur », l’essayiste convoque bien plus, pour son propre compte d’auteur, d’autres interprétations antiques de l’auctor-augmentateur.

32Ainsi l’augmentum réalisé par le créateur peut renvoyer à une valeur abstraite : il s’agit de l’enrichissement d’un matériau de base, d’abord conçu comme celui qu’offre le temps présent. L’auctor est alors celui qui, par son érudition, par « le souvenir des Pères » (PT II, p. 326), sait améliorer l’expression de son propre vécu. Cet appel à la mémoire peut obéir à deux intentions pragmatiques différentes. D’abord, la convocation des maîtres peut s’apparenter à une appropriation pour soi du crédit intellectuel (ou littéraire) attaché à leur nom, en sorte d’importer dans le discours présentement tenu la force persuasive supérieure de leur « autorité » (idem). Cette manière rhétorique de citer les illustres prédécesseurs est un tour bien connu de la pratique latine [25] que Pascal Quignard n’hésite pas à reprendre.

33Mais le romancier cite, aussi et surtout, dans un deuxième but : pour lutter contre le sentiment de vide ou de rien de son vécu présent. Il écrit, toujours dans le 41e « petit traité » : « [l’auteur] accroît de l’âme des mots et du souvenir des pères, des expériences trop neuves » (PT II, p. 326). Il rejoint de nouveau l’esprit latin. Danielle Porte rapporte qu’à Rome « loin d’être un ornement gratuit, l’exemplum contribuait à enrichir, à grandir aussi l’homme étroitement humain, en fondant son aventure unique dans l’aventure universelle. On se plaçait ainsi dans le cours du grand temps » [26]. La remontée dans la mémoire des Anciens, et en particulier la reprise de leur langue, permet, aux yeux de Pascal Quignard, de se rapprocher de notre lointaine origine et « accroît le tempo de [nos] vies de la suite silencieuse des temps anciens » (idem) Dans Le Sexe et l’effroi ou les Sordidissimes, le créateur explique que notre « langue » peut ainsi « rejoindre » et donner figure à « un rythme, une attaca, une violence assertive, une fragmentation massacrée, bruta, brusca, qui aient à voir avec la haine originaire et avec la poussée vivante qui la précède » (SORD, p. 161). De même, dans Rhétorique Spéculative, quand Pascal Quignard « s’augmente » de Fronton, c’est pour lui reprendre un langage des temps anciens. C’est surtout pour s’approprier son usage rhétorique remarquable de l’image, assimilée à l’imago du visage des défunts [27] et par laquelle l’invisible immémorial fait retour dans le visible.

34Pascal Quignard adopte aussi l’autre interprétation que les Latins avaient de l’augmentum opéré par l’auteur. Il désignait l’enrichissement du matériau de base cette fois offert par le passé. L’écrivain français dit dans son petit traité que l’auteur est celui qui « augmente la culture. Il n’invente pas. Il s’appuie sur ce qui existe » (PT II, p. 326). On peut lire un écho presque parfait à ces propos, dans le livre que Danielle Porte consacre à l’auteur à Rome : « l’auctor est celui sui augmente, par son propre talent, sa propre valeur, sa personnalité particulière, la valeur d’une chose. Il ne l’invente pas » [28]. Le romancier reprend souvent cette idée. Ainsi déclare-t-il, en 1992 dans la « Préface » aux Sentences, divisions et couleurs des orateurs et rhéteurs de Sénèque le Père : « J’ai déjà tenté, dans deux livres, de faire revivre deux de ces déclamateurs. Alors j’ai pillé Sénèque le Vieux. J’aime m’endetter de dettes infinies. » [29] L’essayiste évoque alors son admiration pour ces déclamateurs (Albucius et Latron) : « Ils amplifient des scènes connues et les systématisent dans l’imaginaire : ce sont des romans qui se font. On a une crèche : on invente un âne, on invente un bœuf. » (idem) Mais l’écrivain ajoute plus loin : « j’ai romancé Albucius » (ibid., p. 15), révélant qu’il applique à ses maîtres la même amplificatio que ceux-là infligeaient à leurs modèles.
Son « roman » d’Albucius en est la démonstration éclatante. En effet, aux rares fragments des Déclamations du rhéteur consignés de mémoire par Sènèque le Père, Pascal Quignard ajoute le liant narratif d’une biographie d’auteur et comble les trous d’une « vie » impossible à reconstituer par de multiples scènes inventées. Le chapitre XVI intitulé « La merlette » en est un exemple, ouvertement déclaré comme tel par son créateur : « j’invente cette page. Pas un témoignage antique qui ne la fonde. J’improvise sur du vent » (A, p. 141). En outre, d’une phrase extraite de la « Préface » au livre VII des Controverses[30], où Sénèque rapporte le goût d’Albucius Silus pour « le disparate » et son désir de « tout nommer dans une déclamation — vinaigre, pouliot, daim, rhinocéros, latrines, éponges » (SDC, p. 232) —, Pascal Quignard prête au rhéteur une conception esthétique qu’il n’a pas eue. Il s’agit de celle du roman, à entendre selon l’écrivain français, comme roman-satura ou, si l’on traduit, comme roman- « pot-pourri de genres ». Si la satire a bien été une spécialité littéraire latine, le mot « roman », quant à lui, n’a jamais été attesté dans la Rome républicaine contemporaine d’Albucius.
Enfin, Pascal Quignard semble façonner sa statue de l’auteur, en créditant l’auctor antique d’une carrure d’autorité (c’est-à-dire du pouvoir d’imposer à un public un style ou le nom d’un autre créateur) que son « patron » possédait en réalité. Florence Dupont rappelle comment devenir écrivain « ne peut pas être à Rome le seul résultat de l’initiative individuelle d’un poète ambitieux. Il lui faut un patronus » [31], autrement dit, un garant moral et/ou financier. Car « le patronus d’un poète est le véritable auteur social du poème, dans la mesure où c’est lui qui, en passant commande et en se posant comme destinataire, assure le poète de son soutien dans son entreprise » [32]. Ainsi en fut-il de Mécène pour Horace ou Virgile. Le romancier français semble s’être approprié ce statut du « patron » antique. En effet, il se montre souvent soucieux de rendre justice au talent méprisé de certains créateurs, surtout du passé, et s’efforce d’en imposer la valeur. Au début d’Albucius, il affirme : « j’évoque une œuvre que je juge méconnue » (A, p. 19). Un peu plus loin, il reprend :

Il y a un admirable roman de Papirius Fabianus sur les guerres civiles. Il est presque aussi révolutionnaire que le Patron d’Albucius. (…) La déclamation de Fabianus fut massacrée à coups de sarcasmes par Vibius Gallus. Personnellement, je la trouve très belle — au même titre que toutes ces « déclamations » que des générations d’érudits et de professeurs se sont plu à mépriser et à pourfendre.
(A, p. 37-38)

Un auteur « contemporain »

35Il reste cependant à comprendre la raison de ce recours aux modèles latins de l’auctor. Les divers patronymes cités renvoient à des figures possibles du « moi » auctorial, dont les textes ont été lus, fragmentés et digérés par le romancier. On se souvient du Lecteur : « il fut tout ce qu’il lut » (L, p. 11). Dans les Sordidissimes, l’écrivain affirme : « j’en reviens sans fin à Albucius comme à l’ami de mes jours. Parce que j’étais lui, parce qu’il était mort » (SORD, p. 248). Albucius le Latin constitue (parmi d’autres Anciens) un symbole de cette part antique, originaire, et donc disparue, présente en chaque sujet (donc présente en l’auteur) qui renvoie à son invisible origine.

36Il faut ici revenir sur ce motif de l’origine pour en préciser l’importance. Il représente l’un des axes herméneutiques fondamentaux de l’écriture quignardienne. Dans Rhétorique spéculative, le romancier répète à maintes reprises que « la question de l’origine a toujours serré la gorge du petit de l’homme et même elle consiste peut-être en la pensée réflexe qui engendre la réflexion. La scène invisible hante » (RS, p. 36). L’écrivain comprend diversement ce moment. Il entend notamment le temps de la proto-présence de l’infans (soit des premières années de la vie antérieure à l’acquisition du langage) ou celui inconcevable du « coït parental » précédant la conception [33]. Or dans Le Sexe et l’effroi quasi contemporain, il indique : « la couche la plus ancienne (le latin) dira la scène la plus primitive » [34]. Le latin, comme « langue souche, langue protomaternelle (…) qui est avant notre langue renvoie à ce qui est avant notre naissance » (idem). Il en va aussi, aux yeux de l’essayiste, de tout ce qui est latin, imago rhétorique ou… représentations de l’auteur.

37Si l’on cherche alors à situer, dans l’histoire de l’Esthétique, cette image auctoriale, il apparaît qu’elle dépasse les appellations courantes de la critique littéraire. L’ensemble de cette étude montre combien celle-ci n’est ni « moderne », ni « passéiste ». Car elle cumule toutes les époques. L’écrivain le précise de lui-même, en indiquant à de nombreuses reprises sa méfiance du moderne. Dans l’un de ses Petits Traités, il qualifie de « vieille étoffe mitée » l’« injonction » d’être « moderne » (PT II, p. 498-499). Dans Rhétorique Spéculative, il affirme :

38

À l’air du temps, il faut opposer le typhon des formes qui ignorent le temps et qui roulent dans l’histoire humaine. (…) Il faut guetter quelque chose de plus neuf que ce qui est réputé moderne. Il faut chercher quelque chose de radicalement naissant. Ce qui n’est pas encore apparu ne se voit pas. (…) Quand le passé revient de façon imprévisible, ce n’est pas le passé qui revient ; c’est l’imprévisible.
(RS, p. 189)

39Les figures antiques de l’auteur sont ce « typhon » des formes que l’écrivain oppose à une « modernité » déconstructiviste qu’il ressent comme devenue trop vite consensuelle et dans « l’air du temps ».

40La tentation serait grande alors de qualifier de « postmoderne » cette figure auctoriale contradictoire. La fin du xxe siècle, sous l’impulsion notable de J.-F. Lyotard, a désigné par ce terme tout cumul éclectique et non hiérarchisé de pratiques épistémologiques ou artistiques de toutes époques (passées ou présentes) — « toutes se valant » et « véhiculant avec soi des valences pragmatiques sui generis » [35]. Il se trouve que Pascal Quignard n’utilise pas ce mot. La raison en paraît claire. Le créateur maintient des hiérarchisations, comme celle-ci, évoquée dès les Petits traités : « ce n’est pas en tant que passé que le passé se renouvelle. Il se renouvelle parce que le présent le change. (…) Il y a une inexplicable vraisemblance à décrire le présent comme cause du passé » (PT II, p. 573). Le romancier ne convoque les images antiques de l’auteur que brûlé, dans son présent, par le souvenir dérobé de son origine. Il est mû par le besoin présent impérieux d’en conjurer la distance par l’évocation des figures les plus capables de se rapprocher de ce temps immémoriel. Sans ce manque, la convocation des imagines latines n’aurait pas lieu. Ce manque constitue leur nouvelle valeur. Ainsi le présent douloureux du sujet auctorial change-t-il la figure du passé en changeant, comme ici, la valeur des figurations antiques servant à l’auteur à se représenter.
Ce constat permet d’expliquer que Pascal Quignard préfère situer sa démarche esthétique du côté d’un « contemporain » dont il a revu le sens. « Qu’est-ce qui est contemporain » (PT II, p. 494) ? C’est « quelque chose qui a plusieurs millénaires » et non ce qui « est du même temps » (ibid., p. 490) — par exemple moderne ou romain ! Forçant les ressources de l’étymologie latine, le créateur y entend donc un art d’être avec (cum) tous les tempus (soit toutes les époques), ceux-ci étant concomitants les uns aux autres, selon un axe paradigmatique qui n’exclut pas certaines prévalences. Ainsi peut-on voir un autoportrait de l’auteur contemporain Pascal Quignard, dans ces deux extraits des Petits traités : « que le passé et le futur puissent devenir contemporains dans un être, c’est là la possibilité qu’offre la lecture des livres » (PT II, p. 497). Un peu avant, l’écrivain a précisé dans « Chien de Lisart » : « La structure intérieure de l’homme est cumulative. (…) Tout le passé humain est en moi. (…) Toute époque me concerne. Rien n’est dehors. » (ibid., p. 48)

Conclusion

41Telle est la figure complexe, « contemporaine », de l’auteur selon Pascal Quignard. Au fantôme moderne d’un énonciateur errant — sans intériorité déclarée, à l’unité morale et textuelle éclatée — se surimpose le visage d’un auctor latin plein de fermeté herméneutique ou de prévenances pour un lecteur aimé, et surtout d’un auctor fortifié par l’orgueil légitime d’avoir « augmenté la culture ». Les noms des écrivains convoqués par le créateur dans ses livres sont emblématiques de cette image contradictoire, faite de vides et de pleins. Dans Le Lecteur, survient Homère. Ailleurs, c’est Pétrone, Albucius Silus ou Latron, etc. Tous ces noms renvoient à des scripteurs constitués en auteurs, parce qu’ils ont été reconnus par un Grand, parce qu’ils ont fait école. Mais, tous recouvrent un vide biographique, propre à renvoyer symboliquement au souvenir originaire, vide de toute vision, qui est constitutif de chaque homme. Tous se résument aussi à la somme dispersée et extrêmement lacunaire de leurs textes et correspondent en réalité à des fictions construites parfois de toutes pièces par leurs lecteurs. On pourrait ajouter à ces noms ceux d’autres écrivains bien connus de Pascal Quignard [36]. Il s’agit des grands compilateurs ayant vécu sous le Bas-Empire latin, comme Aulu-gelle, Athénée de Naucratis, Diogène Laërce ou Isidore de Séville [37]. Ces derniers offrent, au sein de l’Antiquité, les premiers exemples d’auteurs paradoxaux, guidant leur propos avec une discrète fermeté, mais dont l’unité personnelle explose sous le poids d’une érudition sans limites et qui sont eux aussi « tout ce qu’ils ont lu ». Barthes et Foucault n’en ont-ils pas fait la base de leurs célèbres réflexions consacrant « la mort de l’auteur » ?

Notes

  • [1]
    Pascal Quignard, « Gradus », Rhétorique Spéculative, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1995, p. 147 (Référence ensuite notée RS).
  • [2]
    Jean-Louis Pautrot, « Dix questions à Pascal Quignard », Pascal Quignard ou le noyau incommunicable, Études françaises, 40-2, p. 87.
  • [3]
    Ibid., p. 90.
  • [4]
    Roland Barthes, « La Mort de l’auteur » (1968), in Œuvres complètes (nouvelle éd. d’E. Marty) , t. III (1968-1971), Paris, 2002, p. 41.
  • [5]
    Pascal Quignard, « Le Misologue », Petits traités, t. I, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2002, p. 46 (Référence ensuite notée « PT » suivi du numéro de tome).
  • [6]
    Cf. Roland Barthes, « Préface » de Sade, Fourier, Loyola, in op. cit., p. 704.
  • [7]
    Roland Barthes, « La Mort de l’auteur », op. cit., p. 154.
  • [8]
    Pascal Quignard, Le Lecteur (1976), Paris, Gallimard, 2002, p. 124 (Référence ensuite notée L).
  • [9]
    Pascal Quignard s’en distancie dans PT II, p. 86.
  • [10]
    Cf. Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1990, p. 256.
  • [11]
    Pascal Quignard, Le Démon de Socrate, Paris, Payot-Rivages, 1993, p. 34 (Référence ensuite notée DS).
  • [12]
    Michel Foucault, L’Ordre du discours, (1971) Paris, Gallimard, 2004, p. 7.
  • [13]
    Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), in Philosophie (Anthologie), recueil rassemblé par A. Davidson et Fr. Gros, Paris, Gallimard, coll. Folio-essais, 2004, p. 298-302
  • [14]
    Roland Barthes, op. cit., p. 703-704.
  • [15]
    Michel Foucault, L’Ordre du discours, éd. citée, p. 28.
  • [16]
    Roland Barthes, « il faut relire le texte comme s’il avait été déjà lu » (in « S/Z », op. cit., p. 150-151).
  • [17]
    Cf. Roland Barthes, « Préface à Sade, Fourier, Loyola », op. cit., p. 705.
  • [18]
    Cf. Pascal Quignard, Sordidissimes (Dernier Royaume V), Paris, Grasset, 2005, p. 83-89 (Référence ensuite notée SORD).
  • [19]
    Jesper Svenbro, « La notion d’auteur en Grèce ancienne », L’Auteur, Actes du Colloque de Cerisy-la-Salle d’octobre 1995, Presses Universitaires de Cæn, 1996, p. 26.
  • [20]
    Florence Dupont, « L’écriture entre deux voix », L’Invention de la littérature (1994), Paris, La Découverte, coll. Poche, 1998, p. 242.
  • [21]
    Citations cursives renvoyant à Danielle Porte, « En soi et hors de soi », Rome : l’esprit des lettres, Paris, La Découverte, coll. Textes à l’appui, 1993, p. 154.
  • [22]
    Cf. Pascal Quignard le solitaire, rencontre de Pascal Quignard avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Paris, Le Flohic, 2001, p. 112-113.
  • [23]
    Si l’on excepte le cas des poètes élégiaques (Tibulle, Ovide et Properce) qui assimilent « faire une élégie » à « faire l’amour », et celui de Martial qui au détour de telle épigramme interpelle le cul de son lecteur.
  • [24]
    Sur ce rapport paternel auteur/lecteur, voir D. Porte, « L’Écrit enraciné », op. cit., p. 74.
  • [25]
    Voir aussi les études rassemblées dans les Actes du Colloque du PARSA-Lyon du 2-6 novembre 2002, La Citation dans l’Antiquité, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, coll. Horos, 2004. Voir en particulier Gérard Salamon, « Les Citations dans les Tusculanes », p. 135-146.
  • [26]
    Danielle porte, « L’Écrit enraciné », op. cit., p. 79.
  • [27]
    Il faut souligner que P. Quignard crédite abusivement Fronton d’une telle définition de l’image. C’est ce que démontre Rémi Poignault, dans l’esprit positif de mesurer le degré de recréation poétique de l’auteur quand il s’empare de ses modèles latins. Cf. « Fronton revu par Pascal Quignard », Caesadorum, p. 145-174.
  • [28]
    Danielle Porte, « L’Écrit enraciné », op. cit., p. 60.
  • [29]
    Sénèque le Père, Sentences, divisions et couleurs des orateurs et rhéteurs, préface par
    P. Quignard, Paris, Aubier, coll. Bibliothèque philosophique, 1992, p. 14 (Référence ensuite notée SDC).
  • [30]
    C’est le sous-titre des Sentences, divisions et couleurs des orateurs et rhéteurs. On peut le voir figurer à la première page de garde du livre : « controverses et suasoires » (SDC, p. 3).
  • [31]
    Florence Dupont, « Comment devenir à Rome un poète bucolique ? », Identités d’auteur dans l’Antiquité et la tradition européenne, Grenoble, Éditions Millon, coll. Horos, 2004, p. 174.
  • [32]
    Ibid., p. 175.
  • [33]
    Sur quelques significations de « l’origine », voir Bénédicte Gorrillot, « Le Latin de Pascal Quignard », Pascal Quignard, figures d’un lettré, Actes du Colloque de Cerisy-la-Salle de juillet 2004, sous la dir. de Ph. Bonnefis et D. Lyotard, Paris, Galilée, 2005, p. 199-218.
  • [34]
    Pascal Quignard, « Liber », Le Sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1994, p. 260 (Référence ensuite notée SE).
  • [35]
    Jean-François Lyotard, « Introduction », La Condition postmoderne, (1979), Paris, Éditions de Minuit, 2002, p. 8.
  • [36]
    Pascal Quignard m’a aimablement confirmé, dans une lettre du 9 mars 2005, qu’il avait abondamment lu ces auteurs et qu’ils pouvaient constituer un possible modèle d’écriture.
  • [37]
    Le romain Aulu Gelle (iie siècle ap. J.-C.) est l’auteur de Nuits Attiques (cumulant étiquettes grammaticales, commentaires littéraires, citations d’auteurs) et Athénée, grec vivant à Rome au iiie siècle ap. J.-C., d’un monumental Deipnosophistes (bibliothèque littéraire et philosophique portative de l’honnête homme antique). Diogène Laërce, grec du iiie siècle de notre ère, a composé de vertigineuses Vies (sur tous les penseurs et philosophes antiques) et Isidore de Séville (vie siècle ap. J.-C.) a proposé en langue latine d’encyclopédiques Étymologies.
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