1Certains critiques se voient avant tout comme des introducteurs. L’essentiel de leur rôle est de révéler des œuvres, d’ajouter de nouveaux noms, d’enrichir le cercle de la valeur littéraire et de l’admiration littéraire. Maurice Nadeau, comme journaliste, critique et éditeur, est un bon exemple, et d’ailleurs un grand exemple, de ce rapport à la littérature et au public. À partir du milieu du siècle il a introduit Henry Miller, Malcolm Lowry, Gombrowicz, Bruno Schulz, William Burroughs, John Hawkes, Sciascia ; sans parler de son rôle à propos de Michaux, Bataille, Beckett, Perec et bien d’autres. Soit des œuvres venues d’ailleurs, ailleurs dans l’espace ou ailleurs dans la sensibilité, des œuvres qui surprennent ou même perturbent. Ces découvertes élargissent et surtout transforment la qualité du champ, renouvellent l’expérience de lecture et, par leur présence puissante, changent quelque chose à l’idée de la littérature. Sartre comprenait de la même façon sa fonction de journaliste critique : en passeur pédagogique.
2Et la critique littéraire journalistique d’aujourd’hui poursuit sur cette lancée qu’elle déforme dans ses propres termes. Elle aime regarder vers l’extérieur, vers l’inattendu ; elle met une sorte d’emportement à célébrer la figure non conventionnelle d’un écrivain ou l’aventure romanesque d’un livre. Elle fait fête aux circonstances publiques ou privées qui ajoutent de l’intérêt au littéraire. Elle préfère à la limite l’œuvre hors contexte, la révélation qui fait événement, le phénomène. Dans un grappillage parfois fiévreux, elle se plaît à proclamer le plus souvent possible l’éclat de l’altérité.
3Mais replaçons-nous dans une autre conception de la critique, celle qui brasse et commente le plein d’une culture partagée et sûre d’elle. La critique de Thibaudet, comme celle des autres critiques de son temps, parle dans le patrimoine et parle du patrimoine. Cela ne la limite pas au champ national : on sait que Thibaudet a des curiosités, des goûts, des intérêts qui portent tout naturellement aussi sur d’autres écrivains et sur d’autres livres. Et Gide ne trouvait-il pas la littérature anglaise supérieure à toutes les autres littératures modernes ? Mais ce qui rend possible l’ouverture et l’accueil sous cette forme paisible, c’est le sentiment de parler dans un plein d’excellence. C’est l’assurance de se trouver au cœur d’une tradition culturelle forte, riche, précieuse, certes mobile comme toute chose vivante, mais cohérente et sûre. Quand on est certain d’être au centre de la valeur littéraire, on peut s’intéresser aussi aux grands écrivains d’ailleurs (en Europe) ; mais surtout on trouve un intérêt inépuisable à commenter, détailler, comparer, reprendre le trésor littéraire français — que les publications historiques et érudites brassent elles aussi.
4Il faut maintenant un déplacement mental pour retrouver cette situation et surtout pour retrouver cette assurance. La culture de Thibaudet et de ses contemporains épouse encore la dérivation lettres grecques, lettres latines, lettres françaises. Triple héritage classique qui fait d’eux des héritiers triplement privilégiés. Rien de plus évident alors que de traiter du fonds, de s’occuper de cet admirable fonds. Une identité culturelle forte et encore relativement stable n’est pas à la recherche d’excitations venues d’ailleurs. L’extérieur ne la tente pas comme une issue. Certaine d’être la littérature par excellence, elle est d’abord attentive à elle-même et c’est d’elle-même qu’elle s’occupe. La critique alors a pour fonction de confirmer et non de perturber. Confirmer, alimenter, cela veut dire aussi renouveler, rapprocher, comparer, bref ajouter des points de vue ; et aussi en critiquer d’autres, argumenter des positions, bref énoncer des jugements ; on inaugure et on débat, mais dans la substance commune de l’horizon partagé.
5La sécurité de cette résidence et de cette possession ne porte pas seulement sur les lettres et on la retrouve aussi dans l’interprétation de l’histoire. Ainsi La Campagne avec Thucydide. Les trois livres que Thibaudet emporte dans sa musette de soldat, Thucydide, Virgile, Montaigne, sont des livres internes qui lui permettent de toucher ses bases. Et pour prendre un contre exemple distant, il ne prend pas la grande méditation métaphysique de la veille de la bataille qu’est la Bhagavad-gitâ. Le texte indien aboutit après un immense détour cosmique à une doctrine de l’action et du détachement dans l’action, pour conclure que le combat du lendemain, insensé et sanglant, devra avoir lieu, et qu’il faut à la fois garder conscience que toute activité est vaine, et pourtant agir et se battre. Il est toujours un peu absurde de mentionner un possible qui n’a pas été retenu ni sans doute envisagé, mais ce contrefactuel fait ressortir à quel point, loin de chercher ses messages à tous les horizons, Thibaudet prend les livres qui sont les siens.
6Alors que Virgile et Montaigne sont attendus, Thucydide est au premier abord plus étonnant. En fait Thucydide est ici un instrument intellectuel. Ce que Thibaudet cherche dans l’histoire de la guerre du Péloponnèse, ce qu’il y trouve à la fois pendant la guerre et juste après, c’est un accompagnement pour une réflexion plus générale sur l’histoire des conflits européens. Pour nous aujourd’hui, comprendre historiquement c’est avant tout contextualiser, relativiser, étoffer et détailler l’essaim de circonstances qui rendent un cas unique. À se concentrer sur le spectacle du cas et sur ce qui le spécifie, on gagne de décrire et de pénétrer une scène dans sa complexité propre. Mais l’extrême attention à la diversité a aussi un prix. Elle détourne d’une autre direction, elle oublie que comprendre est aussi dégager les traits généraux, les causes et les clés. Thibaudet cherche l’unité de sens du passé. Il veut intégrer l’immense crise de la Grande Guerre dans la perspective de l’histoire, non pas à partir d’un système ou d’une philosophie de l’histoire, mais en retrouvant quelques ressorts qui sont des constantes de l’histoire européenne. Comprendre, ici, c’est trouver la clé. Et si une analyse assez radicale peut reconnaître des constantes, à partir de ces constantes les rapprochements deviennent possibles à travers le temps.
7Il y a des constantes parce que les mêmes ressorts, pris dans des situations analogues, ont des conséquences semblables. Qu’est-ce qui rapproche la guerre du Péloponnèse telle que la raconte Thucydide de la guerre de 14-18, et permet à Thibaudet de noter en incidente que « 1914 répète 431 » ? Non pas, bien sûr, l’expérience concrète dans la richesse des circonstances, mais la racine du conflit. Lorsque l’interprétation va jusqu’à l’épure, jusqu’à la formule radicale de la situation, elle peut dégager des similitudes structurelles indépendantes de la chronologie. Les causes profondes sont aussi récurrentes, si bien que la scène de l’histoire les illustre plusieurs fois : on rencontre plusieurs fois la rivalité pratiquement inévitable entre une puissance maritime (Athènes ou l’Angleterre) et une puissance continentale (Sparte ou l’Allemagne). Une telle rivalité entraîne des conduites semblables : dans ces cas-là on cherche des alliances ; et elle entraîne aussi des situations comparables : dans ces cas-là les neutres sont les premiers à souffrir. L’économique est un explicateur de fond, mais aussi la dynamique irrésistible de l’impérialisme, que Thibaudet analyse superbement en relevant cette phrase d’Alcibiade : « Nous ne sommes pas libres de modérer à notre gré notre volonté de commander. » Il insiste aussi sur ce qui tient au souffle même des régimes démocratiques, ces régimes dont la logique, selon Thucydide qu’il semble approuver dans ces pages, pousse à l’instabilité et à la guerre.
8Rapprochez ce livre de celui d’Emil Ludwig, Juillet 14. L’ouvrage allemand se concentre sur les semaines qui précèdent la guerre et sur le détail des circonstances de son déclenchement. Il montre une Allemagne prise malgré elle dans le jeu des manœuvres diplomatiques et militaires autrichiennes d’un côté, russes de l’autre, et ce jeu lui-même comme un entraînement titubant où les effets s’accumulent sans que rien soit vraiment voulu. Thibaudet, lui, ne cherche pas les causes prochaines et occasionnelles mais les causes profondes et nécessaires des conflits. Une fois dégagées les racines structurelles simples des situations complexes, on les retrouve à des époques différentes. C’est ce qui lui permet de parler d’une causalité historique avec ses constantes et ses récurrences, où les mêmes configurations entraînent les mêmes conséquences. Et comme cette vue de l’histoire ne donne pas un rôle d’explication au développement ou à la succession, elle n’est pas tenue par la chronologie. L’écart temporel n’empêche pas de rapprocher, voire de juxtaposer, des phénomènes de tout âge dus au même type de causes. Ici l’anachronie est de plein droit.
9Plus encore que les deux termes qui sont l’objet direct de l’analyse, la guerre du Péloponnèse et la guerre contemporaine, c’est l’abondance des termes intermédiaires qui est frappante. Toute une circulation dans le répertoire de l’histoire nourrit La Campagne avec Thucydide. Rapprochements et surimpressions : la Hollande face à Louis XIV, l’Angleterre face à Napoléon. La Révolution française est particulièrement présente. Les différents blocus sont à comprendre ensemble : celui qu’ont subi les Lacédémoniens, Napoléon, l’Allemagne en 14-18. On retrouve des tactiques équivalentes : Athènes abandonne ses terrains agricoles non protégés comme l’Allemagne devant les armées révolutionnaires ou la France au nord en 1914. On retrouve des problèmes semblables aux issues différentes : le dépeuplement qui a ruiné le monde antique a été surmonté par la France de la fin du xive siècle, par l’Allemagne après la guerre de Trente Ans, ou encore, affirmation vraiment surprenante à cette date, par les Arméniens au long d’une histoire de massacres. On retrouve des chocs comparables : Sphactérie, cette défaite lacédémonienne qui voit, chose inimaginable, les soldats spartiates se rendre, fait dans le monde grec un effet analogue à Baylen, où l’armée napoléonienne capitule.
10Des deux termes rapprochés, lequel éclaire l’autre ? L’éclairage joue dans les deux directions. Ce que dit Thucydide (sur l’irréflexion qui pousse à l’action et l’intelligence à l’inaction) s’applique aux Girondins, à Kerenski ; ce que dit Jules Lemaitre (sur la tragédie) s’applique à Thucydide. Les personnages aussi en évoquent d’autres, dans une promenade mentale qui joue avec les figures de la mémoire cultivée. Pour son indécision et sa lenteur, Nicias fait penser à Cicéron, à Trochu. Périclès se compare à Richelieu ou Pitt. Alcibiade ouvre la série du « bel aventurier », Alexandre, César Borgia, le grand Condé, et même Julien Sorel… La galerie intermédiaire est très peuplée et Thibaudet y circule avec un plaisir manifeste, en partie peut-être par goût personnel pour les rapprochements et les parallèles, mais surtout à partir du sentiment très fort de l’unité du passé. L’histoire européenne se laisse balayer de cette façon parce que son unité assure que les mêmes causes profondes, lorsqu’elles reparaissent, entraînent les mêmes conduites et produisent les mêmes effets. De sorte qu’il suffit d’y songer pour que les souvenirs historiques accourent d’un peu partout, et les illustrations.
11Tout comme la réflexion sur l’histoire, l’imagination historique est ici directement ancrée dans ses racines antiques. Qu’il y ait un élément de paradoxe volontaire à interpréter ensemble la guerre du Péloponnèse et la Première Guerre mondiale, c’est probable. Que les lecteurs contemporains de Thibaudet n’aient pas, comme lui, lu et relu de près Thucydide, c’est certain. Assurément c’est l’hellénisme personnel de Thibaudet qui a été le premier moteur du livre. Mais les facteurs personnels, s’ils sont évidemment décisifs, ne sont pas seuls. En 1922 les conditions de publication et de réception d’une telle analyse sont différentes des nôtres. Le statut culturel de la littérature grecque et latine aussi. À travers le glissement des temps et des évidences quelque chose d’important ressort : ce que son soubassement classique donne d’assurance à une culture.
12Cela ne concerne évidemment que l’infime minorité qui est allée au lycée, et la minorité bien plus infime encore qui a été personnellement touchée par le contact littéraire. Mais l’humeur lettrée d’un pays tient à la fois à très peu de personnes et à un consensus très vaste. Il est clair que la fréquentation privée du fonds antique, la lecture pour le plaisir, ne peut pas être évaluée : tant qu’elle ne laisse pas de traces écrites elle n’est pas mesurable, et de toute façon elle n’a jamais été que l’affaire d’un très petit nombre. Mais lire ou relire effectivement les textes pour soi-même par choix et par goût, comme un accompagnement de vie, n’est que la pointe de l’iceberg. Ce qui colore une culture est plutôt l’idée même d’une telle fréquentation, à la fois légitimité, privilège et identité. Au premier tiers du xxe siècle la lecture directe du patrimoine grec et latin n’est plus posée comme une norme mais elle est encore considérée comme idéalement normale, même s’il s’agit le plus souvent d’une fiction. Tant que cette idée flotte comme une valeur indiscutée la relation aux œuvres est familière et proche, quitte à rester la plupart du temps virtuelle.
13Aujourd’hui Thucydide, pour en rester à lui, paraît relever essentiellement d’une lecture érudite professionnelle. Il appartient aux historiens et aux experts — alors que La Campagne avec Thucydide en fait un usage vivant à la façon de Montaigne. Et Thibaudet n’en tire pas un aliment moral ou spirituel, à quoi ce récit d’historien politique ne se prêterait pas, mais une base de réflexion, un argument, un support intellectuel pour une interprétation générale. Ainsi la guerre du Péloponnèse est doublement présente en 14-18, d’une présence pâle comme celle des ombres des enfers qui ont vitalement besoin de sang. D’une part, par l’éducation elle est maintenue à l’horizon du public cultivé comme une référence privilégiée et elle reste à peu près connue (les lecteurs de Thibaudet suivront sans problème les allusions aux personnages et aux événements) ; d’autre part tant qu’on pense à elle pour interpréter d’autres enjeux, ici les conflits européens modernes, cette guerre grecque reste pertinente et mérite d’être analysée. Présence double qui était tout le pari de l’humanisme. Ainsi le socle grec assure à la perception des conflits européens un effet simultané de proximité et de recul qui est justement la profondeur ; et d’une manière un peu imaginaire cette assise lettrée renforce l’unité de l’histoire. Tout repose sur une familiarité cultivée qui est à la fois une étroitesse et une force et qui est le propre de l’habitant légitime.
14C’est une grande force pour une culture de poser qu’elle a produit un classicisme, voire même qu’elle en aligne trois. Les classiques sont présents non plus, à ce moment-là, au sens de modèles littéraires et artistiques à imiter, mais au sens d’une riche excellence qui est tout naturellement l’héritage et l’identité de chacun. Leur trésor ajoute à l’aura du sentiment national. Il est évident alors que l’attention critique va séjourner essentiellement dans le patrimoine et s’occuper du patrimoine. Pour le goût, pour l’intérêt et pour l’admiration, la littérature nationale se perçoit, avec ses ailes antiques, comme pleine et même comme complète. Quant aux chefs-d’œuvre des autres littératures européennes, ils peuvent offrir à l’occasion un intéressant contrepoint qui renvoie, en fin de compte, à la scène centrale. Ils n’en détournent pas, bien au contraire. La curiosité peut être généreuse et tranquille et n’a rien de perturbateur, quand elle ne recherche au dehors ni des coups de théâtre ni des solutions. Rechercher des outsiders répond à d’autres besoins. Espérer des outsiders est le signe d’une autre attente et d’une autre situation.
15Ainsi le travail de commentaire ou de considération littéraire est un travail interne où l’attention critique brasse et confirme l’identité qui l’englobe. Cette identité, pourquoi la contesterait-elle, quand la tradition nationale est la richesse et l’excellence même ? Le premier tiers du xxe siècle est particulièrement riche, en France même, d’entreprises littéraires et esthétiques révolutionnaires. Mais la zone NRF convient à l’humeur de Thibaudet, qui se plaît au plein et tend à la confirmation plutôt qu’à la revendication. Le travail critique mainstream est fécond, illimité à sa façon ; de plus, et cela compte, c’est un travail heureux.
16Mais il y a encore une autre dimension. Un critique littéraire n’est pas seulement celui qui parle des autres, il peut devenir aussi celui dont d’autres vont parler. Comme le propre d’une culture est d’être à la fois activité et contenu, ceux qui s’occupent de la mémoire littéraire peuvent quelquefois faire partie de cette mémoire. Ils sont alors sujets à ses fluctuations. Inclusion ou exclusion, délaissement et quelquefois retour, le temps fait pivoter leurs figures.
17De certains on se détache par désaccord, par querelle, comme on a rejeté autrefois Taine, Brunetière ou Lanson, pour s’en tenir à des exemples résolument anciens même si les exemples bien plus récents abondent. C’est surtout de ceux qui font école qu’on se sépare explicitement, en rejetant des conceptions, des normes, des méthodes. D’autres on se déprend sans trop le savoir, sans percevoir clairement qu’on s’en est détourné. L’attention est toujours pleine et vive et ce qu’elle délaisse elle n’y pense pas. De grands pans tombent ainsi, des notoriétés, des présences importantes, sans que ce soit vraiment voulu. La négligence est bien plus meurtrière que la controverse, et il y a dans l’inconscience de l’indifférence quelque chose de plus radical que tout refus, de plus négateur que toute violence.
18Tout comme la lecture privée des auteurs grecs ou latins, ou d’ailleurs des classiques français, reste insaisissable, il n’est pas possible de cerner réellement la lecture privée des écrits de commentaire ou de considération littéraire. La fréquentation désintéressée, c’est-à-dire non professionnelle, n’est pas évaluable. En droit cette lecture de vie est au cœur du commerce lettré ; en fait nous oublions presque d’en tenir compte. Pour ce qui est arrivé à l’œuvre de Thibaudet dans ses aspects littéraires, philosophiques ou politiques, on ne peut guère se rapporter qu’aux signes professionnels de sa présence et aux transformations visibles de son statut.
19Qu’une voix active abondante et considérable n’ait plus, après coup, qu’une présence estompée, lointaine et comme sans support, cela arrive très souvent. C’est la chose la plus courante et justement on ne s’avise pas d’y penser. Pour quelques générations les débats et les enjeux, les objectifs et les méthodes, bref les discussions sur le traitement de la littérature ne se référaient plus à Thibaudet, ni d’ailleurs aux autres grands esprits critiques de son temps. Des préoccupations différentes emportaient l’intérêt ailleurs, et sans avoir été expulsés les écrits réflexifs qui avaient fait la saveur et la réputation de la première moitié du xxe siècle français étaient hors circuit. Plus lointains à partir des années 60 que Thucydide pendant la Grande Guerre, on n’avait plus l’idée de faire appel à eux sur le fond.
20Et pourtant leur autorité n’était pas absolument perdue, elle avait plutôt changé de registre. La volonté d’atteindre un savoir rigoureux ou encore scientifique du littéraire, cet espoir récurrent qui, à travers ses formes successives, philologiques, historiques, formalistes, théoriques, marque périodiquement les entreprises de recherche littéraire en France (à la différence de l’Angleterre par exemple), ce désir légitime et qui reparaîtra occupait bruyamment le devant de la scène. Mais nous tendons peut-être, sur le modèle américain, à exagérer la part de l’université dans la vie intellectuelle. D’autre part, la production d’essais humanistes sur la littérature a continué en permanence, avec Poulet, Blanchot, Starobinski et bien d’autres. Et l’université même n’avait pas éliminé Thibaudet. Certes on pourrait dire que subsister comme l’auteur d’un manuel d’histoire littéraire est avoir un nom qui n’est que la forme voyante de l’anonymat. Mais on continuait aussi à renvoyer à lui pour Montaigne, Mallarmé ou Flaubert, sans parler de tant d’articles et d’études monographiques qui figuraient aussi dans les bibliographies d’étudiants.
21Seulement un usage purement utilitaire d’une œuvre critique reste dispersé. Comme les textes auxquels on renvoie à propos de questions diverses ne sont pas totalisés, il ne peut pas en ressortir une figure majeure. Une utilisation de ce genre implique l’autorité et la reconnaît, mais distraitement, sans la regarder, sans y faire attention. Pendant cette période Thibaudet, comme bien d’autres d’ailleurs, était une référence qu’on pouvait employer à propos de tel ou tel écrivain, mais sans qu’on prenne conscience de l’ampleur de ses intérêts et de ses écrits et sans qu’on le perçoive comme l’auteur d’une œuvre. Cette sorte d’autorité utilitaire impersonnelle maintient un nom qui n’est qu’une étiquette, un nom purement signalétique. Mais n’est-ce pas le sort de tous les commentateurs, interprètes, historiens et autres, qui sont les mailles du tissu culturel entre les grands noms primaires scintillants ? Ce que Péguy nommait « la plèbe immense des œuvres de talent » inclut aussi une quantité d’ouvrages secondaires, d’études, de travaux, et parmi eux ce qu’on appelle de beaux livres. On les emploie à l’occasion mais l’attention passe à travers eux. On les utilise comme des instruments, sans chercher à y voir une figure, un esprit et le visage d’une œuvre.
22L’affaiblissement d’une présence critique autrefois forte, voire son quasi évanouissement, est un phénomène courant qui accompagne les déplacements de l’attention. Un phénomène très souvent injuste mais peut-être salubre, car la masse des propos secondaires s’enflerait indéfiniment si elle n’était pas régulée par ses chutes et ses abandons. La reprise est plus rare, et c’est le retour qu’il serait intéressant de comprendre si nous avions des moyens de le penser. Encore une fois il ne s’agit pas, avec Thibaudet et ses contemporains, de découvrir une valeur inconnue ou méconnue qui n’a pas encore été appréciée, mais de remettre au centre une réputation qui a été importante autrefois et a glissé. Comment ce qui n’était plus qu’un instrument occasionnel redevient-il un penseur et un écrivain ? Il faudrait pouvoir mieux réfléchir sur le déplacement d’intérêt qui permet le recentrage. Car il n’y a rien d’évident dans le regard en arrière qui unit l’ensemble des travaux comme une œuvre ; comme une œuvre importante par elle-même et peut-être importante pour nous.
23Des écrits comme ceux de Thibaudet rejoignent directement les valeurs humanistes traditionnelles qui voient dans le discours littéraire une compagnie de l’esprit, un aliment intime d’accompagnement, la richesse et l’aisance d’un entretien. Retrouver un entretien littéraire abondant et enrichissant est tout d’abord une surprise heureuse. C’est aussi un plaisir, et on mentionne comme un cadeau des retrouvailles l’agrément de la lecture et son charme. Pour célébrer une œuvre de tempérament humaniste, ni théoricienne ni doctrinaire, comme celle de Thibaudet et de l’approche critique qui est la sienne, il n’est pas étonnant que le langage du charme et de la séduction, le langage de la sensibilité esthétique, accompagne l’argument de l’intérêt intellectuel. C’est qu’en effet il ne s’agit pas de vérité mais d’appréciation : le point n’est pas insignifiant.
24À propos de l’Italie du milieu du xixe siècle, Lamartine disait dans une lettre de 1860 « qu’on ressuscite quelquefois comme dans l’Évangile, mais que le miracle impossible, c’est de rajeunir un homme ou un peuple ». Lamartine parlait dans un contexte historico politique mais on peut transposer sa remarque. Éventuellement ressuscité, Thibaudet ne sera pas rajeuni — et comment le serait-il ? S’il doit connaître une nouvelle actualité, ce qu’il pourra y apporter est âgé, même si notre intérêt actuel est neuf.
25Un esprit éduqué et formé au xixe siècle, et de plus un tempérament qui analyse pour célébrer et déguster et non pour démystifier ou exclure, aime pouvoir penser que le passé a une unité et que la richesse culturelle n’est pas menacée. Même s’il a par ailleurs un sentiment vif des agitations de la conscience politique nationale, comme aussi des perspectives instables que lègue le règlement de la Grande Guerre, Thibaudet garde l’assurance d’être dans une situation de culture pleine et autosuffisante. Il sait que la littérature dont il s’occupe est un centre et un sommet. Il sait qu’il parle au cœur d’un plein d’excellence et qu’il interprète un patrimoine admirable. En forçant délibérément la note, on ajouterait que le grand passé littéraire qui est son héritage national est un privilège, puisque le trésor français est le meilleur, et un privilège légitime, car personne ne lui conteste la première place.
26Nous qui le lisons aujourd’hui, pouvons-nous désapprendre ce que nous avons appris depuis sur tant de points ; par exemple sur le caractère relatif de toute littérature nationale et sa place toute locale dans une planète vaste, complexe et littérairement multiple ; ou sur les façons tantôt trop voulues et tantôt adventices dont un corpus de mémoire littéraire se constitue ; ou encore sur ce qu’il y a d’élitiste, de restreint, d’exclusif dans la notion même de culture lettrée ; ou encore pourrionsnous oublier ce qu’est devenue maintenant l’idée de l’œuvre, foisonnante, fragmentée, éclatée, et la vision actuelle de la création littéraire dans son excitante insécurité. À l’écart des ambitions et des innovations esthétiques du premier tiers du xixe siècle, la réflexion critique mainstream de Thibaudet s’intéresse de préférence à la richesse du plein. Est-ce lui qui est vieilli et peut-être désuet, ou notre nouvelle lecture qui est trop marquée d’expérience et de rides ?
27Entre sa situation de parole et la nôtre il y a une distance. Ce n’est évidemment pas une distance de langue ou d’énonciation : au contraire le plaisir passe facilement et sans obstacle. Bien plus, la sécurité qui le porte et qui nous est devenue étrangère produit quelquefois en cours de lecture un effet d’ingénuité civilisée qui avive le charme. La distance, ici, tient très normalement au décalage dans le temps, qui charge notre lecture de préoccupations et de souvenirs ultérieurs. Toute plongée en arrière, toute reprise d’une œuvre réflexive un peu ancienne se joue à travers un pareil décalage, et c’est justement ce qui la rend imprévue dans ses effets et féconde. On ne sait pas comment l’œuvre retrouvée va s’altérer sous le questionnement d’une nouvelle lecture, ni en quoi elle va pouvoir nous changer. C’est bien pourquoi ce qui commence ou recommence n’est pas joué.
28Nous ne nous étonnons pas assez de ce qui arrive aux œuvres secondaires dans la mémoire. Commentateurs, présentateurs, facilitateurs ; historiens, philologues, érudits ; interprètes et critiques ; les très nombreux intercesseurs qui renforcent ou raniment la présence d’autres noms littéraires, sont eux aussi des noms dont la présence se transforme. Généralement, quelle que soit leur valeur, ils sombrent — et pourtant leur destin est loin d’être uniforme et tous ne disparaissent pas également. Ils ont souvent eux-mêmes besoin d’intercesseurs et il arrive que des intercesseurs s’occupent d’eux. Dans une lettre tardive, redisant une fois de plus : « Je pensais n’être pas lu avant 1880 ; j’ai renvoyé à cette époque les jouissances de l’imprimé », Stendhal ajoute assez dédaigneusement : « Quelque ravaudeur littéraire fera la découverte de mes ouvrages. » Il est clair que Stendhal, si conscient depuis Racine et Shakespeare de la sociologie historique du succès, ne voit que les conditions mentales de la rencontre future : il suffira que le public ait évolué. Il fait l’impasse sur les conditions concrètes, par exemple éditoriales, qui pourront rendre ses ouvrages accessibles au public, et surtout il ne reconnaît aucun rôle héroïque à l’intermédiaire. Lui qui compte se trouver promu une fois que les temps seront mûrs, il ne souhaite pas être présenté et révélé par un interprète privilégié, un Sartre ou un Nadeau. Un ravaudeur quelconque interviendra bien comme une utilité, mais surtout pas comme un intime ou comme un sauveur. Au fond c’est un personnage dont il n’aime pas l’idée.
29Si le ravaudage littéraire consiste à parler par écrit d’un autre écrivain ou d’autres œuvres, Thibaudet est un ravaudeur. Comme aussi ceux qui s’occupent aujourd’hui de Thibaudet. Et comme ceux qui viendront plus tard décrire ce mouvement de retour et en faire l’histoire, s’il y a lieu. À force d’accumuler redoublements et replis, le ravaudage, pris en ce sens, remplit l’air culturel. L’élément de réparation n’en est pas absent : lorsque Thibaudet s’aide de Thucydide pour dégager la cohérence des conflits, c’est en vue de recoudre la robe déchirée de l’histoire européenne ; et bien des retours d’intérêt sur des zones littéraires ou intellectuelles du passé, comme ici sur Thibaudet, tiennent un peu du rapiéçage en montant en relief une valeur précieuse sur un emplacement vide qui n’était même plus un emplacement. Mais réparer ou restituer n’est qu’un aspect du ravaudage, si l’on garde ce nom modeste à l’activité incessante qui anime la mémoire des lettres. Cette activité de brassage et d’analyse, tantôt historienne et érudite, tantôt appliquant un système, tantôt ouvertement essayiste, est à la fois secondaire et essentielle. La mémoire littéraire est tissée par le perpétuel mouvement second qui s’attache à préciser, démêler, étoffer, interpréter, bref à énoncer la valeur littéraire et à la renouveler en la reformulant. Dans ce grand murmure de commentaire dont les replis nourrissent les gains, il arrive que les guides de l’admiration deviennent eux-mêmes objets d’admiration, et de délaissement, et d’oubli. Et il arrive que ressurgisse la gloire fragile du ravaudeur.