Notes
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[1]
I. de Loyola, Constitutions et règles, IIIe partie, n° 288, in Écrits, traduits et présentés sous la direction de M. Giuliani, Paris, Desclée de Brouwer/Bellarmin, 1991, p. 465.
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[2]
J.-M. Valentin, Les jésuites et le théâtre (1554-1680). Contribution à l’histoire culturelle du monde catholique dans le Saint-Empire romain germanique, Paris, Desjoncquières, 2001, p. 36.
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[3]
Ces quelques lignes n’ont d’autre ambition que d’offrir un état de la question, tout en engageant quelques pistes de réflexion, nourries du travail que nous avons pu mener dans le cadre de notre thèse de doctorat : R. Dekoninck, Ad imaginem. Statuts, fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du xviie siècle, Genève, Droz, coll. Travaux du Grand Siècle, 2005. Ce sont les conclusions de ce travail que nous nous proposons de présenter ici.
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[4]
A. Girard, Les Peintures sacrées sur la Bible, Paris, A. de Sommaville, 1653 (3e éd.), « préface », n.p.
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[5]
Ibid.
-
[6]
Ibid.
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[7]
Ibid.
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[8]
Ibid.
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[9]
Les travaux de Marc Fumaroli, Anne-Élisabeth Spica, Florence Vuilleumier-Laurens et Lydia Salviucci Insolera ont permis de redécouvrir ce vaste et riche territoire de la pensée symbolique jésuite : M. Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res litteraria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, 2e éd., Paris, Albin Michel, 1994. A.-É. Spica, Symbolique humaniste et emblématique. L’évolution et les genres (1580-1700), Paris, Honoré Champion, 1996. F. Vuilleumier Laurens, La raison des figures symboliques à la Renaissance et à l’âge classique. Études sur les fondements philosophiques, théologiques et rhétoriques de l’image, Genève, Droz, 2000. L. Salviucci Insolera, L’Imago primi saeculi (1640) e il significato dell’immagine allegorica nella Compagnia di Gesu : genesi e fortuna del libro, Rome, Pontificia Università Gregoriana, 2004. Nous renvoyons également à la thèse d’Agnès Guiderdoni-Bruslé : De la figure scripturaire à la figure emblématique. Emblématique et spiritualité (1540-1740), Leuven-Paris IV-Sorbonne, 2002 (à paraître).
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[10]
Nous nous permettons de renvoyer à notre article : R. Dekoninck, « Liber idiotarum ou lingua universalis ? L’image comme langage dans la littérature jésuite du xviie siècle », Littératures classiques, 50 (2004), p. 329-347.
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[11]
Voir, entre autres, C. Mouchel, « Les rhétoriques post-tridentines (1570-1600) : la fabrique d’une société chrétienne », Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne 1450-1950, M. Fumaroli (dir.), Paris, PUF, 1999, p. 431-480. B. Bauer, Jesuitische « ars rhetorica » im Zeitalter der Glaubenskämpfe, Frankfurt, Peter Lang, 1985.
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[12]
N. Caussin, Eloquentiæ sacræ et humanæ parallela, Parisiis, apud J. Libert, 1643, p. 190.
-
[13]
Ibid., p. 132-133.
-
[14]
Voir E.H. Gombrich, « Icones symbolicæ. L’image visuelle dans la pensée néoplatonicienne », Symboles de la Renaissance, D. Arasse et G. Brunel (éd.), Paris, PENS, 1976, p. 17-29.
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[15]
J. Masen, Speculum imaginum veritatis occultæ…, Coloniæ Ubiorum, Kinchius, 1650.
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[16]
C.-F. Ménestrier, La philosophie des images enigmatiques…, Lyon, Hilaire Baritel, 1694, « Preface », n.p.
-
[17]
Ibid.
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[18]
Il y a glissement d’une conception essentialiste de l’image vers une logique « fonctionnaliste » qui est celle de l’adaptation aux circonstances de lieu et de temps. Car c’est, en définitive, le contexte événementiel et spatial dans lequel l’image s’insère qui décidera de son sens, ce qui rencontre parfaitement les préoccupations de Ménestrier plus soucieux de déterminer les différents domaines d’application de l’image et d’en fixer les fonctions, infiniment variables selon les usages, que d’en proposer une définition. Si le sens n’est pas intrinsèque à la figure, c’est qu’il dépend de son application, de son contexte d’apparition.
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[19]
Ibid., p. 106-107.
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[20]
F. Vuilleumier Laurens, op. cit., p. 310.
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[21]
C.-F. Ménestrier, op. cit., p. 3-4.
-
[22]
Ibid., p. 103.
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[23]
Ibid., « préface », n.p.
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[24]
Voir P.-A. Fabre, Ignace de Loyola. Le lieu de l’image. Le problème de la composition de lieu dans les pratiques spirituelles et artistiques jésuites de la seconde moitié du xvie siècle, Paris, Vrin, 1992.
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[25]
I. de Loyola, Exercices spirituels [47], in Écrits, op. cit., p. 78-79.
-
[26]
Pour Louis Richeome, il « n’est pas mal à propos d’avoir devant ses yeux les images des matieres à méditer, qui soyent à la place de ces representations [intérieures], pour ceux qui ne le peuvent faire d’eux-mêmes. Cet essay est tres-utile pour mediter attentivement ; car par sa peinture il plante & arreste l’imagination, faculté volage & fuyarde, sortant le plus souvent hors de la maison sans congé & tirant apres soy nostre pensée sans que elle y pense, aussi loing de sa butte que le Nort est loing du Midi » (Le Pelerin de Lorete accomplissant son voeu faict a la glorieuse Vierge Marie Mere de Dieu…, Arras, Guillaume de la Riviere, 1604, p. 64).
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[27]
J. Nadal, Adnotationes et meditationes in Evangelia quæ in sacrosancto missæ sacrificio toto anno leguntur…, Antverpiæ, Martinus Nutius, 1595.
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[28]
J.-M. Chatelain, Livres d’emblèmes et de devises, une anthologie (1531-1735), Paris, Klincksieck, 1993, p. 37.
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[29]
Trois ouvrages nous semblent particulièrement bien illustrer cette conversion, même si chacun témoigne d’une sensibilité spirituelle différente : A. Sucquet, Via vitæ æternæ iconibus illustrata per Boëtium A Bolsweert, Antverpiæ, typis Martini Nutij, 1620. H. Hugo, Pia desideria emblematis elegiis et affectibus S.S. patrum illustrata, Antverpiæ, vulgauit Boëtius a Bolswert, typis Henrici Aertssenii, 1624. H. Engelgrave, Lux Evangelica sub velum sacrorum emblematum recondita in Anni Dominicas, Antverpiæ, Apud Viduam et Hæredes Ioannis Cnobbari, 1648.
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[30]
J. Bourgeois, Mysteres de la vie, passion, et mort de Jesus Christ nostre Seigneur…, Anvers, Henry Ærtssens, 1622, p. 21.
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[31]
Ibid.
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[32]
L. Richeome, Trois discours pour la religion catholique : des miracles, des saints, des images, Bordeaux, S. Millanges, 1597, p. 412.
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[33]
J. Masen, op. cit., p. 74.
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[34]
A. Sucquet, Le Chemin de la vie eternelle, Anvers, Ærtssens, 1623, p. 5.
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[35]
A. Gagliardi, Commentaire des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola (1590), F.J. Legrand (trad.), Paris, Desclée de Brouwer/Bellarmin, 1996, p. 39.
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[36]
J. Bourgeois, op. cit., p. 22.
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[37]
L. Richeome, Trois Discours, op. cit., p. 577. « Les passions, la joye, la tristesse, la volupté, la colere, la vieillesse, le temps, le sommeil, la mort & choses semblables prennent corps & couleur de l’art, en ceste mesme façon pour se montrer à noz sens. Et c’est en tels subjets que les poëtes & peinctres donnent carriere de plume & de pinceau, à leurs fantasies ; & ou les Ægyptiens rencontroyent heureusement par aenigmes & Hieroglifes » (ibid., p. 576-577).
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[38]
Ibid.
-
[39]
Ibid., p. 578-579.
-
[40]
C.-F. Ménestrier, op. cit., p. 160.
-
[41]
L. Richeome, Tableaux sacrez des figures mystiques du tres auguste Sacrifice et Sacrement de l’Eucharistie, Paris, Laurent Sonnius, 1609, p. 3.
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[42]
J. Masen, op. cit., p. 440.
-
[43]
C.-F. Ménestrier, op. cit., p. 98.
-
[44]
J.-M. Chatelain, « Lire pour croire : mises en texte de l’emblème et art de méditer au xviie siècle », Bibliothèque de l’École des Chartes, 150 (1992), p. 322-351.
« Chercher et trouver dieu en toutes choses »
1« Chercher et trouver Dieu en toutes choses » [1], cette expression d’Ignace de Loyola a pu servir de mot d’ordre à une forme de spiritualité engagée dans le monde incarné du divin. Couplée au fameux préambule des Exercices spirituels, consistant à se représenter le lieu de la méditation, cette idée qui veut que « le visible soit le sacrement de l’invisible » [2], c’est-à-dire la pierre de touche de la Vérité, a très tôt été perçue comme l’un des signes les plus éclatants de l’iconophilie jésuite, voire l’un des facteurs déterminants dans la promotion contre-réformée d’une spiritualité visuelle et sensible, favorable à l’épanouissement des arts plastiques. Il convient toutefois de questionner ce qui est devenu une évidence, celle d’une « politique » ou « pensée » jésuite de l’image, dont il reste à déterminer la nature et les modalités d’expression. Nous le ferons en interrogeant plus particulièrement les interactions entre l’ars symbolica et l’ars meditandi jésuites [3].
2Commençons par souligner qu’il n’est chez Ignace nulle part question de symbolisme ou de symbolique. Même si une certaine herméneutique spirituelle sous-tend sa quête de Dieu dans l’expérience quotidienne, ce n’est toutefois pas à un jeu de piste à travers les hiéroglyphes de la Création que nous convie le saint. Sa spiritualité est plutôt nourrie d’une vision en quelque sorte « pragmatique » du monde, où toute chose et toute circonstance sont le prétexte à de pieuses cogitations, qui ne poursuivent qu’une seule finalité : louer et servir Dieu de manière à sauver son âme. L’idéal d’une méditation prise dans le monde ne se laisse donc pas confondre avec une prospection hermétique des signes visibles de la présence de Dieu. Il n’en reste pas moins que les héritiers du fondateur de la Compagnie de Jésus firent de son exhortation à user de toutes choses pour servir Dieu et de s’en aider pour atteindre son salut la marque même d’une spiritualité tournée vers la contemplation de l’image de Dieu dans le monde.
3Ainsi, dans la préface de ses Peintures sacrées sur la Bible [4], le Père Antoine Girard attribue à Ignace cette volonté de tirer parti de chaque chose pour s’approcher de Dieu et s’engager à son service :
C’estoit aussi la maxime de saint Ignace, qu’il falloit spiritualiser toutes choses, & prendre occasion des creatures qui se presentent, d’élever souvent, & mesme tousjours, s’il est possible, nostre esprit à Dieu, puisqu’il ne s’en trouve pas une, quelque petite qu’elle puisse estre, qui ne nous porte à nostre devoir, & ne nous apprenne à connoistre Dieu, à l’aimer, & à le servir fidellement en ce monde. [5]
5Les propos de Girard illustrent parfaitement la nature de la spiritualité jésuite : plutôt que de sonder les profondeurs signifiantes du monde créé, il s’agit de tirer profit de la moindre chose pour nourrir de pieuses cogitations, l’expression « spiritualiser toute chose » laissant supposer que le sens n’est pas immanent à la Création, qu’il ne préexiste pas au travail de la méditation, laquelle n’est pas tant une herméneutique qu’une rhétorique, c’est-à-dire un dispositif d’images éloquentes dont la lumière surnaturelle de la foi peut se dispenser, mais dont l’homme charnel, guidé par la lumière naturelle de la raison, pourra s’aider pour élever son esprit vers Dieu.
6Dans la suite de sa préface, Girard déploie toutes les métaphores qui sont traditionnellement d’usage pour décrire la manière dont la Création fait signe vers le Créateur. À côté des traditionnelles métaphores de l’« échelle mystérieuse, dont les créatures sont les échelons », et du livre « où chacun peut lire quelque trait […] de toutes les perfections du Créateur », apparaît la figure du miroir, traitée ici de façon assez originale :
Le monde est à quelques-uns un beau miroir, où ils voyent sans peine les perfections de son Autheur, mais à quelques autres c’est une peinture enigmatique, où ils ne voyent goute, & dont ils ne sçavent pas le secret ; c’est pour eux comme un miroir enchanté, qui signifie toute autre chose que celle qu’il represente. [6]
8À ceux qui n’ont pas accès à la pleine vision de la perfection divine, le monde apparaît comme une peinture secrète, qui a en commun avec le miroir énigmatique paulinien de signifier tout autre chose que ce qu’elle représente. Ce n’est pas le monde en soi qui est énigmatique, mais c’est l’homme qui n’en saisit plus le sens, raison pour laquelle Girard fait référence à l’artifice pictural pour exprimer l’inévitable médiation dans la quête de la Vérité.
9Le moyen ne peut toutefois se transformer en fin, ce qui arrive lorsqu’on se laisse fasciner par la beauté du reflet ou par les apparences de la peinture, bref lorsqu’on s’arrête à la surface des choses. Aussi Girard met-il en garde contre toute contemplation de la réalité pour ellemême. Si l’on scrute le monde à la façon dont on contemple une peinture ou un miroir, il faut à chaque fois dépasser le sens phénoménal, car la pure appréhension visuelle, perception naïve qui est celle de l’enfant, ne suffit pas pour sonder le sens profond de ces symboles qui mènent à la connaissance divine :
[…] afin de ne ressembler pas aux enfans qui se contentent de voir les traits de quelque peinture sans en sçavoir l’explication, ou les faces de quelque miroir sans en connoistre la verité, […] nous devons contempler les creatures, non pour nous arrester à la veuë ny à la contemplation des creatures, mais afin de nous en servir comme de marches, pour arriver heureusement à la connoissance & à l’amour du Createur. En quoy cette vie differe de l’autre : car en cette vie nous devons voir le Createur dans les creatures, au lieu qu’en l’autre nous verrons les creatures dans le Createur. Alors l’essence Divine nous representera comme un miroir volontaire toutes les creatures qu’il luy plaira, au lieu qu’à present les creatures nous representent comme des peintures enigmatiques le Createur [7].
11Les « instructions muettes et prédications tacites » [8] du liber mundi doivent donc être déchiffrées ; pour le dire en termes augustiniens, la res doit être reconnue en tant que signum. Comme le suggère le début de cette citation, les propos de Girard font immanquablement penser à l’argument inlassablement répété par les auteurs catholiques engagés dans le débat avec les protestants au sujet du statut de l’image sacrée : avant d’être un assemblage de formes et de couleurs, l’image est un signe qui renvoie à son modèle. Ce qui vaut pour le monde créé vaut pour l’image, et inversement, comme c’est le cas ici, puisque la peinture comme artefact permet de penser et de régler le rapport à la nature. Alors que l’image du « miroir volontaire », dans lequel toutes les créatures viendront se refléter, exprime la condition de la vision béatifique (vision des créatures dans le Créateur), la métaphore de la peinture, assimilée à un « miroir enchanté », désigne la condition de la vision terrestre, condamnée à errer dans la forêt des énigmes, à travers lesquelles se laisse entr’apercevoir le Créateur (vision du Créateur dans les créatures).
De la théologie symbolique à la tropologie rhétorique
12Les propos synthétiques de Girard, bien que de date tardive, peuvent servir de point de référence dans l’étude de la symbolique jésuite, telle qu’elle se laisse découvrir dans les nombreux traités des Pères de la Compagnie qui ont ainsi largement contribué à l’élaboration d’une ars ou philosophia symbolica au xviie siècle [9]. Le constant échange entre le miroir et la peinture, autrement dit entre l’image naturelle et l’image artificielle, que l’on vient de voir à l’œuvre chez Girard, caractérise assez bien la pensée iconologique de ces auteurs. Celle-ci prend en effet son départ dans une réflexion sur la langue originelle du monde identifiée à l’image : l’enfance du langage, c’est l’image, une image qui faisait au tout début corps avec le monde, pur reflet du divin, avant que la Chute ne jette un voile d’énigme sur la Création.
13Dans cette perspective archéologique, le hiéroglyphe a pu apparaître comme la forme la plus proche de l’antique langue adamique. En tant que voie d’accès aux vérités divines, l’écriture hiéroglyphique, condensé scripto-visuel, représente le plus fidèle vestige de cette langue sublime, idéale parce qu’idéelle. Mais plutôt que de chercher à recréer celle-ci, il s’agira, pour nos auteurs jésuites, de fonder, sur le modèle de ce signe parfait que représente le hiéroglyphe, une lingua universalis qui s’imposerait par sa plus grande éloquence [10]. On touche là à un point essentiel de la contribution des jésuites à la théorie du symbole, contribution qui en fait, d’une part, les héritiers des premiers humanistes déjà animés par cet idéal de la langue parfaite reposant sur la construction d’une symbolisation logique, et, d’autre part, les initiateurs d’une conception plus nettement rhétorique du symbole, dont les effets comptent désormais plus que la valeur ontologique ou herméneutique. Leurs spéculations sur la langue divine et son mode de transmission par le signe hiéroglyphique sont en effet moins dirigées vers la contemplation des vérités révélées sous le voile des symboles divins, inscrits dans la Nature ou l’Écriture sainte, que vers la constitution d’une langue nouvelle, calquée sur le modèle des antiques images signifiantes et tournée vers l’action efficace dans le monde. Plus fondamentalement, on assiste à un déplacement des réflexions hermétiques sur la langue originelle vers une réflexion sur l’éloquence de l’image symbolique, qui n’entretient plus qu’un lien ténu avec la Prisca Theologia. Assimilée aux figures du discours, l’image symbolique quitte ainsi progressivement le champ théologique et exégétique de la figura pour gagner celui de la persuasion rhétorique, adaptée aux nouveaux objectifs qui sont devenus ceux d’une Église conquérante, entièrement engagée dans la propagatio fidei [11]. Finalement, on pourrait dire, en forçant quelque peu les traits, qu’il ne s’agit plus tant de penser l’image en référence au langage que de penser le langage à partir de l’image.
14L’ œuvre des principaux théoriciens jésuites de l’image s’inscrit dans le droit fil de ce mouvement de rhétoricisation du symbole et d’emblématisation de la figure rhétorique. Les Eloquentiæ sacræ et humanæ parallela du Père Nicolas Caussin, somme rhétorique publiée pour la première fois en 1619, en offrent un bon exemple. L’origine divine commune à l’image symbolique et à l’éloquence sacrée y est clairement posée, ces deux modes d’expression s’offrant ainsi comme les moyens les plus efficaces pour s’approcher du Verbe divin. « Pour posséder au plus haut degré les auditeurs », l’orator christianus ou theorhetor doit recourir à une éloquence pleine de decorum ; et pour ainsi briller, il usera des figures symboliques qui « ont la plus grande grâce pour donner du brillant aux séquences oratoires » [12]. Quelle que soit la forme que prenne la « figure de similitude » (symbole, énigme, emblème, parabole, apologue ou hiéroglyphe), elle constitue dès lors la pierre angulaire de l’éloquence. Le symbole n’est plus qu’un ornement serti dans le discours pour en rehausser la splendeur, laquelle ne se donne plus tant comme le lointain reflet du Verbe divin que comme la marque de l’inventivité humaine cherchant à habiller la vérité plutôt qu’à la dévoiler, de telle manière à la rendre la plus agréable possible et par là-même la plus persuasive qui soit. Autrement dit, le symbole n’est plus un mode d’être de la vérité mais un moyen plaisant de l’exposer :
[…] de même que beaucoup de corps, vus à travers un morceau de verre ou d’ambre resplendissent bien plus agréablement, de même la vérité plaît bien plus lorsqu’elle resplendit au travers des images et des symboles. […] je ne sais quoi dans la subtilité de l’invention, et l’expressivité de l’image, touche particulièrement plaisamment les sens, et, tout en plaisant, persuade plus efficacement [13].
16L’image symbolique sollicite la puissance imaginative du spectateurlecteur, sa libre « pénétration d’esprit », l’invitant à une lecture non plus métaphysique mais poétique du monde, dont la visée reste fondamentalement morale, visée qui n’a plus grand chose en commun avec l’ésotérisme et le gnosticisme de la sapientia hieroglyphica. Elle est devenue un moyen et non plus une fin. Elle agit sur les sens pour mieux délivrer le Sens, compris à la fois comme signification et direction, car elle doit être tout autant agissante que signifiante. On s’éloigne ainsi d’une conception néoplatonicienne valorisant une connaissance intuitive de la vérité révélée par l’image [14], pour se rapprocher d’une conception logique et rhétorique, ouvrant la voie à une scientia imaginum. S’il y a theoria du symbole ce n’est donc plus au sens étymologique d’une contemplation de la Vérité qui viendrait s’incarner dans ses attributs, mais au sens d’une construction d’un savoir non plus de ou sur l’image mais par l’image.
17Ce déplacement se retrouve dans le Speculum imaginum de cet autre grand iconologue jésuite, Jakob Masen [15]. La métaphore spéculaire, inscrite au cœur de ce traité, ne renvoie plus vraiment au speculum mundi, mais connote plutôt la nature et la fonction de l’image figurée. Les res creatæ ne servent plus que de matériaux pour élaborer les res pictæ, lesquelles peuvent trouver une source d’inspiration aussi bien dans la Bible que dans la mythologie ou l’histoire. En jouant sur les paradoxes et les oppositions, en introduisant une tension entre le simile et le dissimile, l’imago figurata conserve une obscurité relative qui a pour principal effet de retenir l’attention pour aussitôt l’inciter au déchiffrement ingénieux des significationes translatæ. Car plutôt que de figer le regard, fasciné par la beauté obscure de l’objet, l’image figurée l’aide à traverser les apparences, à lui faire découvrir le sens intelligible au-delà du sensible, mouvement de transitivité qui, rappelons-le, est au cœur même de la définition chrétienne de l’image conçue comme symbole. Il est vrai que, par un excès d’opacité, l’effet de fascination peut être tel qu’on ne puisse plus se défaire du mystère de l’image, raison pour laquelle l’obscurité doit demeurer relative, c’est-à-dire laisser un coin du voile levé pour laisser entrevoir la vérité cachée. L’ingéniosité des compositions symboliques, dont la finalité est avant tout persuasive, ne doit jamais l’emporter sur la clarté qu’exige la transmission de la vérité voilée-révélée. Le souci majeur de Masen, comme celui des autres iconologues jésuites, n’est plus de s’adresser, à l’instar des prêtres de l’ancienne Égypte, à un public d’initiés, seuls capables de comprendre les mystères cachés sous le voile des symboles, mais de proposer un message universel prodiguant, sous une forme plaisante et pleine d’esprit, un enseignement essentiellement d’ordre moral. Car c’est à une réforme de la vie, intérieure et extérieure, que doivent conduire la création et l’interprétation des symboles, et non à une quelconque révélation extatique. L’esthétique de la figure est bien toujours asservie à une fin éthique. Le plaisir suscité par les jeux de l’Esprit doit finalement contribuer au docere et au ducere, à l’enseignement des vérités de la foi et à la conduite d’une vie chrétienne dans le monde.
18Un même idéal sous-tend l’œuvre de Claude-François Ménestrier qui vient parachever l’histoire de l’ars symbolica jésuite, en le poussant jusqu’à ses plus extrêmes formalisations. En remontant, lui aussi, aux temps primordiaux qui sont ceux de l’origine de la religion, il ne cherche pas vraiment à fonder le signe en essence, mais plutôt à asseoir le prestige de l’image énigmatique en lui donnant une origine divine et en légitimant par là même sa place centrale dans tout processus noétique. Toutes les activités de la pensée ont une même origine figurative, qui n’est autre que ce mode de métaphoricité matriciel duquel est née la religion. Sous sa forme énigmatique, l’image devient ainsi à la fois la condition de possibilité et la limite même de toute connaissance. Comme chez la plupart de ses prédécesseurs, il y a chez lui un refus du voile et du secret, qui témoigne d’une méfiance à l’égard des sciences occultes voulant faire passer l’ignorance humaine pour un savoir mystérieux, subterfuge dénoncé comme un moyen d’exercer un pouvoir en imposant des vérités mensongères : « les hommes ont trouvé l’adresse de se faire un merite de leur ignorance, en la rendant misterieuse. Ils se sont même fait des Arts & des Sciences dangereuses de ces tenebres affectées. […] Ces ambiguitez sont d’un grand secours à l’ignorance : elle se sert de cet artifice pour couvrir ses défauts » [16]. Aussi Ménestrier préfère-t-il s’en tenir à l’étude des « Enigmes licites » dont il cherche à « donner les règles […] pour enseigner la Methode de les proposer & de les expliquer dans les Colleges où elles sont en usage » [17]. C’est là un autre trait caractéristique de la symbolique jésuite : la constitution d’une théorie du signe iconique entièrement vouée à son « application ingénieuse » et « spectaculaire » [18].
19Après avoir rappelé les fondements énigmatiques de la religion, Ménestrier prend donc bien soin de distinguer les mystères sacrés des inventions ingénieuses de l’iconographe, les premiers renvoyant à une réalité en soi énigmatique, tandis que les seconds ne désignent que des créations qui se veulent énigmes :
Ainsi, comme j’ai déjà remarqué, tout ce qui de soi-même est obscur, impenetrable, misterieux, au-dessus de nos connoissances, ne peut être matiere des Enigmes : comme les Prophéties, les Oracles, les Mysteres de nôtre Religion, les questions abstruses de Theologie, &c qui sont bien questions énigmatiques, mais qui ne sont pas Enigmes, si ce n’est en tant qu’elles sont impenetrables. C’est pour cela que j’ai mis dans la définition mystere ingenieux, pour faire entendre que c’est l’esprit qui fait du mystere où il n’y en a pas, au lieu que l’autre ne dépend pas de l’esprit, mais se tient du côté de la nature même de la chose [19].
21Tout le mystère ontologique de l’énigme s’est dissipé au profit d’un art ingénieux qui rend mystérieuse une vérité pour le divertissement de l’esprit, lequel aura vite fait d’en percer le secret, rendant ainsi l’idée révélée plus vive et plus prégnante. Comme l’écrit Florence Vuilleumier-Laurens, « en quittant définitivement le temple pour le salon, limitée à un jeu de société, l’énigme n’est plus qu’un pur exercice rhétorique destiné pour le plaisir de l’esprit à obscurcir le clair, à compliquer le simple, à valoriser le banal » [20]. De la vocation herméneutique du signe symbolique et de la science qui prend en charge son étude (déchiffrer le liber naturæ ou le speculum mundi), il ne reste plus qu’un art agréable, inventant et mettant en scène des symboles, passe-temps savant pour un public mondain et cultivé. L’énigme, écrit encore Ménestrier, est « un discours obscur & subtil, dont l’obscurité est une obscurité affectée & recherchée ; car autrement toute obscurité en quelque chose que ce soit est un défaut […] » [21]. Il s’agit donc d’un signe intentionnellement produit pour enseigner en plaisant, « d’un jeu d’esprit, qui cherche à donner du plaisir en donnant de la peine » [22].
22Les auteurs de la Compagnie ont ainsi contribué à jeter les fondements d’une iconologie moderne cherchant à opérer la synthèse entre héritage antique et tradition chrétienne, symbolique profane et symbolique sacrée. Leurs œuvres sont marquées par un déplacement notable des préoccupations herméneutiques, voire hermétiques, vers des considérations d’ordre esthétique et éthique. On passe insensiblement d’une science sacrée à un art profane, qui consiste à inventer et à composer des images destinées à stimuler l’ingéniosité du décrypteur et à démontrer le talent du créateur. D’une science exégétique de la compréhension et de l’explicatio des signes divins inscrits dans la Création et l’Écriture sainte, on glisse vers un art « poétique » proposant à l’œil de l’esprit mais aussi du corps des images plaisantes et porteuses d’une haute vérité, images dont le Monde ou la Bible n’offrent plus que des modèles. Au critère de véracité succède celui de l’efficacité. C’est moins le Vrai qui compte que le Bien, et celui-ci s’obtient par la force du Beau. Dépossédée de sa force magique, l’image gagne ainsi en pouvoir persuasif. Elle n’est plus une réalité en soi, mais une médiation agréable, flattant la vue, d’où le déplacement d’intérêt de son être propre vers les relations et interactions qu’elle suscite, et à la place centrale qu’elle occupe dans la cognition humaine. Selon le bel anagramme proposé par Ménestrier, le caligo (« je cache »), qui était la condition de toute science, se renverse en logica [23].
La composition des res incorporeæ
23Cette théorie du symbole trouva son principal terrain d’application dans la culture du spectacle dont Ménestrier s’est fait le théoricien et praticien. Cela est suffisamment connu. Mais qu’en est-il de son implication dans la littérature spirituelle jésuite ? Commençons pas rappeler le rôle de la fameuse composicion viendo el lugar dans le texte spirituel fondateur de la Compagnie de Jésus : les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola. Le plus souvent intercalée entre le rappel de l’histoire et la demande « de ce que je veux », la composition de lieu constitue le second prélude de la méditation ignatienne. Deux types de composition de lieu sont possibles. Il y a, d’une part, celles qui conviennent aux méditations « de ce qui est visible », comme le sont les méditations sur les mystères de la vie du Christ des deuxième, troisième et quatrième semaines [24], où le retraitant est appelé à contempler des « choses corporelles » (re corporea) dont il imagine préalablement le « lieu matériel » [25]. Quant aux contemplations « de ce qui est invisible », c’est-à-dire privées d’objets extérieurement posés, tels les péchés, le lieu à composer sera ce « composé d’âme et de corps » dont parle, avec insistance, Ignace. C’est le cas de tous les exercices « purgatifs » de la première semaine où l’exercitant doit s’imaginer comme aliéné à lui-même, comme enfermé dans son corpsprison.
24Les suiveurs d’Ignace insisteront sur l’utilité de cette composition de lieu qui permet de soutenir l’attention de l’âme et de contenir l’imagination qui se retrouve comme attachée (quasi alligata phantasia) à l’objet de la méditation. La reconnaissance de ces avantages s’accompagne toutefois d’une mise en garde contre les efforts excessifs que demande à certains un tel exercice imaginatif. Donner une trop grande place à l’imagination, c’est faire courir le risque à ceux qui ont l’imagination déficiente et pauvre de dépenser trop d’énergie dans la représentation mentale des mystères, et à ceux qui ont l’imagination trop vive de s’égarer dans des visions trompeuses, l’adhésion au sujet étant telle qu’il y a confusion entre ces images et la réalité de ce qu’elles représentent ; ne lui concéder aucune place revient en revanche à promouvoir une spiritualité iconoclaste et à se couper ainsi de la masse des fidèles peu sensibles à une telle piété désincarnée. La solution qui va tendre à s’imposer pour remédier aux difficultés intrinsèques à cet exercice, épuisant pour les imaginations impuissantes et aveuglant pour les imaginations trop vives, sera de proposer à l’exercitant d’user des images concrètes sous les yeux au moment de la méditation [26]. Car on ne pouvait se contenter du seul souvenir des images déjà vues, l’imagination venant parasiter le travail de la mémoire, laquelle engendre des images mentales en perpétuelles transformations, soumises aux phénomènes psychiques de déplacement et de condensation. Contre les dangers d’une mémoire labile et d’une imagination fantaisiste, un « arrêt sur image » s’imposait donc afin d’assister la première et de brider la seconde.
25Ainsi les méditations évangéliques ont-elles trouvé une illustration, dont le modèle sera fourni par les Adnotationes et meditationes in Evangelia de Jérôme Nadal [27]. Ce fils spirituel d’Ignace y propose des exercices spirituels qui sont ancrés dans des gravures décomposées en une série de points, chacun marqué d’une lettre renvoyant à une légende. Un tel dispositif donne à voir les mystères évangéliques afin que l’intelligence puisse aisément les parcourir et en découvrir le sens profond, dont doit s’emparer la volonté pour en tirer tous les fruits spirituels. Peut-on pour autant parler de structure emblématique à propos de ce genre de recueils de méditations illustrées ? Plus que le point de vue formel, ce qui compte ici c’est le dispositif herméneutique mis en place pour transformer la réalité du récit évangélique en un trope symbolique. Le texte vient en effet mettre en doute l’évidence des gravures réalistes qui ne semblent dissimuler aucun sens emblématique. Ce que dit J.-M. Chatelain du réalisme de la figura dans certains livres d’emblèmes est ici d’application : « la figure de l’emblème n’est pas nécessairement une figure dont l’allégorisme est donné d’emblée : il peut s’agir d’une figure d’essence a priori réaliste, dont l’allégorisme est à conquérir » [28].
26Une autre voie est cependant possible lorsque la réalité spirituelle que recèle la Bible est elle-même mise en image, conversion symbolique que l’on découvre dans une série de recueils de méditation de la première moitié du xviie siècle, recueils dont les illustrations ne rendent plus compte du symbolisme sous-jacent à la réalité historique des scènes bibliques représentées, mais dévoilent elles-mêmes le sens en recourant à des fictions symboliques ou allégoriques. La signification n’est plus révélée à travers l’image, mais c’est l’image, devenue clé herméneutique, qui par ses propres moyens, complétés par ceux du texte, pointe vers ce sens caché [29].
27On rejoint là le deuxième type de composition de lieu proposé par Ignace de Loyola. Les compositions de lieux visibles, comme le sont ceux de la vie du Christ, font place aux compositions de lieux invisibles, qui consistent à donner une image des vérités abstraites. Comme l’écrit le Père Jean Bourgeois, il ne s’agit plus ici de composer des « choses corporelles, ou quelque histoire », mais des « choses spirituelles, sans corps et qui ne puissent estre imaginées » [30]. Pour ces dernières, « il faudra s’aider de quelque similitude des plus voisines et conformes à la nature de la matiere ; car nous ne pouvons concevoir les choses spirituelles, qu’à la façon des corporelles » [31]. De même, pour Louis Richeome, il n’est plus ici question de peindre les choses en « leur naïve ressemblance » ni à « l’imitation de ce qui sera advenu et raconté par l’histoire », mais par « similitudes », c’est-à-dire par ces « figures mystiques sagement controuvées, pour signifier quelques qualitez de la chose ; bien que telles figures ne se trouvent en elle realment, mais seulement par analogie et semblance » [32]. On quitte donc le domaine de l’allegoria in factis, c’est-à-dire celui du symbolisme des événements historiques rapportés par l’Écriture sainte, pour s’engager dans le champ de l’allegoria in verbis, c’est-à-dire dans celui des images nées de l’imaginaire humain, en vue de rendre compte de l’invisible, « fictions poétiques ou similitudes matérielles » [33] dans lesquelles la relation symbolique ne s’établit plus entre deux référents mais entre ce qui est dit ou peint et ce qui est signifié. Avec l’aide de l’imagination, l’intelligence aura donc à « se feindre et imaginer » la chose spirituelle « comme si elle estoit representée en quelque façon comme a coustume de concevoir humainement » [34]. Si la composition des res incorporeæ poursuit un même objectif que celle des res corporeæ, celui de « disposer l’esprit à s’appliquer à la matière qu’il doit méditer » [35], elle diffère donc quant au mode de figuration, différence qui a d’importantes répercussions sur la nature et les finalités de la méditation.
28Les méthodes d’oraison mettent ici aussi en garde contre les excès de l’imagination, d’autant plus libre qu’elle travaille sur des réalités invisibles. Elle risque à tout moment de se « bâtir des châteaux en Espagne » [36]. Plus encore que dans le cas des contemplations visibles, l’image concrète doit donc aussi bien réfréner les élans de l’imagination que soutenir ses faiblesses. Sa principale fonction, pour Richeome, sera d’instruire en incarnant les idées : « Ceste maniere de feindre & peindre, est fort propre pour enseigner : car elle met la chose devant les yeux en luy donnant corps. » [37] Et cette vue aidera également la mémoire « pour la vive impression qu’elle engrave en l’ame » [38]. Or le Père français prend pour exemples de ce type d’images les hiéroglyphes des Égyptiens, mais aussi les visions de saint Jean qui « fort souvent cache en communiquant, et communique en cachant, plusieurs grands mysteres aux oreilles des auditeurs, soubs le voile de telles fictions faictes par paroles. Les peintres en font des tableaux et imitent ces visions et fictions avec les couleurs, pour en faire part aux yeux » [39]. L’image symbolique, théorisée dans les traités jésuites, apparaît, on le voit, comme la mieux adaptée pour rendre compte de l’invisible. Les représentations narratives ne peuvent en effet y contribuer d’elles-mêmes, comme l’avance Ménestrier :
Car si je vois un Tableau de Moyse exposé sur les eaux, de Job couché sur un fumier, d’une Vierge qui tient un enfant Jesus, […] comment puis-je reconnoître que c’est une Enigme, n’y aïant rien d’enigmatique, et qui ne soit propre à representer une Histoire, un Mistere sacré, une Fable, ou un evenement de l’Histoire, comme nous avons accoutûmé de les representer. [40]
30Pour figurer des « réalités incorporelles », il faut dès lors recourir au symbolisme de cette « figure mystique » que Richeome définit comme étant « une chose faicte ou dressee pour en representer ou signifier une autre » [41]. Cette définition aristotélicienne de la métaphore convient également pour l’imago figurata d’un Masen, désignant un « objet créé, physique ou moral, apte à représenter ingénieusement, par trope, une chose différente de lui-même » [42], ou encore pour l’« image savante » d’un Ménestrier qui « outre l’objet qu’elle nous presente nous conduit à la connaissance de quelque autre objet que celui qui frappe nos yeux » [43]. Seul ce genre de signe figuré ou transposé, entretenant avec son référent une relation de dissemblance-ressemblance, est à même de prévenir toute espèce de confusion entre l’idée et son incarnation visuelle. En jouant sur les paradoxes et les oppositions, en introduisant une tension entre le simile et le dissimile, l’image symbolique résiste au regard, l’incitant à traverser les apparences pour découvrir des significationes translatæ, c’est-à-dire un sens intelligible au-delà du sensible.
31Différentes catégories d’images ont pu incarner cette imago figurata : le hiéroglyphe, l’énigme, la devise ou l’emblème, selon la classique répartition de l’ars symbolica, depuis l’image la plus obscure jusqu’à la plus claire. Parmi elles, l’emblème, à cause de sa vocation didactique, est certainement celle qui a été le plus abondamment exploitée dans la littérature spirituelle jésuite. La structure emblématique a en effet pu apparaître comme l’une des formes les mieux adaptées à une mise en pratique et à une diffusion des techniques d’oraison mentale, mais aussi comme un moyen efficace de renforcer l’encadrement théologique de la méditation, comme l’a très bien montré J.-M. Chatelain [44].
Conclusions
32Donner de l’esprit aux images, tel semble bien être l’enjeu majeur de la « rhétorique des peintures » et plus largement du discours sacré dans la littérature illustrée jésuite. Le corps de l’image a besoin d’une âme, comme ne cessent de le répéter les préfaces aux livres d’emblèmes depuis le xvie siècle, désignant par là la nécessité d’un composé scripto-visuel au cœur de toute économie symbolique. Ce principe ne prend cependant tout son sens qu’une fois replacé dans le cadre de l’anthropologie chrétienne. Si l’homme a été créé ad imaginem et similitudinem Dei, il est une image en devenir, qui ne peut regagner sa ressemblance que par le libre exercice de sa raison et de sa volonté, tendue vers la connaissance et l’union avec Dieu. Avant de désigner un état, la ressemblance indique donc un processus, processus qui est celui de l’imitation, dont le modèle par excellence est le Christ, Image la plus parfaite qui soit.
33Cette vérité anthropologique se situe à la base de l’iconologie jésuite, fondée sur l’incarnation du Verbe, c’est-à-dire sur le principe d’un Logos fait image, induisant à son tour l’idéal du « tableau vivant » ou de la « peinture parlante », bref d’une image douée d’esprit et de parole. Car toute création visuelle doit, d’une manière ou d’une autre, tâcher de rejouer le principe de cette dynamique christologique de l’avènement de la vérité à la visibilité et de cette dialectique anthropologique de la recherche de la ressemblance dans la dissemblance, qui suppose que le sens n’est jamais donné d’emblée mais toujours à conquérir.
34La « théologie du visible » comme la « philosophie de l’image » jésuites ne considèrent plus le simulacre comme le lointain reflet dégradé d’une vérité spirituelle, position qui s’accompagne souvent d’une dépréciation de l’image, tout juste bonne à servir de marchepied dans l’abstraction intellectuelle ou dans l’ascension mystique. L’attitude contraire, prônée plutôt par le néo-platonisme renaissant, qui fait de l’image l’incarnation de l’Idée, est tout aussi étrangère à la théorie jésuite qui au lieu de penser l’image comme une réalité en soi l’envisage du point de vue des différentes formes de relation que l’on peut entretenir avec elle. Car ce qui prime est la dialectique qui s’instaure entre le modèle, son image et le spectateur, dialectique dont l’enjeu est précisément le principe de la ressemblance. L’image rompt ainsi ses amarres métaphysiques. L’intérêt tend à se déplacer de son être vers ses utilités dont les membres de la Compagnie ont une conscience aiguë, à tel point qu’on puisse parler d’une pragmatique jésuite de l’image. L’image reste avant tout, à leurs yeux, une affaire de pratique et non de droit ou d’essence.
Notes
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[1]
I. de Loyola, Constitutions et règles, IIIe partie, n° 288, in Écrits, traduits et présentés sous la direction de M. Giuliani, Paris, Desclée de Brouwer/Bellarmin, 1991, p. 465.
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[2]
J.-M. Valentin, Les jésuites et le théâtre (1554-1680). Contribution à l’histoire culturelle du monde catholique dans le Saint-Empire romain germanique, Paris, Desjoncquières, 2001, p. 36.
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[3]
Ces quelques lignes n’ont d’autre ambition que d’offrir un état de la question, tout en engageant quelques pistes de réflexion, nourries du travail que nous avons pu mener dans le cadre de notre thèse de doctorat : R. Dekoninck, Ad imaginem. Statuts, fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du xviie siècle, Genève, Droz, coll. Travaux du Grand Siècle, 2005. Ce sont les conclusions de ce travail que nous nous proposons de présenter ici.
-
[4]
A. Girard, Les Peintures sacrées sur la Bible, Paris, A. de Sommaville, 1653 (3e éd.), « préface », n.p.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Ibid.
-
[8]
Ibid.
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[9]
Les travaux de Marc Fumaroli, Anne-Élisabeth Spica, Florence Vuilleumier-Laurens et Lydia Salviucci Insolera ont permis de redécouvrir ce vaste et riche territoire de la pensée symbolique jésuite : M. Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res litteraria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, 2e éd., Paris, Albin Michel, 1994. A.-É. Spica, Symbolique humaniste et emblématique. L’évolution et les genres (1580-1700), Paris, Honoré Champion, 1996. F. Vuilleumier Laurens, La raison des figures symboliques à la Renaissance et à l’âge classique. Études sur les fondements philosophiques, théologiques et rhétoriques de l’image, Genève, Droz, 2000. L. Salviucci Insolera, L’Imago primi saeculi (1640) e il significato dell’immagine allegorica nella Compagnia di Gesu : genesi e fortuna del libro, Rome, Pontificia Università Gregoriana, 2004. Nous renvoyons également à la thèse d’Agnès Guiderdoni-Bruslé : De la figure scripturaire à la figure emblématique. Emblématique et spiritualité (1540-1740), Leuven-Paris IV-Sorbonne, 2002 (à paraître).
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[10]
Nous nous permettons de renvoyer à notre article : R. Dekoninck, « Liber idiotarum ou lingua universalis ? L’image comme langage dans la littérature jésuite du xviie siècle », Littératures classiques, 50 (2004), p. 329-347.
-
[11]
Voir, entre autres, C. Mouchel, « Les rhétoriques post-tridentines (1570-1600) : la fabrique d’une société chrétienne », Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne 1450-1950, M. Fumaroli (dir.), Paris, PUF, 1999, p. 431-480. B. Bauer, Jesuitische « ars rhetorica » im Zeitalter der Glaubenskämpfe, Frankfurt, Peter Lang, 1985.
-
[12]
N. Caussin, Eloquentiæ sacræ et humanæ parallela, Parisiis, apud J. Libert, 1643, p. 190.
-
[13]
Ibid., p. 132-133.
-
[14]
Voir E.H. Gombrich, « Icones symbolicæ. L’image visuelle dans la pensée néoplatonicienne », Symboles de la Renaissance, D. Arasse et G. Brunel (éd.), Paris, PENS, 1976, p. 17-29.
-
[15]
J. Masen, Speculum imaginum veritatis occultæ…, Coloniæ Ubiorum, Kinchius, 1650.
-
[16]
C.-F. Ménestrier, La philosophie des images enigmatiques…, Lyon, Hilaire Baritel, 1694, « Preface », n.p.
-
[17]
Ibid.
-
[18]
Il y a glissement d’une conception essentialiste de l’image vers une logique « fonctionnaliste » qui est celle de l’adaptation aux circonstances de lieu et de temps. Car c’est, en définitive, le contexte événementiel et spatial dans lequel l’image s’insère qui décidera de son sens, ce qui rencontre parfaitement les préoccupations de Ménestrier plus soucieux de déterminer les différents domaines d’application de l’image et d’en fixer les fonctions, infiniment variables selon les usages, que d’en proposer une définition. Si le sens n’est pas intrinsèque à la figure, c’est qu’il dépend de son application, de son contexte d’apparition.
-
[19]
Ibid., p. 106-107.
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[20]
F. Vuilleumier Laurens, op. cit., p. 310.
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[21]
C.-F. Ménestrier, op. cit., p. 3-4.
-
[22]
Ibid., p. 103.
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[23]
Ibid., « préface », n.p.
-
[24]
Voir P.-A. Fabre, Ignace de Loyola. Le lieu de l’image. Le problème de la composition de lieu dans les pratiques spirituelles et artistiques jésuites de la seconde moitié du xvie siècle, Paris, Vrin, 1992.
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[25]
I. de Loyola, Exercices spirituels [47], in Écrits, op. cit., p. 78-79.
-
[26]
Pour Louis Richeome, il « n’est pas mal à propos d’avoir devant ses yeux les images des matieres à méditer, qui soyent à la place de ces representations [intérieures], pour ceux qui ne le peuvent faire d’eux-mêmes. Cet essay est tres-utile pour mediter attentivement ; car par sa peinture il plante & arreste l’imagination, faculté volage & fuyarde, sortant le plus souvent hors de la maison sans congé & tirant apres soy nostre pensée sans que elle y pense, aussi loing de sa butte que le Nort est loing du Midi » (Le Pelerin de Lorete accomplissant son voeu faict a la glorieuse Vierge Marie Mere de Dieu…, Arras, Guillaume de la Riviere, 1604, p. 64).
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[27]
J. Nadal, Adnotationes et meditationes in Evangelia quæ in sacrosancto missæ sacrificio toto anno leguntur…, Antverpiæ, Martinus Nutius, 1595.
-
[28]
J.-M. Chatelain, Livres d’emblèmes et de devises, une anthologie (1531-1735), Paris, Klincksieck, 1993, p. 37.
-
[29]
Trois ouvrages nous semblent particulièrement bien illustrer cette conversion, même si chacun témoigne d’une sensibilité spirituelle différente : A. Sucquet, Via vitæ æternæ iconibus illustrata per Boëtium A Bolsweert, Antverpiæ, typis Martini Nutij, 1620. H. Hugo, Pia desideria emblematis elegiis et affectibus S.S. patrum illustrata, Antverpiæ, vulgauit Boëtius a Bolswert, typis Henrici Aertssenii, 1624. H. Engelgrave, Lux Evangelica sub velum sacrorum emblematum recondita in Anni Dominicas, Antverpiæ, Apud Viduam et Hæredes Ioannis Cnobbari, 1648.
-
[30]
J. Bourgeois, Mysteres de la vie, passion, et mort de Jesus Christ nostre Seigneur…, Anvers, Henry Ærtssens, 1622, p. 21.
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[31]
Ibid.
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[32]
L. Richeome, Trois discours pour la religion catholique : des miracles, des saints, des images, Bordeaux, S. Millanges, 1597, p. 412.
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[33]
J. Masen, op. cit., p. 74.
-
[34]
A. Sucquet, Le Chemin de la vie eternelle, Anvers, Ærtssens, 1623, p. 5.
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[35]
A. Gagliardi, Commentaire des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola (1590), F.J. Legrand (trad.), Paris, Desclée de Brouwer/Bellarmin, 1996, p. 39.
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[36]
J. Bourgeois, op. cit., p. 22.
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[37]
L. Richeome, Trois Discours, op. cit., p. 577. « Les passions, la joye, la tristesse, la volupté, la colere, la vieillesse, le temps, le sommeil, la mort & choses semblables prennent corps & couleur de l’art, en ceste mesme façon pour se montrer à noz sens. Et c’est en tels subjets que les poëtes & peinctres donnent carriere de plume & de pinceau, à leurs fantasies ; & ou les Ægyptiens rencontroyent heureusement par aenigmes & Hieroglifes » (ibid., p. 576-577).
-
[38]
Ibid.
-
[39]
Ibid., p. 578-579.
-
[40]
C.-F. Ménestrier, op. cit., p. 160.
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[41]
L. Richeome, Tableaux sacrez des figures mystiques du tres auguste Sacrifice et Sacrement de l’Eucharistie, Paris, Laurent Sonnius, 1609, p. 3.
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[42]
J. Masen, op. cit., p. 440.
-
[43]
C.-F. Ménestrier, op. cit., p. 98.
-
[44]
J.-M. Chatelain, « Lire pour croire : mises en texte de l’emblème et art de méditer au xviie siècle », Bibliothèque de l’École des Chartes, 150 (1992), p. 322-351.