Notes
-
[1]
Voir les travaux de D. Grojnowski, D. Cate et M. Shaw, ainsi que J.-M. Goulemot, D. Oster, et A. Velter, compilateur d’une anthologie des poètes du Chat Noir dont nous tirons le texte du sonnet. Un article de H. Scépi (1996) synthétise les travaux sur l’excentrisme fin de siècle dans la décennie de leur « réhabilitation ». Merci à M. Shaw, à qui nous devons l’impulsion fondatrice de cet essai (et bien davantage), ainsi qu’à S. Metzidakis, Rae Beth Gordon et Ross Chambers pour l’accueil enthousiaste qu’ils lui firent au colloque NCFS de 2004
-
[2]
Jean Goudezki est l’un de ces poètes « mineurs » de la communauté des étudiants/chansonniers de Montmartre. Malgré la proximité du patronyme de « Goudeau », chef des Hydropathes, il semble que Goudezki fût son vrai nom. Il se produisit quelques années au cabaret du Chat Noir avant de rejoindre sa Lorraine natale pour se faire confiseur, fabricant de mignardises orales somme toute comparables à ses poèmes. Pour de plus amples détails biographiques, voir F. Caradec, Alphonse Allais, p. 279-285.
-
[3]
Cf. le traité de versification de L. Quicherat, au chapitre de la rime : Règle 6 : « les genres simples, tels que la comédie, l’épître badine, la fable, le conte, la chanson, ne demandent pas la même rigueur dans les rimes que les ouvrages d’un genre élevé. La tragédie, l’épître sérieuse, surtout l’épopée et l’ode, exigent des rimes très-soignées. » Remarquons que le manuel de Quicherat, entre autres traités contemporains, cite beaucoup de « rhétoriqueurs », dont Cretin (notamment sur les rimes particulières), et Marot, auteurs réhabilités par la génération fin de siècle pour leur « couleur » et leurs rimes. Selon la taxinomie de Quicherat, il s’agit d’une « épître badine » : la pléthore de la rime prend donc le contrepied de la règle de convenance. Qu’on songe d’autre part au vibrant et ironique « On a touché au vers » de Mallarmé dans La Musique et les lettres. Pour Mallarmé cette atteinte nécessaire assure d’une part la pratique complémentaire du vers libre et de l’alexandrin, entre autres vers réguliers, et d’autre part confirme la nécessité d’une régularité (orchestration euphonique et cadencée, cf. aussi Crise de vers). Les détracteurs du haut langage dont font partie Goudezki et Allais s’avèrent plus attachés à une libre convivialité littéraire et au rire des genres « bas » ou de la profanation du canon.
-
[4]
Guillaume Cretin, OEuvres, épître LIX, p. 267-271, éd. K. Chesney, 1932.
-
[5]
Mallarmé se sert d’ailleurs parfois directement du sourire en poésie, comme dans Placet futile. Et s’il emprunte en général une grande solennité tonale (partagée par les chansonniers fumistes), sa recherche se fonde bien sur le jeu de mots, et la communauté spirituelle apte à le déchiffrer et l’apprécier.
-
[6]
Voir « All or Nothing ? The Literature of Montmartre », in The Spirit of Montmartre, où M. Shaw rappelle le caractère éphémère des morceaux de bravoure produits par les écrivains bohèmes (tels que les holorimes), rejetant l’étiquette de Littérature pour revendiquer celle de la mystification comique. Dans le cas d’Allais et de beaucoup d’autres, une ambiguïté de statut demeure, du fait de la publication fréquente de ces prétendus riens — à quoi s’ajoute leur conservation et leur « réhabilitation » actuelle — autant de facteurs de valeur ajoutée à la dérision première, tension qui caractérise d’ailleurs les avant-gardes du xxe siècle.
-
[7]
Sic.
-
[8]
Première publication dans Le Chat Noir, août 1892 (reproduit dans Caradec p. 281, et Velter p. 443-444).
-
[9]
Outre l’opposition entre le canon littéraire et les petits riens qui valent dans un autre ordre, déjà présente dans « l’Art poétique » de Verlaine, un cliché de la bohème associe le vœu de retraite et l’ambition d’une carrière publique. Voir J. Goulemot et D. Oster qui analysent la lutte entre le statut symbolique et la position sociale désirés. Le contenu du sonnet illustre bien ces contradictions conscientes et l’exhibitionnisme qui les présente comme un pis-aller à la reconnaissance immédiate : « condamné par sa tactique même à un perpétuel aveu public, le bohème se trouve donc dans cette situation paradoxale de devoir faire de son écart — écart de langage ou écart de vie, pour lui c’est tout comme — un système d’approche, de son excentricité un système de reconnaissance, et de sa sécession une reddition. Plus que tout autre, il attend tout de la communication. » (p. 131). La marginalité demande une justification, une vérité formée de signes à distance, à recomposer en un tout composé et justifié. V. aussi J. Seigel, Bohemian Paris : Culture, Politics and the Boundaries of Bourgeois Life. 1830-1930. NewYork, Viking, 1986.
-
[10]
Guillaume Cretin, OEuvres, Épître LIX, p. 267-271, éd. K. Chesney, 1932 éd. cit. (v. 17-18 et v. 113-119) :S’en ce fascheux monde faulx moult deffautEt d’entour moy pour scavoir poulse avoir[…]Pour fin donnons aux mieulx faisans fesans,Si seront mieulx entre nos rys nourrys ;Ceux qui seront l’heur de tes ans taisans,Avront de moy vielz aulx pourriz pour riz,Apres plorer coste barilz bas riz,En escoutant des chansons de eschançons ;Flacon vault fleute à sonner des chansons.
-
[11]
Du Paradou de l’abbé Mouret à l’éloge du « plein air » dans L’OEuvre, les Rougon-Macquart regorgent de ces protubérances bucoliques — certes cautionnées par la méthode expérimentale de Claude Bernard appliquée aux phénomènes sociaux. Daté de 1892, le sonnet holorime s’inscrit déjà au terme d’un mouvement de « rébellion » contre Zola, qui suit celui par rapport à Hugo (quand les « pères » révolutionnaires se voient traités à leur tour comme des Classiques ampoulés). La parodie n’a toutefois rien de l’invective dans le ton des décadents. La nostalgie de l’âge d’or est clairement plus comique qu’amère dans notre sonnet, suivant le vœu de simplicité des Hydropathes. L’ébriété dramatisée (comme le serein dédain d’un Mallarmé à ses heures de retraite) met en scène une résistance à l’institutionnalisation sociale, qui ne nie pas l’attachement à la sociabilité artiste, au contraire.
-
[12]
Goulemot et Oster parlent de « l’homme de lettres en ethnologue » (titre du chapitre VII). Les écrivains fin de siècle ne parlent que du métier et du marché, montrent une conscience extrême du champ culturel qui les modèle : « le xixe siècle ne connaît qu’un seul personnage : l’écrivain. Exalté ou dégradé, prophète ou martyr, vainqueur ou humilié, l’homme de lettres pousse le narcissisme dans ses ultimes retranchements. […] La lutte contre le rien impose de se situer, d’accaparer des usages, de s’inventer dans le mimétisme, de s’imaginer un statut symbolique en même temps qu’une position sociale. Ce rien, c’est le mur de sa propre contingence auquel on se heurte, avant de s’établir à la diable dans une quête douloureuse de soi qu’on tentera, souvent sans succès, de transformer en réponse absolue » (p. 103-104).
-
[13]
On attendrait d’ailleurs « ou » au lieu de « et » pour atteindre l’holorime maximale, mais le disjonctif ne rendrait pas compte de la confusion qui gouverne la surdétermination dans tout le poème.
-
[14]
Tous les signes de ponctuation française sont en effets utilisés, le tréma mis à part ! — dans un sonnet régulier de type marotique, en vers alexandrins au demeurant.
-
[15]
Cf. le fameux « J’ai disloqué ce grand niais d’alexandrin », manière hugolienne de vanter le « trimètre » aux dépens des sacro-saints hémistiches.
-
[16]
Quicherat déclare au chapitre deux : « La césure doit toujours tomber sur une syllabe accentuée (règle générale) », non sans convenir d’une tolérance dans les « genres simples », où se situe le sonnet de Goudezki : « Remarque générale : dans les genres soutenus, l’on est bien plus exigeant pour la césure que dans les genres simples. La comédie, le conte, l’épître familière se contentent de celles que l’épopée, la tragédie, l’épître sérieuse trouveraient insuffisantes. »
-
[17]
Le débat qui renaît alors était vivant avant Malherbe, comme le prouve la polémique sur le rythme et la rime à la Renaissance (voir K. Meerhoff, Rhétorique et poétique à la Renaissance) ou les tentatives de Marie de Gournay pour relativiser la valeur de la rime et valoriser la prose poétique, cadencée de Montaigne (cité par N. Dauvois dans Prose et poésie dans les Essais de Montaigne). La versification scolaire véhicule toujours la norme classique où la rime est reine (et le vers garrotté) : « la rime est fondamentalement la condition de notre poésie. », dit Quicherat. Les recherches modernes sur la prosodie française tendent au contraire à privilégier le rythme plutôt que la rime afin de définir le vers comme réalité métrique et rythmique : des vers justes sans rime (vers blancs) touchent plus facilement l’oreille que des vers faux rimés, surtout dans le cas de mètres longs comme l’alexandrin, où notre perception s’attache en règle générale à des segments de six mesures au maximum (B. De Cornulier, Théorie du vers).
-
[18]
L’argument concentré en quelques mots, ou la double version d’une même épigramme, évoque clairement les procédés de la poésie mineure, dans lignée de l’Anthologie grecque et de la facétie renaissante.
-
[19]
Les groupes de chansonniers et d’artistes gravitant autour des cabarets parisiens sont connus pour leur grivoiserie facile, et ce d’autant plus dans les années 80, alors que la censure s’est adoucie, selon M.-V. Gauthier qui analyse la sociabilité artiste au xixe siècle. La fin de siècle montrerait un « déclin de l’expérience conviviale » sous le Second Empire, avant un regain des cafés-concerts où la sociabilité épicurienne ne se prendrait plus au sérieux comme au temps des cénacles romantiques fortement hiérarchisés et ritualisés.
-
[20]
Les italiques semblent indiquer à la fois un régionalisme et un terme spécialement marqué dans le poème. La proximité phonique avec « peinture » encourage sans doute un autre genre d’association lexicale, non sans rapport avec la brosse à cabinets joyeusement brandie en guise de pinceau par l’« Incohérent » des Physiologies parisiennes, où le ravalement scatologique prévaut. D. Grojnowski nous rappelle aussi le canular de l’âne qui peint avec sa queue (1910), où l’avant-garde radicalise la démystification de l’art par l’avancement du bas corporel, en espérant néanmoins mystifier le public, et par contrecoup renforcer la distinction « élitiste ».
-
[21]
Les exemples paratextuels de ces déclarations d’extravagance ne manquent pas, mais citons encore, à la suite de Grojnowski et Sarrazin (p. 20), la définition du fumisme selon Goudeau : « une espèce de folie intérieure, se traduisant au dehors par d’imperturbables bouffonneries » ; cela ressemble là encore à l’ébriété mimée. 21. Les exemples paratextuels de ces déclarations d’extravagance ne manquent pas, mais citons encore, à la suite de Grojnowski et Sarrazin (p. 20), la définition du fumisme selon Goudeau : « une espèce de folie intérieure, se traduisant au dehors par d’imperturbables bouffonneries » ; cela ressemble là encore à l’ébriété mimée.
-
[22]
La conscience critique et le double jeu de ravalement/valorisation sont encore redoublés par le fait que dans la tradition comique au théâtre la démarche de l’ivrogne (en général le valet rusé, ivre au banquet final, cf. le Pseudolus de Plaute) exige un comédien des plus virtuoses, pour contrefaire l’allure maladroite et improvisée. On songe aussi à l’humour délirant de Charles Cros analysé par Grojnowski : « ces monologues font valoir la vacuité de ceux qui les énoncent […] ils procèdent d’un langage creux dont le déploiement exerce un incontestable prestige du fait qu’à force de ne rien dire, il excelle à dire le rien. » (p. 188) L’auteur parle au contraire ici en son nom, sans masque de monomaniaque mais en tout complicité.
-
[23]
Sur l’idéologie de l’équivoque de la « Grande rhétorique », voir le début de l’étude de F. Cornilliat (par exemple p. 132-133) où se trouve fermement repoussée, au profit d’une maîtrise désignée par le leurre erratique, l’assimilation à une dissolution (post-)moderne dans un langage « maximaliste » : l’équivoque des rhétoriqueurs dit plutôt « un intense effort de “réappropriation” », de contrôle des ressemblances verbales, dans l’instant même où on les fait « proliférer ». Un exemple patent de cette tentative se lit dans les imitations sonores du tohu-bohu armé, entre autres forces désordonnées. On se souviendra à cet égard que Petit air (guerrier) de Mallarmé joue d’un semblable mimétisme cacophonique en rimes équivoquées pour servir un propos anti-belliqueux ; et Cretin pour fustiger la guerre et l’adversité dans son épître « bas tonne » en style simple si on le « bastonne » de la sorte, réponse à la violence par l’humilité et le retournement du langage tonitruant contre lui-même.
-
[24]
Épître LIX :
La vigilance d’Argus, monstre aux cent yeux (image du peuple) qui ne voit rien en temps troublés porte une charge morale et satirique, qui contraste avec la parodie humoristique de Goudezki tout en faisant jouer les mêmes signes de divagation extérieure, marque commune au fou et au sage : « bigle œil » et « bitures » sont des excentrismes faisant appel à l’accommodation du lecteur averti.Le paovre monde transi d’estre ainsi,Fort me deplaist que telle ordure or dure :[…]Mais scait il bien a bigle œil dextre de estreContrefaisant sous telz argus Argus -
[25]
La langue déviante est liée dans la tradition morale à la sagesse du fou, à une vérité oblique ou supérieure compatible avec la gaîté philosophique (fascinant cheminement du sourire socratique à la gaya sciencia des troubadours ou au gai savoir nietzschéen en passant par la festivitas d’Érasme). Cette tradition du serio-ludere est très vivante chez les tenants du « style simple » à la renaissance, de L’Eloge de la folie à Montaigne en passant par Rabelais ou les conteurs du temps. Noël du Fail invente le terme de baliverneries, titre spéculaire qui désigne les divagations discursives, la danse chancelante d’Eutrapel son alter ego gai et folâtre. Baliverneries et bitures se font écho en enjambant dans le temps l’orthodoxie esthétique classique.
-
[26]
Les « bitures » du corps et du langage mus par le délire bachique (ou assimilé) font immanquablement penser aux « Propos des biens ivres » de Gargantua, disposés en stichomythie d’exclamations adaptées à chaque convive, excès tonal et oral qui radicalise le decorum et le distord par de fines allusions suggérant une cohérence supérieure sous la réjouissante et étourdissante cacophonie. D’ailleurs le début « Tire ! / — Baille ! — Tourne ! — Brouille ! » est un modèle évident des poèmes monosyllabiques de « l’Eglise des totalistes » (mot de Charles Cros) dont Goudezki fait partie, ayant d’ailleurs composé des pièces en vers d’un seul mot comme « Au printemps » (éd. Velter, p. 444). Cros développe, pièces à conviction à l’appui, le sape de la fragile restauration du « vers correct » par le Parnasse (le ton est ironique du début à la fin). Le grand art et le sérieux du Parnasse sont minés par une « nouvelle secte », elle-même divisée entre rimeurs totaux, monosyllabiques ou facteurs de palindromes qui mènent à l’exclamation : « Pauvres Parnassiens rigoureux, que faire devant de pareilles armes ? » (Charles Cros, « L’Église des Totalistes », Revue du monde nouveau n° 2, avril 1874, reproduit dans l’anthologie de D. Grojnowski et B. Sarrazin, p. 291-294).
-
[27]
L’entreprise extrême et autodestructible, faite pour la communication éphémère se rattache en un sens, malgré la déflation burlesque du divin, au « comique absolu » selon Baudelaire, qui ne montre pas tant une supériorité satanique qu’un vertige du grotesque symbolique — certes lié chez lui à un élément « surnaturel » (« De l’essence du rire », p. 535-540).
-
[28]
Hébé, déesse grecque de la jeunesse nubile, a longtemps versé le nectar aux dieux et a épousé Hercule (ce qui fait ironiquement du locuteur un hercule gaulois, puisqu’Hébé est sa « compagne »).
-
[29]
Ce mode d’expression n’est pas étranger à « l’autre versant du langage » qu’associe à la poésie moderne M. Aquien, pour une poétique lacanienne où « lalangue », le signifiant vivant, régit la création verbale.
-
[30]
— l’euphonie en moins ; l’entreprise est apparentée à la recherche d’une combinatoire définitive des timbres dans le vers mallarméen comme « mot total » (Crise de vers). En un sens l’holorime est un « mot total », mais imposé par un arbitraire ludique sans motivation supérieure. L’homophonie fait la nique à la savante constellation de rimes du fameux « sonnet en -yx », vers la confusion incohérente mais non moins virtuose.
-
[31]
Pour une approche lacanienne de Mallarmé, voir M. Bowie, « Theory as Wordplay », in Meetings with Mallarmé.
-
[32]
Voir en particulier M. Riffaterre, Semiotics of Poetry. En ce qui concerne l’appréciation littéraire (certes récusée par principe et par jeu), ce sonnet se situerait en quelque sorte entre l’incohérence « systématique » que Mallarmé peut appliquer à ses textes auto-parodiques pour les intégrer à un univers de pensée total (comme le « mythe » qui transforme les deux nymphes du Faune en deux femmes et deux fauves pour le Livre) et l’incohérence non systématique, le manteau d’Arlequin intertextuel et gratuit que proposent des parodistes mineurs (v. M. Shaw, « Mallarmé at the Circus : Incoherent Parody »). Les bitures spéculaires et structurantes et les allusions internes forment ici système, mais indépendamment de toute profondeur transcendante, de toute motivation absolue.
-
[33]
La parenthèse même fait diversion comme pour dérouter le profane, et le mouvement passif/actif, attrait puis jouissance perceptive (intellectuelle ou sensible), mêle le trivial au sensuel et au spirituel en une totalité heureuse. Ce « puis sens ! » au centre du sonnet est d’ailleurs étonnamment proche du « j’ouis sens » de Lacan, cf. la poétique de M. Aquien, op. cit.
-
[34]
Même dans le refus de chasser de leur poésie « le réel parce que vil », les écrivains « mineurs » du Chat Noir convertissent « Le sens trop précis rature / Ta vague littérature » (Mallarmé, Poésies, « Toute l’âme résumée… ») en : le sens trop sérieux rature le vague de tes bitures.
-
[35]
Voir F. Caradec, D. Grojnowski, A. Velter, ainsi que le florilège du site http :// worldserver2.oleane.com/fatrazie/Holo_Allais.htm pour apprécier des échantillons de cette production incitatrice.
-
[36]
M. Riffaterre (op. cit.) rapproche à cet égard les monochromes d’Allais et leur légende « littérale » du sonnet en -yx de Mallarmé comme négation d’une mimesis sans semiosis. Le comique verbal et le poétique se rencontrent donc sur ce plan de l’hyper-conscience et de la détermination intralinguistique du sens. Le jeu de négation ou de retrait de l’image « réelle », mimétique se lit encore dans l’album d’Allais à travers la sous-légende « reproduction du célèbre tableau » du monochrome noir, et la fumisterie de la reproduction luxueuse (« sept magnifiques planches gravées en taille-douce et de différentes couleurs ») redoublée par la feuille de papier blanc collée dans chaque exemplaire de l’édition originale pour « Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige », p. 23).
-
[37]
La présente analyse rencontre sur ce point celle de J.-M. Defays (« Texte patchwork, discours cyclone », p. 159-160) sur l’écriture d’Alphonse Allais, où il voit s’exercer des forces centrifuges et centripètes, entre totalité mallarméenne et mécanique fumiste, rites d’écriture pas si éloignés entre eux comme le montre par ailleurs M. Shaw.
-
[38]
L. Duisit offre à propos des genres « mineurs » toujours en procès de justification une analyse de l’auto-parodie comme marque d’une « ambivalence du sujet » (p. 76) dont les tensions extériorisées s’apaisent provisoirement dans le sourire, l’échange privé. Les « modes dévalués » renvoient selon lui au rituel (social, littéraire) qui en se spécialisant, en s’institutionnalisant, devient objet d’imitation ou de spectacle et non plus de croyance, d’où le mouvement vers différents degrés de subversion selon la conscience ou la nostalgie impliquées. Le calembour, acte de pur arbitraire, doit à plus forte raison se trouver une légitimité relationnelle dans la motivation, la « conversion esthétique », dit Duisit.
-
[39]
Cette démystification s’oppose en fait aux monochromes d’Yves Klein, à fonction mystifiante dans leur présence sans nuance. L’Album d’Allais est « emblématique du pouvoir des mots à donner à voir » (p. 309), voire à faire halluciner, librement associer, mais dans un cadre rassurant, bon enfant, dans la conscience souriante du rien contre la sacralisation de l’art. Pour Grojnowski, la réflexivité renforce l’ambiguïté de ces « fumisteries » dont la charge novatrice est désamorcée par l’intention de dérision. Ajoutons que la confiance en la réception fait la différence (au contraire du fumisme « resacralisé » de Klein).
-
[40]
L’avant-garde fin de siècle, indissociable de cercles de sociabilité et de représentation variés mais reliés entre eux n’a pas attendu la linguistique moderne pour penser l’intersubjectivité et l’efficacité pragmatique du discours. Cette esthétique de la participation très présente dans les cabarets montre à travers une énonciation déconcertante et provocante la « capacité du discours à aspirer le spectateur dans les régions vacillantes et extensibles d’une dérision toujours ambiguë, et toujours menaçante ». La dérision ici éclatante forme un pseudo trou noir qui nie joyeusement le nihilisme autant que la plénitude idéale.
-
[41]
Ce fil des impératifs qui subsument potentiellement la teneur du sonnet rappelle l’« haïkaïsation » infligée par R. Queneau à des sonnets de Mallarmé pour en détacher la substance simple et la « redondance » intrinsèque. Redondance et concentration formelle engendrent aussi le sonnet holorime, où plus que nulle part « chaque vers est un petit monde, une unité dont le sens vient en quelque sorte s’accumuler dans la section rimante » (Queneau, p. 337).
-
[42]
Le lyrisme monologique gagne alors du terrain en poésie. Cette adresse sous forme d’invitation, et dans une certaine mesure de provocation et d’émulation (car que répondre en termes de virtuosité verbale à cette prouesse de jonglerie ?) inscrit au contraire clairement le dialogal et le dialogique au fondement de son énonciation. Dans la sphère d’interlocution
entre de plus un tiers actif, comme dans les Récréations postales de Mallarmé qui doivent leur entière existence au facteur (et une fois publiées au lecteur plus qu’au destinataire) : le mode ludique dépend plus que tout autre d’une destination élargie. Voir aussi V. Kaufmann Le Livre et ses adresses, Paris, 1986. -
[43]
Voir la Bibliographie de l’édition de 1898 où Placet futile (non cité) se place par défaut parmi les « pièces jetées plutôt en culs-de-lampe sur les marges » intercalées au cahier de 1887 des Poésies. Marginale est aussi la réquisition d’audience (placet, impératif modalisé par l’usage) détournée en compliment « futile », pour plaire (placere remotivé).
-
[44]
« L’on ne prononce que quant aux autres », écrit Mallarmé dans ses Notes en vue du Livre.
-
[45]
Goudezki joue sur l’ébriété gauloise (et polonaise) en accord avec le ton des Hydropathes. Remarquons que Goudeau est l’auteur d’une pièce intitulée Les Polonais, qui reflète ce cliché culturel, en même temps que l’idée de communauté marginale voire utopique. Voir Grojnowski au chapitre Hydropathes et Cie sur la « surdétermination » du nom et ces jeux identitaires sans fin : « on doit à Diego Malevue (Émile Goudeau) une “chronique” fondatrice du groupe. Elle paraît dans la Revue moderne et naturaliste à la fin de 1878. Dénonçant les phrases alambiquées ou les périodes tourmentées qui abondent chez Flaubert, Zola ou les Goncourt, il appelle à la “simplicité” en regrettant qu’on ne s’inspire plus de la simplicité des meilleurs classiques (Molière, La Fontaine) : “Il nous faut un style simple et vivant : le levier, petit, qui soulève le monde” (la chronique est suivie d’un “Chant des Viveurs”, que Goudeau signe de son nom, et qui appelle à la vigueur virile : “Honte pour les vaincus et pour les impotents !” » (p. 41)
-
[46]
Dans l’épître LIX de Cretin (éd. cit.) le jeu onomastique se présente sous la forme d’une complémentarité nourricière (v. 43-46) :
Ces jeux onomastiques concernent toute la génération des « rhétoriqueurs » et au-delà ; voir F. Rigolot, Poétique et onomastique, sur la valeur figurative de l’équivoque appliquée aux noms propres.Maint homme en l’an des fois bien seize se aiseDe Jaille, lors que vin entonne en tonne ;Cretin aussi, quand fruit happe, aise appaiseJeunes enfans, car laict ton ne l’estonne -
[47]
Cf. le calembour visuel ou quatrain illustré de Duchenne dans le catalogue 1886 de l’exposition des Arts incohérents : L’art et lard, où le jeu de mots est redoublé par le double sens de « palette » (rapprochement du peintre et du porc en une trivialisation maintenant familière). L’avis de 1887 « Aux nombreux visiteurs de notre exposition » définit de manière similaire la philosophie du groupe : « l’art incohérent est une côte de l’art — pardon de lard. », et de renchérir sur la distinction entre peinture à l’eau, à l’huile et au vinaigre, même iconoclasme burlesque.
-
[48]
Parmi d’autres exemples pré-modernes, Clément Marot dans sa célèbre Petite épître au roy renouvelle l’association ludique en alliant « rys » et « sourys » qui invite là aussi au sourire complice ; la connivence poétique justifie aussi grandement les célèbres annominationes de Rutebeuf, dons à l’oralité qui disent l’état post-lapsaire et le lien humain à la fois, le poète révélant la vanité tout en assurant l’auto-célébration de son art et du plaisir verbal (voir par exemple la fin du Miracle de Theophile).
-
[49]
Comment ne pas songer ici à Salut de Mallarmé, lui-même réécriture de la célèbre ode où Ronsard en appelle à la vigueur conquérante et fraternelle de la jeune Brigade poétique ?
Alphonse Allais, de l’âme erre et se f… à l’eau. Ah ! L’fond salé de la mer ! Hé ! ce fou ! Allo !
1Les cercles artistes de la bohème fin de siècle sont longtemps restés aux oubliettes de l’histoire, comme décadence sans descendance. Les auteurs majeurs baignent pourtant dans ce climat d’expérimentation collective et insolite, vivier parisien depuis dix ans réintégré à l’histoire culturelle et littéraire [1]. Le sonnet dit « olorime » (sic) composé par Jean Goudezki en 1892 [2] s’inscrit dans ce contexte avant-gardiste : l’ornement verbal et la dissonance extrêmes y tournent en dérision l’excès excentrique représenté et pratiqué. L’holorime, ou rime totale, mêle dans ce poème-bravade le virtuose au bouffon. Le contexte trivial (invitation à une partie de campagne à la bonne franquette) semble en effet tirer vers l’insignifiance l’inflation verbale (ici essentiellement rimique) traditionnellement appliquée aux grands genres [3]. Le message se réifie dès lors en curiosité cocasse, en riant objet de collection, « aboli bibelot d’inanité sonore », ce qui rend problématique non seulement sa valeur esthétique, mais aussi sa nature communicative.
2Une réflexion sur les limites de l’excès formel et une dérision exercée en parallèle amène à rapprocher cette entreprise vertigineuse de celles de Guillaume Cretin, Alphonse Allais et Stéphane Mallarmé, auteurs apparemment éloignés dans le temps ou l’esprit, mais proches par la pratique d’une certaine pléthore poétique. La poésie familière de Guillaume Cretin, « rhétoriqueur » de la fin xve début xvie siècle, est ellemême envahie d’homophonies, et présente ce décalage entre extrême ornement et propos insignifiant rencontré dans l’holorime. Le poème de Cretin que nous comparerons à celui de Goudezki [4] développe en outre le thème de l’amitié bucolique et conviviale, tout comme l’invitation saugrenue adressée à Allais. Alphonse Allais quant à lui est un prodige des jeux verbaux et de l’humour décalé. Ses « œuvres monochroïdales », fumisteries revendiquées mais néanmoins exposées et publiées, forment une sorte d’équivalent pictural de la confusion, de la neutralisation phonétique qui caractérise l’holorime : holorime et monochrome jouent en effet tous deux d’une « totalisation » technique et comique par restriction à un élément unique de composition esthétique. La virtuosité formelle de ce sonnet fin de siècle renvoie par ailleurs immanquablement à la poétique de Mallarmé. L’écart de registre (ici familier et ludique, Mallarmé jouant plutôt de la majesté) semble marquer une hiérarchie entre ces deux modèles de l’hypertrophie du signifiant, mais le principe poétique s’avère largement semblable [5].
3L’excentrisme avant-gardiste s’invente en effet une figuration verbale, ici concentrée dans un « Sonnet olorime » (sic), jusqu’ici le seul connu en langue française, pièce unique à procédé unique : la prouesse devrait valoir pour elle-même. Une dialectique du centrifuge et du centripète, principalement appliquée à la versification française, malmène pourtant la valeur littéraire de cette œuvre, qui assure par ellemême sa propre dérision et se définit comme un rien [6] né du jeu de la rime. Si un rapport interpersonnel, voire confraternel (« à Alphonse Allais »), une complicité excentrique et ludique fait malgré tout exister le poème, ne pourrait-on alors parler d’un lien qui sauve le rien ?
Excentrisme
À Alphonse Allais.(Invitation à venir à la campagne prendreLe frais, une nourriture saine et abondante,Des sujets de chroniques et des bitures.)Je t’attends samedi, car, Alphonse Allais, carÀ l’ombre, à Vaux, l’on gèle. Arrive. Oh ! la campagne !Allons — bravo ! — longer la rive au lac, en pagne ; Jette à temps, ça me dit, carafons à l’écart.Laisse aussi sombrer tes déboires, et dépêche !L’attrait : (puis, sens !) une omelette au lard nous rit,Lait, saucisse, ombres, thé, des poires et des pêches.Là, très puissant, un homme l’est tôt. L’art nourrit.Et, le verre à la main, — t’es-tu décidé ? Roule —Elle verra, là mainte étude s’y déroule,Ta muse étudiera les bêtes et les gens !Comme aux Dieux devisant, Hébé (c’est ma compagne)…Commode, yeux de vice hantés, baissés, m’accompagne…Amusé tu diras : « L’Hébé te soule, hé ! Jean ! » [8]
6La parodie s’impose comme la force centrifuge la plus évidente, situant l’œuvre à l’écart du « sérieux » via une concrète mise à l’écart. L’invitation à la campagne implique un décentrement géographique et social, une fuite de la ville, c’est-à-dire de Paris. Le decorum champêtre parodie toute une tradition de retraite contemplative et conviviale, de répit par rapport à la décadence citadine ou à la prostitution de la muse qui fait vivre l’écrivain [9]. Cette tension concerne en fait toutes les époques où l’art d’écrire est en quête d’une dignité et d’une autonomie reconnue. C’est ainsi le cas pour le rhétoriqueur Cretin, qui se plaint à son ami La Jaille du mauvais air de la ville et de la guerre, et vante plaisamment la convivialité amicale et champêtre comme préservatif éthique à cette corruption (v. 101-102 et 113-116) [10] :
Le paovre monde transi d’estre ainsi,Fort me deplaist que telle ordure or dure :[…]Pour fin donnons aux mieulx faisans fesans,Si seront mieulx entre nos rys nourrys ;Ceux qui seront l’heur de tes ans taisans,Avront de moy vielz aulx pourriz pour riz
8Bien que cela reste implicite chez Goudezki, la confraternité des poètes n’est pas le seul groupe social à souhaiter venir boire « à l’écart », dans un havre rustique : son idée du confort diffère sans doute, mais le bourgeois convoite lui aussi « le frais, une nourriture sainte abondante » dans le loisir. Cette version loufoque de la partie de campagne parodie les scènes champêtres des romans naturalistes [11] (jusque dans l’énumération des mets du festin au v. 7), ainsi que la publicité grandissante pour les lieux de villégiature à la mode — parodie plus proche du Déjeuner sur l’herbe de Manet que du sage Déjeuner des canotiers de Renoir. La parodie devient autodérision plus nette avec les « sujets de chroniques » mentionnés, puisque les protagonistes sont tous deux journalistes, comme d’ailleurs une grande part des destinataires secondaires, acteurs des avant-gardes parisiennes. L’observation scientifique de la nature, à l’exemple de la méthode zolienne, transforme l’homme de lettres en naturaliste ou en ethnologue [12] ; c’est en l’occurrence pour en faire un objet de ravalement burlesque, flanqué d’une muse académique (« Là mainte étude s’y déroule », « Ta muse étudiera les bêtes et les gens » [13]). Le mouvement excentrique que parodie cette escapade est donc double : par rapport à la société bourgeoise, et par rapport au monde artiste en général, aux parvenus des arts et des lettres parisiens. La campagne devient en quelque sorte socialement (au moins le week-end) et textuellement (au moins dans le poème) un salmigondis social, à l’image du fatras stylistique du sonnet.
9L’excentrisme stylistique joue de la discordance thématique et formelle. Une tendance que l’on pourrait dire centrifuge multiplie les écarts de registre, entre provincialismes (« bitures » / « carafons ») et formulations semi-précieuses (« laisse sombrer tes déboires »), références modernes et antiques (« pagne », « muse », « Dieux », « Hébé », « Commode » contrastent avec « chroniques », « Vaux », « omelette au lard »), sans compter l’inconvenant « Hébé (c’est ma compagne) », image d’un couple burlesque. Ce mélange comique, burlesque, est caractéristique de l’esthétique fin de siècle qui fait la part belle à la dissonance et au rire trivial. Le journaliste en pagne, la poêle à la main, ressemble à ce titre au fameux « Incohérent » dépeint sous les traits de Jules Lévy dans les Physiologies parisiennes : vêtu d’une robe de chambre et d’un bicorne, il s’applique joyeusement à recouvrir sa toile du contenu d’un pot de chambre. L’éclatement de la forme vient aussi de la typographie excessive, qui ajoute toutes les interruptions et perturbations possibles [14] et provoque une fragmentation tant rythmique que visuelle, à l’exception toutefois du vers central : « Ta muse étudieras les bêtes et les gens ! » qui parodie en un souffle l’extase contemplative émergeant au milieu du chaos stylistique.
10L’étude prosodique révèle surtout un fort démantèlement rythmique — renvoyant presque les prétentions de Hugo à la rigidité classique [15] — démantèlement dû à un décalage entre les coupes métriques attendues et les accents rythmiques entendus. L’holorime par nature est vouée à ces tiraillements, du fait de l’équivalence globale et phonétique recherchée, qui fait traiter la syllabe indépendamment de l’accent tonique. Des coupes épiques, licence poétique parodique, ajoutent à la dimension burlesque : « l’on gèl(e) //arrive », « là maint(e) //étude ». Ironiquement d’ailleurs le premier vers est presque un modèle de rythme régulier, avec césure à l’hémistiche sur un fort accent de phrase, (« samedÍ »), rime accentuée en parallèle à cet accent médian (« car »), et coupes secondaires régulières, sur les troisième et neuvième syllabes (« Je t’attÉnds samedi, car, AlphÓnse Allais, car »). Les distensions les plus visibles concernent les mots coupés à l’hémistiche par l’accent métrique, comme « o //melette ; hom //me » dans le distique central [16]. Le redoublement qui parcourt l’épître de Cretin (à rime couronnée majoritaire) que nous proposons en parallèle renforce au contraire la scansion par le décompte syllabique, joue avec le vers et non contre lui. Dans le sonnet holorime, la noncongruence entre accents de vers et accents de phrase, entre rythmique et métrique, participe puissamment à l’effet de démembrement, de méandres où se perd la rime, si ce n’est le vers.
11Car c’est la rime qui définit avant tout le vers français en le délimitant, selon les normes de la poétique classique [17]. C’est partant pousser la rime à l’autodestruction que d’en forcer l’expansion à la totalité du vers, en éliminant sa nature différentielle et mono-accentuelle, son rôle de soutien d’un rythme en principe régulier. La cadence assurée par les accents toniques attendus se dissipe fatalement avec leur anarchique déplacement. Qui peut dire reconnaître immédiatement à l’audition un sonnet holorime ? Une syntaxe oralisée écartèle impitoyablement le fragile canevas prosodique. Les accents toniques multiples (sur des monosyllabes forts : impératifs, interjections et incises en particulier) font du rythme linguistique une force centrifuge qui signe la disparition de la rime dans son expansion même, excentrement maximal. On a fait plus que toucher au vers. L’excès en ce sens est rendu au rien, les extrêmes se touchent. La rime totale se perd encore plus pour l’œil que pour l’oreille. L’alexandrin est littéralement sapé de l’intérieur, comme aspiré dans un trou noir, en bordure d’autodestruction.
Recentrement
12Mais l’excentricité ludique opère parallèlement un recentrement, si l’on considère la réflexivité poétique à l’œuvre et l’effet de concentration sémantique qui vient compenser ces virulentes distensions formelles. Le rapport du texte à son épigraphe suggère d’entrée de jeu un double principe d’amplification et de condensation :
(Invitation à venir à la campagne prendreLe frais, une nourriture saine et abondante,Des sujets de chroniques et des bitures.)
14Ce zeugme qui formule l’argument initial expose par un contraste le principe de juxtaposition redondante et saugrenue développé ensuite à grands renforts d’incohérence [18]. Le décrochement final du zeugme, qui introduit les « bitures », c’est-à-dire l’état d’ébriété comme motif majeur, convoque la veine gauloise, avec son excès ludique et son ivresse mâle [19].
15Pourquoi cette insistance sur les « bitures » ? [20] Ce régionalisme méridional vient d’un terme de marine qui décrit le mouvement de la corde d’arrimage d’un bateau à l’embarquement, corde qui, étant bien pliée au départ, se déploie en de parfaits zigzags. Or le pas vraisemblablement chancelant du locuteur ivrogne qui clame « carafons à l’écart » a lui aussi une allure zigzagante, de même que les créations des Incohérents, cercle familier des interlocuteurs. L’ébriété métaphorique jalonne en fait ce poème justement tout en zigzags, avec ses vers quasi-identiques deux à deux (avec variation dans la disposition), ses accents décalés. Pas de belles bitures cela dit sans corde bien pliée au préalable. Nous voilà au contact d’une maîtrise paradoxale, de ces jeux de spécularité et de surdétermination verbale chers aux groupes fantaisistes car les avant-gardes fin de siècle revendiquent bien un art de divaguer. Dans l’avant-propos au catalogue de l’Exposition des Arts Incohérents de 1884 on lisait dans la même veine [21] :
Lâchez-nous le coude, bonnes gens ; peinturez sérieusement et n’empêchez pas l’incohérence de zigzaguer dans les chemins de fantaisie ; elle éborgnera la raison, tout à son aise, et si c’est drôle le public rira à ventre déboutonné.
17L’allusion interne est plus plaisante car plus subtile dans notre sonnet, même s’il prétexte la gauloiserie. La virtuosité ne saurait-elle pourtant servir qu’à sa propre dérision réflexive, comme mimesis dévoyée ? [22]
18La cohérence paradoxale d’un langage délirant nous renvoie en fait à l’épître de Cretin choisie comme parallèle au sonnet. Dans plusieurs épîtres familières, celui-ci allie (pour le dire schématiquement), comme le fait Goudezki, l’ornement le plus haut au sujet le plus bas, valorisé simplement dans l’adresse amicale. Le lecteur moderne, somme toute encore nourri de la norme classique, perçoit souvent les vertigineux jeux verbaux de la « grande rhétorique » comme du comique involontaire. Si, dans la perspective d’ensemble des Rhétoriqueurs, l’ornement en général et l’équivoque en particulier relèvent d’une éthique du plaisir terrestre à défaut de la plénitude du sens (réservée à la jouissance céleste), un effet auto-parodique se dégage bien de notre épître, car les vers de Cretin imitent ostensiblement le bégaiement de l’ivrogne par le biais de la rime couronnée (v. 29-32) [23] :
Faisons que apres ces vendenges vent d’angesNous corne au sur des chantz divins dix vingtz,Non que pourtant m’estranges, mais te rengesFort t’enquerir aux bons devins de vins
20Un sourire de connivence s’esquisse ici. Cretin oppose par ailleurs dans cette épître sa perception à celle du monde, qui se fourvoie dans une vision univoque des choses : c’est l’image du « bigle œil » [24] qui fait voir double, et peut signaler une maîtrise cachée ou révéler une autre dimension de vérité. À la fin de l’épître, l’auteur défend en outre son « sot parler » (v. 92-98) tout en redoublements équivoques, en suggérant de manière réflexive qu’il est bon de savoir contrefaire comme Saint Paul la folie du monde en pratiquant un langage délirant, afin de perpétuer le banquet symbolique, la convivialité chrétienne et poétique, en attendant meilleur temps [25].
21Même si la sacralité est ravalée dans l’ébriété triviale figurée, Goudezki n’en fait pas moins intervenir l’imagerie des cultes à mystère païens, aux signes ambigus, réservés à des initiés [26], seuls destinés au délire divin. L’écart de langage sous-tend en ce sens un écart de conduite justifiable par l’exception sacrée, la proximité de l’origine et une communauté d’élection : même par effet parodique et profane, ce lien assure un recentrement du propos menacé par l’excentricité généralisée. Une telle revalorisation, par référence à une sociabilité élitiste et rituelle se superpose au ravalement ludique. Le culte bachique et la vertu gauloise se rencontrent depuis longtemps dans la mythologie culturelle française. Les allusions oraculaires qui entourent les amis « en pagne » s’associent ainsi à un spiritualisme de la vigueur virile qui fait écho à celui de Rabelais, de l’oracle de la dive bouteille (évoqué par le « carafons à l’écart ») à la transfiguration instantanée (« l’est tôt [puissant] »), ou encore la vision révélatrice (« elle verra ») et l’intimité des dieux (« Hébé » « (c’est ma compagne) »). Est-ce à dire qu’un tout cohérent relèverait ce chaos de redondance et de discordance autodérisoires, ou bien la dévalorisation comique de la parole divagante reste-t-elle le seul facteur unifiant [27] ?
22Un recentrement herméneutique transparaît dans le culte viril et l’ambiguïté entretenue par la parodie païenne. Le rêve de communion virile rivalise avec l’idéalisation du corps adolescent ou agonisant dans l’imaginaire d’une génération émasculée par la Prusse, l’épuisement révolutionnaire et l’angoisse de la fin, pour qui l’ivresse bachique peut jouer un rôle galvanisant, comme dans la philosophie nietzschéenne. « Le verre à la main », l’homme de cette campagne fraternelle devient donc « trèspuissant », « comme aux Dieux devisant » : l’apothéose parodique figure un banquet des dieux très fin de siècle, où siègent « Hébé » [28] et peut-être « Commode », archétype de l’empereur décadent. Le délire bachique symbolise en somme une convivialité choisie et valorisante. Il représente aussi un langage mimétique hors de la référentialité prosaïque : allusion, homophonie, association, rayonnement du signifiant [29].
23Sous la cacophonie de surface, syntagmatique, se décèlent en effet des liens paradigmatiques, formant un système de cohésion qui contre l’effet centrifuge de l’excès phonique [30]. Le jeu de mots met qui plus est en relief l’homophonie à la source de l’holorime comme matrice d’expansion sonore infinie, tout comme le monochrome ouvre à des gloses associatives infinies, produits d’une libre productivité du langage. Des équivoques font tenir ensemble des plans référentiels et syntaxiques radicalement disjoints, par des « chaînons manquants » à imaginer. Par exemple « les bêtes » et « Hébé » évoquent « Hé bé ! », interjection populaire appropriée dans ce contexte franchouillard, ou encore « hébété », cousin assonant de l’ébriété ; « déboires » contient « boire » et « musette » complèterait bien à-propos « muse » et « amusé », dans un decorum unifiant : le bucolique et les bitures. La divagation spéculaire se révèle magistralement dirigée, sur le plan du signifiant.
24Des termes à double sens (syllepses) intensifient la concentration sous-jacente : c’est le cas pour « commode », qui peut être lu comme une apposition à « Hébé », la pseudo-maîtresse du locuteur, ou désigner (comme en une amphibologie mallarméenne [31]) l’empereur Commode, l’un des parangons de la décadence romaine qui fascine la fin de siècle. Bitures on l’a vu constitue un double sens fondateur, une sorte de matrice du texte au sens riffatérien [32] ; de même « carafons » suggère la boisson mais aussi la cogitation, le « carafon » signifiant familièrement la tête. Mais le plus intéressant est sans doute le mot « sens » (/sãn / ; /sãns /), dans « L’attrait : (puis, sens !) », qui condense au centre du sonnet cette signifiance dédoublée et liante, contrepoint à l’éclatement sonore confondant. Si le verbe sentir forme en effet le sens principal [33], en rapport avec l’« omelette » et le découpage phonique (« puissant » comme rime), la lecture cursive, orale, impliquée peut donner à lire « sens » (/sãns /) — d’où une mise en abyme, clé et leurre à la fois, une image condensée du trompe-l’œil du poème. Ce jeu ponctuel dit à tout le moins que le plaisir partagé prime, que le sens est dans l’incohérence consciente. Il y a bien là un travail poétique et réflexif, même dévalué et brouillé par l’expansion centrifuge du signifiant [34].
Convergences
25La valeur et le sens de ce sonnet vertigineux et dérisoire dépendent peut-être finalement de la réception bienveillante, d’un lien entériné dans l’excentricité, apte à faire tenir ensemble ces extrêmes.
26L’étroite collusion et même l’interdépendance entre les éléments d’une œuvre mixte, dont participent le verbal et le visuel, est un premier facteur liant. On songe spontanément à l’activité d’Alphonse Allais, luimême maître de l’holorime [35] et destinataire interne. Il a en effet créé et exposé pour les « Arts incohérents » des « œuvres monochroïdales » regroupées plus tard en un Album primoavrilesque avec une préface, sept planches monochromes encadrées et une « Marche funèbre, composée pour les funérailles d’un grand homme sourd », vide visuel (et sonore a fortiori) fonctionnant sur le même jeu verbal.
27On s’aperçoit qu’un principe esthétique similaire apparente l’holorime et le monochrome : usage extrême, saturation, et partant radicale simplification d’un procédé formel superficiel, en quelque sorte justifié par la motivation verbale. Dans les monochromes légendés d’Allais c’est le jeu de mots qui fait exister l’image, absente pour nos seuls yeux [36] : littéralement, on n’y voit que du bleu. Le rectangle coloré pourrait illustrer quantité d’autres associations lexicales, comme pourquoi pas : « Débutants terrorisés et meurtris par des steaks crus ». L’uniformité sonore de l’holorime travaille quant à elle le signifiant verbal à plat, indépendamment de l’accent on l’a vu, ce qui tend également à l’absorption de la matière esthétique, formelle, dans une équivalence arbitraire. Teinte unie et rime unique se placent sur la tangente d’un trou noir anéantissant la forme, le médium de représentation, maintenu il est vrai grâce au champ associatif. L’excès tourné en dérision pourrait n’être qu’une démonstration par l’absurde de la valeur de la cadence et de la couleur, nécessaires à la poésie et à la peinture, n’était le sens ou plutôt la productivité signifiante émanant de la mise en relation de cette forme rendue absolue, presque anéantie, avec un contenu surprenant et satisfaisant — remotivation par l’humour [37]. Il n’y a holorime à proprement parler ni pour l’œil ni pour l’oreille, le procédé ne se reconnaît qu’avec l’assentiment du lecteur attentif, d’où le besoin conjoint de l’oral et de l’écrit, même si l’oralité syntaxique mine la surface graphique et le titre métapoétique. Le visuel et le sonore sont en collusion étroite pour faire tenir ensemble ce tout hétéroclite et instable. La conjonction essentielle du verbal et du visuel suggère un pari : que la désignation spéculaire sauve l’œuvre de l’insignifiance en la disant à l’écart, aux marges de l’art [38].
28Chez Allais comme chez Goudezki, on retrouve ainsi une même ambivalence, un double mouvement de dérision et de valorisation artistique : blague de premier avril et édition de luxe pour Allais, discours d’ivrogne et virtuosité métrique pour Goudezki. Un tel redoublement de conscience critique relativise grandement l’écart entre grand art et petit rien. On trouve là une sorte de mouvement complémentaire de la poétique mallarméenne, qui ramène la grandeur au rien (schématiquement le métaphysique à l’esthétique) en investissant la littérature de préoccupations graves, en écho modifié au langage du Parnasse. Dans le sonnet « olorime », et comme chez Cretin dans une large mesure, s’expose une jubilation sans sublimation, du moins explicite [39]. Les extrêmes se neutralisent, s’abolissent comme chez Mallarmé, le ton sérieux en moins. La simplification dans une forme extrême déstabilise, trouble la vue, la perception, cause, s’il faut le dire ainsi, un effet d’ébriété gaie.
Connivence
29La reconnaissance de cette prouesse par le destinataire forme en soi une conjuration de l’autodestruction frôlée. La connivence amicale, la communication ludique en bonne intelligence (l’intelligence étant la faculté de créer des liens), est un point commun fondamental des œuvres « mineures » de Goudezki, Cretin et Allais qui nous intéressent ici. Car cette interdépendance du visuel et du verbal, à l’écart de la mimesis, est corollaire d’une autre transitivité, d’une autre interrelation : celle du locuteur au destinataire, au-delà de l’universel reportage où l’ornement est superflu pour la communication utilitaire — qui abolit le liant profond entre les termes et les interlocuteurs.
30C’est que ce langage qui pourrait aller vers le non-sens (mouvement facilité par la pure motivation verbale des légendes de monochromes comme des vers holorimes), cette prodigalité emphatique, se justifie en grande partie par la fonction phatique et même conative à renforcer. Les impératifs et interjections servent la rhétorique de l’amitié : invitation efficace et contact assuré. Cet aspect perlocutoire sinon performatif [40] passe par des verbes de mouvement concrets et familiers, presque uniquement à l’impératif : « on gèle », « arrive », « allons », « jette », « carafons », « dépêche », « sens », « roule » [41]. Ils résument simplement le double mouvement centrifuge et centripète, qui correspond avant tout au point de vue égocentré de l’énonciation, et au contact visé par l’invitation : pars de là-bas et viens ici vers moi. Si l’on met par exemple en regard chaque groupe syntaxique de la première holorime (vers 1 et 4), on saisit bien l’inscription du lien intersubjectif qui donne sens aux mouvements contraires et complémentaires : « je t’attends / jette à temps », « samedi / ça me dit », « car, Alphonse Allais, car / carafons à l’écart ». L’invitation génère une sorte de tropisme interne compensatoire.
31Plutôt que de radicaliser en un défi au maître (Allais, prince de l’holorime) la force de dislocation de la forme, cette adresse amicale [42] renoue avec le genre ancien de l’épître familière en vers, que pratique notamment Cretin, genre qui trouve un équivalent contemporain dans les « Loisirs de la poste » et autres bouts rimés offerts au quotidien par Mallarmé. Ce genre de poème à valeur de supplément de la circonstance, don ou demande, garde toujours un statut mineur et marginal devant l’idéal d’autonomie et d’éternité littéraires. Placet futile de Mallarmé fait ainsi partie des pièces « jetées en culs-de-lampe sur les marges » [43] par l’auteur. Or c’est le poème le plus proche de notre sonnet, du fait d’une adresse personnelle comparable, du sourire charmeur, du decorum bucolique (où apparaît, quelle coïncidence, une « Hébé » ornementale) et de la posture modeste secondée par un sonnet irrégulier. L’invitation y vise une réponse en acte plutôt que verbale ou mentale, ou du moins performative (« Princesse, nommez-moi… »). Le supplément textuel nécessite la connivence du récepteur qui seul peut entériner la promotion du billet jetable en bibelot collectionnable, aboli dans l’ordre de la valeur courante, mais réévalué par le sourire d’intelligence, et ce lien particulier qui le fait être [44].
32L’onomastique et le calembour participent également de la surdétermination ludique qui entérine le lien sollicité dans le jeu. Allais et Goudezki, poètes du Chat noir, appartiennent à des groupes d’avant-garde où les jeux identitaires sont de rigueur. Le nom d’Hydropathe (qui hait l’eau — mais aime boire) et celui d’Allais engendrent dans ces cercles des calembours exponentiels. Il ne serait pas étonnant que Goudezki, littéralement un Goudeau à suffixe polonais, intègre ce trait à la surdétermination du poème où il joue l’ivrogne virtuose, autrement dit l’homme « soûl comme un Polonais » [45]. Cretin ne cesse lui aussi, quatre siècles plus tôt, de jouer sur les noms avec ses confrères « rhétoriqueurs ». Le cretin est en effet un petit panier d’osier, et la Jaille, une jarre, une grosse bouteille, figure de l’ami consolateur comme l’illustre le dernier vers (v. 124-126) [46] :
Aime Cretin, et boy son a boissonIl ne me chaut comme j’aille en mangeaille,Si mieulx que pis y a pleine ma Jaille.
34Les noms propres surdéterminent clairement le contexte bucolique ou bachique choisi. Pour confirmer le lien vital figuré, c’est la Jaille, dive bouteille, qui vient remplir le « cretin » d’une boisson qui fait oublier la folie du monde.
35Parmi les jeux de mots favoris des Incohérents, on trouve en outre l’équivoque sur l’art et lard, présent dans le distique central du sonnet (et dans le Catalogue de l’exposition 1886 des Arts incohérents) [47] :
L’attrait : (puis, sens !) une omelette au lard nous rit,[…]Là, très puissant, un homme l’est tôt. L’art nourrit.
37Mêmes équivoques dans l’épître de Cretin : à « lard nous rit » et « l’art nourrit » en hypallage dans le sonnet, répondent l’équivoque « bois son à boisson » (v. 124), et plus haut « rys nourrys » (« Si seront mieulx entre nos rys nourrys », v. 114 [48]). Tout cela désigne la même oralité revigorante, oralité dans les deux sens, ici orientée vers la réjouissance confraternelle, le banquet viril où les mets et les mots se complémentent. L’autodérision dissolvante se trouve ainsi relativisée dans la complicité poétique — d’où la boutade finale attribuée à Allais : « Amusé tu diras : “l’Hébé te soule, hé, Jean !” ». Dans une heureuse cohérence spéculaire, la pointe renvoie l’invitation délirante à l’hallucination éthylique, tout en constituant une preuve fumiste de son efficacité « centripète », puisqu’Allais sera venu à lui.
38En définitive, la réflexivité parodique et l’humour de connivence désamorcent la force désagrégeante ou purement démystifiante due à l’excès qui s’épuiserait lui-même. Ce jeu vertigineux, centrifuge et centripète, conjugue des effets de trou noir et de constellation formelle, à travers la concentration et la dispersion conjointes de registres et de référents, de sons et de sens contrastants. Ces particules hétéroclites demeurent tenues ensemble par une vive cohérence énonciative et associative, assurée par le pari de l’invitation, les équivoques réflexives et surtout le motif unifiant et réjouissant des bitures, exploitées littéralement et dans tous les sens [49]. Les pratiques fort proches quoique dispersées de Goudezki, Cretin et Allais révèlent une relation familière rarement valorisée en poésie, une adresse qui, tout en conditionnant l’appréciation littéraire, renforce le lien amical et convivial, sauve le « rien » représenté — signe ludique et pragmatique d’un rapport à l’art qui montre l’art comme rapport, rapport d’intelligence.
Il nous faut un style simple et vivant : le levier, petit, qui soulève le monde
Bibliographie
- Allais Alphonse, Album primoavrilesque (1896), fac-simile, Paris, Bellenand, 1962.
- Aquien Michèle, L’Autre versant du langage, Paris, José Corti, 1997. Baudelaire Charles, « De l’essence du rire, et généralement, du comique dans les arts plastiques », Critique d’art, in OEuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968.
- Bowie Malcolm, « Theory as Wordplay », in Meetings with Mallarmé in contemporary French culture, éd. M. Temple, Exeter, Devon, University of Exeter Press, 1998.
- Caradec François, Alphonse Allais, Paris, Belfond, 1994.
- Cate Phillip Dennis et Shaw Mary, The Spirit of Montmartre. Cabarets, Humor and the Avant-Garde, 1875-1905, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 1996.
- Cornilliat François, « Or ne mens » : couleur de l’éloge et du blâme chez les Rhétoriqueurs, Paris, Champion, 1994.
- Cornulier Benoît de, Théorie du vers. Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Seuil, 1982.
- Cretin Guillaume, OEuvres, éd. K. Chesney, Paris, Firmin-Didot, 1932.
- Defays Jean-Marc, Jeux et enjeux du texte comique. Stratégies discursives chez Alphonse Allais, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1992.
- Duisit Lionel, Satire, Parodie, calembour. Esquisse d’une théorie des genres dévalués, Saratoga, Cal., Anman Libri, 1978.
- Gauthier Véronique, Chanson, sociabilité et grivoiserie au xixe siècle, Paris, Aubier, 1992.
- Goulemot Jean-Marie et Oster Daniel, Gens de Lettres, écrivains et bohèmes. L’Imaginaire littéraire (1630-1900), Paris, Minerve, 1992.
- Grojnowski Daniel et Sarrazin Bernard, L’Esprit fumiste et les rires fin de siècle, Paris, José Corti, 1990. [anthologie commentée]
- Grojnowski Daniel, Aux commencements du rire moderne. L’esprit fumiste, Paris, José Corti, 1997.
- Kaufmann Vincent, Le Livre et ses adresses, Paris, 1986.
- Mallarmé Stéphane, Crise de vers et La Musique et les Lettres, in OEuvres complètes, éd. B. Marchal, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998.
- Millaud Albert, et Caran D’Ache, Physiologies parisiennes, Paris, Librairie illustrée, 1888.
- Queneau Raymond, « Littérature potentielle », in Bâtons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard, 1965.
- Quicherat Louis-Marie, Petit traité de versification française, Paris, 1895.
- Rabelais François, « Propos des bien ivres », Gargantua, 1534. Riffaterre Michael, Semiotics of poetry, Bloomington, Indiana University Press, 1978.
- Rigolot François, Poétique et onomastique, Genève, Droz, 1977.
- Scépi Henri, « Une littérature excentrique : enjeux et ambiguïtés fin de siècle », Critique, n° 587, avril 1996, p. 283-297.
- Seigel Jerrold, Bohemian Paris : Culture, Politics, and the Boundaries of Bourgeois Life. 1830-1930, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1999.
- Shaw Mary L., « Mallarmé at the Circus : Incoherent Parody », Dalhousie French Studies, Halifax, Nouvelle Écosse, vol. 24, 1993, p. 71-85.
- Velter André éd., Les Poètes du Chat Noir, Paris, Gallimard, 1996. [Sonnet olorime p. 443]
Notes
-
[1]
Voir les travaux de D. Grojnowski, D. Cate et M. Shaw, ainsi que J.-M. Goulemot, D. Oster, et A. Velter, compilateur d’une anthologie des poètes du Chat Noir dont nous tirons le texte du sonnet. Un article de H. Scépi (1996) synthétise les travaux sur l’excentrisme fin de siècle dans la décennie de leur « réhabilitation ». Merci à M. Shaw, à qui nous devons l’impulsion fondatrice de cet essai (et bien davantage), ainsi qu’à S. Metzidakis, Rae Beth Gordon et Ross Chambers pour l’accueil enthousiaste qu’ils lui firent au colloque NCFS de 2004
-
[2]
Jean Goudezki est l’un de ces poètes « mineurs » de la communauté des étudiants/chansonniers de Montmartre. Malgré la proximité du patronyme de « Goudeau », chef des Hydropathes, il semble que Goudezki fût son vrai nom. Il se produisit quelques années au cabaret du Chat Noir avant de rejoindre sa Lorraine natale pour se faire confiseur, fabricant de mignardises orales somme toute comparables à ses poèmes. Pour de plus amples détails biographiques, voir F. Caradec, Alphonse Allais, p. 279-285.
-
[3]
Cf. le traité de versification de L. Quicherat, au chapitre de la rime : Règle 6 : « les genres simples, tels que la comédie, l’épître badine, la fable, le conte, la chanson, ne demandent pas la même rigueur dans les rimes que les ouvrages d’un genre élevé. La tragédie, l’épître sérieuse, surtout l’épopée et l’ode, exigent des rimes très-soignées. » Remarquons que le manuel de Quicherat, entre autres traités contemporains, cite beaucoup de « rhétoriqueurs », dont Cretin (notamment sur les rimes particulières), et Marot, auteurs réhabilités par la génération fin de siècle pour leur « couleur » et leurs rimes. Selon la taxinomie de Quicherat, il s’agit d’une « épître badine » : la pléthore de la rime prend donc le contrepied de la règle de convenance. Qu’on songe d’autre part au vibrant et ironique « On a touché au vers » de Mallarmé dans La Musique et les lettres. Pour Mallarmé cette atteinte nécessaire assure d’une part la pratique complémentaire du vers libre et de l’alexandrin, entre autres vers réguliers, et d’autre part confirme la nécessité d’une régularité (orchestration euphonique et cadencée, cf. aussi Crise de vers). Les détracteurs du haut langage dont font partie Goudezki et Allais s’avèrent plus attachés à une libre convivialité littéraire et au rire des genres « bas » ou de la profanation du canon.
-
[4]
Guillaume Cretin, OEuvres, épître LIX, p. 267-271, éd. K. Chesney, 1932.
-
[5]
Mallarmé se sert d’ailleurs parfois directement du sourire en poésie, comme dans Placet futile. Et s’il emprunte en général une grande solennité tonale (partagée par les chansonniers fumistes), sa recherche se fonde bien sur le jeu de mots, et la communauté spirituelle apte à le déchiffrer et l’apprécier.
-
[6]
Voir « All or Nothing ? The Literature of Montmartre », in The Spirit of Montmartre, où M. Shaw rappelle le caractère éphémère des morceaux de bravoure produits par les écrivains bohèmes (tels que les holorimes), rejetant l’étiquette de Littérature pour revendiquer celle de la mystification comique. Dans le cas d’Allais et de beaucoup d’autres, une ambiguïté de statut demeure, du fait de la publication fréquente de ces prétendus riens — à quoi s’ajoute leur conservation et leur « réhabilitation » actuelle — autant de facteurs de valeur ajoutée à la dérision première, tension qui caractérise d’ailleurs les avant-gardes du xxe siècle.
-
[7]
Sic.
-
[8]
Première publication dans Le Chat Noir, août 1892 (reproduit dans Caradec p. 281, et Velter p. 443-444).
-
[9]
Outre l’opposition entre le canon littéraire et les petits riens qui valent dans un autre ordre, déjà présente dans « l’Art poétique » de Verlaine, un cliché de la bohème associe le vœu de retraite et l’ambition d’une carrière publique. Voir J. Goulemot et D. Oster qui analysent la lutte entre le statut symbolique et la position sociale désirés. Le contenu du sonnet illustre bien ces contradictions conscientes et l’exhibitionnisme qui les présente comme un pis-aller à la reconnaissance immédiate : « condamné par sa tactique même à un perpétuel aveu public, le bohème se trouve donc dans cette situation paradoxale de devoir faire de son écart — écart de langage ou écart de vie, pour lui c’est tout comme — un système d’approche, de son excentricité un système de reconnaissance, et de sa sécession une reddition. Plus que tout autre, il attend tout de la communication. » (p. 131). La marginalité demande une justification, une vérité formée de signes à distance, à recomposer en un tout composé et justifié. V. aussi J. Seigel, Bohemian Paris : Culture, Politics and the Boundaries of Bourgeois Life. 1830-1930. NewYork, Viking, 1986.
-
[10]
Guillaume Cretin, OEuvres, Épître LIX, p. 267-271, éd. K. Chesney, 1932 éd. cit. (v. 17-18 et v. 113-119) :S’en ce fascheux monde faulx moult deffautEt d’entour moy pour scavoir poulse avoir[…]Pour fin donnons aux mieulx faisans fesans,Si seront mieulx entre nos rys nourrys ;Ceux qui seront l’heur de tes ans taisans,Avront de moy vielz aulx pourriz pour riz,Apres plorer coste barilz bas riz,En escoutant des chansons de eschançons ;Flacon vault fleute à sonner des chansons.
-
[11]
Du Paradou de l’abbé Mouret à l’éloge du « plein air » dans L’OEuvre, les Rougon-Macquart regorgent de ces protubérances bucoliques — certes cautionnées par la méthode expérimentale de Claude Bernard appliquée aux phénomènes sociaux. Daté de 1892, le sonnet holorime s’inscrit déjà au terme d’un mouvement de « rébellion » contre Zola, qui suit celui par rapport à Hugo (quand les « pères » révolutionnaires se voient traités à leur tour comme des Classiques ampoulés). La parodie n’a toutefois rien de l’invective dans le ton des décadents. La nostalgie de l’âge d’or est clairement plus comique qu’amère dans notre sonnet, suivant le vœu de simplicité des Hydropathes. L’ébriété dramatisée (comme le serein dédain d’un Mallarmé à ses heures de retraite) met en scène une résistance à l’institutionnalisation sociale, qui ne nie pas l’attachement à la sociabilité artiste, au contraire.
-
[12]
Goulemot et Oster parlent de « l’homme de lettres en ethnologue » (titre du chapitre VII). Les écrivains fin de siècle ne parlent que du métier et du marché, montrent une conscience extrême du champ culturel qui les modèle : « le xixe siècle ne connaît qu’un seul personnage : l’écrivain. Exalté ou dégradé, prophète ou martyr, vainqueur ou humilié, l’homme de lettres pousse le narcissisme dans ses ultimes retranchements. […] La lutte contre le rien impose de se situer, d’accaparer des usages, de s’inventer dans le mimétisme, de s’imaginer un statut symbolique en même temps qu’une position sociale. Ce rien, c’est le mur de sa propre contingence auquel on se heurte, avant de s’établir à la diable dans une quête douloureuse de soi qu’on tentera, souvent sans succès, de transformer en réponse absolue » (p. 103-104).
-
[13]
On attendrait d’ailleurs « ou » au lieu de « et » pour atteindre l’holorime maximale, mais le disjonctif ne rendrait pas compte de la confusion qui gouverne la surdétermination dans tout le poème.
-
[14]
Tous les signes de ponctuation française sont en effets utilisés, le tréma mis à part ! — dans un sonnet régulier de type marotique, en vers alexandrins au demeurant.
-
[15]
Cf. le fameux « J’ai disloqué ce grand niais d’alexandrin », manière hugolienne de vanter le « trimètre » aux dépens des sacro-saints hémistiches.
-
[16]
Quicherat déclare au chapitre deux : « La césure doit toujours tomber sur une syllabe accentuée (règle générale) », non sans convenir d’une tolérance dans les « genres simples », où se situe le sonnet de Goudezki : « Remarque générale : dans les genres soutenus, l’on est bien plus exigeant pour la césure que dans les genres simples. La comédie, le conte, l’épître familière se contentent de celles que l’épopée, la tragédie, l’épître sérieuse trouveraient insuffisantes. »
-
[17]
Le débat qui renaît alors était vivant avant Malherbe, comme le prouve la polémique sur le rythme et la rime à la Renaissance (voir K. Meerhoff, Rhétorique et poétique à la Renaissance) ou les tentatives de Marie de Gournay pour relativiser la valeur de la rime et valoriser la prose poétique, cadencée de Montaigne (cité par N. Dauvois dans Prose et poésie dans les Essais de Montaigne). La versification scolaire véhicule toujours la norme classique où la rime est reine (et le vers garrotté) : « la rime est fondamentalement la condition de notre poésie. », dit Quicherat. Les recherches modernes sur la prosodie française tendent au contraire à privilégier le rythme plutôt que la rime afin de définir le vers comme réalité métrique et rythmique : des vers justes sans rime (vers blancs) touchent plus facilement l’oreille que des vers faux rimés, surtout dans le cas de mètres longs comme l’alexandrin, où notre perception s’attache en règle générale à des segments de six mesures au maximum (B. De Cornulier, Théorie du vers).
-
[18]
L’argument concentré en quelques mots, ou la double version d’une même épigramme, évoque clairement les procédés de la poésie mineure, dans lignée de l’Anthologie grecque et de la facétie renaissante.
-
[19]
Les groupes de chansonniers et d’artistes gravitant autour des cabarets parisiens sont connus pour leur grivoiserie facile, et ce d’autant plus dans les années 80, alors que la censure s’est adoucie, selon M.-V. Gauthier qui analyse la sociabilité artiste au xixe siècle. La fin de siècle montrerait un « déclin de l’expérience conviviale » sous le Second Empire, avant un regain des cafés-concerts où la sociabilité épicurienne ne se prendrait plus au sérieux comme au temps des cénacles romantiques fortement hiérarchisés et ritualisés.
-
[20]
Les italiques semblent indiquer à la fois un régionalisme et un terme spécialement marqué dans le poème. La proximité phonique avec « peinture » encourage sans doute un autre genre d’association lexicale, non sans rapport avec la brosse à cabinets joyeusement brandie en guise de pinceau par l’« Incohérent » des Physiologies parisiennes, où le ravalement scatologique prévaut. D. Grojnowski nous rappelle aussi le canular de l’âne qui peint avec sa queue (1910), où l’avant-garde radicalise la démystification de l’art par l’avancement du bas corporel, en espérant néanmoins mystifier le public, et par contrecoup renforcer la distinction « élitiste ».
-
[21]
Les exemples paratextuels de ces déclarations d’extravagance ne manquent pas, mais citons encore, à la suite de Grojnowski et Sarrazin (p. 20), la définition du fumisme selon Goudeau : « une espèce de folie intérieure, se traduisant au dehors par d’imperturbables bouffonneries » ; cela ressemble là encore à l’ébriété mimée. 21. Les exemples paratextuels de ces déclarations d’extravagance ne manquent pas, mais citons encore, à la suite de Grojnowski et Sarrazin (p. 20), la définition du fumisme selon Goudeau : « une espèce de folie intérieure, se traduisant au dehors par d’imperturbables bouffonneries » ; cela ressemble là encore à l’ébriété mimée.
-
[22]
La conscience critique et le double jeu de ravalement/valorisation sont encore redoublés par le fait que dans la tradition comique au théâtre la démarche de l’ivrogne (en général le valet rusé, ivre au banquet final, cf. le Pseudolus de Plaute) exige un comédien des plus virtuoses, pour contrefaire l’allure maladroite et improvisée. On songe aussi à l’humour délirant de Charles Cros analysé par Grojnowski : « ces monologues font valoir la vacuité de ceux qui les énoncent […] ils procèdent d’un langage creux dont le déploiement exerce un incontestable prestige du fait qu’à force de ne rien dire, il excelle à dire le rien. » (p. 188) L’auteur parle au contraire ici en son nom, sans masque de monomaniaque mais en tout complicité.
-
[23]
Sur l’idéologie de l’équivoque de la « Grande rhétorique », voir le début de l’étude de F. Cornilliat (par exemple p. 132-133) où se trouve fermement repoussée, au profit d’une maîtrise désignée par le leurre erratique, l’assimilation à une dissolution (post-)moderne dans un langage « maximaliste » : l’équivoque des rhétoriqueurs dit plutôt « un intense effort de “réappropriation” », de contrôle des ressemblances verbales, dans l’instant même où on les fait « proliférer ». Un exemple patent de cette tentative se lit dans les imitations sonores du tohu-bohu armé, entre autres forces désordonnées. On se souviendra à cet égard que Petit air (guerrier) de Mallarmé joue d’un semblable mimétisme cacophonique en rimes équivoquées pour servir un propos anti-belliqueux ; et Cretin pour fustiger la guerre et l’adversité dans son épître « bas tonne » en style simple si on le « bastonne » de la sorte, réponse à la violence par l’humilité et le retournement du langage tonitruant contre lui-même.
-
[24]
Épître LIX :
La vigilance d’Argus, monstre aux cent yeux (image du peuple) qui ne voit rien en temps troublés porte une charge morale et satirique, qui contraste avec la parodie humoristique de Goudezki tout en faisant jouer les mêmes signes de divagation extérieure, marque commune au fou et au sage : « bigle œil » et « bitures » sont des excentrismes faisant appel à l’accommodation du lecteur averti.Le paovre monde transi d’estre ainsi,Fort me deplaist que telle ordure or dure :[…]Mais scait il bien a bigle œil dextre de estreContrefaisant sous telz argus Argus -
[25]
La langue déviante est liée dans la tradition morale à la sagesse du fou, à une vérité oblique ou supérieure compatible avec la gaîté philosophique (fascinant cheminement du sourire socratique à la gaya sciencia des troubadours ou au gai savoir nietzschéen en passant par la festivitas d’Érasme). Cette tradition du serio-ludere est très vivante chez les tenants du « style simple » à la renaissance, de L’Eloge de la folie à Montaigne en passant par Rabelais ou les conteurs du temps. Noël du Fail invente le terme de baliverneries, titre spéculaire qui désigne les divagations discursives, la danse chancelante d’Eutrapel son alter ego gai et folâtre. Baliverneries et bitures se font écho en enjambant dans le temps l’orthodoxie esthétique classique.
-
[26]
Les « bitures » du corps et du langage mus par le délire bachique (ou assimilé) font immanquablement penser aux « Propos des biens ivres » de Gargantua, disposés en stichomythie d’exclamations adaptées à chaque convive, excès tonal et oral qui radicalise le decorum et le distord par de fines allusions suggérant une cohérence supérieure sous la réjouissante et étourdissante cacophonie. D’ailleurs le début « Tire ! / — Baille ! — Tourne ! — Brouille ! » est un modèle évident des poèmes monosyllabiques de « l’Eglise des totalistes » (mot de Charles Cros) dont Goudezki fait partie, ayant d’ailleurs composé des pièces en vers d’un seul mot comme « Au printemps » (éd. Velter, p. 444). Cros développe, pièces à conviction à l’appui, le sape de la fragile restauration du « vers correct » par le Parnasse (le ton est ironique du début à la fin). Le grand art et le sérieux du Parnasse sont minés par une « nouvelle secte », elle-même divisée entre rimeurs totaux, monosyllabiques ou facteurs de palindromes qui mènent à l’exclamation : « Pauvres Parnassiens rigoureux, que faire devant de pareilles armes ? » (Charles Cros, « L’Église des Totalistes », Revue du monde nouveau n° 2, avril 1874, reproduit dans l’anthologie de D. Grojnowski et B. Sarrazin, p. 291-294).
-
[27]
L’entreprise extrême et autodestructible, faite pour la communication éphémère se rattache en un sens, malgré la déflation burlesque du divin, au « comique absolu » selon Baudelaire, qui ne montre pas tant une supériorité satanique qu’un vertige du grotesque symbolique — certes lié chez lui à un élément « surnaturel » (« De l’essence du rire », p. 535-540).
-
[28]
Hébé, déesse grecque de la jeunesse nubile, a longtemps versé le nectar aux dieux et a épousé Hercule (ce qui fait ironiquement du locuteur un hercule gaulois, puisqu’Hébé est sa « compagne »).
-
[29]
Ce mode d’expression n’est pas étranger à « l’autre versant du langage » qu’associe à la poésie moderne M. Aquien, pour une poétique lacanienne où « lalangue », le signifiant vivant, régit la création verbale.
-
[30]
— l’euphonie en moins ; l’entreprise est apparentée à la recherche d’une combinatoire définitive des timbres dans le vers mallarméen comme « mot total » (Crise de vers). En un sens l’holorime est un « mot total », mais imposé par un arbitraire ludique sans motivation supérieure. L’homophonie fait la nique à la savante constellation de rimes du fameux « sonnet en -yx », vers la confusion incohérente mais non moins virtuose.
-
[31]
Pour une approche lacanienne de Mallarmé, voir M. Bowie, « Theory as Wordplay », in Meetings with Mallarmé.
-
[32]
Voir en particulier M. Riffaterre, Semiotics of Poetry. En ce qui concerne l’appréciation littéraire (certes récusée par principe et par jeu), ce sonnet se situerait en quelque sorte entre l’incohérence « systématique » que Mallarmé peut appliquer à ses textes auto-parodiques pour les intégrer à un univers de pensée total (comme le « mythe » qui transforme les deux nymphes du Faune en deux femmes et deux fauves pour le Livre) et l’incohérence non systématique, le manteau d’Arlequin intertextuel et gratuit que proposent des parodistes mineurs (v. M. Shaw, « Mallarmé at the Circus : Incoherent Parody »). Les bitures spéculaires et structurantes et les allusions internes forment ici système, mais indépendamment de toute profondeur transcendante, de toute motivation absolue.
-
[33]
La parenthèse même fait diversion comme pour dérouter le profane, et le mouvement passif/actif, attrait puis jouissance perceptive (intellectuelle ou sensible), mêle le trivial au sensuel et au spirituel en une totalité heureuse. Ce « puis sens ! » au centre du sonnet est d’ailleurs étonnamment proche du « j’ouis sens » de Lacan, cf. la poétique de M. Aquien, op. cit.
-
[34]
Même dans le refus de chasser de leur poésie « le réel parce que vil », les écrivains « mineurs » du Chat Noir convertissent « Le sens trop précis rature / Ta vague littérature » (Mallarmé, Poésies, « Toute l’âme résumée… ») en : le sens trop sérieux rature le vague de tes bitures.
-
[35]
Voir F. Caradec, D. Grojnowski, A. Velter, ainsi que le florilège du site http :// worldserver2.oleane.com/fatrazie/Holo_Allais.htm pour apprécier des échantillons de cette production incitatrice.
-
[36]
M. Riffaterre (op. cit.) rapproche à cet égard les monochromes d’Allais et leur légende « littérale » du sonnet en -yx de Mallarmé comme négation d’une mimesis sans semiosis. Le comique verbal et le poétique se rencontrent donc sur ce plan de l’hyper-conscience et de la détermination intralinguistique du sens. Le jeu de négation ou de retrait de l’image « réelle », mimétique se lit encore dans l’album d’Allais à travers la sous-légende « reproduction du célèbre tableau » du monochrome noir, et la fumisterie de la reproduction luxueuse (« sept magnifiques planches gravées en taille-douce et de différentes couleurs ») redoublée par la feuille de papier blanc collée dans chaque exemplaire de l’édition originale pour « Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige », p. 23).
-
[37]
La présente analyse rencontre sur ce point celle de J.-M. Defays (« Texte patchwork, discours cyclone », p. 159-160) sur l’écriture d’Alphonse Allais, où il voit s’exercer des forces centrifuges et centripètes, entre totalité mallarméenne et mécanique fumiste, rites d’écriture pas si éloignés entre eux comme le montre par ailleurs M. Shaw.
-
[38]
L. Duisit offre à propos des genres « mineurs » toujours en procès de justification une analyse de l’auto-parodie comme marque d’une « ambivalence du sujet » (p. 76) dont les tensions extériorisées s’apaisent provisoirement dans le sourire, l’échange privé. Les « modes dévalués » renvoient selon lui au rituel (social, littéraire) qui en se spécialisant, en s’institutionnalisant, devient objet d’imitation ou de spectacle et non plus de croyance, d’où le mouvement vers différents degrés de subversion selon la conscience ou la nostalgie impliquées. Le calembour, acte de pur arbitraire, doit à plus forte raison se trouver une légitimité relationnelle dans la motivation, la « conversion esthétique », dit Duisit.
-
[39]
Cette démystification s’oppose en fait aux monochromes d’Yves Klein, à fonction mystifiante dans leur présence sans nuance. L’Album d’Allais est « emblématique du pouvoir des mots à donner à voir » (p. 309), voire à faire halluciner, librement associer, mais dans un cadre rassurant, bon enfant, dans la conscience souriante du rien contre la sacralisation de l’art. Pour Grojnowski, la réflexivité renforce l’ambiguïté de ces « fumisteries » dont la charge novatrice est désamorcée par l’intention de dérision. Ajoutons que la confiance en la réception fait la différence (au contraire du fumisme « resacralisé » de Klein).
-
[40]
L’avant-garde fin de siècle, indissociable de cercles de sociabilité et de représentation variés mais reliés entre eux n’a pas attendu la linguistique moderne pour penser l’intersubjectivité et l’efficacité pragmatique du discours. Cette esthétique de la participation très présente dans les cabarets montre à travers une énonciation déconcertante et provocante la « capacité du discours à aspirer le spectateur dans les régions vacillantes et extensibles d’une dérision toujours ambiguë, et toujours menaçante ». La dérision ici éclatante forme un pseudo trou noir qui nie joyeusement le nihilisme autant que la plénitude idéale.
-
[41]
Ce fil des impératifs qui subsument potentiellement la teneur du sonnet rappelle l’« haïkaïsation » infligée par R. Queneau à des sonnets de Mallarmé pour en détacher la substance simple et la « redondance » intrinsèque. Redondance et concentration formelle engendrent aussi le sonnet holorime, où plus que nulle part « chaque vers est un petit monde, une unité dont le sens vient en quelque sorte s’accumuler dans la section rimante » (Queneau, p. 337).
-
[42]
Le lyrisme monologique gagne alors du terrain en poésie. Cette adresse sous forme d’invitation, et dans une certaine mesure de provocation et d’émulation (car que répondre en termes de virtuosité verbale à cette prouesse de jonglerie ?) inscrit au contraire clairement le dialogal et le dialogique au fondement de son énonciation. Dans la sphère d’interlocution
entre de plus un tiers actif, comme dans les Récréations postales de Mallarmé qui doivent leur entière existence au facteur (et une fois publiées au lecteur plus qu’au destinataire) : le mode ludique dépend plus que tout autre d’une destination élargie. Voir aussi V. Kaufmann Le Livre et ses adresses, Paris, 1986. -
[43]
Voir la Bibliographie de l’édition de 1898 où Placet futile (non cité) se place par défaut parmi les « pièces jetées plutôt en culs-de-lampe sur les marges » intercalées au cahier de 1887 des Poésies. Marginale est aussi la réquisition d’audience (placet, impératif modalisé par l’usage) détournée en compliment « futile », pour plaire (placere remotivé).
-
[44]
« L’on ne prononce que quant aux autres », écrit Mallarmé dans ses Notes en vue du Livre.
-
[45]
Goudezki joue sur l’ébriété gauloise (et polonaise) en accord avec le ton des Hydropathes. Remarquons que Goudeau est l’auteur d’une pièce intitulée Les Polonais, qui reflète ce cliché culturel, en même temps que l’idée de communauté marginale voire utopique. Voir Grojnowski au chapitre Hydropathes et Cie sur la « surdétermination » du nom et ces jeux identitaires sans fin : « on doit à Diego Malevue (Émile Goudeau) une “chronique” fondatrice du groupe. Elle paraît dans la Revue moderne et naturaliste à la fin de 1878. Dénonçant les phrases alambiquées ou les périodes tourmentées qui abondent chez Flaubert, Zola ou les Goncourt, il appelle à la “simplicité” en regrettant qu’on ne s’inspire plus de la simplicité des meilleurs classiques (Molière, La Fontaine) : “Il nous faut un style simple et vivant : le levier, petit, qui soulève le monde” (la chronique est suivie d’un “Chant des Viveurs”, que Goudeau signe de son nom, et qui appelle à la vigueur virile : “Honte pour les vaincus et pour les impotents !” » (p. 41)
-
[46]
Dans l’épître LIX de Cretin (éd. cit.) le jeu onomastique se présente sous la forme d’une complémentarité nourricière (v. 43-46) :
Ces jeux onomastiques concernent toute la génération des « rhétoriqueurs » et au-delà ; voir F. Rigolot, Poétique et onomastique, sur la valeur figurative de l’équivoque appliquée aux noms propres.Maint homme en l’an des fois bien seize se aiseDe Jaille, lors que vin entonne en tonne ;Cretin aussi, quand fruit happe, aise appaiseJeunes enfans, car laict ton ne l’estonne -
[47]
Cf. le calembour visuel ou quatrain illustré de Duchenne dans le catalogue 1886 de l’exposition des Arts incohérents : L’art et lard, où le jeu de mots est redoublé par le double sens de « palette » (rapprochement du peintre et du porc en une trivialisation maintenant familière). L’avis de 1887 « Aux nombreux visiteurs de notre exposition » définit de manière similaire la philosophie du groupe : « l’art incohérent est une côte de l’art — pardon de lard. », et de renchérir sur la distinction entre peinture à l’eau, à l’huile et au vinaigre, même iconoclasme burlesque.
-
[48]
Parmi d’autres exemples pré-modernes, Clément Marot dans sa célèbre Petite épître au roy renouvelle l’association ludique en alliant « rys » et « sourys » qui invite là aussi au sourire complice ; la connivence poétique justifie aussi grandement les célèbres annominationes de Rutebeuf, dons à l’oralité qui disent l’état post-lapsaire et le lien humain à la fois, le poète révélant la vanité tout en assurant l’auto-célébration de son art et du plaisir verbal (voir par exemple la fin du Miracle de Theophile).
-
[49]
Comment ne pas songer ici à Salut de Mallarmé, lui-même réécriture de la célèbre ode où Ronsard en appelle à la vigueur conquérante et fraternelle de la jeune Brigade poétique ?