Notes
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[1]
Le « démon » n’aura sans doute pas épargné notre pensée…
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[2]
Il est vrai que la version publiée dans Vers et Prose en 1893 s’intitulera désormais « La Pénultième ». Cette modification s’explique peut-être par le fait qu’aux yeux du Mallarmé des années 1890 le titre des années 1860 parlait trop haut, et cela doublement. D’une part, il trahissait des influences littéraires de jeunesse ; d’autre part, il indiquait une clé d’interprétation un peu trop visible.
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[3]
Mallarmé a fait sienne la formule, s’il était besoin de rappeler l’importance du l’auteur du Corbeau dans la genèse de la pensée mallarméene, comme en témoigne ce passage de sa correspondance datant de l’époque des premiers vers d’Hérodiade, où il a été question de la théorie de l’effet héritée de Philosophy of Composition : « Hélas ! le baby va m’interrompre. J’ai déjà eu une interruption, la présence de notre amie, (envers qui, même le démon de la perversité m’a poussé à être très amer, — j’ignore pourquoi », lettre à Cazalis, 30 octobre 1864, OEuvres Complètes, éd. B. Marchal, Gallimard, 1998, t. I, p. 664. Cette édition nous servira désormais de référence, et sera abrégée en OC. Le tome II, édité par B. Marchal, est paru en 2003.
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[4]
Baudelaire, « Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains », OEuvres complètes, éd. Cl. Pichois, Gallimard, t. II, 1976, p. 133.
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[5]
Voir S. Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, Nizet, 1959, p. 270-271. Tout en notant « l’influence d’Edgar Poe et de “l’ange du Bizarre” », S. Bernard estime que les « surréalistes y verraient une manifestation victorieuse du “hasard objectif” ». Voir aussi J.L. Steinmetz, « Le paradoxe mallarméen : les “poèmes en prose” », Europe, avril-mai 1976, p. 143-146. Cette lecture, d’inspiration psychanalytique, qui mêle inconscient freudien et écriture surréaliste (« prélude à l’automatisme ») trouve un référent à la Pénultième, rime orpheline de ce que le poète aime, à savoir sa mère. Dès lors, la répétition de la phrase devient retour du refoulé (« crainte de castration »), le vitrage fait office de lame castratrice, et la boutique sert de cadre à la scène primitive.
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[6]
Voir A. Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé, Gallimard, 1926, p. 145-146.
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[7]
Voir J.P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, Seuil, 1961, p. 418. La remarque n’est pas approfondie.
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[8]
Cette formule se trouve dans la lettre à Cazalis du 14 mai 1867 : « J’en suis, après une synthèse suprême, à cette lente acquisition de la force — incapable tu le vois de me distraire. Mais combien plus je l’étais, il y a plusieurs mois, d’abord dans ma lutte terrible avec ce vieux et méchant plumage, terrassé, heureusement, Dieu. », OC, t. I, p. 714.
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[9]
J.P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 60-61.
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[10]
Ibid., p. 60.
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[11]
Ibid., p. 418-419.
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[12]
H. Friedrich, Structures de la poésie moderne (1956), Le Livre de Poche, 1999, p. 174.
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[13]
« Ce nihilisme que l’on peut qualifier d’idéaliste est né de la volonté presque surhumaine d’abstraction afin de penser un absolu détaché de tout contenu (…) », ibid., p. 176.
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[14]
La date de rédaction du Démon de l’analogie reste incertaine. Henri Mondor le rattache à la série des poèmes en prose de 1864. Mais le poème ne fut effectivement publié pour la première fois qu’en 1874, après avoir été envoyé à Villiers en septembre 1867.
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[15]
On sait qu’à partir du printemps 1866 la poésie mallarméenne s’élance depuis le « Rien qui est la vérité », condammée à célébrer le « Glorieux Mensonge ». Voir la lettre à Cazalis du 28 avril 1866, OC, t. I, p. 696.
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[16]
Voir par exemple Fr. Schlegel : « le vrai critique est un auteur à la seconde puissance », cité in Ph. Lacoue-Labarthe / J.-L. Nancy, L’Absolu littéraire, éd. du Seuil, 1978, p. 390.
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[17]
J.P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 15.
-
[18]
Ainsi, commentant le passage célèbre de la Musique et les Lettres relatif au « démontage impie de la fiction », J.P. Richard note que l’au-delà mallarméen n’est jamais que « la transcendance du je à lui-même et au monde », L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 399.
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[19]
Nous résumons à très (trop) grands traits l’« évolution spirituelle » du poète, telle que la retrace B. Marchal dans sa Religion de Mallarmé, Corti, 1988, p. 39-100.
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[20]
Ibid., p. 77.
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[21]
Ibid., p. 89.
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[22]
Voir en particulier l’introduction aux OEuvres complètes, t. I, p. XI-XII.
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[23]
La première version du sonnet en –yx fut proposée à Cazalis en juillet 1868.
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[24]
B. Marchal, Lecture de Mallarmé, Corti, 1986, p. 180.
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[25]
Ibid.
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[26]
Poe, Contes, essais, poèmes, éd. Cl. Richard, Robert Laffont, 1989, p. 867-868.
-
[27]
Ibid.
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[28]
Pour une synthèse (partielle) sur la question, vue surtout à travers l’angle épistémologique et théologique, voir en particulier la Revue Internationale de Philosophie, « l’analogie », 87, 1969. On pourra consulter aussi, pour des aperçus plus strictement littéraires, A. Béguin, L’Ame romantique et le rêve. Essai sur le romantisme allemand et la poésie française (1936 / 1939), Le Livre de Poche, 1991, p. 67-99 ; J. Pommier, La Mystique de Baudelaire, Slatkine Reprints, Genève, 1967, p. 55-68 ; G. Gusdorf, Le Romantisme, Payot, 1993, t. II, p. 78-116, p. 321-324 ; P. Bénichou, « les disciples de Fourier », Le Temps des Prophètes (1977), in Romantismes français, t. I, Gallimard, 2004, p. 793-801. Il faudrait citer enfin les pages synthétiques relatives à l’épistémè de la Renaissance (« la prose du monde ») dues à M. Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard (1966), coll. « tel », 1990, p. 32-59. Ces orientations bibliographiques sont bien sûr très incomplètes, compte tenu de l’ampleur et de la transversalité du sujet.
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[29]
Il n’est peut être pas anodin de noter qu’en janvier 1866, Mallarmé œuvrait auprès de Victor Pavie, éditeur posthume d’Aloysius Bertrand, pour rééditer Gaspard de la Nuit, qui offre un exemple de poème en prose associant un luthier et une corde cassée, La Viole de Gamba. Serait-ce là un autre argument permettant de situer la date d’écriture du texte plutôt après 1864 ? Cette hypothèse sera peut-être confortée par l’allusion à Bertrand présente dans la lettre de Villiers à Mallarmé du 27 septembre 1867, où il est question du Démon de l’analogie.
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[30]
On pourrait rapprocher, pour en mesurer toute la différence, et faire pencher à nouveau la date d’écriture du poème en prose vers la fin des années 1860, Le Démon de l’analogie d’un autre poème de la hantise, L’Azur. D’un texte à l’autre, il y a comme une césure épistémologique : « le ciel mort revient » écrit Mallarmé à Cazalis en janvier 1864 (OC, t. I, p. 655) ; ici nous lisons : « la phrase revint ». La question du langage s’est désormais imposée.
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[31]
La modification du titre opérée en 1893 ne change rien à cela : le principe analogique reste présent, de manière plus implicite. Quoi qu’il arrive, la répétition de la formule « le son nul » fait office de signal, ou de symptôme.
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[32]
Le Démon de l’analogie anticipe alors à sa manière, subtilement, sur la thématique du poème en prose placé immédiatement après dans le recueil, Pauvre enfant pâle, qui décline non sans humour noir un chant crié « à tue-tête », chant prophétisant, au regard du poète lucide, l’ironie tragique d’un destin criminel promis à la peine capitale. Cette tête musicale, qui s’élève en anticipant sur la décollation, connaît elle aussi cette « suspension fatidique ». Le poète qui entend le chant du cygne de ce petit Jean-Baptiste des rues voit une tête zénithale, suspendue dans l’imminence de sa chute, dont les lèvres articulent des syllabes pénultièmes. De même, « Pénultième », placé devant le gouffre de la fin du vers, mot tragique par excellence, emblème du Fatum, fait figure de chef encore droit dans l’instant qui précède le mouvement de bascule ; le rejet « Est morte » sonne comme une sentence, ou une tête, qui tombe.
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[33]
Le scoliaste pourrait continuer à traquer le démon, ou à être traqué par lui, du côté du signifiant : penne-ultime, peine-ultime, pénult-aime, ange hypogramme caché sous « angoisse » ou « agonise », « angoisse » paragramme de « agonise », « psalmodie » paragramme de « palme »… etc.
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[34]
Nous démarquons Mallarmé, qui écrit : « un livre ne commence ni ne finit : tout au plus fait-il semblant », OC, t. I, p. 612.
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[35]
Le version de 1893, intitulée « La Pénultième », renforce cela dans la mesure où le dernier mot du texte est justement le mot « Pénultième ».
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[36]
Comme on l’a mentionné dans la note précédente, le mot « ange » n’apparaît pas explicitement dans le texte. Sans doute sommes-nous autorisés à y voir justement le meilleur signe de son effacement.
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[37]
M. Foucault, op. cit., p. 46.
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[38]
M. Foucault écrit en effet : « de Hölderlin à Mallarmé », la littérature renoue avec un langage-chose, restaurant cet « être brut oublié depuis le xvie siècle », op. cit., p. 59. Nous précisons malgré tout ici le grand survol chronologique proposé par ce livre, dans la mesure où M. Foucault ne distingue pas vraiment la position de Mallarmé de celle du romantisme. Le Démon de l’analogie appartient justement à cette époque où Mallarmé est en train de se séparer de Baudelaire.
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[39]
M. Foucault, op. cit., p. 62.
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[40]
Ibid., p. 65.
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[41]
ibid., p. 60.
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[42]
G. Deleuze écrit à propos du poète : « Le pli est sans doute la notion la plus importante de Mallarmé, non seulement la notion, mais plutôt l’opération, l’acte opératoire qui en fait un grand poète baroque », Le Pli. Leibniz et le baroque, Éditions de Minuit, 1988, p. 43.
-
[43]
Poe, Le Démon de la perversité, op. cit., p. 870.
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[44]
Ainsi, au début de l’Ombre : « Vous qui me lisez, vous êtes encore parmi les vivants », in Poe, Contes, essais, poèmes, op. cit., p. 195 ; ou encore : « Vrai ! — je suis très nerveux, épouvantablement nerveux, — je l’ai toujours été, mais pourquoi prétendez-vous que je suis fou ? », au début du Cœur révélateur, ibid., p. 659.
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[45]
Poe, La Chute de la maison Usher, ibid., p. 413.
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[46]
C’est la formule qu’emploie M. Foucault pour décrire le devenir de la Ressemblance du côté de la folie, après la déchirure de la « prose du monde », op. cit., p. 63. Le Fou devient « l’homme des ressemblances sauvages », face au Poète, situé à l’autre bord de l’espace du Même, homme des ressemblances perdues. Ici, le héros mallarméen relève des deux figures.
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[47]
Baudelaire, présentant La Genèse d’un poème, écrivait : « le hasard et l’incompréhensible étaient ses deux grands ennemis », OEuvres complètes, op. cit., t. II, p. 343.
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[48]
Lettre à Cazalis, janvier 1864, OC, t. I, p. 654.
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[49]
Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe (1857), OEuvres complètes, op. cit., p. 333.
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[50]
Voir la lettre à Cazalis du printemps 1867 : « S’en séparera-t-il comme moi de Baudelaire ? », OC, t. I, p. 716.
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[51]
Pour une analyse des liens entre analogie, mythologie et poésie, à partir de l’influence de Max Müller, voir B. Marchal, « une théologie des lettres », La Religion de Mallarmé, op. cit., p. 461-467.
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[52]
OC, t. II, p. 771.
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[53]
Ibid., p. 772.
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[54]
Rappelons que Cournot écrit ses Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes en 1872, peu de temps après la rédaction probable d’Igitur. Il serait stimulant d’approfondir cette direction, en situant Mallarmé dans ce contexte épistémique d’établissement des lois du hasard. Ce travail reste à faire…
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[55]
OC, t. I, p. 504.
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[56]
Baudelaire traduit en effet mode of constructing, mode of procedure ou process par méthode.
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[57]
Ibid., p. 506.
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[58]
Lettre à Ed. Gosse, 10 janvier 1893, O.C., t. I, p. 807.
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[59]
P. Bénichou, Le Temps des prophètes, op. cit., p. 793.
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[60]
Notes en vues du « Livre », OC, t. I, p. 608.
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[61]
Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais, Ed. du Seuil, 1974,p. 199.
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[62]
Voir G. Genette, « Langage poétique, poétique du langage », Figures II, Ed. du Seuil (1969), coll. « Points Essais », 1979, p. 146. Nous modifions ici quelque peu le sens de cette formule qui désignait la rêverie cratylienne sur les mots, en l’élargissant. Il s’agit pour nous de nommer les conditions de possibilité du Poème mallarméen, proprement linguistiques, prioritairement dépendantes des mots, et non des choses.
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[63]
Valéry, « Sorte de préface », OEuvres complètes, éd. J. Hytier, Gallimard, 1957, t. I, p. 684.
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[64]
Le Mystère dans les Lettres, OC, t. II, p. 230.
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[65]
Lettre à Barrès, 10 septembre 1885, OC, t. I, p. 786.
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[66]
Il y aurait à nos yeux un rapprochement suggestif à faire, en dehors évidemment de tout jeu d’influences directes, entre la notion de forme symbolique, héritière de la pensée humboldtienne, et la notion mallarméenne de fiction, « parfait terme compréhensif », synthétisant « esthétique » et « économie politique ». Mutatis mutandis, le philosophe et le poète élaborent une « critique de la culture », en affirmant l’indépassable médiation symbolique.
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[67]
Sur cette question de la transitivité du signe dans le domaine allemand, voir en particulier T. Todorov, Théories du symbole, Ed. du Seuil, 1977, coll. « Points Essais », p. 206-211.
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[68]
Novalis, Monologue, cité par T. Todorov, op. cit., p. 210.
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[69]
OC, t. II, p. 968.
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[70]
La Musique et les Lettres, ibid., p. 74.
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[71]
Il y a certes pour Mallarmé un mystère de l’existence, comme le rappelle sa réponse fameuse à Léo d’Orfer, mais ce dernier n’est rien sans la conscience du mystère primordial propre aux lettres, dans la mesure où la poésie est chargée de faire preuve, « d’avérer que l’on est bien là où l’on doit être », OC, t. II, p. 23.
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[72]
La Musique et les Lettres, ibid., p. 66.
Un écrivain est une personne animée par le langage.
Pénultième exégèse… [1]
2« Le Démon de l’analogie » : voici un titre-valise qui, d’emblée, véhicule la possibilité de similitude entre des textes. L’analogie pourrait en effet commencer dès le seuil du titre [2] qui n’est pas sans évoquer le « démon de la perversité » [3] de Poe, et « l’universelle analogie » du Baudelaire commentant l’œuvre de Hugo [4]. Une première question, double, surgit alors : existe-t-il une analogie entre le démon poesque et le démon mallarméen, entre l’analogie romantique et l’analogie mallarméenne ? Paradoxalement, ce n’est pas vraiment dans cette direction que le discours critique s’est jusqu’alors orienté. La tendance dominante consiste en effet à situer le poème rétrospectivement, en l’enfermant dans le statut intenable de texte précurseur. En un mot, « la Pénultième est morte », c’est déjà la phrase « qui cognait à la vitre » du Premier Manifeste de Breton. On a ainsi privilégié les rapprochements avec la poétique surréaliste du « hasard objectif » et de l’automatisme, avec « l’inquiétante étrangeté » freudienne [5], mais aussi avec le « souvenir du présent » bergsonien [6] et la mémoire proustienne [7]. Enfin, un autre domaine analogique a pu être exploré, celui de l’intratextualité mallarméenne, qui conduit, en fonction du rapprochement opéré, à dater le texte, plus ou moins explicitement, par rapport à la mise à mort « du vieux et méchant plumage, terrassé, heureusement, Dieu [8] », ce qui induit, par contrecoup obligé, deux lectures opposées.
3Ainsi, Jean-Pierre Richard rencontre ce poème dans son parcours des « objets chus » et des « visitations décadentes [9] ». À suivre son commentaire, on en arrive à l’idée que Le Démon de l’analogie appartiendrait encore à l’époque explicitement et radicalement idéaliste de Mallarmé, lorsque le dualisme de la Terre et du Ciel a encore un sens, à condition que ce dernier s’énonce sous la forme d’une sorte de théologie négative : « (…) tout objet chu renvoie à une transcendance, dont il constitue justement un signe, une preuve dégradée, mais indubitable [10] ». Mais un peu plus loin, analysant la métaphore mallarméenne et son rôle dans la perception d’une forme d’hermétisme littéraire, il écrit :
Il peut arriver aussi que cette difficulté [difficulté d’interprétation d’une métaphore] naisse involontairement dans le poème : sans que Mallarmé lui-même possède la clé qui la résoudrait en clarté. Toute sensation poétiquement vécue devient alors un signe, mais un signe dont celui qui l’obtient ne connaît par encore la signification : nous nous trouvons alors devant une série de signifiants apparemment privés de signifiés. C’est le cas, par exemple, des quelques expériences narrées par Mallarmé dans le Démon de l’analogie. (…) D’étonnantes rencontres analogiques tissent entre le monde mental et le monde objectif un réseau de coïncidences dont nous manque la preuve, le foyer. Et c’est ce manque même qui désormais s’érige en signification… Incompréhensible, la sensation semble nous venir d’ailleurs. L’absence visible de signifié permet à un au-delà, par définition indéchiffrable, de venir baigner de son mystère toute l’apparente absurdité de l’objet-signe. La poésie fait ainsi de nécessité vertu ; son illisibilité sémiologique signifie désormais une transcendance insignifiable. Mais la critique qui retrouve, ou croit pouvoir retrouver les significations mentales, n’a pas de mal, à partir de plusieurs données sensibles parallèles, à remonter jusqu’au sens focal dont elles sont toutes les traductions métaphoriques : ici une certaine essence du déchu qui se dit également dans la pénultième, dans l’aile qui glisse, dans les instruments anciens. Mais ce déchiffrement n’a de valeur que s’il inclut aussi dans le protocole de sa clarification tout le bizarre du poème, c’est-à-dire la résistance même qu’il oppose à notre déchiffrement… Il faudrait alors sans doute discerner ici un « complexe de chute », où figurerait la peur de cette chute, et la transformation de cette peur en une inconscience, puis en un sentiment d’étrangeté tout objective… Ici encore, il ne faut pas se contenter de lire — et même structuralement — l’obscur ; il faut se mettre du côté de cette obscurité, en goûter la saveur, en revivre en soi la finalité [11].
5Première équivoque. D’un passage à l’autre du livre, le statut de la transcendance change : d’indubitable, elle devient insignifiable. Dans un cas, le mot « transcendance » semble référer à un au-delà supra-terrestre, lié au thème de l’angélisme ; dans l’autre, le terme paraît plutôt renvoyer au retrait incessant de la signification. L’usage de ce terme, si lourd d’implications, flotte entre un sens hérité de l’idéalisme, porteur d’inévitables connotations chrétiennes, et un sens lié au développement de la phénoménologie, en particulier sartrienne.
6Ceci débouche sur une autre équivoque. Dans un cas la « transcendance » est signifiée, dans l’autre elle est insignifiable. Si transcendance il y a, de quelle transcendance s’agit-il ? D’autre part, toute transcendance n’est-elle pas, par définition, insignifiable ? L’absence de point focal bloquant le vertige analogique peut se comprendre de deux manières : ou bien celle-ci atteste l’existence d’un au-delà, seul garant du sens échappant ici-bas ; le mystère prouve la transcendance, si bien que la formule « transcendance insignifiable » fait pléonasme. Ou bien le mystère s’enferme dans sa dimension de mystère, et la « phrase absurde » reste à jamais absurde, la pénultième à jamais « inexplicable », la transcendance à jamais disparue. En réalité, le critique semble plutôt trouver un compromis entre transcendance pleine et non-sens généralisé. L’absurdité n’est qu’« apparente », et l’opacité des signes prouve une nouvelle forme de transcendance, désormais négative. Il rejoindrait alors les vues d’un Hugo Friedrich qui voyait dans la pensée mallarméenne, héritière de la « transcendance vide [12] » baudelairienne, un composite de nihilisme et d’idéalisme [13].
7Ces analyses, ambiguës d’un passage à l’autre du livre, semblent mimer l’incertitude en matière de datation [14], comme si Jean-Pierre Richard commentait deux versions virtuelles d’un même texte, le premier passage rendant compte du poème de 1864, le second épousant le nouveau credo de 1867 [15]. Il est convenu en effet de reconnaître que la crise de Tournon des années 1866-1870 peut se définir rapidement comme une crise de la transcendance. Mais la question reste ouverte quant à son devenir aux yeux d’un Mallarmé que l’on a coutume de faire entrer dès lors dans l’âge de la « maturité » : la pensée mallarméenne bascule-t-elle pour autant, définitivement, implacablement, dans une logique purement immanentiste ? À l’inverse, peut-on se satisfaire du concept de transcendance négative ? L’enjeu particulier du Démon de l’analogie, comme nous allons tenter de le montrer, semble ainsi résider dans cette position précaire entre deux poétiques, qui sont aussi deux formes de rapport à la question de la transcendance.
8Pénultième équivoque. Si l’on considère maintenant le second fragment seul, nous trouvons une autre tension. D’un côté, le poème signifie l’absence de signification, de l’autre, il signifie « essence du déchu » ou « complexe de chute ». Doit-on conclure que le poème désigne finalement quelque chose comme la chute de la signification ? Ultime équivoque : la lecture hésite en une signification qui est essence, et une qui est complexe.
9Dès lors, face à la complexité d’un texte, la tâche critique, dans le sillage des conceptions du romantisme d’Iéna [16], consiste ici à combler un vide (le « manque » relevé), à parachever un inachèvement en élaborant de toutes pièces, en toute lucidité, ce lieu de rencontre (un « foyer ») où viennent converger virtuellement les lignes sémantiques du texte. Ainsi, l’opacité relative du Démon de l’analogie conduit Jean-Pierre Richard à esquisser un bref discours de la méthode en matière d’herméneutique, qui situe le discours critique face au texte poétique. La poésie se caractérise ici par la transcendance du sens, tendue entre traversée phénoménologique et dépassement théologique, opérant de manière double : le sens se dérobe à la fois du côté de l’auteur (« involontairement », « sans que Mallarmé lui-même possède la clé qui la résoudrait en clarté »), et du côté du texte (« signifiants apparemment privés de signifiés » ; « tout le bizarre du poème ») ; la critique, à l’inverse, fonde sa raison d’être dans un processus de « clarification » qui assigne un sens à l’œuvre. Mais ce dernier se doit d’être en accord avec l’obscurité fondatrice et dernière, d’où le parti pris final visant à préférer un sens-complexe à un sensessence, une obscurité clarifiée en tant qu’obscurité à une obscurité résolue en clarté. Il existe alors comme une dénivelée entre critique et poésie, résultant de ce qu’il faut bien nommer position de surplomb, soit transcendance, plutôt théologique ici, du discours critique. L’ailleurs du sens dont témoignait le poème se confond avec le lieu même de l’exégèse, mué en ici. La transcendance insignifiable indiquée par le poète laisse place à la transcendance signifiante et signifiée incarnée par le critique. Pour le dire autrement, la transcendance phénoménologique du sens en poésie — déconstruction — se résorbe et s’annule dans l’arrêt du sens, à la fois stase et verdict, que formule la transcendance théologique du commentaire — (re)construction. Une telle démarche vient apporter un sérieux démenti aux déclarations d’ouverture : « (…) c’est Mallarmé qui nous a permis de comprendre Mallarmé (…) c’est lui qui nous a donné la clé de sa propre interprétation [17] ».
10Nous nous sommes permis de citer l’ensemble de ces analyses dans la mesure où elles nous paraissent exemplaires des apories que présente ce poème en prose singulier : difficultés d’interprétation qui mettent en question, en scène et en abyme, l’acte interprétatif lui-même. La mise au point méthodologique du critique montre donc de manière implicite la dimension réflexive du Démon de l’analogie : le poème pose la question du déchiffrement des signes, et donc de la lecture. Mais la question de la lecture se pose à deux niveaux. Il faut distinguer en effet le poète lecteur des signes du monde, du lecteur déchiffreur des signes du poème. Or Jean-Pierre Richard écrase la différence de niveau entre « illisibilité sémiotique » interne (la diégèse) et externe (le récit). Il ignore justement la distinction, capitale ici, entre expérience narrée et travail de la narration, énoncé et énonciation, signes perçus par le narrateur et signes lus par le lecteur, si bien qu’il oublie un aspect du poème, à savoir sa dimension méta-poétique ou poétologique : son enjeu n’est pas seulement métacritique ou méta-herméneutique. Ce poème n’est pas seulement une allégorie de l’interprétation, il est aussi, indissolublement, une réflexion en acte sur la création.
11Une question se pose alors : l’inexplicable pénultième est-elle explicable ? Peut-on imaginer une pénultième expliquée, complétant la pénultième narrée ? Nous venons de voir la réponse de Jean-Pierre Richard : la pénultième, inexpliquée pour le poète, s’explique aux yeux de l’herméneute, à condition de préserver sa complexité sous la forme d’un complexe, synthèse dialectique du sens assignable et du sens transcendant. Cette critique, d’inspiration phénoménologique, débouche ainsi sur une transcendance (« clarification », « sens focal » identifié avec le « complexe de chute ») dans et par l’immanence (« remonter », « retrouver », « revivre en soi ») : le pathos de « l’illisibilité sémiologique » semble dépassé et relevé par l’empathie de l’herméneutique. Au total et malgré tout, pour Jean-Pierre Richard, Mallarmé reste un poète de la transcendance [18], que cette dernière soit négative, manquante, absentée, vide (point de vue du poète) ou bien présentée, comblée, lestée d’une positivité, celle du sens (point de vue du critique).
12Bertrand Marchal, quant à lui, tire davantage le texte vers une conception purement immanente du sens, qui serait celle de l’œuvre de la maturité, en accord avec le parcours intellectuel du poète au sortir de la crise de Tournon. Le travail sur le vers d’Hérodiade, prolongé par une expérience para-hégélienne de l’Absolu, elle-même conjurée par une réappropriation-détournement du concept cartésien de fiction, aurait conduit Mallarmé à installer sa poésie dans l’espace rendu libre par l’effondrement de tous les horizons métaphysiques [19]. Dès lors, le sens, privé de toute antécédence extra-linguistique comme de toute précellence théologique, se serait replié dans les plis du poème conçu comme « liturgie de l’immanence [20] », à l’image de ce qui se produirait dans le sonnet « allégorique de lui-même », promu paradigme de la poésie mallarméenne. Le sens n’est plus qu’une construction purement verbale, marquant le primat de l’effet de langage sur l’effet de réel. Dès lors, l’esprit, ni Dieu chrétien, ni Absolu hégélien, « se découvre immanent au langage et ne nomme plus que ce qu’en d’autres termes, moins spiritualistes, on a pu appeler le procès infini de la signification [21] ». Cette dernière formule, dotée d’une forte coloration moderniste, rappelant explicitement les postulats de la déconstruction, fait trembler quelque peu l’édifice de la Religion de Mallarmé, ainsi que l’ensemble des travaux de Bertrand Marchal, dont les visées s’inscrivent plutôt dans une tradition contraire, hostile aux lectures textualistes et anhistoriques. L’éditeur de la nouvelle mouture des OEuvres complètes ne manque pas en effet de rappeler le caractère éminemment partiel des analyses faisant la part trop belle à la négativité comme à l’autotélisme, à la structure close comme à l’intransitivité du signe poétique [22]. Le mot même de « religion » suffit à lui seul à ouvrir le texte mallarméen sur l’Histoire. Mais il n’en demeure pas moins que cette logique de l’immanence se décline dans La Religion de Mallarmé de deux manières différentes. En effet, elle se voit d’un côté massivement associée à une anthropologie linguistique du divin — c’est la thèse du livre, mais aussi ponctuellement couplée, comme on vient de le voir, à une conception déconstructiviste du sens. Que dire de cette tension entre archéologie de la divinité et dissémination ?
13Bertrand Marchal esquisse une brève interprétation du Démon de l’analogie en le rapprochant du sonnet en –yx, qui, à ses yeux, lui serait contemporain, de quelques mois antérieur [23]. Dans une note de son commentaire du sonnet, il suggère qu’une même logique négative et réflexive traverse les deux textes, centrés chacun sur un mot qui serait coupé de tout référent mondain :
Le mystère de la Pénultième, comme celui du ptyx, résiste tant qu’on s’obstine à vouloir référer ces mots à une réalité extra-linguistique. Il faut au contraire laisser parler le texte, qui à défaut d’indication référentielle, propose une définition purement lexicale [citation du passage du poème concerné]. Or l’avant-dernière syllabe du vocable « pénultième » autrement dit la pénultième de pénultième, c’est la syllabe « nul », ou ce que Mallarmé appelle de façon équivoque, en jouant sur le sens du mot, le « son nul » (…). Le « son nul », c’est à la fois la pénultième (qui est donc morte parce que nul [le]) et l’absence de son [24].
15Ainsi, alerté par la répétition dans le poème du syntagme « son nul », Bertrand Marchal pointe un jeu réflexif sur « pénultième », qui fournit une explication, cette fois livrée effectivement par le texte, et ne plaçant pas l’auteur en situation d’inconscience ou d’aliénation. Finalement, comme le « sonnet nul », le Démon de l’analogie serait l’exposition d’une création poétique purement verbale, autonomisée, autoréférentielle puisque construite « sur fond d’un néant de référence [25] ».
16Il reste à prolonger cette analyse, tout en précisant la question de la référence linguistique. Même si le rapprochement entre « pénultième » et « ptyx » semble séduisant, il nous semble qu’il faille quelque peu le nuancer dans la mesure où le mot « pénultième » comme le rappelle effectivement le narrateur, à la différence de « ptyx », est doté, de par son étymologie, et dans ses emplois substantivés (paene ultima, syllaba étant sous-entendue), d’une signification métalinguistique, ce que Bertrand Marchal appelle « définition purement lexicale ». Il faut bien concéder en effet que l’application réflexive du mot à lui-même ne peut fonctionner que si le mot garde son sens premier.
17Ainsi, au regard de ces deux analyses, le travail qui s’offre à nous revient finalement à préciser une seule question, et non des moindres, à savoir le statut de l’au-delà mallarméen tel qu’il apparaît dans Le Démon de l’analogie, tant comme transcendance dans l’ordre des choses, que comme transitivité dans l’ordre des mots.
Crise de la conception pansémiotique du monde
Démoniaque et analogique
18Dans la tradition chrétienne, le démon constitue une puissance de disjonction. Le diabolique s’oppose au symbolique comme la séparation s’oppose à l’union. Le diable est séparateur et diviseur. La possession démonique équivaut à une dépossession de soi, de telle sorte que le moi s’éprouve comme scindé. Faire l’épreuve de démon revient ainsi à faire l’épreuve d’un dédoublement intérieur, souvent inséparable de ce que les Anciens nommaient psychomachie. Le « démon de la perversité » mis en évidence par les fictions poesques garde ce pouvoir séparateur qui fait du Moi un théâtre où s’affrontent des forces antagonistes. Il est présenté comme « un je-ne-sais-quoi paradoxal » ou « sentiment singulièrement contradictoire [26] », qui oppose l’action maléfique à la conscience morale, ou pour le dire autrement, pulsion de mort et instinct de conservation : « nous agissons par la raison que nous ne le devrions pas ». Que devient la force démoniaque chez Mallarmé ? Comme l’indique le titre du poème, le démon en question pousse à accomplir tout autre chose, non pas « le mal pour l’amour du mal [27] », mais le même pour l’amour du même. Dès lors, dans une perspective chrétienne, nous serions en présence du démon paradoxal par excellence, à la fois démon et anti-démon, démon et ange, puissance diabolique et force symbolique, instance séparatrice et entité unificatrice. Par ailleurs, si l’on sait le rôle capital joué par l’analogie dans la tradition théologique, à travers la théorie de l’analogie de l’être dans le thomisme, comme dans la tradition mystique, dont la permanence est attestée par les courants illuministes et occultistes, de Saint-Martin à Baudelaire en passant par Fourier, l’alliance, pour le moins contre-nature, oxymorique, entre démon et analogie, ne peut manquer d’étonner et de faire événement. Comment situer cet avatar curieux dans l’histoire de la pensée analogique [28] ?
Logique et analogique
19Suivons dans un premier temps la linéarité chronologique apparente du récit. Il nous semble important de commencer par un parcours descriptif des faits, au ras du texte, de manière à dresser un certains nombre de constats, quitte à frôler la paraphrase. Il s’agit de retracer toute la phénoménologie de cette expérience subtile, multiforme et graduée.
20Le narrateur s’engage dans cette expérience singulière une fois plongé dans l’extériorité du dehors (« je sortis de mon appartement »). Mais d’emblée l’équivoque règne dans la mesure où ce dehors n’est jamais que la rémanence d’un dedans exporté (« avec la sensation d’une aile glissant sur les cordes d’un instrument »). Il semblerait donc que la perception de ce que Sainte nommera « plumage instrumental » ait lieu entre l’intérieur et l’extérieur, dans le passage de l’un à l’autre, comme si la sensation en question était emportée et expatriée telle un souvenir du dedans. Puis cette perception vaguement auditive (un son musical mêlé à un mouvement), fait place à la perception explicite d’un son articulé constituant un objet linguistique opaque (une voix énonçant une phrase « vide de signification »). La phrase entendue est perçue comme chose, et non comme signe. La mise en mouvement du corps du promeneur (« je fis des pas ») coïncide ensuite avec une première tentative d’élucidation de cet objet, sous la forme d’une reconnaissance (« je reconnus »). La phrase, seulement écoutée, demeure à ce stade un pur objet sonore insignifiant. C’est en effet le « son nul », soit la syllabe pénultième du mot « pénultième » qui retient l’attention du personnage. La négativité du son s’associe dans l’esprit du narrateur à la négativité du temps ; la présence d’un son nul se confond avec le rappel d’un son passé. L’aile indéfinie du début (« une aile ») s’éclaire en prenant le visage d’un visiteur ailé désormais identifié sous la forme d’une allégorie du souvenir (« son aile »). Cette première « explication » semble apaiser la conscience de l’homme qui a entendu « une voix ».
21Mais l’étrangeté se poursuit. Comme un diable (ou démon) à ressort, le phénomène linguistique réapparait. Désormais la phrase, autonomisée, existe comme un être doué de volonté ; la voix initiale devient vive voix (« vivant de sa personnalité »). Elle se présente cette fois dans son plus simple appareil (« dégagée d’une chute antérieure de plume ou de rameau »), coupée de toute référence à la musique comme à l’aile, davantage désincarnée ou déréalisée, sans lien, maintenant, avec le plumageinstrument, d’où, sans doute, sa dimension « virtuelle ». Dès lors, le rapport du narrateur à la phrase se modifie. Démusicalisée, celle-ci s’intellectualise, pour être non plus écoutée mais lue (« j’allais [ne me contentant plus d’une perception] la lisant »), puis prononcée (« l’adaptant à mon parler »). Ainsi commence une phase d’appropriation langagière, d’incorparation quasi scénique ou oratoire, à la manière d’une actio d’acteur ou d’orateur, voire d’histrion (« comme un essai, l’adaptant à mon parler »). Lointaine, étrange étrangère, la phrase doit devenir proche, familière et intime. La signification a fait son entrée. Le sémantisme de pénultième est pris en compte, si bien que l’exercice d’élocution expressive doit mimer la dramatisation liée à cette expérience de la fin, passage de vie à trépas, scansion de la pénultième à l’ultime (« bientôt la prononçant avec un silence après “Pénultième” »). C’est alors que réapparaît l’instrument de musique, pour une autre variation sur le « son nul » et l’oubli. Cette fois, la négativité n’est plus liée au temps mais à la matière, qui subit un accident (corde cassée [29]), justifiant l’emploi du prédicat « est morte ». Puis le héros tourmenté propose, dans un ultime effort d’intellectualisation, une explication visant à rationaliser complètement le phénomène. Il rattache en effet le mot « pénultième » à sa signification canonique, ainsi qu’à son contexte d’origine probable, lié à sa propre histoire personnelle du moment (« reste mal abjuré d’un labeur de linguistique »), à la manière du rêveur cherchant dans le rébus de son rêve les restes de matériaux diurnes. Mais cette clarification terminologique et conjoncturale semble rester vaine. La puissance d’envoûtement de la formule résiste aux faibles pouvoirs de la raison : la torture demeure. D’une part, la phrase reste, pour l’oreille du personnage, une matérialité phonique, un pur son dont la signification importe peu (« la sonorité même ») ; d’autre part et paradoxalement, puisqu’il est question de sens malgré tout, la prédication se voit constamment démentie par les faits : la Pénultième, éternelle revenante et survenante, éternelle survivante, en cela fidèle à son nom — il ne faudrait surtout pas la confondre avec sa sœur, l’Ultime — n’en finit pas de mourir (« l’air de mensonge assumé par la hâte de la facile affirmation »). Dès lors, ce cerveau hanté décide d’abdiquer devant la hantise [30], et la tentative de maîtrise ébauchée peu avant, d’abord oratoire puis rationnelle, avorte. Il s’agit maintenant de se laisser convaincre par cette prédication, en oubliant son caractère « absurde », et en feignant de la trouver justifiée. Il ne reste donc plus qu’à jouer les pleureuses, en assumant théâtralement cette situation de deuil implacable. Ainsi, la phrase sera dite et redite sur le mode élégiaque, dans l’intention de recouvrir la défunte d’un tombereau de mots (« l’ensevelir en l’amplification de la psalmodie »).
22Mais ce requiem contraint se voit interrompu par l’expérience spéculaire qui a lieu devant la vitre. Le personnage, confronté à son reflet, se voit en aile musicienne (« le geste d’une caresse qui descend sur quelque chose », faisant écho à cette « aile glissant sur les cordes » du début du récit), et s’entend prononcer la phrase d’une voix, la sienne, qui ne peut pas, ni n’a pu, être une autre (« la voix même (la première, qui indubitablement avait été l’unique) »). La voix pénultième (la première), se confond avec la dernière (la sienne). C’est à travers le dédoublement de la réflexion, allégorie parfaite du pli de conscience, que le personnage saisit l’illusion du Deux : la dualité des voix est rabattue sur l’identité, indépassable. Puis la vitre abandonne l’intransitivité du miroir pour la transitivité de la fenêtre. Péripétie ultime, le promeneur découvre, à l’intérieur de la boutique — comme si ce voyage urbain immobile n’avait été qu’une station entre deux intériorités (de l’appartement à la boutique) et l’événement, qu’un délire fantasmatique — tous les accessoires qui ont composé l’expérience qu’il vient de vivre : l’instrument à corde et l’oiseau, la négativité temporelle du suranné (couleur jaune, thème de l’antique et des « choses fanées », dont parle justement le poème précédent, Frisson d’hiver) et le mouvement de chute (oiseau « à terre »). Ce tableau est vécu comme angoissant et marqué par le « surnaturel », sans doute parce que le personnage se sent encerclé par le Même. Une trop forte coïncidence le place devant son passé proche. En effet, ce vertige de la Ressemblance se double d’un vertige proprement temporel, qui donne l’impression que la flèche du temps s’est inversée : ce qui semblait progression n’est en réalité que régression. L’enchaînement chronologicologique intervertirait plutôt les deux moments, plaçant d’abord la vue des objets, puis leur animation musicale. Mais nous touchons là justement au nœud du récit, le flottement entre nature et surnature, pensée logique et pensée analogique. Quoi qu’il en soit, le narrateur achève son histoire sur l’idée de perte définitive, perte endeuillée de l’étrange « Pénultième », et perte du sens ultime de cette expérience (« deuil de l’inexplicable Pénultième »).
Anomalie et analogie
23L’inexplicable est bien le dernier mot du narrateur-personnage. Il existe pourtant indéniablement un autre niveau d’analyse, fourni par le titre du poème, et assumé par un narrateur distancié, qui peut se confondre finalement avec le point de vue du poète. La formule « le Démon de l’analogie » qui surplombe le texte, dans tous les sens du terme, parle haut : l’origine du malaise est nommée explicitement, ce qui rend caduque toute référence à une autre clé, qu’elle soit thématique ou psychanalytique [31]. Si la « Pénultième » ne se laisse pas expliquer au plan logique, elle peut se laisser imaginer au plan analogique. La dimension fantastique du texte voisine alors avec sa dimension proprement poétique.
24Soit un mot, pénultième. Considérons-le comme signifiant. Appliqué réflexivement à lui-même, il livrera la syllabe « nul ». Première analogie, homonymique, de morphème (la syllabe « nul ») à lexème (le mot « nul »). Deuxième analogie, métaphorique à partir du mot « nul », de signifié (l’absence) à signifié (la mort) : une phrase pourra donc être dite, réunissant un motif linguistique et un motif funèbre. Troisième analogie, connotative, de signifié à signifié. Le sémantisme du mot « pénultième », impliquant l’idée de fin et d’achèvement, convoque l’idée de finitude mortelle. Quatrième analogie, de l’inanimé linguistique (la syllabe) à l’animé humain (l’Amante, la Muse…), du genre grammatical au sexe. Par anthropomorphisme ou personnification, l’entité « pénultième » pourra devenir un être mortel susceptible d’être pleuré, et endossera la majuscule allégorisante. Cette phrase pourra se mouler dans la forme versifiée. Cinquième analogie, iconique, associant position métrique et signifié. Le thème « La Pénultième », placé à la rime, associé au rejet différé de son prédicat, et porté vers la résolution de quelque chose par son sémantisme propre (sérialité énumérative faisant passer, fatalement, de l’avant-dernier au dernier) mime ce moment critique qui est aussi attente et imminence de la fin (« suspension fatidique ») [32]. Décrivant cette phrase démembrée, la glose du narrateur elle-même mime à son tour le démembrement, le syntagme « se détacha » se détachant typographiquement en fin de ligne. L’énonciation, dans les deux cas, réfléchit analogiquement l’énoncé. Sixième analogie, métaphorique, de signifié à signifié. Le regard, possédé du démon, verra une relation de ressemblance entre le plumage d’une aile et l’alignement des cordes d’un instrument de musique. Cette phrase pourra alors avoir comme origine énonciative un musicien céleste, mi-ange, mi-oiseau, et naître dans un mouvement combiné de plume et d’archer. Voici une série, non limitative il va de soi, d’analogies explicitement à l’œuvre dans le texte [33]. Nous avons sélec-tionné celles qui nous semblent constituer la matrice imaginaire du récit. Ce relevé exhume finalement les ressorts fondamentaux d’un poème, à savoir l’analogie entre signifiants (Allitération) et l’analogie entre signifiés (Métaphore). Le « Démon de l’analogie » s’affirme comme l’avatar du principe poétique, comme nous allons maintenant le préciser.
25Le récit s’achève sur ce qui peut être un commencement : l’intérieur funèbre d’une boutique de luthier. Derrière la vitre sommeille un monde défunt, immobile et silencieux : instruments déchus, sans musiciens, et volatiles chus, sans ciel ni battements d’ailes. D’autre part, on sait que le protagoniste de ce texte est un poète dont l’œuvre désintéressée souffre de l’influence néfaste d’un travail lié à la science du langage (« labeur de linguistique par lequel quotidiennement sanglote de s’interrompre ma noble faculté poétique »). La condensation de ses éléments, en vertu du principe analogique, suffit à mettre tout cet univers en mouvement. L’analogie n’a plus qu’à se démultiplier, en tous sens et à tous les niveaux. Finalement, il semble difficile de dire où commence véritablement le récit, tout simplement parce qu’il trouve son origine dans un signifiant, comme Hérodiade, et se déploie non dans le temps de la chronologie, mais dans l’espace de la langue : un mot « ne commence ni ne finit [34] ». Ainsi, faussement linéaire, faussement évolutif, ce récit affiche en dernier lieu une structure circulaire et involutive [35], qui tient tout entière dans le dépli analogique d’un mot logiquement replié, et en cela inexplicable : la « Pénultième » s’explique à partir du moment où l’on saisit qu’elle n’existe que dépliée, ou, pour le dire autrement, elle ne s’explique pas mais se déplie.
26On peut désormais avancer quelques hypothèses relatives au devenir de l’analogie avec Mallarmé. Au regard de cette expérience singulière il semble bien que l’on pourrait déjà énoncer ce que le Coup de dés formulera bien plus tard : « rien n’aura eu lieu que le lieu ». En effet, la réflexion de la vitre-miroir montre que l’autre voix n’était qu’une fiction du moi, une sorte d’écho inversé, non perçu comme tel ; de même, la vitre-fenêtre laisse entrevoir un monde harmonique, symbolisé par l’Ange [36] musicien, irrémédiablement défunt, muré dans un silence éternel. Quant au contenu de la phrase, ce composé de membra disjecta (« lambeaux maudits ») apparemment soudés dans la contingence, il échappe à l’absurde par un jeu verbal purement analogique. Le récit, comme on l’a noté, avance de désillusions en désillusions, de dévoilements déceptifs en dévoilements déceptifs. Ce qui a été d’abord vécu comme un événement, objectif et extérieur au moi, malgré toute son étrangeté, se révèle n’être finalement qu’un pur effet du sujet imaginant et parlant.
27Ainsi, le monde dualiste, duel et double, dédoublé, spéculaire, annulaire et circulaire, correspondant, en un mot, analogique, tel qu’il a été légué par la tradition chrétienne, néo-platonicienne, occultiste ou romantique, n’est plus ici qu’un magasin d’antiquités. Le récit peut se lire comme la mise en crise de cet âge de la Ressemblance où « la nature, comme jeu des signes et des ressemblances, se renferme sur ellemême selon la figure redoublée du cosmos [37] ». Ce grand miroitement signifiant qui faisait s’entrelacer les mots et les choses, que Foucault nomme « prose du monde », s’éteint. Le ciel ne parle plus par le biais de ses messagers ailés ; la musique des sphères s’est tue. L’analogie de l’être fait place à l’équivocité de l’être, équivocité du pur hasard. L’univers n’est plus analogie mais anomalie. Rien ne rapproche explicitement le thème « la Pénultième » de son prédicat « Est morte » ; rien ne rapproche de « vieux instruments suspendus » d’un oiseau tombé « à terre », sinon, justement, ce moderne « Démon de l’analogie ». En effet, comme l’atteste le texte, l’analogie n’a bien sûr pas disparu pour autant, bien au contraire ; elle n’a fait que changer de lieu ; mais ce transfert est décisif : il marque une coupure épistémologique. Appliqué à l’objectivité de l’ordre des choses, et le constituant justement comme ordre offert au regard de l’homme-microcosme, elle s’applique désormais à l’ordre des mots, face au chaos contingent du monde des choses. Désertant l’ontologie, l’analogie investit la psyché imaginante comme le langage poétique. L’analogie surgit sur fond d’anomalie, première et dernière.
De l’analogie à la parodie : Le jeu des ressemblances
28Avant d’aborder les conséquences de cette mutation capitale de l’analogie sur le plan de la création poétique, il nous semble possible de rattacher la crise de la pensée analogique que nous venons d’évoquer à une forme d’ironie bien spécifique. On pourrait alors rappeler ici l’analyse de l’émergence de la sensibilité baroque que propose Michel Foucault dans Les Mots et les Choses. Entre Renaissance et âge classique, c’est tout le réseau analogique du monde qui vacille. Le Démon de l’analogie occupe sans doute aussi à sa manière ce moment de transition entre l’analogie romantique, résurgence ou permanence souterraine de cette épistémè de la Renaissance [38], et un autre mode d’articulation des mots et des choses, hérité de la crise de la transcendance. L’archéologue voit ainsi dans la figure de Don Quichotte l’emblème de ce moment de bascule d’une épistémè, celle de la Ressemblance, à une autre épistémè, celle de la Différence. Dans cette œuvre, « le langage y rompt sa vieille parenté avec les choses, pour entrer dans cette souveraineté solitaire, d’où il ne réapparaîtra, en son être brut, que devenu littérature [39] ». La ressemblance, dissociée de la connaissance, se dégrade en un composé fait de rire et d’angoisse ; le Même engendre mirages, erreurs et errances. C’est l’heure des « chimères de la similitude [40] » : trompe-l’œil et quiproquo, illusion comique et mise en abyme.
29Le Démon de l’analogie présente par certains côtés un héros donquichottesque, « héros du Même [41] », qui s’enlise dans une vertigineuse lecture de signes improbables, qui s’opacifient parce qu’ils désignent quelque chose qui n’est plus. Affleure dans ce récit un baroque [42] de la mystification-démystification, où s’entrelacent le rire et la mort feinte, le langage et sa réflexion, la folie et le vertige du Double. Quant au tableau composé par l’intérieur de la boutique du luthier, il est autant cabinet de curiosités que vanité clamant son memento mori. Il faut alors souligner cette dimension importante du texte, l’ironie, qui passe par la réflexivité du langage et le jeu avec les codes, ceux du lyrisme élégiaque d’une part, ceux du fantastique poesque d’autre part. Le « sourire » accompagnant le geste du démontage de « l’artifice du mystère », peut se lire comme le signe d’un jeu très littéraire avec les conventions génériques. Le « Démon de l’analogie » opère encore ici.
30Le poème est, à sa manière, un tombeau mallarméen. On y chante la mort paradoxale d’une syllabe… Serait-ce aller trop loin dans l’analogie que d’entendre dans ce texte l’écho parodique du célèbre « Madame se meurt, Madame est morte » ? La « suspension fatidique » du mot placé au bord du vide, assonant avec « Madame », presque-rien flottant dans l’imminence du rien, est un équivalent du moment critique de l’agonie, à ceci près qu’il ne s’agit ici que d’un peu de souffle. Ce funèbre dérisoire affiche son style héroï-comique. Les grandes pompes de la déploration concernent une fragile et vaine coquille vide. De même, comment ne pas sourire quand le narrateur prononce son « oraison », quand il tente de congédier définitivement l’éternel retour de cette Pénultième à coup de litaniques pelletées de mots ?
31Comme Igitur, Le Démon de l’analogie affiche une très nette parenté avec l’univers de l’auteur du Démon de la perversité. On peut en effet considérer sans peine ce poème en prose narratif, fait rare chez Mallarmé, comme un texte transgénérique, qui voisine très explicitement avec le conte fantastique. Ce texte se donne à lire comme un micro-récit marqué par le « principe d’hésitation », qui condense la plupart des indices formels et thématiques du genre. Évoquons plus précisément les liens avec le maître américain. Il faudrait d’emblée noter ce passage du texte de Poe, dans lequel le narrateur criminel analyse le pouvoir de hantise d’une idée :
C’est une chose tout à fait ordinaire que d’avoir les oreilles fatiguées ou plutôt la mémoire obsédée par une espèce de tintouin, par le refrain d’une chanson vulgaire ou par quelques lambeaux insignifiants d’opéra [43].
33La formule « lambeaux insignifiants » fait directement écho à ces « lambeaux maudits d’une phrase absurde » qui vont tourmenter le héros mallarméen, lui aussi victime d’une obsession-possession. Mais la différence capitale réside dans le fait que l’idée fixe de Poe sera une phrasefixe chez Mallarmé.
34Les autres liens sont assez frappants pour ne pas mériter un long examen. On retrouve masochisme, perversité, et complaisance dans le funèbre (« pénible jouissance »), idée fixe et monomanie, comme dans le Chat noir, Bérénice ou le Cœur révélateur ; deuil impossible et mélancolie comme dans le Corbeau, qui associe aussi oiseau et phrase obsessionnelle, ou Ulalume, poème construit lui aussi sur la puissance d’un « démon » ; crise d’identité hallucinatoire et expérience du dédoublement de la personnalité comme dans le Cœur révélateur, William Wilson, ou l’Ange du Bizarre, texte auto-parodique, dont le titre aurait pu s’appliquer en partie au récit mallarméen. La dette envers Poe passe aussi par le ton. L’adresse explicite et directe au lecteur en ouverture rappelle certains incipit des Histoires extraordinaires [44]. L’ironie mordante marque également les récits poesques.
35Mais c’est la folie faisant trembler la solidité du moi et de sa raison qui rapproche surtout le texte mallarméen des histoires fantastiques de Poe. On peut ainsi noter l’emprunt éventuel de la métaphore monarchique de la raison. Le héros du Démon de l’analogie s’affole devant l’agonie de son « esprit naguère seigneur » ; de même le narrateur de la Chute de la maison Usher découvre que le propriétaire des lieux « sentait que sa sublime raison chancelait sur son trône [45] ». Quant à Mallarmé, il rattache ici explicitement folie et morbidité liée à la Ressemblance. Le fou est bien celui qui sombre dans le vertige du Même, incapable de voir la Différence, « aliéné dans l’analogie [46] ». Cependant, la question du double se confond chez Mallarmé avec la question du langage. Il y a un fantastique propre à la langue, qui se dédouble, ainsi que nous le préciserons infra. Ici, l’étrangeté du monde commence par une étrangeté de la parole, à tous les sens du terme. L’incipit présente une expérience décrite comme une possession démonique affectant la faculté du langage et l’identité du sujet parlant, mué en sujet parlé. Le maudit est un mal dit, une dys-lexie qui coupe la parole de son origine. Le langage semble acquérir une autonomie propre — le syntagme « des paroles inconnues » occupe symboliquement la place de sujet logique de la phrase —, qui tire la prise de parole vers l’expérience inquiétante de l’écholalie, de la ventriloquie ou du psittacisme. Le refrain implacable du Corbeau n’est bien sûr pas loin. Un fantastique singulier, à la fois dérisoire et tragique, peut alors surgir de simples accidents du langage.
Du hasard à la méthode : La muse au tombeau
Entrée du hasard
36C’est en méditant sur l’héritage théorique de Poe, dans le contexte du post-romantisme — crise du sacerdoce poétique et réaction parnassienne — que Mallarmé exprime l’impératif catégorique, jamais démenti, de l’éviction du Hasard hors du champ de la création poétique [47]. On sait que la correspondance de cette époque, dès 1864, manifeste un tel désir à partir du moment où Mallarmé fait sienne la théorie de l’effet produit, qu’il tenta de mettre en œuvre dans L’Azur. Programme, volonté, travail et réflexion constituent désormais les valeurs cardinales d’une poésie critique. C’est ainsi que Mallarmé pouvait écrire, après avoir présenté à son destinataire la théorie poesque :
Henri, qu’il y a loin de ces théories de composition littéraires à la façon dont notre glorieux Emmanuel prend une poignée d’étoiles dans la Voie lactée pour les semer sur le papier, et les laisser se former au hasard en constellations imprévues ! Et comme son âme enthousiaste, ivre d’inspiration reculerait d’horreur devant ma façon de travailler ! Il est le poète lyrique, dans tout son admirable épanchement. Toutefois, plus j’irai, plus je serai fidèle à ces sévères idées que m’a léguées mon grand maître Edgar Poë [48].
38Il nous semble possible de situer le Démon de l’analogie dans ce même mouvement de rejet de la figure séculaire du poète inspiré. Ce que le récit met à mal, c’est, en un mot, la vieille théorie du furor poeticus décrite dans Ion, redécouverte par la Pléiade, entretenue par la poésie chrétienne jusqu’à Claudel, restaurée à l’âge romantique sous la forme du messianisme du poète-prophète et de la poésie sacrée. Le verbe poétique n’est plus l’écho du Verbe divin. La phrase mystérieuse s’apparente à un don du ciel, portée par une Voix autre, parlant depuis l’élévation d’un lieu autre, et pour tout dire, transcendant. L’incipit du texte, résumant a posteriori l’expérience, semble présenter effectivement un état pythique ou oraculaire du moi, habité par un theos intérieur. Mais, on le sait, une autre voix n’existe pas. Ainsi, par contrecoup, l’inspiration, ici présentée finalement sous sa forme parodique, se confond avec le Hasard. Ce qui semblait don des dieux devient chute, accident, contingence. La « phrase absurde » pourrait résulter d’un simple coup de dés verbal ; la Pénultième devient alors anomalie, simple cas. Comme le signifié du mot le suggère, elle se décline, décline et tombe : « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur ». Le Démon de l’analogie peut ainsi s’envisager comme l’ironique tombeau de la Muse, l’expiration du poète inspiré, la parodie de l’effusion lyrique : requiem pour une syllabe.
39Mais il faut aussitôt ajouter que le hasard tel qu’il apparaît ici n’est qu’un effet produit. L’accident de la « Pénultième » a une double fonction. Tout d’abord il révèle l’indépassable médiation du langage humain dans la genèse du poème. Ensuite, corrélativement, il ruine toute conception dualiste du monde. Le passage de l’un à l’autre des deux versants de cette unique question se fait par la mutation que connaît ici le concept d’analogie, dès lors que celle-ci est devenue intra-linguistique.
La méthode du langage
40Laissons Baudelaire évoquer la poétique de Poe, pour en mesurer l’écart avec la situation décrite dans Le Démon de l’analogie :
Mais, avant toutes choses, je dois dire que la part étant faite au poète naturel, à l’innéité, Poe en faisait une à la science, au travail, à l’analyse, qui paraîtra exorbitante aux orgueilleux non érudits. Non seulement il a dépensé des efforts considérables pour soumettre à sa volonté le démon fugitif des minutes heureuses, pour rappeler à son gré ces sensations exquises, ces appétitions spirituelles, ces états de santé poétique si rares et si précieux qu’on pourrait vraiment les considérer comme des grâces extérieures à l’homme et comme des visitations ; mais aussi, il a soumis l’inspiration à la méthode, à l’analyse la plus sévère. [49]
42 Il est assez tentant de noter d’abord la flagrante proximité entre les deux textes : démon, inspiration, visitation. Il n’y a sans doute pas de meilleure pierre de touche que ce passage pour situer Le Démon de l’analogie dans une brève histoire de la poétique. On le sait, l’idéalisme baudelairien tentait de concilier spontanéité et volonté, grâce et travail, nature et artifice, fusée et hygiène. Avec Mallarmé, dès lors que le ciel se vide de tout plumage divin, l’inspiration se confond avec la simple contingence. Baudelaire parle encore du « démon fugitif des minutes heureuses » et de la « visitation » angélique, en des termes qui rappellent aussi bien le mot d’Horace (nascuntur poetae), que celui de Boileau (S’il ne sent point du Ciel l’influence secrète). Le faire poétique relève encore en partie d’une mystique de la création. Mais, fait capital, celle-ci est justement, à travers la figure de Poe, en train de basculer vers une simple pratique du langage, qui aboutira en droite ligne, on le sait, à la poétique de Valéry (la véritable condition d’un véritable poète est ce qu’il y a de plus distinct de l’état de rêve). Avec Mallarmé, qui rompt précisément à ce moment-là définitivement avec l’idéalisme baudelairien [50], le démon, a changé de nature : devenu anthropologique, il opère à même le langage humain, matériau premier et dernier du poème [51].
43Ainsi, contrairement à ce que l’on a pu écrire, il nous semble nécessaire de distinguer ici le hasard mallarméen, qui est hasard fictif, et le hasard surréaliste, qui se veut hasard objectif. On sait que Mallarmé a commenté le « principe poétique » cher à l’auteur du Corbeau, à l’occasion de sa propre traduction des poèmes versifiés du maître américain. Voici comment il qualifiait cette « philosophy of composition » : « examen quasi sacrilège [52] ». La poésie, désacralisée en son principe, rabattue sur le travail de la langue, exhibe sa nature de pur artefact verbal. Prolongeant le geste démystificateur de la Genèse d’un poème, anticipant sur le « démontage impie du mécanisme littéraire » opéré dans La Musique et les Lettres, le Démon de l’analogie, lui aussi, met « le doigt sur l’artifice du mystère ». Un peu plus loin, Mallarmé ajoute cette formule programmatique qu’il ne reniera jamais : « tout hasard doit être banni de l’œuvre moderne et n’y peut être que feint [53] ». Ce qui semble hasard, soit, en pastichant la célèbre définition de Cournot [54], croisement de deux chaînons thématiques indépendants (la série Pénultième / la série est morte), se révèle en réalité construction verbale fondée sur l’analogie entre deux signifiants (pénultième / nul) et tirée d’une opération de réflexion (la pénultième de pénultième). Le hasard mallarméen se veut jeu de langage, fiction du signe. C’est justement en le simulant qu’il est possible de s’approcher de son abolition. Ainsi, le poète poesque substitue ce qu’il nomme méthode du langage, à savoir hasard tout à la fois banni et feint, aboli et simulé, à l’enthousiasme, hasard inconscient de luimême.
44Les notes de 1869 consacrées au langage, à une époque où Mallarmé envisage une thèse de linguistique, sont de peu postérieures au poème qui nous occupe. On y rencontre une formule de tonalité cartésienne — le Discours de la Méthode sera évoqué peu après : « Le langage lui est apparu l’instrument de la fiction : il suivra la méthode du langage. (la déterminer) Le langage se réfléchissant [55] ». Mais on peut malgré tout rappeler que le mot « méthode » est aussi un legs du Baudelaire traducteur de Poe [56]. La méthode, substituée à l’inspiration, permet à Poe de construire — ou de présenter la construction — (de) son poème comme un pur artefact conçu pour produire un effet déterminé. La genèse du texte, fondée sur le rêve d’une adéquation parfaite des causes et des effets, des moyens et des fins, de la production et de la réception, doit se confondre avec son apocalypse. Ce monde littéraire est imaginé comme un monde circulaire, intégralement téléologique. Dans sa lutte contre le hasard, Mallarmé garde l’idée de méthode, mais en change le contenu. Il s’agira pour lui de faire un pli dans le langage, en le dédoublant. L’analogie sera l’agent universel de cette opération de pliage. La poésie, comme la « Parole », cette détermination du « Langage » évoquée dans les « notes » de 1869, peut créer « les analogies des choses par les analogies des sons [57] ». Le romantisme de l’universelle analogie révélait les correspondances horizontales entre les objets visibles, verticales entre le visible et l’invisible ; l’analogie des sons ne faisait que recueillir l’analogie des choses. La crise de la transcendance brise cette hiérarchie à la fois terrestre et céleste. Le monde, limité à « nos vrais bosquets » comme le rappellera Toast funèbre, se trouve sans analogon. La Rime des Choses laisse place à la Rime des Mots, l’homologie entre grand et petit monde se voit remplacée par l’homonymie entre un signe et son double sonore ; ce n’est plus la Terre qui réfléchit le Ciel, mais le Langage qui se réfléchit dans le Poème, avant de se redéployer en direction de la Terre.
45Le Démon de l’analogie repose tout entier sur l’idée du « langage se réfléchissant ». L’énoncé « la Pénultième est morte » surgit quand le mot « pénultième » se replie sur lui-même. Le mot, comme on l’a vu, garde sa transparence référentielle : le sémantisme du terme joue un rôle capital dans la constitution du réseau analogique. Il faut nuancer ici toute analyse qui pointerait une autoréférentialité première et dernière du langage. En effet, simultanément, le signe « pénultième » se présente comme signifiant (opacité), et représente, en gardant son signifié (transparence), qu’il applique à lui-même. Il faut alors distinguer deux opérations bien distinctes. D’une part, le narrateur-personnage emploie le mot, explicitement, en mention (« pénultième est le terme du lexique qui signifie l’avant-dernière syllabe d’un vocable »), ce qui opacifie le signe de manière à constituer un métalangage. D’autre part, le texte, implicitement, offre un emploi du mot à la fois en mention et en usage, mais cet usage est réflexif, ce qui constitue un composite de transparence et d’opacité (« la Pénultième est morte »). Finalement, les deux opérations sont assumées par deux voix ici opposées, celle du Linguiste, qui incarne la raison logique et lexicologique, et celle du Poète, qui fait entendre sourdement la déraison dyslexique, comme les mécanismes de la pensée analogique. Ainsi, la formule délimite l’espace propre de la poésie, qui tient le milieu entre la transparence pure de l’usage courant et l’opacité pure du métalangage de la linguistique. Le poème met en évidence le fait qu’un signe linguistique non seulement représente un état de l’objet ou du sujet, mais encore se présente lui-même, ce que l’usage courant refoule. Ainsi, Mallarmé, s’expliquant sur la légitimité de l’obscurité en poésie, pourra écrire :
(…) non, cher poëte, excepté par maladresse ou gaucherie, je ne suis pas obscur, du moment qu’on me lit pour y chercher ce que j’énonce plus haut, ou la manifestation d’un art qui se sert — mettons incidemment, j’en sais la cause profonde — du langage : et le deviens, bien sûr ! si l’on se trompe et croit ouvrir le journal [58].
L’analogie et la tautologie : du double au simple
47L’analogie, qui régulait l’ancien monde en tant que principe organisateur du cosmos, n’existe plus désormais que sous la forme perverse d’un démon associatif qui construit la Ressemblance de toutes pièces, inventant le Même, au lieu de le révéler. Les similitudes entre les différentes catégories de l’Être ne sont plus données, mais construites, à partir des similitudes verbales. L’analogie n’est plus, comme à l’époque de Fourier ou de Baudelaire, cette « loi d’unité de l’univers [59] », objective et théologico-ontologique. Le dédoublement du monde que proposait la théorie de l’analogie de l’être est transféré à l’intérieur même de l’espace linguistique, de manière à opérer sur le seul ordre des mots ; ou bien, pour le dire autrement, l’analogie du langage se substitue à l’analogie de l’être. Au Ciel redoublant la Terre, succède une Terre simple, confrontée à un langage redoublé dans et par le Poème.
48Un monde soumis au hasard est un monde simple, non dédoublé. Dès lors, l’être ne peut se dire que tautologiquement. L’énoncé « la Pénultième est morte » n’est-il pas la première en date de ces tautologies qui parcourent l’œuvre, du sonnet en –yx jusqu’au Coup de dés ? Face à la tautologie de l’être, la poésie a pour vocation de dédoubler analogiquement le langage, pour indiquer la médiation, seule voie d’accès proprement humaine à l’immédiateté du « chapeau-éclate soleil » ou du « c’est clair comme le jour [60] ». Avec Mallarmé, la poésie prend conscience qu’elle ne peut réfléchir la Terre, et l’Homme, qu’à condition de commencer par réfléchir le Langage : « l’explication orphique de la Terre » présuppose la pliure poétique du langage. Nulle intransitivité du signe, nul autotélisme, mais seulement la conscience de l’horizon indépassable de la médiation linguistique. Comme le rappellera Crise de vers, le dire du poème rachète le silence de la parole monnayée quotidienne. Mallarmé retrouve la pensée d’un Humboldt qui écrivait dans l’Introduction au kavi : « l’homme s’entoure d’un univers sonore, afin de recueillir et d’élaborer en lui l’univers des objets [61] ». La poésie mallarméenne se donne comme le rappel incessant de cet univers sonore proprement humain.
Du langage de la transcendance à la transcendance du langage
49Renouons les fils. Le Démon de l’analogie nous semble constituer un moment crucial dans le parcours du poète. De même qu’il est possible de voir dans la lettre à Cazalis de janvier 1864 citée plus haut, bien avant Igitur, quelque chose comme l’argument prototypique ou la matrice du Coup de dés, dont le mouvement consiste à convertir les « constellations imprévues » d’une poésie inspirée en constellations nécessaires fabriquées par une poésie critique, de même, il est possible de voir dans le vers troué de blancs du Démon de l’analogie la première esquisse d’une poétique de l’espace qui culminera avec le dispositif élaboré par le grand poème idéogrammatique de 1897. Comme on l’a vu supra, la typographie dessine en effet une pensée. La crise de l’inspiration se double d’une première crise de vers symbolique. La rime orpheline serait comme le signe du deuil de la Muse défunte. Le bris du vers signalerait une déchirure dans l’ordre poétique séculaire. Ici, au sein du genre critique qu’est le poème en prose, un distique est énoncé sur le mode de l’incomplétude. Cette mise en abyme pose la question du qui pleure là ? Ce que le texte met en crise, c’est l’origine du poème, l’identité de la voix poétique.
50Par delà le jeu avec les codes du récit fantastique, il semblerait que Mallarmé affirme ici implicitement, sans doute pour la première fois, une vérité nouvelle, à savoir qu’au commencement du poème, il y a le langage. Contre la tradition idéaliste de l’enthousiasme, platonicienne ou chrétienne, qui faisait commencer le dire poétique par la voix du dieu, contre la tradition romantique du lyrisme de l’expression, qui situait l’origine de la voix dans le cœur ou l’âme d’un sujet vibrant à l’unisson de la Nature, contre la tradition parnassienne du poème reproduisant le forme plastique d’un objet exhumé du sol de l’Histoire, Mallarmé fonde, pour reprendre la formule de Gérard Genette, une poétique du langage [62]. On connaît toutes les amplifications que Valéry a pu donner à ce motif, à partir de sa propre rationalisation de la poétique mallarméenne. Ainsi, il a pu écrire : « le Fait poétique par excellence n’est autre que le Langage même, et se confond avec lui, qui soutient tous les poèmes possibles [63] ». Mais l’on doit savoir aussi que l’auteur de Monsieur Teste, privilégiant la mathématique du langage contre la mystique, a construit l’image d’un Mallarmé voyant la langue comme une algèbre, au détriment d’une autre vision, en grande partie minorée, dévalorisée voire refoulée, qui fait du langage un mystère. Il existe en effet pour Mallarmé, il faut le souligner, une transcendance propre au langage, qui se manifeste par exemple dans le Démon de l’analogie, on l’a vu, à travers l’opposition entre labeur linguistique et faculté poétique. Il y a en effet deux « Pénultième » : l’une, linguistique et transparente, l’autre poétique et mi-transparente, mi-opaque, à l’image du double statut de la vitre de la boutique du luthier, d’abord miroir, puis fenêtre. La poétique du langage n’est pas seulement l’autre d’une poétique du Christianisme, de la Nature ou de l’Histoire ; elle doit aussi s’entendre comme l’envers d’une linguistique du langage, ce que formulera à sa manière le passage fameux de Crise de vers consacré au « double état de la parole ». Aux yeux de Mallarmé, le langage humain recèle toute une profondeur sédimentée, qu’il nommera « signifiant fermé et caché [64] », que la poésie a pour fonction de révéler. L’expérience du Démon de l’analogie n’est sans doute rien d’autre que l’affleurement ou la résurgence de cette « lettre absconse [65] » qui détermine notre être-au-monde à la manière de ce que Cassirer, lecteur de Humboldt, appelle « forme symbolique [66] ».
51 Il faudrait alors rappeler un aspect de la théorie du poème élaborée par le romantisme allemand, en particulier par le Novalis du Monologue [67]. Confrontons ainsi ce qu’écrit le poète allemand au récit mallarméen :
Et si cette pulsion de parole, de parler, était le signe distinctif de l’intervention du langage, de l’efficacité du langage en moi ? et si ma volonté n’avait voulu que ce que je devais vouloir, de sorte qu’en fin de compte tout cela, sans que je le sache ni ne le croie, est poésie, et rend compréhensible un mystère de langage ? [68]
53Est-ce que Le Démon de l’analogie n’est pas en effet ce récit qui consacre l’intervention du langage en tant que mystère ? Il est tentant également de rapprocher ces lignes non seulement de l’expérience de la « Pénultième », mais aussi de ce que Mallarmé nommera plus tard « céder l’initiative aux mots ». Ni avatar du furor poeticus (cette force propre à la langue n’émane justement que de la langue), ni anticipation de l’automatisme surréaliste (« la Pénultième est morte » n’a que l’apparence d’un « cadavre exquis » ; si l’on conserve la notion de dictée, celle-ci vient de la langue, non de l’inconscient), cette conception présente la particularité de nouer indissolublement poésie et langage dans l’élément du mystère, sans pour autant renouer avec une mystique du Verbe, aux résonances plus ou moins kabbalistes. Doit-on rappeler que Mallarmé, avant d’assigner le « mystère dans les lettres », évoquait dans les Mots anglais, à propos de l’Allitération procédant au classement des Familles lexicales, « les mystères sacrés ou périlleux du Langage [69] » ? Ainsi, « l’irrécusable intervention du surnaturel » mentionnée dans le Démon de l’analogie n’est peut-être rien d’autre que cet instinct de langue qui rend possible « l’amplification à mille joies de l’instinct de ciel en chacun [70] ». Dans un certain sens, Mallarmé conserve le surnaturalisme romantique, fondé sur l’universelle analogie ; mais, différence capitale, il le déplace pour le situer dans l’espace du langage, qui demeure le seul lieu véritable du Mystère. À défaut du monde, renvoyé à son pur et simple avoir lieu, c’est désormais prioritairement la langue [71], rendue à elle-même par la réflexion du Poème, qui se voit affectée d’une profondeur sacrée, depuis l’alphabet, « caractères divins », « jusqu’à une transfiguration en le terme surnaturel, qu’est le vers [72] ». La langue poétique peut alors devenir l’équivalent d’un Ciel, et le Vers être qualifié de « système agencé comme un spirituel zodiaque ».
54Finalement, ce que le narrateur-personnage du Démon de l’analogie ne parvient pas à expliquer, mais que le poète déplie ironiquement, au terme de ce qui s’apparente à un récit d’apprentissage manqué ou à un jeu de dupes, c’est cette « supercherie » propre à la Littérature évoquée dans La Musique et les Lettres, qui donne l’illusion de la « possibilité d’autre chose » — l’autre voix du poème –, et qui consiste à remplir le vide de la transcendance du Ciel par la fiction tout à la fois nécessaire et dérisoire d’une transcendance d’Encre et de Papier.
Notes
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[1]
Le « démon » n’aura sans doute pas épargné notre pensée…
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[2]
Il est vrai que la version publiée dans Vers et Prose en 1893 s’intitulera désormais « La Pénultième ». Cette modification s’explique peut-être par le fait qu’aux yeux du Mallarmé des années 1890 le titre des années 1860 parlait trop haut, et cela doublement. D’une part, il trahissait des influences littéraires de jeunesse ; d’autre part, il indiquait une clé d’interprétation un peu trop visible.
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[3]
Mallarmé a fait sienne la formule, s’il était besoin de rappeler l’importance du l’auteur du Corbeau dans la genèse de la pensée mallarméene, comme en témoigne ce passage de sa correspondance datant de l’époque des premiers vers d’Hérodiade, où il a été question de la théorie de l’effet héritée de Philosophy of Composition : « Hélas ! le baby va m’interrompre. J’ai déjà eu une interruption, la présence de notre amie, (envers qui, même le démon de la perversité m’a poussé à être très amer, — j’ignore pourquoi », lettre à Cazalis, 30 octobre 1864, OEuvres Complètes, éd. B. Marchal, Gallimard, 1998, t. I, p. 664. Cette édition nous servira désormais de référence, et sera abrégée en OC. Le tome II, édité par B. Marchal, est paru en 2003.
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[4]
Baudelaire, « Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains », OEuvres complètes, éd. Cl. Pichois, Gallimard, t. II, 1976, p. 133.
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[5]
Voir S. Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, Nizet, 1959, p. 270-271. Tout en notant « l’influence d’Edgar Poe et de “l’ange du Bizarre” », S. Bernard estime que les « surréalistes y verraient une manifestation victorieuse du “hasard objectif” ». Voir aussi J.L. Steinmetz, « Le paradoxe mallarméen : les “poèmes en prose” », Europe, avril-mai 1976, p. 143-146. Cette lecture, d’inspiration psychanalytique, qui mêle inconscient freudien et écriture surréaliste (« prélude à l’automatisme ») trouve un référent à la Pénultième, rime orpheline de ce que le poète aime, à savoir sa mère. Dès lors, la répétition de la phrase devient retour du refoulé (« crainte de castration »), le vitrage fait office de lame castratrice, et la boutique sert de cadre à la scène primitive.
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[6]
Voir A. Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé, Gallimard, 1926, p. 145-146.
-
[7]
Voir J.P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, Seuil, 1961, p. 418. La remarque n’est pas approfondie.
-
[8]
Cette formule se trouve dans la lettre à Cazalis du 14 mai 1867 : « J’en suis, après une synthèse suprême, à cette lente acquisition de la force — incapable tu le vois de me distraire. Mais combien plus je l’étais, il y a plusieurs mois, d’abord dans ma lutte terrible avec ce vieux et méchant plumage, terrassé, heureusement, Dieu. », OC, t. I, p. 714.
-
[9]
J.P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 60-61.
-
[10]
Ibid., p. 60.
-
[11]
Ibid., p. 418-419.
-
[12]
H. Friedrich, Structures de la poésie moderne (1956), Le Livre de Poche, 1999, p. 174.
-
[13]
« Ce nihilisme que l’on peut qualifier d’idéaliste est né de la volonté presque surhumaine d’abstraction afin de penser un absolu détaché de tout contenu (…) », ibid., p. 176.
-
[14]
La date de rédaction du Démon de l’analogie reste incertaine. Henri Mondor le rattache à la série des poèmes en prose de 1864. Mais le poème ne fut effectivement publié pour la première fois qu’en 1874, après avoir été envoyé à Villiers en septembre 1867.
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[15]
On sait qu’à partir du printemps 1866 la poésie mallarméenne s’élance depuis le « Rien qui est la vérité », condammée à célébrer le « Glorieux Mensonge ». Voir la lettre à Cazalis du 28 avril 1866, OC, t. I, p. 696.
-
[16]
Voir par exemple Fr. Schlegel : « le vrai critique est un auteur à la seconde puissance », cité in Ph. Lacoue-Labarthe / J.-L. Nancy, L’Absolu littéraire, éd. du Seuil, 1978, p. 390.
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[17]
J.P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 15.
-
[18]
Ainsi, commentant le passage célèbre de la Musique et les Lettres relatif au « démontage impie de la fiction », J.P. Richard note que l’au-delà mallarméen n’est jamais que « la transcendance du je à lui-même et au monde », L’Univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 399.
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[19]
Nous résumons à très (trop) grands traits l’« évolution spirituelle » du poète, telle que la retrace B. Marchal dans sa Religion de Mallarmé, Corti, 1988, p. 39-100.
-
[20]
Ibid., p. 77.
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[21]
Ibid., p. 89.
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[22]
Voir en particulier l’introduction aux OEuvres complètes, t. I, p. XI-XII.
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[23]
La première version du sonnet en –yx fut proposée à Cazalis en juillet 1868.
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[24]
B. Marchal, Lecture de Mallarmé, Corti, 1986, p. 180.
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[25]
Ibid.
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[26]
Poe, Contes, essais, poèmes, éd. Cl. Richard, Robert Laffont, 1989, p. 867-868.
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[27]
Ibid.
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[28]
Pour une synthèse (partielle) sur la question, vue surtout à travers l’angle épistémologique et théologique, voir en particulier la Revue Internationale de Philosophie, « l’analogie », 87, 1969. On pourra consulter aussi, pour des aperçus plus strictement littéraires, A. Béguin, L’Ame romantique et le rêve. Essai sur le romantisme allemand et la poésie française (1936 / 1939), Le Livre de Poche, 1991, p. 67-99 ; J. Pommier, La Mystique de Baudelaire, Slatkine Reprints, Genève, 1967, p. 55-68 ; G. Gusdorf, Le Romantisme, Payot, 1993, t. II, p. 78-116, p. 321-324 ; P. Bénichou, « les disciples de Fourier », Le Temps des Prophètes (1977), in Romantismes français, t. I, Gallimard, 2004, p. 793-801. Il faudrait citer enfin les pages synthétiques relatives à l’épistémè de la Renaissance (« la prose du monde ») dues à M. Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard (1966), coll. « tel », 1990, p. 32-59. Ces orientations bibliographiques sont bien sûr très incomplètes, compte tenu de l’ampleur et de la transversalité du sujet.
-
[29]
Il n’est peut être pas anodin de noter qu’en janvier 1866, Mallarmé œuvrait auprès de Victor Pavie, éditeur posthume d’Aloysius Bertrand, pour rééditer Gaspard de la Nuit, qui offre un exemple de poème en prose associant un luthier et une corde cassée, La Viole de Gamba. Serait-ce là un autre argument permettant de situer la date d’écriture du texte plutôt après 1864 ? Cette hypothèse sera peut-être confortée par l’allusion à Bertrand présente dans la lettre de Villiers à Mallarmé du 27 septembre 1867, où il est question du Démon de l’analogie.
-
[30]
On pourrait rapprocher, pour en mesurer toute la différence, et faire pencher à nouveau la date d’écriture du poème en prose vers la fin des années 1860, Le Démon de l’analogie d’un autre poème de la hantise, L’Azur. D’un texte à l’autre, il y a comme une césure épistémologique : « le ciel mort revient » écrit Mallarmé à Cazalis en janvier 1864 (OC, t. I, p. 655) ; ici nous lisons : « la phrase revint ». La question du langage s’est désormais imposée.
-
[31]
La modification du titre opérée en 1893 ne change rien à cela : le principe analogique reste présent, de manière plus implicite. Quoi qu’il arrive, la répétition de la formule « le son nul » fait office de signal, ou de symptôme.
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[32]
Le Démon de l’analogie anticipe alors à sa manière, subtilement, sur la thématique du poème en prose placé immédiatement après dans le recueil, Pauvre enfant pâle, qui décline non sans humour noir un chant crié « à tue-tête », chant prophétisant, au regard du poète lucide, l’ironie tragique d’un destin criminel promis à la peine capitale. Cette tête musicale, qui s’élève en anticipant sur la décollation, connaît elle aussi cette « suspension fatidique ». Le poète qui entend le chant du cygne de ce petit Jean-Baptiste des rues voit une tête zénithale, suspendue dans l’imminence de sa chute, dont les lèvres articulent des syllabes pénultièmes. De même, « Pénultième », placé devant le gouffre de la fin du vers, mot tragique par excellence, emblème du Fatum, fait figure de chef encore droit dans l’instant qui précède le mouvement de bascule ; le rejet « Est morte » sonne comme une sentence, ou une tête, qui tombe.
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[33]
Le scoliaste pourrait continuer à traquer le démon, ou à être traqué par lui, du côté du signifiant : penne-ultime, peine-ultime, pénult-aime, ange hypogramme caché sous « angoisse » ou « agonise », « angoisse » paragramme de « agonise », « psalmodie » paragramme de « palme »… etc.
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[34]
Nous démarquons Mallarmé, qui écrit : « un livre ne commence ni ne finit : tout au plus fait-il semblant », OC, t. I, p. 612.
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[35]
Le version de 1893, intitulée « La Pénultième », renforce cela dans la mesure où le dernier mot du texte est justement le mot « Pénultième ».
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[36]
Comme on l’a mentionné dans la note précédente, le mot « ange » n’apparaît pas explicitement dans le texte. Sans doute sommes-nous autorisés à y voir justement le meilleur signe de son effacement.
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[37]
M. Foucault, op. cit., p. 46.
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[38]
M. Foucault écrit en effet : « de Hölderlin à Mallarmé », la littérature renoue avec un langage-chose, restaurant cet « être brut oublié depuis le xvie siècle », op. cit., p. 59. Nous précisons malgré tout ici le grand survol chronologique proposé par ce livre, dans la mesure où M. Foucault ne distingue pas vraiment la position de Mallarmé de celle du romantisme. Le Démon de l’analogie appartient justement à cette époque où Mallarmé est en train de se séparer de Baudelaire.
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[39]
M. Foucault, op. cit., p. 62.
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[40]
Ibid., p. 65.
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[41]
ibid., p. 60.
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[42]
G. Deleuze écrit à propos du poète : « Le pli est sans doute la notion la plus importante de Mallarmé, non seulement la notion, mais plutôt l’opération, l’acte opératoire qui en fait un grand poète baroque », Le Pli. Leibniz et le baroque, Éditions de Minuit, 1988, p. 43.
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[43]
Poe, Le Démon de la perversité, op. cit., p. 870.
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[44]
Ainsi, au début de l’Ombre : « Vous qui me lisez, vous êtes encore parmi les vivants », in Poe, Contes, essais, poèmes, op. cit., p. 195 ; ou encore : « Vrai ! — je suis très nerveux, épouvantablement nerveux, — je l’ai toujours été, mais pourquoi prétendez-vous que je suis fou ? », au début du Cœur révélateur, ibid., p. 659.
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[45]
Poe, La Chute de la maison Usher, ibid., p. 413.
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[46]
C’est la formule qu’emploie M. Foucault pour décrire le devenir de la Ressemblance du côté de la folie, après la déchirure de la « prose du monde », op. cit., p. 63. Le Fou devient « l’homme des ressemblances sauvages », face au Poète, situé à l’autre bord de l’espace du Même, homme des ressemblances perdues. Ici, le héros mallarméen relève des deux figures.
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[47]
Baudelaire, présentant La Genèse d’un poème, écrivait : « le hasard et l’incompréhensible étaient ses deux grands ennemis », OEuvres complètes, op. cit., t. II, p. 343.
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[48]
Lettre à Cazalis, janvier 1864, OC, t. I, p. 654.
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[49]
Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe (1857), OEuvres complètes, op. cit., p. 333.
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[50]
Voir la lettre à Cazalis du printemps 1867 : « S’en séparera-t-il comme moi de Baudelaire ? », OC, t. I, p. 716.
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[51]
Pour une analyse des liens entre analogie, mythologie et poésie, à partir de l’influence de Max Müller, voir B. Marchal, « une théologie des lettres », La Religion de Mallarmé, op. cit., p. 461-467.
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[52]
OC, t. II, p. 771.
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[53]
Ibid., p. 772.
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[54]
Rappelons que Cournot écrit ses Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes en 1872, peu de temps après la rédaction probable d’Igitur. Il serait stimulant d’approfondir cette direction, en situant Mallarmé dans ce contexte épistémique d’établissement des lois du hasard. Ce travail reste à faire…
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[55]
OC, t. I, p. 504.
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[56]
Baudelaire traduit en effet mode of constructing, mode of procedure ou process par méthode.
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[57]
Ibid., p. 506.
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[58]
Lettre à Ed. Gosse, 10 janvier 1893, O.C., t. I, p. 807.
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[59]
P. Bénichou, Le Temps des prophètes, op. cit., p. 793.
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[60]
Notes en vues du « Livre », OC, t. I, p. 608.
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[61]
Humboldt, Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais, Ed. du Seuil, 1974,p. 199.
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[62]
Voir G. Genette, « Langage poétique, poétique du langage », Figures II, Ed. du Seuil (1969), coll. « Points Essais », 1979, p. 146. Nous modifions ici quelque peu le sens de cette formule qui désignait la rêverie cratylienne sur les mots, en l’élargissant. Il s’agit pour nous de nommer les conditions de possibilité du Poème mallarméen, proprement linguistiques, prioritairement dépendantes des mots, et non des choses.
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[63]
Valéry, « Sorte de préface », OEuvres complètes, éd. J. Hytier, Gallimard, 1957, t. I, p. 684.
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[64]
Le Mystère dans les Lettres, OC, t. II, p. 230.
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[65]
Lettre à Barrès, 10 septembre 1885, OC, t. I, p. 786.
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[66]
Il y aurait à nos yeux un rapprochement suggestif à faire, en dehors évidemment de tout jeu d’influences directes, entre la notion de forme symbolique, héritière de la pensée humboldtienne, et la notion mallarméenne de fiction, « parfait terme compréhensif », synthétisant « esthétique » et « économie politique ». Mutatis mutandis, le philosophe et le poète élaborent une « critique de la culture », en affirmant l’indépassable médiation symbolique.
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[67]
Sur cette question de la transitivité du signe dans le domaine allemand, voir en particulier T. Todorov, Théories du symbole, Ed. du Seuil, 1977, coll. « Points Essais », p. 206-211.
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[68]
Novalis, Monologue, cité par T. Todorov, op. cit., p. 210.
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[69]
OC, t. II, p. 968.
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[70]
La Musique et les Lettres, ibid., p. 74.
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[71]
Il y a certes pour Mallarmé un mystère de l’existence, comme le rappelle sa réponse fameuse à Léo d’Orfer, mais ce dernier n’est rien sans la conscience du mystère primordial propre aux lettres, dans la mesure où la poésie est chargée de faire preuve, « d’avérer que l’on est bien là où l’on doit être », OC, t. II, p. 23.
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[72]
La Musique et les Lettres, ibid., p. 66.