Couverture de LITT_142

Article de revue

Prégnances

Sur quatre lavis de Colette Deblé

Pages 7 à 15

Notes

  • [1]
    Ce texte est paru, en tirage limité, aux éditions Brandes, 1993, sur vergé narcisse avec quatre lavis de Colette Deblé reproduits sur calque. Ce texte est ici repris avec l’aimable autorisation de Marguerite Derrida.
  • [2]
    « La citation picturale ne saurait être une citation littérale comme est la citation littéraire, parce qu’elle passe par la main et la manière du citateur » (Lumière de l’air, Éditions Dumerchez/L’Arbre Voyageur, p. 7).
  • [3]
    « Ma matière peinte est faite de coulures, de giclures, qui en même temps brouillent l’image et la constituent », in Lumière de l’air, p. 19. « Brouillent » et « constituent », dit-elle. Tout est dit, fondre et fonder, du travail remuant de ces eaux : elles fondent, elles font et laissent fondre, elles font l’image en la défaisant, elles la « constituent » en la « brouillant », elles la fondent, l’impriment, l’instituent, lui donnent ses contours, et la font advenir en son événement par le bougé même qui déplace et tremble la ligne. En son empreinte humide, le corps paraît là où il a lieu, à travers son élément, son élément à elle, dans le milieu aquatique de l’entre-deux : ici, c’est constituer en brouillant, ailleurs, on y viendra plus bas, c’est gommer en soulignant (p. 7).
  • [4]
    Je m’autorise à parler anglais parce que Colette Deblé nomme souvent la Californie (« Mes grands tableaux viennent après mes voyages en Californie », Lumière de l’air, p. 14) et qu’on y voit souvent passer, près de la côte, des familles de baleines.

1Entre deux eaux — elle voit mieux, voyez-vous, qu’on n’entrevoit. Si vous préférez : à travers les eaux, elle entrevoit mieux. Elle sait traverser.

2L’histoire tremble entre deux eaux. Comme ses femmes imprégnée. Sa technique, dites plutôt sa main, sa manière — manière et matière, manière et mémoire — ce n’est pas celle de l’ aquarelle, bien que, prise dans les mêmes eaux, elle en dérive. Non pas l’aquarelle mais, plus souvent, un lavis.

3Lavis, quel mot de combien de mots !

4Un lavis non pas pour annoncer qu’on va laver, bien entendu à grande eau, l’histoire des femmes à grande eau, en vue de réapproprier, de mettre, mais enfin, le corps à nu, le vrai corps, le corps propre de la femme. Mais enfin. Non, suivant la fermeté du trait, un dessin colorié au lavis se voit discrètement teinter, imprégner plutôt que noyer, il se voit filtrer, mais préserver aussi, le corps de la ligne intact, encore tremblant dans l’élément liquide.

5(Il reste qu’avec un lavis on reste près du bain (avant ou après : voyez ici Susanna d’après Tintoretto, près d’une rive ou d’un lavoir. En anglais le dessin au lavis se dit washing ou wash drawing. Colorier au lavis, ce qu’elle fait aussi : to washpaint. Ce n’est pas loin de la gouache. Détremper (italien guazzo), c’est mouiller ou faire provision d’eau ou de pluie). Le débordement du vocable lavis lui-même se gonfle au confluent de tant de phrases possibles. Il est gros de proverbes, de morceaux de mots, de clameurs suspendues, d’échos à conjuguer ou à laisser flotter. Engrossé comme une femme enceinte ou comme la cargaison d’un navire en partance. Un lavis toujours mouille.)

6On peut surnommer cela une lavure ou une coulure : voici une couleur étendue d’eau, sépia, bistre ou encre de Chine. Encre de Chine surtout, car si vous vous abandonnez, comme vous y êtes invités, à l’attention flottante, vous rêverez peut-être ce que Colette Deblé livre d’elle-même dans une parodie d’auto-portrait chinois :

7

« Si j’étais un élément je serais liquide — un animal — la baleine. »

8Tentation du récit, dès lors : telle baleine aurait englouti la peinture occidentale, de pied en cap, histoire et préhistoire comprises, toutes ses femmes une à une avalées, elle les aurait laissé nager ou grandir en son ventre — et les voici soudain (soudain mais après le temps qu’il faut, comme pour mimer la durée de la gestation, la pulsion du travail), les voici rendues à leur vérité, toutes crachées, encore humides. Accouchées. Réengendrées. Engendrées de nouveau pour la première fois. Gorgées d’amour, invénérées dès la naissance, grosses de l’avenir et de la mémoire qu’elles portent au sortir du bain, toutes vénérables Diane ou Ève, ou Venus ou Suzanne : d’elles-mêmes imprégnées c’est-à-dire fécondées — pour avoir reçu la coulure d’une semence.

9Opus et corpus d’un art qui semble conjuguer l’actif et le passif de deux verbes, plus précisément de deux opérations discernables mais qu’on n’a pas tort de confondre : empreindre et imprégner. Deux opérations à même le corps. Envahir en laissant sa marque, mais pénétrer comme l’expression d’un flux après la levée d’un barrage, inonder, engrosser une matrice, s’imprimer dans la fluidité même. Rien à voir avec un impressionnisme. Traces d’eau et semence des générations, empreintes noyées et traits en transparence. En vue de remettre à flot un corps de la femme.

10(Ceci serait, longtemps après l’œuvre de Freud, et son titre bien connu, une autre Introduction du narcissisme. Thèse, hypothèse : Narcisse est le Peintre.)

11Oubliez la querelle (quarell) qu’elle lui cherche, elle, avec elles, sans jamais se plaindre, sans faire d’histoire mais sans merci, en silence, la querelle qu’elle cherche à toute l’histoire de la peinture, à ces patrons de peintres, à tant de mains et de manœuvres d’homme, à tous les maîtres qui ont mis en scène et représenté (occulté, sublimé, élevé, violé, voilé, vêtu, dévêtu, révélé, dévoilé, revoilé, mythifié, mystifié, dénié, connu ou méconnu, en un mot vérifié, cela revient au même, à la vérité) : le corps de la femme. Qui a tout supporté. Toujours la femme support et subjectile, la femme-sujet, la femme aura été leur sujet, non celui de Colette Deblé, malgré leur apparence. À travers les couches écrasantes de la mémoire paternelle (et Veronese, et Tintoret, et Titien, et Rubens, et tant d’autres chefs d’école, montreurs et metteurs en scène patentés), elle aiguise une vision sans exemple. Ne restaurant jamais quand elle remet à flot, touchant à l’original (c’est interdit dans les musées mais il suffit que le gardien ait le dos tourné), elle s’en prend au plus vénérable paradigme : femmes affranchies que sont enfin les siennes, femmes en franchise de modèle, femmes émancipées du chef-d’œuvre capiternel tenu en respect, et pourtant femmes fidèles, filles et sœurs rieuses, amantes porteuses de mémoire (elles savent tout de ce qu’elles trompent), vierges apprêtées ou mères légères.

12La grande et vénérable histoire de la peinture apparaît mieux, dès lors, elle voit le jour, non blessée mais vulnérable enfin, dans ce qu’elle doit garder de vulnérable — elle est mortelle et finie, voyez-vous — pour apparaître.

13Question (juste pour voir, avant tout récit, cette fois) : pourquoi une histoire de la peinture serait-elle avant tout, après tout, d’après tout, une histoire de la femme peinte, représentée, montrée, manipulée, évitée, modalisée ? Fuie ? Déniée ? Une histoire de la persécution ? Pourrait-on la résumer à cela, comme à l’histoire en somme de sa vérité ? De l’inconscient de sa vérité ? Cette question restera suspendue, elle mérite d’être retrempée. C’est toujours la vérité. Quelle interprète. Elle interprète le sens (le sens caché si vous voulez) de tous ces chefs-d’œuvre respectables, elle interprète d’après eux sans eux, elle en exhibe l’autre scène. Tout se joue dans l’ après, dans la volte d’après. Car l’interprète joue aussi librement de ces instruments pour inventer, après coup, une autre partition des corps. Sans emprunt. Loi joyeuse et cruelle de l’héritage, legs des générations, simulacre de la tradition, fidélité d’apprêt.

14Ce qu’elle aurait voulu ne pas faire, voyez-vous, surtout pas, et bien qu’elle ait paru citer ce qu’on appellera par commodité des représentations, des mises en scène, des empreintes de la femme — à leur tour détournées ou rapatriées par des interprétations empreintes de toutes les teintes rhétoriques, de toutes les modalités affectives que vous voudrez (l’ironie, la tendresse, la compassion, la révolte, la curiosité, etc.) : elle n’aurait pas voulu, voyez-vous, elle aurait voulu ne pas citer la femme, non plus, à comparaître, et plus gravement encore à paraître à travers sa représentation, représentée par des peintres et des avocats, des voix et des mains de maître, donc, devant le tribunal de l’histoire, en vue d’écrire sentencieusement une histoire féministe des femmes, des femmes persécutées, sacrifiées, exposées, martyrisées, enlevées, prélevées, observées, objectivées, noyées vives, des femmes otages de la peinture, l’une de ces histoires parallèles, mais en images, à celles qui se publient sous ce nom ces temps-ci un peu partout (entreprises louables, certes, et bien nécessaires mais un peu dogmatiques : qui raconte l’histoire de qui, de quel point de vue, avec quel langage, quels axiomes, quelle archive, quel autre corps ? Qui rêve là ? Qui va là ? Et pourquoi ne pas inventer autre chose, un autre corps ? une autre histoire ? une autre interprétation ?). En ce sens, on peut entendre, à travers le murmure de ces dessins, une douce et désarmée critique des autorités sentencieuses qui président aux grandes histoires historiennes de la femme, voire de la représentation de la femme, aux grandes narrations sûres de ce que sont ces choses, et l’histoire et la représentation, et l’homme et la femme, et leur apparition stabilisée en un tableau, sans inquiétude au sujet de ce que deviennent le trait ou la couleur d’une scène, d’un mythe ou d’une histoire quand une femme y figure autrement qu’en figurante, quand elle y prend ou aussi bien quand elle y donne figure, quand elle se voit dessinée ou peinte — et peindre ou dessiner, ce qui peut signifier, entre autres choses, que, bien sûr, elle se voit regarder dehors, et l’autre, par la fenêtre qu’est encore un miroir (mais ce n’est ni voyeurisme ni narcissisme : je pense plutôt à une échographie, à la ruse d’Écho dont je dirai un mot, moins qu’un mot, tout à l’heure). Et puis elle est si peu la signataire venue revendiquer l’autorité, le droit d’auteur, la patermaternité, la propriété légitime des représentations : elle se mêle à la foule, l’une parmi d’autres dans cette immense histoire des femmes comme histoire de la peinture.

15Et l’air de rien, perdue dans la vague des visiteuses, elle complote quelque chose comme le vol de Venus, entre mer et ciel.

16Inventant une autre logique de la citation [2], elle les cite, ces grands capitaines de la représentation, ces peintres autorisés, mais sans les citer, donc, eux non plus, sans les citer à comparaître, sans qu’un geste de justicière redouble de violence. Elle se moque doucement (il faudrait dire sous cape) de la représentation magistrale, elle en moque le corpus familier. Hommage ironique peut-être : il faudra bien revoir tout ça. Cette théorie des femmes, elle ne la radiographie (plus précisément, elle ne la traverse de rayons X, car toujours son travail traverse) qu’après l’avoir déshabillée en riant, toujours près de l’eau, sur la rive, à tel moment du bain (Venus ou Suzanne, Venus encore et encore…), voyez.

17Sans lui manquer de respect (pas trop), elle s’en prend au plus vénérable.

18Qu’est-ce que le vénérable ?

19À supposer que clarté soit faite sur ce que vénérer veut dire (venerare : orner de grâce ou de séduction ou prier respectueusement ; venerari : vénérer, révérer, prier), il faudrait encore éclairer ce qu’on fait quand, comme elle, on s’en prend au vénérable. Elle en a après lui, l’opération n’est pas simple. Dans cette histoire de la persécution, Narcisse, le peintre fasciné, est aussi chassé par son image, exclu et poursuivi : persécuté.

20Pour comprendre ce qu’elle fait alors, en contrebande, quand elle cite, ne pas oublier la mythologie où elle puise tant. Se rappeler ainsi, par exemple, Les Métamorphoses (peut-être l’œuvre ici la plus consonnante) et, en elles, la ruse de la sublime Écho. Celle-ci aussi faisait sem-blant de citer, et non loin des eaux, justement, toujours les eaux, qui entendirent le gémissement de Narcisse quand il rêve, à mort, de sécession, de la sécession d’avec lui-même, assez fou, assez lucide pour vouloir être enfin séparé de ce qu’il aime, l’autre, éloigné de son corps propre, à savoir de son image entre deux eaux reflétée. L’amour de soi comme autre dans la séparation, voilà la solution élémentaire. L’eau n’est pas pour rien dans cette crise comme dans sa solution. L’amour en somme, selon et d’après la sécession absolue, d’après l’absolution même : O utinam a nostro secedere corpore possem ! Or que fit Écho ? Qu’avait-elle déjà tenté, condamnée par Junon la jalouse à ne jamais parler la première et à répéter seulement, un peu, la fin, juste la fin de la phrase de l’autre, donc à citer un fragment, voire une chute ? Écho avait joué de la langue, irréprochablement, en interprète à la fois docile et géniale. Elle avait fait semblant de citer, d’après Narcisse, là où le fragment répété redevenait une phrase entière, inventée, originale et dite, pour qui pouvait l’entendre, en son propre nom signé Écho, sans que la preuve de son sceau pût jamais l’exposer à la vengeance divine. Par exemple, Narcisse : « N’y a-t-il pas ici quelqu’un ? » — « Si, quelqu’un », avait répondu Écho (« ecquis adest ? » et « adest » responderat Echo). Ou encore : « Viens ici, réunissons-nous ! » […] « Unissons-nous ! » lui renvoya Écho (« huc coeamus » ait […] « coeamus », rettulit Echo).

21Dans ce qui résonna d’abord en moi, d’après ce qui ressemblait ainsi au sillage d’un écho, je me surpris à rêver, grâce à elles, grâce à toutes ces femmes en peinture, justement, à rêver sur la fin du mot sans fin d’ aquarelles. Ce à quoi je fus d’abord sensible, confusément, je dois le dire, jusqu’à y perdre pied, c’est l’eau (aqua) dans laquelle tremblent, nagent, volent ou glissent ces corps. Et leur bougé comme d’une pellicule entre deux eaux. J’ai longtemps cherché la ligne de flottaison de ces corps amphibies. Flottaison de tant de femmes singulières : non pas tant selon des ondes, lames ou vagues marines, non pas tant selon l’abîme d’un océan à corps perdu, à peine peut-être selon telle coulure, comme elle dirait [3] d’une peinture pluvieuse, des larmes ou du sperme, fût-il de baleine ou de cachalot, spermwhale[4] non, mais entre deux eaux qui sont aussi la même, le même élément (« Si j’étais un élément, je serais liquide… baleine… ») : l’eau de la naissance d’abord (le liquide amniotique dont ruisselle un corps nouveau-né qui s’entêterait à remuer encore entre les jambes de la femme pour y chercher en aveugle, à tâtons, la voie lactée), et puis (c’est-à-dire) cette eau dans laquelle, la seule, la même, baigne le négatif d’une photographie — quand la révélation tremble de vérité, tremble de tout son corps et nous offre l’image trouble, encore instable, flottante comme une association de rêve, la réflexion de ce qui va bientôt se fixer sur la pellicule : imminence de ce qui ne tardera plus à se donner en personne, à même la peau : à voir, sinon car —

22Comme celui de Narcisse mais tout autrement (corps de femmes exposés en rupture de narcissisme), ces corps sont intouchables et je n’ai que des mots, des morceaux de vocables en suspension (Colette Deblé : « Je peins pour ne pas parler. Les mots me blessent. Je blesse avec des mots. Qu’on vous accable de mots, qu’on vous laisse en manque de mots, c’est toujours exercer un pouvoir », Lumière de l’air, p. 16). Intangibles, ces corps ? Ils le seraient déjà dans leur spectre, dans leur être de représentation — mais quel étrange rapport ils entretiennent avec la représentation ! Ils la défont peut-être en représentant des représentations de corps de femme, toute une intrigue. L’empreinte de chaque dessin paraît imprégnée, pregnante, imbue, imbibée de mémoire : il suffit de savoir regarder le tendre buvard dans l’autre sens et vous avez une vérité nouvelle, dans ses formes évasées, mobiles, en expansion lente : invasion des chairs. La coulure noie, elle déborde et absorbe la ligne mais jamais ne lui fait violence, elle lui accorde la faveur d’une nouvelle transparence. Elle se l’accorde à elle-même.

23Et pourtant : au-delà du contact, livrés au tact absolu, à la caresse qui consiste à toucher sans toucher, ces corps inaccessibles restent singuliers, certes, absolument seuls, solitaires, insulaires, mais ils inventent autant qu’ils reçoivent leur singularité d’une insistante répétition. D’une part en ce qu’ils appartiennent à une série — une galerie, l’aile d’un musée exposant telles représentations canoniques de la femme en peinture, non, de plus d’une seule, et la série ne dissout jamais la singulière ou la plurielle dans quelque chose majuscule comme la Femme dans la Peinture. D’autre part en ce qu’ils citent, reproduisent et donnent à penser, dans leur incoercible surgissement, dès leur première génération, l’essence de l’engendrement, à savoir de ce qu’on appelle la reproduction. L’eau de la naissance, disions-nous (reproduction, génération), comme le bassin même, la piscine, le verre et la vitre, le verre à boire, la vitrine, la fenêtre et la pluie, l’averse à travers la vitre, le bain de la révélation photographique (écriture de la lumière dans la reproductibilité technique : développez donc vos photos, désormais, dans un liquide amniotique). Série, citation et récitation n’entament en rien l’unicité de chacun : de chacune.

24Qu’est-ce que cette séricitation ? Que fait-on quand on cite, hallucine et sollicite en peinture ? On touche nécessairement à l’original, on y met la main, on entame un nouveau corps-à-corps, on donne naissance à un autre corps, on enfante — l’effet de vérité de l’ancien. Autre chose qu’un inconscient. C’est tout neuf. Sauvé des eaux. Mais danse encore dans quelque élément marin. Apesanteur. La terre de ces femmes en silence a quitté la terre.

25Le vol de Vénus. Tout autre encore. Sécession. Dissidence. Elle erre désormais comme un hydravion perdu dans la voie lactée.

26Je voudrais m’expliquer en prenant mon temps, en tournant autour, ce à quoi l’on est réduit avec des mots quand ils s’affairent auprès de corps inaccessibles.

27À quel signe, d’abord, pressentir la force d’un dessin, sa force exposée, bien sûr, sa force d’exposition, et vulnérable, donc, en retrait déjà, son extrême fragilité aussi ? Peut-être, entre autres choses, à la qualité du silence qu’il commande. Un dessin enjoindrait-il de ne pas nommer ?

28Quoi ? Ici, par exemple, ce qu’ils appellent encore le corps et la femme, le corps propre de la femme. La première faute, ce serait de se précipiter vers ces mots pour nommer tels dessins de femme. Et de dire : voici, ici présents, dessinés, signés et désignés par une femme qui sait s’y prendre pour en jouer, des corps de femmes, reproduits ou représentés d’après des mises en scène canoniques dans l’histoire occidentale, depuis la préhistoire même de la peinture, etc. Et l’histoire commencerait alors et la grande et vénérable histoire retomberait dans l’enfance préhistorique. Première faute parce que le mal nommé en général, et par définition, c’est toujours un corps (non pas l’autre ou l’opposé de l’âme, de l’esprit, de la conscience, non, un corps unique, « psyché étendue », comme disait Freud, une chose absolue (déliée, seule, analysée, absoute), une chose d’autant plus difficile à dire en son secret que c’est un sexe mais qui n’a pas de contraire : un sexe n’a pas de contraire, voyez-vous, voilà la vérité, il faudrait savoir s’y faire ou s’y prendre). Et si le corps de la femme est plus un corps et donc toujours plus mal nommé (tel serait peut-être le complot de cette exposition, le nœud d’une intrigue que la dessinatrice raconte, analyse ou défait en silence), c’est que cette mémoire de la représentation, ce musée académique de la féminité, aura peut-être tout calculé, pour et contre sa vérité : pour la cacher en l’exhibant, pour lui faire violence à force de respect ou d’interdit. L’ironie de Colette Deblé peut seulement jouer la vérité contre la vérité : sous l’averse ou au moment du bain, elle dé-peint, elle habille et déshabille, elle défait la peinture et du coup refait tout, elle donne à voir ce qu’elle voit à travers sa vision, à travers le verre de sa fenêtre ou l’œil d’un télescope. Car c’est une visionnaire des corps, un peu folle, un peu hallucinée, elle éclate de rire à chacune des apparitions, comme si elle ne s’attendait pas à voir, elle y croit à peine, ce qu’elle vient de voir, à travers ce qu’elle voit — et que vous voyez ici : à travers, à travers la citation amniotique, l’arrêt sur image échographique ou l’hallucination oniradiographique, vous voyez cet à travers, ce à travers quoi elle donne à voir, par exemple Léda buvant comme un buvard au Cygne de Véronèse qu’elle prend dans sa bouche, ou encore (comme une autre visitation) la Venus en lévitation de Lorenzo Lotto, ou les Trois Grâces de Rubens au Prado, cette cinématographie d’une ronde, de plus d’une ronde, ça bouge et ça danse encore. Voyez qu’elle voit à travers, elle voit ce qu’elle traverse, à travers elle, à travers la traversée, à la nage, le « à travers » qui est son geste même, son ductus ou son génie, son puissant travers de peintredessinatrice. Elle écrit et décrit elle-même son travers, son amour de la traversée, en pleine eau, « à travers » — et c’est ainsi qu’elle fait travailler la citation en peinture, le travail de la citation comme travail de l’accouchement. Travail d’une parturiente. Rappelé ou anticipé dans la prégnance des générations. Le travail à travers mais à travers des éléments sans résistance apparente : l’air et l’eau pour un poisson volant, le déplacement sensuel d’un mammifère d’océan à la fois très lourd et infiniment léger. Ces choses élémentaires, ces milieux sont encore plus difficiles à dire et à montrer, parce que diaphanes et simples comme le jour ; éphémères comme l’averse. Grammaire des générations. Séricitation : «.… poursuivant ce travail jour après jour, c’est une sorte de journal intime quotidien à travers l’histoire de l’art que je poursuis » (Lumière de l’air, p. 7, je souligne, J.D.). Et encore (cette fois C.D. écrit en majuscules, elle capitalise toujours ces deux mots, À TRAVERS) : « J’ai souvent éprouvé la violence de la durée à la pensée que ma mère avait expulsé ma fille À TRAVERS moi comme l’histoire de l’art pousse sa continuation À TRAVERS chaque artiste. Mon projet est de visualiser cette poussée à TRAVERS le travail patient et ambigu de la citation parce qu’il gomme et souligne à la fois le geste personnel : 888 dessins sont un long chemin que je jalonne d’autoportraits devant la fenêtre, non pour signer, mais pour donner des repères à l’effet du travail » (p. 7).

29Elle travaille. Beaucoup, tout le temps. Tout passe, tout se passe à travers le travail (« à travers le travail patient et ambigu », « l’effet du travail »), à travers la double opération dont nous parlions et qui consiste justement à traverser deux fois, pour empreindre et pour imprégner. Travail en vue, en vue de la vue, travail en vue de la naissance, donc, celle qui ne met au monde qu’à donner le jour. Mais ce travail est aussi un jeu. Elle joue — avec l’autorité (qu’il faut — manquante).

30Comment l’autoportrait se réengendre-t-il dans la citation ? Quel est le verre de cette fenêtre-miroir à travers lequel, toi, l’autre, apparais ? « ÀTRAVERS la tournette, et voici les « ladyablogues ». Solilogue intérieur, je me parle À TRAVERS moi, tu te parles À TRAVERS toi et moi » (p. 12).

31Vers toi et moi. Prononce Écho en son nom. Narcisse (trop tard mais il n’y a plus de temps irréversible pour cette histoire ou pour ce mythe), au moment de dire « Adieu » (Vale) et de sombrer dans les eaux du Styx où il se contemplait encore, c’est un peu comme s’il avait non seulement entendu la déclaration d’Écho, mais compris sa leçon. Elle lui serait revenue, la leçon, d’après l’adieu. Au-delà de la voix, comme une leçon de peinture, au-delà de l’adieu qu’elle réfléchit ou cite encore (… dictoque vale « vale » inquit et Echo).


Date de mise en ligne : 01/01/2010

https://doi.org/10.3917/litt.142.0007

Notes

  • [1]
    Ce texte est paru, en tirage limité, aux éditions Brandes, 1993, sur vergé narcisse avec quatre lavis de Colette Deblé reproduits sur calque. Ce texte est ici repris avec l’aimable autorisation de Marguerite Derrida.
  • [2]
    « La citation picturale ne saurait être une citation littérale comme est la citation littéraire, parce qu’elle passe par la main et la manière du citateur » (Lumière de l’air, Éditions Dumerchez/L’Arbre Voyageur, p. 7).
  • [3]
    « Ma matière peinte est faite de coulures, de giclures, qui en même temps brouillent l’image et la constituent », in Lumière de l’air, p. 19. « Brouillent » et « constituent », dit-elle. Tout est dit, fondre et fonder, du travail remuant de ces eaux : elles fondent, elles font et laissent fondre, elles font l’image en la défaisant, elles la « constituent » en la « brouillant », elles la fondent, l’impriment, l’instituent, lui donnent ses contours, et la font advenir en son événement par le bougé même qui déplace et tremble la ligne. En son empreinte humide, le corps paraît là où il a lieu, à travers son élément, son élément à elle, dans le milieu aquatique de l’entre-deux : ici, c’est constituer en brouillant, ailleurs, on y viendra plus bas, c’est gommer en soulignant (p. 7).
  • [4]
    Je m’autorise à parler anglais parce que Colette Deblé nomme souvent la Californie (« Mes grands tableaux viennent après mes voyages en Californie », Lumière de l’air, p. 14) et qu’on y voit souvent passer, près de la côte, des familles de baleines.

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