Notes
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[1]
Pommier Gérard, 2004, Comment les neurosciences démontrent la psychanalyse, Paris, Flammarion.
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[2]
Voir aussi les comptes rendus publiés par C. Jacquet-Pfau dans La Linguistique : no 35, 1999 ; no 38, 2002-1 ; no 39, 2003-1 ; no 42-1, 2006 ; no 44-1, 2008 ; no 48, 2012-2 ; no 53, 2007.
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[3]
Voir Maria Teresa Zanola, « Évolution et néologie sémantique dans le domaine de l’habillement : le cas des “gilets jaunes” », dans G. Tallarico, J. Humbley et C. Jacquet-Pfau, Nouveaux horizons pour la néologie en français. Hommage à Jean-François Sablayrolles, Limoges, Lambert-Lucas, à paraître en 2020.
Mortéza Mahmoudian, 2016, Le langage et le cerveau, Limoges, Lambert-Lucas, 196 p.
1Compte rendu par Cécile Mathieu
2Le langage et le cerveau poursuit la réflexion épistémologique des sciences du langage qui sous-tend la pratique linguistique de Mortéza Mahmoudian. L’ambition de cet ouvrage repose sur l’évaluation des théories et modèles linguistiques à l’aune des données issues des neurosciences et sciences cognitives, basées, pour l’essentiel, sur des méthodes expérimentales. À moins de ne s’intéresser qu’à la forme de la structure, écartée de ses réalisations, l’observation des réactions et des intuitions des locuteurs restaient jusqu’à présent les seules sources des données linguistiques. Or, celles-ci ne peuvent satisfaire pleinement l’exigence de la démarche scientifique souhaitée par l’auteur. Mahmoudian propose donc de recourir aux données récentes fournies par les nouvelles technologies et nouveaux outils (traitements statistiques de gros corpus, calculs probabilistes, informatique et imagerie cérébrale) pour vérifier les hypothèses avancées jusque là par les modèles linguistiques.
3L’ouvrage bien qu’assez court (196 pages) est néanmoins particulièrement dense et met en exergue de façon limpide la complexité des notions et principes méthodologiques des théories et modèles linguistiques contemporains (Ferdinand de Saussure, Nicolas Troubetzkoy, Noam Chomsky, Leonard Bloomfield, Zellig Harris). Il passe au crible chacun des concepts princeps avancés par le structuralisme classique et ses filiations (la pertinence, le phonème, le signe, l’arbitraire entre signifié et signifiant, etc…) et met en lumière avec beaucoup de finesse les forces et failles de chacun.
4De cette réflexion émerge en creux la proposition d’une théorie linguistique structurale relative. Poursuivant le chemin de traverse emprunté par André Martinet entre description des systèmes linguistiques et prise en compte des variations liées aux usages, Mahmoudian propose de considérer une structure relative (hiérarchisée, stratifiée, graduelle, scalaire), à chaque niveau d’analyse linguistique, susceptible d’intégrer les différentes variantes y compris psychiques. Rompant ainsi avec la posture martinetienne qui tenait à l’écart les problèmes psychologiques du langage, l’auteur au contraire intègre cette structure relative et en fait l’un de ses pendants. Le psychisme se trouve restreint à son activité cérébrale neurologique et cognitive (l’anatomie étant observable et la cognition expérimentable), le langage est défini comme « l’inventaire des caractéristiques que partagent les langues » (p. 39).
5Cinq chapitres composent l’ouvrage, précédés et suivis d’un prologue et d’un épilogue. Suivant la démarche qu’impose l’analyse épistémologique d’une science, Mahmoudian initie sa réflexion par une critique historique de la linguistique et envisage ce qui a pu scinder l’étude des faits linguistiques en « linguistique et sciences du langage » (chapitre 1), puis examine tour à tour les différents niveaux d’analyse retenus par le structuralisme classique : l’analyse phonologique ou la pratique de « l’expérimentation en linguistique » (chapitre 2), celle de l’analyse de la signification ou « Sémantique » (chapitre 3), puis celle de la « Syntaxe » (chapitre 4), Mahmoudian dresse enfin les ponts s’ouvrant entre « linguistique, psychologie et neurosciences » (chapitre 5).
6L’auteur examine ainsi dans son premier chapitre les pierres d’achoppement qui ont fragmenté les objets d’étude, les méthodes et les théories linguistiques, ainsi que divisé la communauté scientifique en linguistes et chercheurs en science du langage. Deux postures scientifiques peuvent expliquer, en partie, ces dissensions : celle qui cherche à « établir une théorie générale couvrant l’ensemble des faits linguistiques et permette des applications concrètes » (p. 16), et qui exclue de ses recherches un certain nombre d’éléments langagiers (discours, prosodie, éléments énonciatifs) et champs connexes (acquisition, pathologies du langage, pragmatique, phonostylistique, etc.). Celle qui, « indifférente aux méthodes et systèmes, […] cherche des principes valables dans un domaine restreint, permettant des observations de détail, et des applications concrètes » (p. 16). Bien souvent l’abstraction poussée à son extrême récuse donc les éléments non pertinents (et extra-linguistiques), et l’empirie outrancière, basée sur l’observation des usages variables, ou des éléments extra-linguistiques, rejette l’idée de structure. Face à cette fragmentation des points de vue, Mahmoudian incite à ne pas rejeter l’effort de théorisation et prône une perspective complexe du langage. L’impératif de la dynamique linguistique est ainsi exploité de diverses manières.
7À travers son second chapitre, l’auteur illustre de façon convaincante les paradoxes qu’il a dégagés et montre les écueils d’une phonologie purement formelle. La phonologie repose, nous dit‑il, sur une démarche expérimentale. En effet, la commutation éprouve à souhait l’existence de « zones de structure constante » (et confirme ainsi l’existence d’unités oppositives et différentielles), pour autant, elle met également en relief la coexistence de « zones où la structure se révèle variable ». Celles-ci dégagées par les enquêtes phonologiques ont fourni le socle à la description de variétés linguistiques, sociolectes, idiolectes, topolectes, que nous savons aujourd’hui articulées à des structurations de nature extralinguistique (géographique, sociale, âge, situationnelle). Mahmoudian y ajoute le facteur psychique. En effet, si la commutation permet de s’assurer empiriquement et expérimentalement d’une certaine structure commune assurant la communication, les enquêtes permettent également de montrer l’incertitude, l’hésitation, des sujets parlants à se prononcer sur certaines questions. L’analyse relative que propose Mahmoudian se doit de tenir compte de ces hésitations susceptibles de fournir « les différences de statut, dans l’intuition, des éléments linguistiques » (p. 52). La notion de pertinence est en conséquence à relativiser, en préférant à une opposition binaire des degrés de pertinence (p. 53). L’auteur plaide pour une structure stratifiée (fidèle à la métaphore de la langue comme un feuilleté de Martinet) et perçoit la langue de façon bipolaire, observable tant à un niveau macrophonologique (structure) que microphonologique (variations). « La structure de la langue est bipolaire avec toute une gamme de gradations intermédiaires » (p. 53).
8Au sein du troisième chapitre, Mahmoudian se concentre sur la possibilité d’une description de la structure de la signification à laquelle est dévolue la sémantique. Ce chapitre est le plus long de l’ouvrage, ce qui se justifie par l’ampleur des problèmes que soulèvent le sens et la signification. D’aucuns y auront renoncé (Martinet notamment) tant ce niveau d’analyse touche à des objets de champs disciplinaires connexes à la linguistique. Tel n’est pas le choix de Mahmoudian qui au contraire y concentre ses efforts et poursuit les possibilités d’une sémantique reposant sur l’idée d’une structure relative. L’un des succès de ce chapitre est la clarté des propos de l’auteur qui série un à un les problèmes que la sémantique structurale rencontre, et qu’il illustre comme à l’accoutumée d’un exemple opportun.
9La démarche structuraliste fondée sur le critère de l’opposition et d’une pertinence binaire (pertinente vs non pertinente) s’avère rapidement difficile, tant pour l’analyse des unités lexicales (en ensemble ouvert) que pour les unités grammaticales difficilement dénombrables dans certains cas (unités de certaines classes et fonctions). L’auteur montre que s’il existe, comme en phonologie, des zones de structure constante (permettant la communication entre les locuteurs), il en existe également de nombreuses où la structure est variable. Divers facteurs peuvent expliquer ces variations. Comme en phonologie un grand nombre repose sur des facteurs externes (géographie, âge, classe sociale, appartenance(s) culturelle(s)) ainsi que sur des facteurs internes (contextes phrastique ou discursif, sens littéral, connotation, etc…). Or, plusieurs outils issus d’autres sciences (statistiques et cognitives) permettent selon lui de mettre de l’ordre dans l’aléatoire. Mahmoudian estime en effet qu’« en intégrant à la structure les variations et leurs limites [qu’] on pourrait arriver à une description sémantique adéquate ; ainsi conçue, la structure sera relative, statistique, ouverte » (p. 65). Statistique, en acceptant de considérer la hiérarchie des sens d’une unité selon différents critères : de disponibilité mémorielle et d’extension sociale (degré de partage des sens d’une unité significative au sein d’une communauté linguistique). La signification est ainsi considérée comme graduée, scalaire, tout comme la pertinence. À cette relativisation des concepts, Mahmoudian propose un signifié composé de strates de sens qui iraient des plus accessibles dans la mémoire aux moins accessibles, des plus répandues dans la communauté linguistique au moins répandues. Ce traitement statistique de la signification pourrait, selon l’auteur, trouver une application raisonnée en didactique des langues et en lexicographie. L’ouverture que préconise Mahmoudian pour l’étude des signifiés dépasse celle du signe qui doit être corrélée au moins à un niveau phrastique aux autres constituants de l’énoncé. L’appariage des signifiés, nous dit‑il, est également stratifié, en termes de degré de probabilité de sens que cet appariage fournit. Celui-ci repose sur les connaissances culturelles des locuteurs. Ainsi, à chaque niveau d’étude trouve-t‑on l’idée d’une hiérarchisation du sens déterminé par les statistiques.
10Le quatrième chapitre conduit aux mêmes conclusions que les précédents. Une structure purement formelle ne permet pas de rendre compte de la diversité des réalisations syntaxiques. Les facteurs de variations sont ici encore nombreux et seul un traitement statistique permettrait de mettre de l’ordre dans ce qui apparaît aléatoire. De nombreux problèmes méthodologiques spécifiques aux modèles syntaxiques sont minutieusement relevés et Mahmoudian en soulève deux cruciaux. Quelle est l’unité de base de la syntaxe ? Le monème, le mot, le syntagme ? L’auteur opte pour le mot accessible à la conscience du locuteur (inconscient des amalgames, par exemple ou de la discontinuité des signifiants de certains monèmes, etc.) et « impliquant un choix indépendant » (p. 88). Les frontières de la syntaxe, loin d’être étanches, avec la morphologie d’une part, et la sémantique d’autre part constituent un souci supplémentaire. En effet, l’une des préoccupations de la description syntaxique est de déterminer le nombre et les caractéristiques des classes et des fonctions dans une langue. Or, les critères définitoires des classes n’étant pas clairement définis (tantôt on recourt au signifié, tantôt au signifiant) ils ne se prêtent pas à une application univoque. En outre, l’intuition du chercheur à nommer les classes est également particulièrement variable. Les enquêtes sont parfois de peu de recours : comment chercher en effet à connaître les différents sens du passé-composé auprès de locuteurs néophytes mis en difficulté à énoncer les différents sens de celui-ci par le biais de questionnaires ? La commutation témoigne également de ses limites, pensons seulement aux prépositions qui sont bien souvent contraintes par le système et non par le choix du locuteur. Tout ceci mérite de tenir compte davantage du déterminisme statistique, susceptible de rendre compte des zones de variations et des zones de structure constantes. Aussi Mahmoudian préconise de tenir compte de la fréquence des unités dans l’usage, de leur intégration (morphologique, syntaxique et sémantique), des capacités mémorielles telles que l’enseigne la neurologie.
11Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, Mahmoudian confronte enfin les éléments qu’il a retirés de son analyse critique du modèle structural du langage à certains résultats fournis par les neurosciences et sciences cognitives. Le dialogue qui pourrait exister entre ces champs disciplinaires est compliqué et risqué, reconnaît l’auteur mais mérite, selon lui, que l’on s’y aventure. Risqué car chacun procède avec ses méthodes et donne des résultats qui ne peuvent être que prudemment comparés aux autres. Compliqué car les objets que questionne chacun des champs sont particulièrement complexes, les avis entre spécialistes loin d’être tous partagés. Pour autant, certains de ces résultats semblent corroborer plusieurs hypothèses toujours discutées au sein de la communauté linguistique. Nous n’en citerons que quelques-uns. La substance de l’expression semblerait primer sur la forme de l’expression (contrairement à ce que soutenait Louis Hjelmslev), comme le révèlent les études neurocognitives sur l’apprentissage de la lecture. Une graphie plus conforme à la phonie coûterait moins d’énergie qu’une moins conforme, cette donnée permet ainsi de conforter les travaux menés par les linguistes dans les années 1980 (notamment la création de l’Alfonic) à propos de l’apprentissage de la lecture aux enfants. Mise au jour également d’un certain nombre d’universaux phoniques (sons) en nombre restreint à la naissance et dont seuls certains seraient sélectionnés et stabilisés par le développement épigénétique. Enfin, l’hypothèse d’une structure relative, centrale au sein de l’ouvrage, semble être confortée par les neurosciences qui montrent de leur côté que la variabilité est inhérente à la structure du cerveau. « Rien ne s’oppose donc à ce que l’on reconnaisse à la variabilité un statut dans la structure sémantique » (p. 143), en déduit l’auteur. Reste à s’accorder sur les corrélations que propose l’auteur entre percept, image mentale et concept tels que l’envisagent les neurosciences et l’expérience, le sens (concret) et le signifié (abstrait) que proposent certaines théories sémantiques. Notre énumération est lacunaire et ne saurait résumer les diverses pistes qu’ouvre Mahmoudian et qu’il poursuit en guise de prologue. Et pour cause ! Cette voie entre linguistique et champs connexes est toujours en friche. Il s’agit aux chercheurs en linguistique et sciences du langage de s’en saisir et de poursuivre l’invitation au dialogue ouvert par l’auteur.
12Le langage et le cerveau de Mahmoudian est un ouvrage brillamment construit et d’une grande érudition tant en linguistique que dans des champs disciplinaires connexes. Soulignant avec perspicacité les impasses auxquelles se confronte le structuralisme contemporain, l’auteur ne s’en contente pas, jauge les issues possibles et propose un cadre théorique susceptible d’en sortir. Les nouveaux outils introduits par l’auteur, bien que quantitatifs (statistiques, probabilités), sont utilisés pour rendre justice à la variation et à la complexité du langage. L’auteur ne prétend pas résoudre tous les problèmes soulevés mais embrasser davantage la structure en la relativisant et en prenant en compte tant sa formalisation que ses réalisations. En ceci, Mahmoudian est particulièrement passionnant. Le recours aux sciences cognitives et aux neurosciences pour confirmer certains travaux menés par ailleurs en linguistique est particulièrement éclairant, mais l’on s’interroge sur la réduction du problème du signifié à la possibilité optimiste, selon l’auteur, « d’un contrôle physique du signifié grâce à son corrélat neural » (p.145). Le sens, perçu de cette façon, se trouve restreint à sa face organique (neurologique), contrôlable et observable. Cette vision du sens, bien que répondant aux exigences scientifiques de l’auteur, omet pour autant de considérer les loupés non aléatoires qui révèlent en partie l’existence de l’inconscient. Et c’est là l’un des manques de l’ouvrage, l’absence voire le refoulement de la mention des travaux menés en psychanalyse qui s’occupent également des liens entre psychisme et langage, le sens et la signification et qui offrent un nouveau facteur aux variations langagières individuelles. Sigmund Freud est bien mentionné dans le texte, et apparaît comme référence exclusive en 4e de couverture, mais il reste tu tout le long de l’ouvrage pour ses travaux sur l’inconscient, ne serait-ce que sur la question du lapsus (seulement mentionné sans être défini ou développé) qui aurait pu trouver sa place dans le questionnement sémantique. L’auteur manie avec suffisamment de finesse les notions du structuralisme pour ne pas évoquer la théorie psychanalytique lacanienne issue également du structuralisme saussurien, fut-ce pour la rejeter. Ce d’autant que certains psychanalystes mènent la même réflexion que l’auteur dans leur domaine en confrontant les données glanées de façon empirique par la psychanalyse à celles des travaux menés par les neurosciences (voir Pommier [1] à ce propos). Tel n’était pas l’objet de l’auteur dans cet ouvrage, on le conçoit. Mais ce choix de taire ces travaux révèle à sa façon le programme que réserve Mahmoudian au structuralisme du xxie siècle. Il doit être relatif, déterminé statistiquement et devrait intégrer les données du psychisme perçues sous le prisme de leur incarnation neurologique et cognitive.
Michel Pastoureau, 2019, Jaune. Histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 239 p.
13Compte rendu par Christine Jacquet-Pfau (Collège de France, Paris, et LT2D, université de Cergy-Pontoise)
14Ce livre est le cinquième d’une série, publiée au Seuil, sur l’histoire des couleurs entreprise il y a vingt ans par Michel Pastoureau (Bleu, 2000 ; Noir, 2008 ; Vert, 2013 ; Rouge, 2016). Historien, spécialiste des couleurs plus particulièrement dans les sociétés européennes depuis l’Antiquité romaine jusqu’à nos jours, il s’intéresse également aux images et aux symboles. Comme les volumes précédents, la première édition de l’histoire de la couleur du jaune paraît sur un élégant papier glacé sous un beau format cartonné où le jaune du fond de la jaquette est gravé du doré des lettres, avant de paraître ultérieurement en format de poche, sans les illustrations.
15La thématique des couleurs a ceci de passionnant, entre autres, qu’elle associe histoire, art, linguistique, chimie, littérature etc., chaque spécialiste d’un domaine pouvant orienter son analyse dans une direction singulière, comme le montrent les dictionnaires d’Annie Mollard-Desfour, élaborés à partir du lexique des xxe et xxie siècles sans toutefois négliger la diachronie, l’histoire, la sociologie, la chimie, etc. Histoire et linguistique sont, dans ce domaine, intimement liées. Mais si l’approche historique, qui demeure ici principale, du jaune est passionnante, nous nous intéresserons plus particulièrement à l’aspect linguistique (lexique, étymologie et terminologie).
16Une riche introduction (6-11), placée sous l’exergue d’une citation de Goethe traduite du Traité des couleurs (Zur Farbenlehre, 1810), évoque d’emblée la contradiction et l’ambiguïté de cette couleur, lumineuse et positive ou triste et négative :
17« Le jaune est une couleur agréable, douce et joyeuse, mais placée dans l’ombre, elle devient vite déplaisante, et le moindre mélange la rend sale, triste, laide et de peu d’intérêt. »
18L’ouvrage se compose de trois parties qui, comme dans les volumes précédents, suivent une progression chronologique. Leurs titres témoignent du passage, au cours des siècles, des qualités positives attribuées au jaune par l’imaginaire collectif à des valeurs plutôt négatives : « Une couleur bénéfique (des origines au Ve siècle) » (p. 12-73), « Une couleur équivoque (vie-xve siècle) » (p. 74-135), qui, si elle est associée à l’or, porte une valeur bénéfique, sinon exprime la jalousie, la traîtrise, la maladie (couleur de la bile et de l’urine), « Une couleur mal-aimée (xvie-xxie siècle) » (p. 136-221). L’observation de cette « dépréciation du jaune » s’inscrit « dans la longue durée et sous tous ses aspects, du lexique aux symboles, en passant par la vie quotidienne, les pratiques sociales, les savoirs scientifiques, les applications techniques, les morales religieuses et les créations artistiques. » (« Introduction », p. 9-10). Des notes très riches (p. 222-233) ainsi qu’une bibliographie distribuée en huit thèmes (p. 234-238) complètent le texte.
19Une iconographie d’une qualité et d’une diversité remarquables, sur papier glacé (qui disparaîtra dans la collection de poche « Points histoire », comme pour les autres ouvrages de la série), justifie pleinement que ce livre soit reconnu aussi comme un livre d’art. Le livre se termine sur l’éclatante reproduction du tableau de Mark Rothko, Sans titre (1952, Dallas, Museum of Art), deux rectangles l’un sous l’autre, l’un rouge, l’autre jaune, couleurs qui, avec le bleu, constituent la triade de la plupart des cercles chromatiques.
20« Pour moi les problèmes de la couleur sont d’abord des problèmes de société », écrit l’auteur (p. 10), « la couleur, en effet, n’est pas une donnée naturelle mais une construction culturelle » (p. 14). Pour l’historien, le technologue, l’anthropologue et le linguiste, il s’agit au début de colorations que l’on trouve dans la nature et qui ne deviendront véritablement des couleurs qu’à partir du moment où les sociétés commencent à les regrouper en plusieurs grands ensembles cohérents, qu’elles isolent les uns des autres et auxquels elles finissent par donner un nom. Premiers grands ensembles : le rouge, le blanc et le noir (p. 15). Dans certaines langues un même mot signifie « rouge » et « coloré » et dans d’autres « rouge » et « beau ». Le vert et le jaune se sont joints en tant que couleurs à cette triade plus tard, mais rarement avant l’époque gréco-romaine. Le jaune est apparu au paléolithique sous forme d’ocres tirés des terres argileuses naturelles, sur les murs des grottes.
21Comme on peut le constater ne serait-ce qu’à travers les dictionnaires, définir les couleurs s’avère, en français comme dans les autres langues européennes, voire du monde, particulièrement difficile. Leurs définitions varient aussi bien sur le plan diachronique que sur le plan synchronique, chaque culture les définissant par rapport à son environnement. Bien plus, la perception visuelle que chacun de nous a d’une couleur ne correspond pas forcément à celle de son voisin. On sait bien que la couleur est ce qu’il y a de moins partagé au monde. L’analyse du lexique des nuances attachées aux couleurs principales révèle, même à une époque donnée, la subtilité des perceptions et la richesse de l’imaginaire collectif (voir Annie Mollard-Desfour, Dictionnaire de la couleur, mots et expressions d’aujourd’hui, xxe-xxie siècles : Le Bleu, Le Rouge, Le Vert, Le Blanc, Le Gris, aux éditions du CNRS [2]).
22Deux chapitres intéressent plus particulièrement la linguistique : « Le jaune des savants : classer les couleurs au xviie siècle » (p. 158-171) et « Dictionnaires et encyclopédies » (p. 172-177).
23Le xviie siècle marque une importante période de mutation pour les couleurs : les expériences se multiplient, de nouvelles théories voient le jour et apparaissent de nouveaux classements et reclassements. Les schémas de représentation des couleurs se diversifient, d’autres, plus pragmatiques, théorisent les savoir-faire des artisans et des artistes. Tout d’abord dans le domaine des sciences physiques, notamment de l’optique, qui n’avait guère fait de progrès depuis le xiiie siècle. À partir des années 1600, les spéculations sur la lumière se multiplient et par conséquent aussi sur les couleurs, leur nature, leur perception et leur classification. Le jaune prend place entre le blanc et le rouge, les savants commençant à remettre en cause la classification aristotélicienne blanc, jaune, rouge, vert, bleu, violet, noir. Dans la première partie du xviie s., recherches, hypothèses et controverses prennent une intensité particulière. Et « dans toute l’Europe, artistes, médecins, apothicaires, physiciens, chimistes et teinturiers se posent les mêmes questions : combien de couleurs « de base » sont nécessaires pour créer toutes les autres ? Comment les classer, les combiner, les mélanger ? Et même, comment les nommer ? » Quelle que soit la langue concernée, le vocabulaire s’avère extrêmement varié. Les couleurs « de base » sont tour à tour qualifiées de « primitives », « premières », « principales », « simples », « élémentaires », « naturelles, « pures », « capitales ». En latin, les expressions les plus utilisées sont colores simplices et colores principales. Cette terminologie, liée à l’évolution des sciences et des techniques, est instable et parfois ambiguë. En français, note Pastoureau, « le lexique est plus hésitant et ambigu » (p. 159). Une couleur « pure » note en effet aussi bien une couleur de base qu’une couleur naturelle, voire une couleur à laquelle on n’a ajouté ni blanc ni noir. Quant à l’adjectif « primaire », déjà employé à la fin du xviie siècle et dont on se sert encore aujourd’hui, il ne s’imposera qu’au xixe siècle.
24Dans le chapitre xxxv de son Histoire naturelle, Pline ne cite que quatre couleurs de base : le blanc, le rouge, le noir et le sil (silaceus), terme très rare en latin classique, identifié le plus souvent comme un jaune, mais parfois comme un bleu. Cet auteur, pas plus que l’Antiquité classique, ne servira de référence à certains auteurs du xviie s., qui auront plutôt recours à l’expérience de leurs contemporains et affirmeront que les couleurs de base sont au nombre de cinq : blanc, noir, rouge, jaune et bleu, dont Isaac Newton exclura en 1666, dans l’ordre spectral des couleurs qui reste encore aujourd’hui le classement scientifique de base pour ordonner les couleurs, le blanc et le noir (c’est déjà la triade soustractive moderne). Désormais sur le même plan que le bleu et le rouge, le jaune sort de sa discrétion en entrant dans les couleurs de base.
25Couleur essentiellement portée par les femmes dans l’Europe du Nord au xviie, aussi bien à la ville qu’à la campagne (notamment d’après les inventaires après décès, documents difficiles à lire et à interpréter en raison des problèmes paléographiques posés par les écritures cursives, mais aussi parce qu’ils fourmillent de termes techniques, locaux ou dialectaux aujourd’hui disparus) (p. 162). Ces inventaires nous apprennent que, pour les textiles, le jaune reste discret : une quarantaine d’occurrences à peine pour tout le xviie siècle. Les mentions qui sont faites du jaune ne sont jamais accompagnées de nuances, contrairement à d’autres couleurs. L’historien utilise également comme sources de documentation les manuels et les recueils de recettes imprimés destinés aux peintres. Or, si les rouges et les bleus y occupent une place importante, « les jaunes se situent généralement en queue de peloton, comme s’il s’agissait pour les peintres d’une couleur marginale ou de peu d’intérêt » (p. 169). La même information peut être déduite des recueils manuscrits et des nuanciers qui les accompagnent parfois, comme celui de 732 pages reproduisant 5 045 nuances du peintre néerlandais A. Boogert (fort peu connu) : le jaune n’y représente en effet qu’environ 15 % des grandes catégories colorées. Ce nuancier, le plus étendu réalisé avant la fin du xixe siècle, mériterait d’ailleurs, souligne l’auteur, de retenir l’attention des chercheurs. L’analyse des traités et manuels de teinture donne des résultats à peu près identiques à ceux mentionnés pour la peinture. Tous ces documents montrent que « le siècle des Lumières est un siècle du bleu, pas du jaune. » (voir Pastoureau, Bleu, 2000).
26À côté des ouvrages spécialisés, les dictionnaires et encyclopédies, « miroirs du monde » pour reprendre la belle formule d’Alain Rey, constituent une source intéressante pour enrichir une histoire des couleurs : la représentation que l’on s’en fait, les mots et les termes que les lexicographes retiennent pour les nommer et les décrire, l’importance qui leur est accordée les unes par rapport aux autres dans ces sources sont autant d’éléments dont un historien des couleurs ne pourrait se passer. L’auteur s’est surtout intéressé aux xviie et xviiie siècles : le Dictionnaire françois contenant les mots et les choses de Pierre Richelet (1680), le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière (1690) et ses différentes rééditions augmentées jusqu’en 1727 ; les quatre premières éditions du Dictionnaire de l’Académie française (1694, 1718, 1740, 1762) ; le Dictionnaire de Trévoux publié par les Jésuites en 1704 et enrichi dans quatre éditions ultérieures jusqu’en 1771. Le Dictionnaire critique de la langue française de l’abbé Jean-François Féraud (1787-1788). La moisson, nous confie l’auteur, a été décevante : d’une part, comme nous le savons, les dictionnaires se recopient beaucoup et, d’autre part, les notices consacrées au jaune sont beaucoup moins développées que celles consacrées aux autres couleurs, ce qui ne fait que confirmer les autres résultats de sa recherche. Mais c’est précisément « en creux » qu’émerge l’idée que l’on s’est fait de cette couleur au cours de ces deux siècles.
27Par ailleurs, les définitions dictionnairiques et encyclopédiques donnent des informations qui prolongent cette analyse : la définition de jaune, quand le mot est adjectif, est semblable d’un ouvrage à l’autre et n’en est pas vraiment une : « Se dit de ce qui est de la couleur de l’or, du citron, du safran. ». Elle s’avère cependant plus intéressante que la tautologie utilisée en général pour le substantif : « Couleur de ce qui est jaune. » (Pastoureau observe que les autres couleurs suivent le même schéma définitoire), en ce qu’elle lie le jaune à l’or et indique que le citron est bien connu sous l’Ancien Régime. C’est au xixe siècle, avec les progrès des sciences, de la chimie notamment, de l’industrialisation et des techniques (l’invention du tube de peinture permet de peindre en plein air et donc à la lumière) que les dictionnaires et encyclopédies montrent un intérêt tout particulier pour ce domaine. L’écart est évidemment notable quand on compare les descriptions ultérieures à celles des dictionnaires retenus ici par l’auteur. Ainsi, au xxie siècle, Le Petit Robert définit en ces termes le substantif jaune : « Une des sept couleurs fondamentales du spectre solaire, placée entre le vert et l’orange […] » et l’adjectif : « Qui est d’une couleur placée dans le spectre entre le vert et l’orangé et dont la nature offre de nombreux exemples (citron, bouton d’or). […] ».
28Couleur pour le moins marginale, que Pastoureau présente comme mal aimée, et ce depuis le xvie siècle, comme en témoignent entre autres les documents évoqués ci-dessus, le jaune, après avoir connu une période faste avec le goût pour l’Orient et les chinoiseries puis de trop sombres périodes (l’étoile jaune), évoque aujourd’hui la modernité et la transgression, que l’on songe au maillot jaune inventé pour le Tour de France cycliste en 1919 ou au mouvement des Gilets jaunes, apparu en octobre 2018 [3], au moment où l’auteur écrivait les dernières pages de son livre.
29Au terme de ce parcours très riche dont nous n’avons pu retenir ici que quelques éléments, nous restons sur une note plus positive que l’auteur : couleur équivoque, certes, mal aimée, sans doute moins tant elle est utilisée aussi pour attirer le regard et mettre en valeur ce qui resterait dans l’ombre, voire invisible… même si le regard de l’autre en inverse une symbolique qui lui apparaît trop éclatante. C’est aussi, peut-être, ce que suggère Michel Pastoureau, après avoir montré toute l’ambiguïté de cette couleur, dans cette interrogation finale : « Le jaune, une couleur d’avenir ? »
30Ce dernier ouvrage de Michel Pastoureau sur les couleurs montre une fois encore l’importance qu’il convient d’attribuer à la linguistique (et à la lexicographie) dans le domaine de l’histoire. Longtemps disciplines isolées l’une de l’autre, elles se nourrissent mutuellement depuis quelques décennies et il semble aujourd’hui impossible d’en ignorer la nécessaire complémentarité.
Notes
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[1]
Pommier Gérard, 2004, Comment les neurosciences démontrent la psychanalyse, Paris, Flammarion.
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[2]
Voir aussi les comptes rendus publiés par C. Jacquet-Pfau dans La Linguistique : no 35, 1999 ; no 38, 2002-1 ; no 39, 2003-1 ; no 42-1, 2006 ; no 44-1, 2008 ; no 48, 2012-2 ; no 53, 2007.
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[3]
Voir Maria Teresa Zanola, « Évolution et néologie sémantique dans le domaine de l’habillement : le cas des “gilets jaunes” », dans G. Tallarico, J. Humbley et C. Jacquet-Pfau, Nouveaux horizons pour la néologie en français. Hommage à Jean-François Sablayrolles, Limoges, Lambert-Lucas, à paraître en 2020.