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Article de revue

Quelques caractéristiques phonologiques de la langue wu parlée à Suzhou

Pages 77 à 103

Notes

  • [1]
    Je voudrais remercier mes directeurs de recherche Mme Françoise Guérin et le Professeur Didier Demolin pour leurs conseils d’experts et leurs encouragements tout au long de cet article, ainsi que les relecteurs pour leurs précieux commentaires.
  • [2]
    Ce terrain a été financé par Chinese Scholarship Council (CSC) et par la bourse à la mobilité internationale de Sorbonne Université.
  • [3]
    T1-T7 : t(1, 9)=6.07, p<0.001 ; T1-T8 : t(1, 9)=6.857, p<0.001 ; T2-T8 : t(1, 9)=-4.272, p=0.002 ; T3-T7 : t(1, 9)=-6.082, p<0.001 ; T3-T8 : t(1, 9)=10.879, p<0.001 ; T5-T7 : t(1, 9)=6.766, p<0.001 ; T5-T8 : t(1, 9)=-10.217, p<0.001 ; T6-T8 : t(1, 9)=7.015, p<0.001.
  • [4]
    Je présente juste le résultat de l’âge*le sexe en fonction de la F0 sachant que l’effet de chaque facteur est significatif. T1 : F(3, 86)=6.052, p=0.016 ; T3 : F(3, 86)=4.11, p=0.046 ; T5 : F(3, 86)=11.777, p=0.001 ; T6 : F(3, 86)=12.487, p=0.001 ; T8 : F(3, 86)=6.24, p=0.014.
  • [5]
    T1-T2 : t(1, 89) = 19.312, p<0.001 ; T1-T6 : t(1, 89) = 19.231, p<0.001 ; T1-T8 : t(1, 89) = 17.507, p<0.001 ; T2-T3 : t(1, 89) = -11.249, p<0.001 ; T3-T6 : t(1, 89) = 11.488, p<0.001 ; T3-T8 : t(1, 89) = 8.473, p<0.001 ; T2-T5 : t(1, 89) = -12.341, p<0.001 ; T5-T6 : t(1, 89) = 13.275, p<0.001 ; T5-T8 : t(1, 89) = 8.653, p<0.001 ; T2-T7 : t(1, 89) = -19.286, p<0.001 ; T6-T7 : t(1, 89) = -19.522, p<0.001 ; T7-T8 : t(1, 89) = 17.809, p<0.001.

Introduction

1La langue wu fait partie des langues sinitiques et est en synchronie toujours différente du mandarin malgré l’intense contact des langues. Le wu est suffisamment éloigné du mandarin pour qu’il n’y ait pas intercompréhension aujourd’hui entre les deux langues à l’oral.

2Dans cet article, je vais exposer rapidement la situation linguistique de la ville de Suzhou, située à une centaine de kilomètres de Shanghai, avant de dégager et présenter les phonèmes occlusifs ainsi que le système tonal du wu parlé dans cette ville, pour les confronter ensuite au système phonologique et tonal du mandarin afin de mettre en évidence leurs différences et leurs similitudes. Face à une caractéristique connue uniquement de la langue wu, j’ai été amené à conduire une étude expérimentale sur la corrélation entre registre tonal et voisement des occlusives, dont j’exposerai ici les résultats. Cette étude fait partie intégrante de ma recherche sur l’acquisition des phonèmes occlusifs voisés du français par des apprenants chinois de langue wu pour les uns et de mandarin pour les autres. Sachant que le mandarin dans son système phonologique ne distingue que le contraste de l’aspiration, et que le wu distingue de plus l’opposition du voisement à la position intervocalique, il est possible que leurs stratégies pour apprendre une nouvelle langue étrangère soient divergentes. J’aborderai dans un prochain article mes observations montrant les différents processus d’acquisition de ces phonèmes selon la langue première des apprenants chinois. Les locuteurs wu ont plus de facilité à percevoir et à réaliser le voisement que leurs homologues mandarinophones.

1. La langue wu

3La langue wu est largement parlée dans le sud de la province Jiangsu, dans la ville de Shanghai, dans la majeure partie de la province Zhejiang et dans une partie de la province Jiangxi (Norman, 1988). Selon Lewis (2009), il y a actuellement un peu plus de 77 millions de locuteurs wu en Chine. Cette langue connaît six variétés qui sont respectivement celles de : Taihu Pian, Taizhou Pian, Oujiang Pian, Jinqu Pian, Shangli Pian et Xuanzhou Pian. Entre le Nord et le Sud, les variétés de wu se sont considérablement éloignées et certaines ne sont presque plus mutuellement intelligibles. La variété de Taihu Pian se compose de six sous-variétés et le wu de Suzhou présenté dans cet article fait partie de la sous-variété Sujiahu Xiaopian. La figure 1 présente la localisation géographique de la langue wu et de ses variétés, le secteur de Suzhou dans lequel je mène mes enquêtes de terrain est encadré.

Figure 1 : Carte de la région Wu adaptée de Language Atlas of China (2012).

Figure 1 : Carte de la région Wu adaptée de Language Atlas of China.

Figure 1 : Carte de la région Wu adaptée de Language Atlas of China (2012).

1.1. La formation de la langue wuyue, ancêtre de la langue wu

4La langue wu est principalement parlée dans la province de Jiangsu et de Zhejiang où habitaient les Yangyue et les Ouyue à l’époque de 上古 Shanggu (environ avant 4000 AEC). Dans l’histoire chinoise, cette époque correspondait à la période précédant l’invention des sinogrammes, donc avant la fondation de la dynastie Xia (2070-1600 AEC). Pendant la période des Printemps et Automnes (春秋 Chunqiu, 770-481/453 AEC) sous la première partie de la dynastie des Zhou orientaux (东周 Dongzhou, 771-256 AEC), la puissance du peuple Chu au sud, autour du cours moyen du fleuve Yangzi, exerce une hégémonie sur les communautés vivant dans la Plaine centrale du fleuve Jaune (figure 2).

Figure 2 : Répartition des peuples Chu, Yue et Wu dans la plaine chinoise à l’époque des Printemps et Automnes, ve siècle AEC. © Hugo Lopez-Yug / Wikimedia Commons / CC-BY-SA-3.0.

Figure 2 : Répartition des peuples Chu, Yue et Wu dans la plaine chinoise à l’époque des Printemps et Automnes

Figure 2 : Répartition des peuples Chu, Yue et Wu dans la plaine chinoise à l’époque des Printemps et Automnes, ve siècle AEC. © Hugo Lopez-Yug / Wikimedia Commons / CC-BY-SA-3.0.

5La culture et la langue du peuple Chu s’imposent alors dans les principautés d’alentours. À cette époque, les pays Wu et Yue, sous la domination des Chu, pratiquaient leurs langues, qui étaient en contact et en même temps subissaient l’influence de celle des Chu. Plus tard, le peuple Wu vainquit le peuple Chu (506 AEC) grâce au roi Helü qui bénéficia des conseils du fameux stratège Sun Tzu. Une décennie plus tard, le roi wu Fuchai vainquit le pays Yue (494 AEC) et réussit à prendre la direction de toutes les assemblées. Sous le règne de Helü, Wu Zixu avait été chargé de planifier la construction d’une grande ville, Suzhou, afin de se défendre contre l’ennemi. Pour ce faire, il avait fallu drainer les cours d’eau entourant Suzhou et bâtir huit portes afin de permettre le transport fluvial et terrestre. Mais lorsque le roi des Wu chercha à se faire reconnaître dans la Plaine centrale, le roi Goujian des Yue se rebella, lança une première incursion en pays Wu et réussit en 478 AEC à prendre la capitale. Durant ces guerres et ces conquêtes interminables, la culture et la langue de ces deux communautés Wu et Yue, sans cesse en contact, fusionnaient d’autant plus facilement qu’elles représentaient deux variétés d’une même langue. Durant la période guerrière, le fameux négociateur Wu Zixu pour les Wu et le ministre Fan Li pour les Yue utilisaient leur variété respective ; toutes deux ressemblaient également à celle des Chu tout en ayant évolué différemment.

6Plus tard, d’après le livre intitulé Fangyan (« Patois ») écrit par Yangxiong sous la dynastie des Han occidentaux (西汉 Xihan, 206 AEC-9 EC), il est indiqué qu’il n’y a plus qu’une seule langue parlée aussi bien par les Wu que par les Yue et que cette langue alors nommée wuyue est l’ancêtre de la langue wu parlée de nos jours. Jusqu’à la fin de la dynastie Han (206 AEC-220 EC), l’arrivée et l’installation des réfugiés et la mutation des fonctionnaires provenant de la Plaine centrale (ou des Steppes centrales) ont entraîné une propagation de la langue officielle de l’époque : 汉语 hanyu « langue du peuple Han ou langue han ». Cependant, cela n’a pas empêché la transmission de la langue wuyue vers la région de Fujian et de Canton au moment où le roi Sunquan régnait sur le pays des Wu. Le contact intense a beaucoup modifié la langue wuyue, sans toutefois la rendre intelligible aux Hans. Par convention, le nom de la langue s’est simplifié en wu d’après Yangxiong, par opposition à la langue des Han (Li, 1987).

1.2. La corrélation entre le chinois moyen et la langue wu

7À partir de la dynastie Sui ( 581 EC-619 EC), la corrélation entre le chinois moyen et la langue wu a été observée et discutée. Tout au long des dynasties de Tang, Song et Yuan, beaucoup de lettrés constatèrent que la langue décrite dans le premier dictionnaire Qieyun était celle de la langue wu. D’ailleurs, on sait à travers de nombreux écrits que la langue de prédilection de l’empereur Suiyang (569 AEC-618 EC) était la langue wu (Sima, 1084, vol. 185).

8Il est également admis que la langue wuyue et le chinois moyen sont proches, et que son influence se fait sentir à partir de la dynastie Han. Plus tard, à la fin de la dynastie Song du Nord (北宋 Beisong, 960 EC-1127 EC), le déplacement de la capitale de Kaifeng à Lin’an (aujourd’hui Hangzhou) a fait que des habitants du Nord ont immigré à Lin’an, où la langue han était la langue principale. Ce mouvement démographique a provoqué une utilisation mixte de la langue wu et han, puis a conduit à la formation d’une nouvelle langue où les langues wu et han se trouvent étroitement mêlées, langue intitulée 半官话 ban guanhua « demie langue standard » est ainsi créée. Les caractéristiques linguistiques de cette dernière sont similaires de celles de han parlées dans le Nord.

9À partir de la dynastie Yuan ( 1271 AE-1368 AE), des caractéristiques phonétiques de la langue wu apparaissent dans la littérature. Ainsi, Li (1987) indique que des poèmes compilés dans 辍耕录 Chuogeng lu (« Collection des notes après les travaux champêtres »), de Tao (environ 1350-1370 EC), décrivent les sons de la langue wu.

10On peut souligner que, plus tard, de nombreux ouvrages littéraires publiés à Suzhou ont été écrits tels que 海上花列传 Haishanghua liezhuan (1892) et le chant 评弹 pingtan en langue wu. Le wu de Suzhou a été décrit dans l’œuvre 二十年目睹之怪现象 Ershinian mudu zhi guaixianxiang (« Des phénomènes bizarres de 20 ans ») de Wu (1906-1910), ainsi : 吴侬软语 wunong ruanyu « les habitants wu parlent d’une manière douce et flexible », où l’auteur fait un rapprochement entre leur langue et l’eau qui les entoure. Cette observation empirique donne l’impression que la langue wu doit être riche de différentes courbes mélodiques.

2. Aperçu du système phonologique du wu de Suzhou parlé actuellement

11Dans cette partie, je vais dégager uniquement les phonèmes occlusifs de la langue wu parlée dans la zone urbaine de Suzhou en suivant les principes de la phonologie praguoise. Je procéderai de la même façon pour certaines voyelles et pour connaître le nombre de tons ayant une valeur distinctive.

12Avant de dégager ces oppositions, il faut rappeler que toutes les langues chinoises sont des langues à tons, que les groupes consonantiques n’existent pas en position initiale et que très peu de consonnes sont réalisées en position finale ou coda. Les morphèmes de ces langues sont monosyllabiques ; seuls les complexes unitaires sont plurisyllabiques. La structure syllabique des morphèmes des langues chinoises est analysée généralement par les linguistes de la manière suivante (figure 3) :

Figure 3 : Structure des syllabes des langues chinoises en général (Jacques 2006).

Figure 3 : Structure des syllabes des langues chinoises en général (Jacques 2006).

Figure 3 : Structure des syllabes des langues chinoises en général (Jacques 2006).

13Les phonèmes, en tant que plus petites unités distinctives qu’il soit possible de dégager dans une langue, forment un système que l’on doit établir de façon à distinguer les corrélations essentielles pour la langue en question. Ici je ne présenterai que quelques phonèmes consonantiques et vocaliques ainsi que les tons pertinents dont j’ai besoin pour mener mon étude sur l’acquisition des phonèmes occlusifs voisés du français.

2.1. Les phonèmes consonantiques occlusifs de la langue wu parlée à Suzhou

Le phonème /p/

14L’identité de ce phonème ressort des rapprochements suivants :

15[p] ~ [ph] : [p] s’oppose à [ph] par la non-aspiration

16Ex. : 伯 [pɑʔ43] « oncle » ~ 拍 [pʰɑʔ43] « frapper ».

17[p] ~ [t] : [p] s’oppose à [t] par la bilabialisation

18Ex. : 爸 [pɑ44] « père » ~ 多 [tɑ44] « beaucoup ».

19[p] ~ [f] : [p] s’oppose à [f] par l’occlusion

20Ex. : 帮 [pɑ̃44] « aider » ~ 芳 [fɑ̃44] « parfumé ».

21[p] ~ [m] : [p] s’oppose à [m] par l’oralité

22Ex. : 爸 [pɑ44] « père » ~ 马 [mɑ44] « cheval ».

23Les traits phonologiques de /p/ sont : non aspiré, bilabial, occlusif, oral.

24Il est à noter que la réalisation de ce phonème dans les complexes unitaires formés par composition peut être voisée en position intervocalique. Par exemple : en composant 招 [tsau44] « attirer » et 牌 [pa223] « panneau », on obtient le composé qui est prononcé 招牌 [tsau44ba31] « enseigne ». [b] est bien un allophone de /p/ et il faut encore souligner que cette réalisation voisée n’est possible que si la deuxième syllabe a un registre intrinsèquement bas avant sandhi tonal (voir Wang, 2017, 2018a, 2018b).

Le phonème /ph/

25L’identité de ce phonème ressort des rapprochements suivants :

26[ph] ~ [p] :cf. /p/

27[ph] ~ [th] : [ph] s’oppose à [th] par la bilabialisation

28Ex. : 葩 [phɑ44] « fleur » ~ 太 [tʰɑ44] « trop ».

29[ph] ~ [f] : [ph] s’oppose à [f] par l’occlusion

30Ex. : 滂 [pʰɑ̃44] « torrentiel » ~ 芳 [fɑ̃44] « parfumé ».

31Les traits phonologiques de /ph/ sont : aspiré, bilabial, occlusif.

Le phonème /t/

32L’identité de ce phonème ressort des rapprochements suivants :

33[t] ~ [th] : [t] s’oppose à [th] par la non-aspiration

34Ex. : 多 [tɑ44] « beaucoup » ~ 太 [tʰɑ44] « trop ».

35[t] ~ [p] :cf. /p/

36[t] ~ [k] : [t] s’oppose à [k] par l’alvéolisation

37Ex. : 多 [tɑ44] « beaucoup » ~ 街 [kɑ44] « rue ».

38[t] ~ [ts] : [t] s’oppose à [ts] par l’articulation simple

39Ex. : 多 [tɑ44] « beaucoup » ~ 抓 [tsɑ44] « saisir ».

40[t] ~ [s] : [t] s’oppose à [s] par l’occlusion

41Ex. : 多 [tɑ44] « beaucoup » ~ 筛 [sɑ44] « crible ».

42[t] ~ [n] : [t] s’oppose à [n] par l’oralité

43Ex : 多 [tɑ44] « beaucoup » ~ 娜 [nɑ44] « fascination élégante ».

44Les traits phonologiques de /t/ sont : non aspiré, alvéolaire, occlusif, oral.

45Cette fois encore, il est important de préciser que dans les composés la réalisation de ce phonème à la position intervocalique peut être voisée si le registre tonal est intrinsèquement bas. Par exemple : en composant 电 [tie231] « électricité » et 大 [ta231] « grand », on obtient le composé 电大 « abréviation désignant un type d’université » qui se prononce [tie22da33].

Le phonème /th/

46L’identité de ce phonème ressort des rapprochements suivants :

47[th] ~ [t] :cf. /t/

48[th] ~ [ph] :cf. /ph/

49[th] ~ [kh] : [th] s’oppose à [kh] par l’alvéolisation

50Ex. : 太 [tʰɑ44] « trop » ~ 揩 [khɑ44] « gratter ».

51[th] ~ [tsh] : [th] s’oppose à [tsh] par l’articulation simple

52Ex. : 太 [tʰɑ44] « trop » ~ 扯 [tsʰɑ44] « entraîner ».

53Les traits phonologiques de /th/ sont : alvéolaire, occlusif, aspiré.

Le phonème /k/

54L’identité de ce phonème ressort des rapprochements suivants :

55[k] ~ [t] :cf. /t/

56[k] ~ [kh] : [k] s’oppose à [kh] par la non-aspiration

57Ex. : 街 [kɑ44] « rue » ~ 揩 [khɑ44] « gratter ».

58[k] ~ [h] : [k] s’oppose à [h] par l’occlusion

59E.x : 该 [ke44] « devoir » ~ 海 [he44] « mer ».

60Les traits phonologiques de /k/ sont : vélaire, occlusif, non aspiré.

61Comme ce qui a été constaté pour les autres occlusives non aspirées simples, la réalisation de ce phonème à la position intervocalique en registre bas avant sandhi tonal peut être voisée. Par exemple : en composant 番 [fe44] « étranger » et 茄 [ka223] « aubergine », on obtient le composé 番茄 [fe44ga31] « tomate ».

Le phonème /kh/

62L’identité de ce phonème ressort des rapprochements suivants :

63[kh] ~ [th] :cf. /th/

64[kh] ~ [k] :cf. /k/.

65Les traits phonologiques de /kh/ sont : vélaire, aspiré.

66Le phonème /ts/

67L’identité de ce phonème ressort des rapprochements suivants :

68[ts] ~ [t] :cf. /t/

69[ts] ~ [tsh] : [ts] s’oppose à [tsh] par la non-aspiration

70Ex. : 抓 [tsɑ44] « saisir » ~ 扯 [tsʰɑ44] « entraîner ».

71[ts] ~ [s] : [ts] s’oppose à [s] par l’affrication

72Ex. : 抓 [tsɑ44] « saisir » ~ 筛 [sɑ44] « crible ».

73[ts] ~ [ʨ] : [ts] s’oppose à [ʨ] par l’alvéolisation

74Ex. : 齑 [tsi44] « ail ou gingembre haché » ~ 机 [ʨi44] « machine ».

75Les traits phonologiques de /ts/ sont : non aspiré, affriqué, alvéolaire.

Le phonème /tsh/

76L’identité de ce phonème ressort des rapprochements suivants :

77[tsh] ~ [ts] :cf. /ts/

78[tsh] ~ [th] :cf. /th/

79[tsh] ~ [ʨh] : [tsh] s’oppose à [ʨh] par l’alvéolisation

80Ex. : 妻 [tshi44] « épouse » ~ 溪 [ʨʰi44] « ruisseau ».

81Les traits phonologiques de /tsh/ sont : alvéolaire, affriqué, aspiré.

82En mandarin, on dégage les mêmes phonèmes occlusifs qu’en wu, c’est-à‑dire qu’il connaît les mêmes séries d’occlusives aspirées et non aspirées. En revanche, dans les complexes unitaires composés, le phonème occlusif situé à l’intervocalique, et ce quel que soit le registre, sera toujours réalisé sourd. Par exemple : en composant 大 [ta51] « grand » et 巴 [pa55] « bus », on obtient le composé 大巴 qui se prononce [ta51pa55] « autocar ». Rappelons qu’en wu la composition de 电 [tie231] « électricité » et 大 [ta231] « grand » donne 电大 « abréviation désignant un type d’université » qui se prononce [tie22da33].

83On constate une autre différence phonologique : le wu de Suzhou ne possède pas la série de phonèmes rétroflexes que connaît le mandarin. Ainsi, on a 珠 /tʂu55/ « perle » en mandarin mais /tsɥ44/ en wu de Suzhou ; 扎 /tʂa55/ « piquer » en mandarin et /tsaʔ43/ en wu de Suzhou. Toutefois, il est intéressant de noter que Ye (1988) précise que la série des phonèmes rétroflexes a été conservée dans la zone périphérique de Suzhou (figure 4). Il indique par exemple que les habitants urbains ne font pas la distinction entre 塞 [səʔ43] « bloquer » et 说 [ʂəʔ43] « parler », tandis que ceux vivant en périphérie la font. Une prochaine enquête me permettra, trente ans après, de confirmer ou non les constatations de Ye.

Figure 4 : La distribution de la réalisation de 塞 [səʔ43] « bloquer » et 说 [səʔ43] « parler » dans plus de 200 points d’enquête dans et autour de Suzhou (extrait de Ye, 1988). Si différent, 说 « parler » est prononcé avec la rétroflexe [ʂəʔ43].

Figure 4

Figure 4 : La distribution de la réalisation de 塞 [səʔ43] « bloquer » et 说 [səʔ43] « parler » dans plus de 200 points d’enquête dans et autour de Suzhou (extrait de Ye, 1988). Si différent, 说 « parler » est prononcé avec la rétroflexe [ʂəʔ43].

2.2. Quelques phonèmes vocaliques du wu

84Dans cette partie, je dégagerai les phonèmes vocaliques monophtongues de cette langue. Ces phonèmes vocaliques ont un certain nombre de variantes contextuelles mais nous ne les présenterons pas ici, sauf pour le phonème /ɑ/, car d’une part il s’agit du plus fréquent et, d’autre part, pour les besoins de la démonstration il nous a paru intéressant de tester particulièrement cette voyelle avec tous les tons et tous les phonèmes occlusifs non aspirés.

Le phonème /i/

85L’identité de ce phonème ressort des rapprochements suivants :

86[i] ~ [y] : [i] s’oppose à [y] par le trait non arrondi

87Ex. : 衣 [i44] « vêtement » ~ 竽 [y44] « instrument musical ».

88[i] ~ [e] : [i] s’oppose à [e] par le degré d’aperture fermé

89Ex. : 衣 [i44] « vêtement » ~ 哀 [e44] « tristesse ».

90[i] ~ [u] : [i] s’oppose à [u] par le point d’articulation antérieur

91Ex. : 飞 [fi44] « s’envoler » ~ 夫 [fu44] « mari ».

92Les traits phonologiques de /i/ sont : non arrondi, fermé, antérieur.

Le phonème /y/

93L’identité de ce phonème ressort des rapprochements suivants :

94[y] ~ [i] :cf. /i/

95[y] ~ [ø] : [y] s’oppose à [ø] par le degré d’aperture fermé

96Ex. : 竽 [y44] « instrument musical » ~ 安 [ø44] « serein ».

97[y] ~ [u] : [y] s’oppose à [u] par le point d’articulation antérieur

98Ex. : 竽 [y44] « instrument musical » ~ 乌 [u44] « noir ».

99Les traits phonologiques de /y/ sont : arrondi, fermé, antérieur.

Le phonème /u/

100L’identité de ce phonème ressort des rapprochements suivants :

101[u] ~ [y] :cf. /y/

102[u] ~ [o] : [u] s’oppose à [o] par le degré d’aperture fermé

103Ex. : 簸 [pu44] « soubresaut » ~ 巴 [po44] « coller à ».

104Les traits phonologiques de /u/ sont : postérieur, fermé.

Le phonème /e/

105L’identité de ce phonème ressort des rapprochements suivants :

106[e] ~ [i] :cf. /i/.

107[e] ~ [ø] : [e] s’oppose à [ø] par le trait non arrondi

108Ex. : 哀 [e44] « tristesse » ~ 安 [ø44] « serein ».

109[e] ~ [ɑ] : [e] s’oppose à [a] par le degré d’aperture mi-fermé

110Ex. : 哀 [e44] « tristesse » ~ 挨 [ɑ44] « à côté de ».

111Les traits phonologiques de /e/ sont : mi-fermé, non arrondi, antérieur.

112Dans la littérature, le symbole obsolète [ᴇ] (Bloch et al., 1942 ; Xin, 2011 ; Wang et al., 2012) est encore parfois utilisé par les sinologues pour décrire une voyelle moyenne, antérieure et non arrondie. D’autres annotations, telles que [e̞, ɛ̝], sont également utilisées pour ce cas. Selon mes données, la réalisation de /e/ peut être ouverte dans certains contextes ou selon le ton. De plus, il est possible que les réalisations individuelles varient entre [e] et [ɛ].

Le phonème /o/

113L’identité de ce phonème ressort des rapprochements suivants :

114[o] ~ [u] :cf. /u/

115[o] ~ [ɑ] : [o] s’oppose à [ɑ] par le degré d’aperture mi-fermé

116Ex. : 桠 [o44] « fourche » ~ 挨 [ɑ44] « à côté de ».

117[o] ~ [ø] : [o] s’oppose à [ø] par le point d’articulation postérieur

118Ex. : 桠 [o44] « fourche » ~ 安 [ø44] « serein ».

119Les traits phonologiques de /o/ sont : mi-fermé, postérieur.

Le phonème /ø/

120L’identité de ce phonème ressort des rapprochements suivants :

121[ø] ~ [y] :cf. /y/

122[ø] ~ [e] :cf. /e/

123[ø] ~ [o] :cf. /o/

124Les traits phonologiques de /ø/ sont : mi-fermé, arrondi, antérieur.

Le phonème /ɑ/

125L’identité de ce phonème ressort des rapprochements suivants :

126[ɑ] ~ [e] :cf. /e/

127[ɑ] ~ [o] :cf. /o/

128Le trait phonologique de /ɑ/ est : ouvert.

129La réalisation phonétique de ce phonème dépend des contextes : il est possible que /ɑ/ se réalise [a] avec les tons 43 et 223. Par exemple, 搭 [ta43] « mettre sur » et 踏 [ta223] « pédaler » (Shi, 2016).

130Le système vocalique monophtongue du wu est plus riche que celui du mandarin. Il compte sept phonèmes s’opposant non seulement selon trois degrés d’aperture et selon l’opposition antérieure postérieure, mais également pour certains phonèmes, selon les traits arrondi/non arrondi qui sont alors pertinents.

131Duanmu (2000 : 35) propose pour le mandarin standard cinq phonèmes cardinaux /i/, /u/, /y/, /ə/ et /a/. Voici les trois exemples pour montrer le statut phonologique de /i/, /u/, /y/, chaque morphème s’opposant réciproquement :

132/i/ (ex. 衣 [i55] « vêtement »),

133/u/ (ex. 乌 [u55] « noir »),

134/y/ (ex. 淤 [y55] « s’envaser »).

135En mandarin standard toujours, les phonèmes /ə/ et /a/ présentent un grand nombre de réalisations phonétiques en fonction du contexte. Le phonème /ə/ a pour allophones [e], [o] et [ɤ], ainsi après /j/ ou /ɥ/ dans une syllabe ouverte, on réalise toujours [e] : 爷 [ye35] « grand-père ». Après /p/, /ph/, /m/ et /f/ dans une syllabe ouverte, on réalise librement soit [o] en vélarisant l’occlusive, soit [ɤ]. Par exemple : 播 [pwo] ou [pɤ] « diffuser ».

136Le phonème /a/ connaît une réalisation postérieure [ɑ] en syllabe ouverte (Duanmu 2000 : 67), ce qui est le cas pour 蛙 [wɑ55] « grenouille », ou dans une syllabe fermée avant /u/ ou /ŋ/, ex. 桃 [thɑu] « pêche » (Xu, 1980 : 33).

137En résumé, au niveau des phonèmes, il existe trois différences majeures entre le wu et le mandarin : 1) les trois phonèmes occlusifs /p/, /t/ et /k/ du wu peuvent, dans des complexes unitaires uniquement, se réaliser phonétiquement voisés en position intervocalique si la deuxième syllabe a un registre intrinsèquement bas avant sandhi tonal, alors que le mandarin ne connaît pas ce type de réalisation voisée ; 2) le wu parlé dans la zone urbaine de Suzhou ne distingue pas le trait rétroflexe, alors qu’en mandarin ce trait est pertinent ; 3) le wu possède un système phonologique vocalique plus riche que celui du mandarin.

2.3. L’opposition tonale en wu

138Il est conventionnel d’utiliser le 五度标记法 wudu biaojifa « échelle de cinq niveaux » (Chao, 1956) pour décrire les hauteurs tonales du mandarin, le 1 représentant le registre le plus bas et le 5 le plus haut. Le mandarin compte quatre tons distinctifs. Par exemple : 妈 [ma55] « mère », 麻 [ma35] « chanvre », 马 [ma214] « cheval » et 骂 [ma51] « insulter ».

139La langue wu a une opposition tonale plus riche, comme on peut le voir dans le tableau 1 donnant les paires minimales. Haudricourt (1961) a montré qu’une bipartition du registre tonal s’est manifestée dans l’évolution des langues d’Extrême-Orient. Dans la langue wu, cette transphonologisation des initiales a engendré la bipartition tonale (tone split) : la série sourde est associée à la catégorie tonale yin (registre haut), tandis que la série sonore (devenant phonétiquement sourde) abaisse la fréquence fondamentale de la voyelle et est donc associée à la catégorie yang (registre bas). De ce fait, si les quatre tons issus du chinois moyen se répartissent en deux registres distinctifs, le nombre des tons double, formant huit tons au total :

140T1 : yin ping, T2 : yang ping, T3 : yin shang, T4 : yang shang, T5 : yin qu, T6 : yang qu, T7 : yin ru, T8 : yang ru.

141Michaud (2009) explique que les transphonologisations d’initiales donnent des tons ponctuels (niveaux tonals) et que les transphonologisations de finales font naître des tons complexes (contours non analysables).

142Si, dans la littérature, on lit le plus souvent qu’il existe huit tons en wu, nous n’avons pas pu opposer le ton 4 (231) au ton 6 (231). Pour nous comme pour Xin (2011) et Wang et al. (2012), il n’y a donc que sept tons distinctifs en wu (tableau 1).

Tableau 1 : Les oppositions tonales en wu parlé à Suzhou.

T1T2T3T5T6 ou T4T7T8
低 [ti44] « bas44 »提 [ti223] « soulever »底 [ti51] « bout »帝 [ti523] « empereur »地 [ti231] « sol »滴 [tiʔ43] « goutte »笛 [tiʔ23] « flûte »
波 [pu44] « vague »婆 [pu223] « dame »补 [pu51] « rapiécer »布 [pu523] « tissu »部 [pu231] « part »
杯 [pe44] « tasse »陪 [pe223] « accompagner »版 [pe51] « version »贝 [pe523] « coquille »倍 [pe231] « fois »
芭 [po44] « musacée »爬 [po223] « grimper »把 [po51] « bouquet »霸 [po523] « tyran »罢 [po231] « arrêter »八 [poʔ43] « huit »薄 [poʔ23] « mince »
爸 [pɑ44] « père »牌 [pɑ223] « marque »摆 [pɑ51] « mettre »拜 [pɑ523] « visiter »败 [pɑ231] « échouer »百 [pɑʔ43] « cent »白 [pɑʔ23] « blanc »

Tableau 1 : Les oppositions tonales en wu parlé à Suzhou.

143Il faut souligner la particularité des tons 7 et 8 qui font partie des tons dits 入声 rusheng « rentrant ». Le ton ru ou rentrant est toujours plus court que les autres tons. Il est bien décrit que ce ton est lié à trois occlusives, /p/, /t/, et /k/, qui existaient en chinois moyen à la position finale et qui se seraient amuïes pendant l’évolution diachronique (Haudricourt, 1954 ; Pulleyblank, 1963 ; Mei, 1970). Il semble donc vraisemblable que ces tons proviennent également de la disparition de ces mêmes consonnes finales en wu, disparition qui aurait été compensée par un ton suivi d’un coup de glotte (Shi, 1983, 2009 ; Yuan, 2001 ; Xin, 2011 ; Wang et al., 2012). Acoustiquement, /p/, /t/ et /k/ sont peu audibles. Il est possible qu’à une étape intermédiaire le non-relâchement des trois occlusives sourdes ait facilité pour toutes une réalisation tendant vers [k], car la réalisation du [k] non relâché est plus économique si la glotte doit se fermer abruptement à la fin de la réalisation vocalique. En wu, étant donné que ce coup de glotte n’existe qu’à la finale d’une réalisation tonale, il ne constitue pas un phonème. D’après la description de leur valeur tonale, T7 (43) est proche de T1 (44) et T8 (23) est proche de T2 (223). De ce fait, T7 et T8 sont deux tons fréquents mais brefs à la suite de l’impact du coup de glotte qui est inséparable.

144Pour vérifier si la description des valeurs tonales correspond toujours à la production des locuteurs d’aujourd’hui malgré l’influence du mandarin, et parce que beaucoup d’auteurs (Chao, 1930 ; Shi, 1983 ; Cao, 1987 ; Cao et al., 1992 ; Wang, 2017, 2018a, 2018b) estiment qu’il est possible que les occlusives en registre bas aient une perception voisée, j’ai mené sur ce point une expérimentation auprès des locuteurs wu de Suzhou dont je vais présenter dans la partie suivante les procédures et les résultats.

2.3.1. Expérimentation sur la production tonale à Suzhou [2]

145Pour cette expérimentation, je voulais mesurer la fréquence fondamentale des données acoustiques sur les spectrogrammes pour savoir si la courbe mélodique de chaque ton correspond toujours à sa description phonétique (hauteur, registre, modulation). L’intérêt de cette expérience était aussi de vérifier si les tons du registre bas favorisaient une réalisation légèrement voisée des phonèmes occlusifs à l’initiale des morphèmes, comme on le constate clairement dans les composés en position intervocalique.

Méthode

146Stimuli :

147Sept morphèmes fréquents dans la langue cible ont été sélectionnés parce qu’ils se réalisent tous /pɑ/ seul le ton varie (tableau 2).

Tableau 2 : Information récapitulative des 7 tons en wu parlé à Suzhou.

TonsT1T2T3T5T6 ou T4T7T8
« père »« ranger »« poser »« visiter »« perdu »« cent »« blanc »
/pɑ44//pɑ223//pɑ51//pɑ523//pɑ231//pɑʔ43//pɑʔ23/

Tableau 2 : Information récapitulative des 7 tons en wu parlé à Suzhou.

148Participants :

149Trois locuteurs jeunes (âge moyen : 23 ans), trois locuteurs âgés (âge moyen : 61 ans), deux locutrices jeunes (âge moyen : 21 ans) et deux locutrices âgées (âge moyen : 55 ans) ont été invités à lire les stimuli. Ce sont tous des locuteurs natifs.

150Enregistrement :

151L’enregistrement a été fait avec une carte son (Cakewalk USB AudioCapture) et le MicroMic AKG C5201 dans un studio professionnel à Suzhou, en 2017. Les fichiers sonores ont été enregistrés via le logiciel Adobe Audition CC 2017. Les participants ont effectué les enregistrements assis, pour leur confort mais surtout pour éliminer les balancements éventuels. Les locuteurs ont prononcé chaque mot trois fois avec un débit normal. Après la vérification par l’auteur, une production par mot a été extraite pour l’analyse. L’analyse a été réalisée avec le logiciel Praat (Boersma et al., 2019) et MiniSpeechLab (Zhu et al., 2019).

Résultats

152Âge*Sexe*Durée vocalique

Figure 5 : La trajectoire de F0 de ces 10 locuteurs : 1, 2, 3 sont des hommes âgés (61 ans), 4, 5, 6 sont des hommes jeunes (23 ans) ; 7 et 8 sont des femmes âgées (55 ans), 9 et 10 sont des femmes jeunes (21 ans). La durée de la voyelle est normalisée en 9 intervalles équivalents.

Figure 5 : La trajectoire de F0 de ces 10 locuteurs : 1, 2, 3 sont des hommes âgés (61 ans), 4, 5, 6 sont des hommes jeunes (23 ans) ; 7 et 8 sont des femmes âgées (55 ans), 9 et 10 sont des femmes jeunes (21 ans). La durée de la voyelle est normalisée en 9 intervalles équivalents.

Figure 5 : La trajectoire de F0 de ces 10 locuteurs : 1, 2, 3 sont des hommes âgés (61 ans), 4, 5, 6 sont des hommes jeunes (23 ans) ; 7 et 8 sont des femmes âgées (55 ans), 9 et 10 sont des femmes jeunes (21 ans). La durée de la voyelle est normalisée en 9 intervalles équivalents.

153La figure 5 présente la fréquence fondamentale de chaque ton prononcée par chaque locuteur en normalisant la durée tonale de façon à repérer 9 points égaux pour chaque ton.

154L’Analyse de la variance (terme souvent abrégé par le terme anglais ANOVA : analysis of variance) est un modèle statistique utilisé pour comparer les moyennes d’échantillons. Pour mes données, l’ANOVA à deux facteurs permet d’analyser la dépendance de la variable quantitative durée vocalique au facteur qualitatif âge (jeune et âgé) et sexe (femme et homme). Le résultat a montré un effet global non significatif de l’âge, du sexe ainsi que l’interaction entre âge et sexe en fonction de la durée vocalique.

155En revanche, la différence est significative entre T1-T7 et T8, entre T2-T8, entre T3 et T7/T8, entre T5 et T7/T8, et entre T6 et T8 [3]. Malgré la différence non significative de la durée entre T2 et T7 et entre T6 et T7 (probablement due à des variations individuelles), on observe bien que T7 (durée moyenne : 155 ms) et T8 (120 ms) sont plus courts que les autres tons (T1 : 216 ms ; T2 : 192 ms ; T3 : 237 ms, T5 : 233 ms ; T6 : 187 ms). Cela s’explique, comme on l’a mentionné plus haut, par le coup de glotte à la fin de la réalisation tonale. Pour savoir si la production tonale est modifiée en fonction de l’âge et du sexe, des analyses statistiques ont été faites.

156Âge*Sexe*Fréquence fondamentale (F0)

157Le même modèle de l’ANOVA à deux facteurs permet d’analyser la dépendance de la variable quantitative fréquence fondamentale (F0) aux facteurs qualitatifs âge (jeune et âgé) et sexe (femme et homme). Le résultat a montré un effet significatif de l’âge, du sexe ainsi que de l’interaction entre âge et sexe en fonction de la F0 de T1, T3, T5, T6 et T8 [4]. En examinant les données, le groupe femme a une F0 plus élevée que le groupe homme, tout comme la jeune génération a également une voix plus haute que la génération âgée.

158De plus, il existe une différence entre le registre tonal haut (T1, T3, T5 et T5) et le registre tonal bas (T2, T6 et T8) [5]. Ce fait confirme que la réalisation des tons 1, 3, 5 et 7 est relativement plus élevée que les autres. En général, les registres haut et bas se manifestent de façon stable et robuste chez tous les locuteurs, peu important leur âge et leur sexe.

159En analysant la figure 5, il est aisé de voir que la réalisation des tons T2 et T5 n’est pas très stable, surtout pour les locuteurs 2, 3, 5 et 6 qui ont produit de riches modulations. On constate par exemple que le locuteur 6 a réalisé le T5 avec une chute suivie par une remontée puis une nouvelle chute, sa production correspondant toutefois bien à la valeur tonale 523 si l’on tient compte de la courbe globale et de la diminution de la fréquence fondamentale vers la fin de la voyelle. D’autre part, la locutrice 9 a réalisé les tons 1, 3 et 5 avec une montée exceptionnelle or, après vérification, cette tendance n’a pas été une erreur de détection. Cette locutrice 9, âgée de 18 ans, a produit les tons hauts d’une manière remarquablement haute. Les réalisations des autres tons n’ont pas montré autant de variations par rapport aux autres locuteurs.

160En résumé, la distinction de la hauteur tonale est bien respectée (figure 6).

Figure 6 : La F0 moyenne des 7 tons par 10 locuteurs wu de Suzhou.

Figure 6 : La F0 moyenne des 7 tons par 10 locuteurs wu de Suzhou.

Figure 6 : La F0 moyenne des 7 tons par 10 locuteurs wu de Suzhou.

161En revanche, la réalisation de chaque ton comme dépend, comme pour les sons, des individus. Il est possible que certains tons commencent à être réalisés différemment pour maintenir leur hauteur à certains niveaux. Par exemple le jeune locuteur 6, pour réaliser T3 (51), au lieu de descendre directement produit une modulation riche (descente, remontée, de nouveau descente), la remontée pouvant atteindre pratiquement le même niveau que le point de départ, ce qui donne une perception de descente plus évidente ; par contre, pour la réalisation de T5 (523), une modulation similaire est perçue mais la remontée est moins importante qu’au début, ce qui donne une perception de descente moins saillante. La jeune locutrice 9, au lieu de réaliser les T3 (51) et T5 (523) qui devraient être descendants, les réalisent avec un schéma montant tout en les conservant en registre haut. Ces variations de hauteur au sein des locuteurs jeunes pourraient s’interpréter soit par une implication supplémentaire du sandhi tonal en contexte isolé pour rejoindre celui que l’on observe en contexte dissyllabique lorsque 523 devient 44, soit par confusion avec un autre morphème. Si tous les locuteurs pour les tons T3 et T5 font varier la modulation d’un certain degré, ces tons sont maintenus en registre haut.

162Concernant l’hypothèse selon laquelle les tons ayant un registre bas favoriseraient une réalisation légèrement voisée du phonème occlusif non aspiré à l’initiale, elle s’avère non validée. En effet, le spectrogramme montre qu’aucun son réalisé à l’initiale n’a de barre de voisement. Voici un exemple de /pɑ/ en registre haut et bas prononcée par l’une des locutrices (figure 7) :

Figure 7 : L’oscillogramme (en haut) et le spectrogramme (en bas) montrent les deux réalisations de [pɑ44] « père » (à gauche) et de [pɑ223] « ranger » (à droite) produites par une locutrice wu de Suzhou.

Figure 7 : L’oscillogramme (en haut) et le spectrogramme (en bas) montrent les deux réalisations de [pɑ44] « père » (à gauche) et de [pɑ223] « ranger » (à droite) produites par une locutrice wu de Suzhou.

Figure 7 : L’oscillogramme (en haut) et le spectrogramme (en bas) montrent les deux réalisations de [pɑ44] « père » (à gauche) et de [pɑ223] « ranger » (à droite) produites par une locutrice wu de Suzhou.

163Les réalisations de [pɑ44] et [pɑ223] ont une valeur moyenne de Voice Onset Time (VOT) (Lisker et al., 1964) de 5 ms, ce qui fait entrer l’occlusive dans la catégorie des consonnes non voisées et non aspirées.

164La tendance de F0 des tons 7 et 8 est homogène pour les dix locuteurs, même si pour la locutrice 9 la partie médiane de sa réalisation reflète une tendance plate sans mouvement montant ou descendant évident. Il serait pourtant plausible que les parties extrêmes subissent des variations de hauteur. La tendance de F0 du ton 8 des locuteurs 2 et 6 a une montée plus forte que chez les autres locuteurs. Il est possible que le coup de glotte fasse monter le F0 de la partie finale de la voyelle. Cette montée saillante résulte de la variation individuelle. Celle-ci pourrait être la raison pour laquelle il existe une distance plus large entre les tons en registre haut et bas de la locutrice 9.

165Les résultats obtenus dans cette expérience ont montré que la réalisation phonétique des sept tons correspond à la description tonale décrite selon une échelle de cinq niveaux et que la réalisation des phonèmes occlusifs à l’initiale n’est pas voisée.

Conclusion

166En résumé, l’analyse très partielle du système phonologique et tonologique de la langue wu parlée dans la zone urbaine de Suzhou montre qu’il existe des différences entre celle-ci et le mandarin.

167Au niveau des voyelles, le wu a un système phonologique plus important et des oppositions tonales plus nombreuses que le mandarin.

168Au niveau des consonnes occlusives, le wu possède les mêmes phonèmes /p/, /t/ et /k/ que le mandarin mais avec des allophones inconnus des locuteurs du mandarin. En position initiale, la réalisation de ces occlusives en wu n’est jamais voisée et le VOT indique bien l’absence de voisement et d’aspiration. Le wu ayant deux registres tonals (haut et bas), la perception de la réalisation du phonème occlusif peut varier selon le ton porté par la voyelle adjacente. En revanche, la réalisation en position intervocalique dans les complexes unitaires peut être voisée si le ton de la voyelle adjacente est intrinsèquement bas avant le sandhi tonal.

169Et en ce qui concerne l’acquisition des occlusives du français, il est possible que ces deux groupes (wu et mandarin) perçoivent et produisent les phonèmes voisés du français tels que /b/, /d/ et /g/ en utilisant de stratégies divergentes. Dans une série de tests de perception et de production que j’ai menée, les données indiquent que les phonèmes voisés du français sont perceptivement semblables aux allophones du wu parlé à Suzhou. Il reste à observer si les locuteurs wu sont capables de les réaliser dès lors qu’il faut les produire, par assimilation, dans d’autres positions. Il est également important de chercher par quel biais les locuteurs du mandarin vont produire ces mêmes phonèmes. Les expérimentations déjà entreprises m’ont montré que c’est par le biais de l’aspiration que les Chinois non wu parviennent à créer l’illusion de réaliser des phonèmes voisés. L’étude détaillée reste à venir.

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Date de mise en ligne : 31/10/2019

https://doi.org/10.3917/ling.552.0077

Notes

  • [1]
    Je voudrais remercier mes directeurs de recherche Mme Françoise Guérin et le Professeur Didier Demolin pour leurs conseils d’experts et leurs encouragements tout au long de cet article, ainsi que les relecteurs pour leurs précieux commentaires.
  • [2]
    Ce terrain a été financé par Chinese Scholarship Council (CSC) et par la bourse à la mobilité internationale de Sorbonne Université.
  • [3]
    T1-T7 : t(1, 9)=6.07, p<0.001 ; T1-T8 : t(1, 9)=6.857, p<0.001 ; T2-T8 : t(1, 9)=-4.272, p=0.002 ; T3-T7 : t(1, 9)=-6.082, p<0.001 ; T3-T8 : t(1, 9)=10.879, p<0.001 ; T5-T7 : t(1, 9)=6.766, p<0.001 ; T5-T8 : t(1, 9)=-10.217, p<0.001 ; T6-T8 : t(1, 9)=7.015, p<0.001.
  • [4]
    Je présente juste le résultat de l’âge*le sexe en fonction de la F0 sachant que l’effet de chaque facteur est significatif. T1 : F(3, 86)=6.052, p=0.016 ; T3 : F(3, 86)=4.11, p=0.046 ; T5 : F(3, 86)=11.777, p=0.001 ; T6 : F(3, 86)=12.487, p=0.001 ; T8 : F(3, 86)=6.24, p=0.014.
  • [5]
    T1-T2 : t(1, 89) = 19.312, p<0.001 ; T1-T6 : t(1, 89) = 19.231, p<0.001 ; T1-T8 : t(1, 89) = 17.507, p<0.001 ; T2-T3 : t(1, 89) = -11.249, p<0.001 ; T3-T6 : t(1, 89) = 11.488, p<0.001 ; T3-T8 : t(1, 89) = 8.473, p<0.001 ; T2-T5 : t(1, 89) = -12.341, p<0.001 ; T5-T6 : t(1, 89) = 13.275, p<0.001 ; T5-T8 : t(1, 89) = 8.653, p<0.001 ; T2-T7 : t(1, 89) = -19.286, p<0.001 ; T6-T7 : t(1, 89) = -19.522, p<0.001 ; T7-T8 : t(1, 89) = 17.809, p<0.001.

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