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Article de revue

Analyse de la dynamique lexicale dans l’expression des émotions en chinois sur Internet

Pages 145 à 164

Notes

  • [1]
    L’exposant indique la hauteur tonale. Ainsi le ton descendant-montant du mandarin part du degré deux sur échelle de cinq degrés descend au degré un puis remonte jusqu’au degré quatre.

I. Introduction

1Ces dernières décennies, les recherches en linguistique portant sur Internet et sur l’analyse des émotions sont dans l’air du temps. Internet participe à notre vie quotidienne et révolutionne notre manière de vivre. De profondes mutations ont eu lieu dans nos habitudes linguistiques (Crystal, 2001), nos cultures et même nos manières de penser avec l’essor du numérique et d’Internet. Celui-ci ne reste plus un outil qu’on utilise, mais un environnement dans lequel on vit (Poster, 1997). L’émotion, fait partie intégrante de notre vie, c’est une réponse complexe de notre corps à une stimulation interne ou externe. Tout individu réagit à la fois physiologiquement et linguistiquement aux événements du monde extérieur, il ressent les choses et exprime ses sentiments. Or les recherches psycholinguistiques, cognitives ou lexicologiques des émotions sont de vastes domaines d’études. De nos jours, Internet nous fournit des plateformes pour communiquer et partager nos émotions. Avec les terminaux intelligents et portables, chacun peut faire part à tout moment de son expérience, ses opinions et ses émotions en les postant sur les réseaux sociaux. « Internet is a parasocial environment in which emotional interactions are prominent in social interactions. » (Benski, & Fisher, 2014 : 33). Ainsi, grâce aux plateformes et aux réseaux sociaux, les internautes commentent à la seconde les événements et partagent les émotions qui en résultent, elles sont alors enregistrées et consultables par quiconque. De sorte qu’Internet constitue un exceptionnel support pour étudier l’expression des émotions.

2Par ailleurs, la prédominance de l’écrit sur Internet donne naissance à beaucoup d’innovations linguistiques. Depuis longtemps, les internautes chinois jouent avec les sinogrammes en les transformant en image animée ou en émoticône. Ces dernières années, nous avons vu la récupération de nombreux sinogrammes de l’ancien chinois réutilisés sur Internet pour exprimer des émotions. Ainsi, le présent article vise à analyser cette dynamique lexicale du chinois à l’ère du numérique. Nous allons dans un premier temps présenter brièvement les sinogrammes. Dans un deuxième temps, nous analyserons la réutilisation de certains caractères anciens dans l’expression des émotions.

II. Les sinogrammes

II.1 Les anciens caractères

3Les caractères utilisés aujourd’hui en Chine continentale sont des sinogrammes simplifiés issus de la réforme de l’écriture en vue de faciliter l’apprentissage et d’en favoriser sa standardisation. Le chinois moderne compte 8105 caractères fréquemment utilisés selon la Liste générale normalisée des caractères chinois publiée en 2013. Alors que la sixième version du Dictionnaire du chinois moderne (2012) a enregistré plus de 13 000 caractères comme étant l’ensemble des caractères du chinois moderne. Or, sur Internet on peut trouver des sinogrammes en nombre illimité. Car, au cours de sa longue histoire, les caractères chinois ont considérablement changé. Prenons par exemple le caractère 马correspondant au morphème « cheval » prononcé aujourd’hui [ma214] [1] (Figure 1). De la dynastie Shang (environ, de 1570 à 1045 avant J.-C.) jusqu’à aujourd’hui, il a perdu peu à peu son côté pictographique et s’est beaucoup simplifié. Cette procédure de simplification en plusieurs étapes s’applique à la plupart des sinogrammes. Ainsi, le nombre de caractères chinois augmente considérablement si l’on tient compte de toutes les variantes obtenues tout au long de cette longue évolution.

Figure 7 : L’évolution du caractère 马 ([ma214], « cheval ») (Li, [2012], 2014 : 853)

Figure 7 : L’évolution du caractère 马 ([ma214], « cheval ») (Li, [2012], 2014 : 853)

Figure 7 : L’évolution du caractère 马 ([ma214], « cheval ») (Li, [2012], 2014 : 853)

4Mais si nous examinons une synchronie précise, par exemple, pendant la dynastie Han (202-263 avant J.-C.), on observe des variantes graphiques qui correspondaient toutes au morphème « cheval » (Figure 2).

Figure 8 : Quelques variantes du caractère représentant le morphème « cheval » sous la dynastie Han (http://dict.variants.moe.edu.tw/yitia/fra/fra04619.htm)

Figure 8 : Quelques variantes du caractère représentant le morphème « cheval » sous la dynastie Han (http://dict.variants.moe.edu.tw/yitia/fra/fra04619.htm)

Figure 8 : Quelques variantes du caractère représentant le morphème « cheval » sous la dynastie Han (http://dict.variants.moe.edu.tw/yitia/fra/fra04619.htm)

5À cette époque, on ne compte pas moins d’une trentaine de variantes de ce caractère chinois. C’est une grande partie de ces caractères anciens qui sont aujourd’hui accessibles sur Internet. Pour utiliser les anciens caractères à partir d’un smartphone ou d’un ordinateur, il suffit d’écrire tout d’abord en alphabet latin donc en pinyin. Ainsi, si l’on choisit, par exemple, de taper ren en pinyin, on obtiendra alors immédiatement tous les caractères anciens et actuels qui correspondent à cette graphie (Figure 3).

Figure 9 : Correspondances pinyin/caractère. Capture d’écran d’un téléphone portable

Figure 9 : Correspondances pinyin/caractère. Capture d’écran d’un téléphone portable

Figure 9 : Correspondances pinyin/caractère. Capture d’écran d’un téléphone portable

6Il est aussi possible d’écrire manuellement sur un écran tactile. Nous obtenons alors tous les caractères approchants et d’anciens caractères apparaissent parmi les caractères proposés (Figure 4).

Figure 10 : Correspondance caractère écrit manuellement et les caractères proches. Capture d’écran d’un téléphone portable

Figure 10 : Correspondance caractère écrit manuellement et les caractères proches. Capture d’écran d’un téléphone portable

Figure 10 : Correspondance caractère écrit manuellement et les caractères proches. Capture d’écran d’un téléphone portable

7D’autre part, avec la numérisation des dictionnaires d’ancien chinois, cette source d’information n’est plus réservée aux seuls spécialistes. Tout le monde peut aller chercher les anciens caractères dans les dictionnaires en ligne.

II.2. Les anciens caractères remis au goût du jour

8La remise au goût du jour des anciens caractères n’est pas simplement une tentative pour se différencier de la presse et des médias traditionnels de la part des internautes chinois. Elle fait partie du mouvement de la valorisation des études de la civilisation chinoise ancienne (y compris l’histoire, la philosophie, la littérature, l’archéologie, etc.) de ces dernières décennies en Chine. Les compétitions de dictée, de chengyu et d’anciennes poésies diffusées à la télévision nous rappellent la richesse du chinois et montrent le grand intérêt des Chinois pour les sinogrammes. Ils commencent à chercher dans les dictionnaires les caractères oubliés depuis longtemps, les réutilisent et leur attribuent de nouveaux sens. En général, ces anciens caractères sont d’abord réutilisés par une ou quelques personnes. Cette réutilisation est ensuite largement relayée sur Internet pour se répandre avec ou sans changements. Par exemple, le caractère 烎 a d’abord été réutilisé en 2009 pendant une compétition de jeux électroniques pour symboliser le nom d’une équipe. Cette équipe a joué avec acharnement pendant les matchs et son nom a été de ce fait mémorisé. Un grand nombre de publications à propos de cette équipe ont paru sur Internet. Le caractère ancien 烎 est alors devenu familier.

9D’autres fois, les internautes chinois sont inspirés par les créations des internautes étrangers. Les internautes japonais utilisent le signe Orz pour symboliser la tristesse ou la honte car la suite graphique ressemble à un homme à genoux ou prosterné (Figure 5).

Figure 11 : Orz symbole de la honte ou de la tristesse au Japon

Figure 11 : Orz symbole de la honte ou de la tristesse au Japon

Figure 11 : Orz symbole de la honte ou de la tristesse au Japon

10Les internautes chinois vont choisir de remplacer la lettre <O> par le caractère 囧 sans se soucier de sa signification uniquement dans le but d’ajouter par cet élément pictographique un visage expressif à cet homme. Ce signe a donc été écrit par les internautes chinois 囧 rz. Grâce à cette nouvelle utilisation, le caractère 囧 est devenu très populaire et commence à être utilisé seul pour exprimer la tristesse comme nous le détaillerons plus loin.

11Dans la vie réelle, les internautes pratiquent différents métiers. Donc, leur influence ne se restreint pas au monde virtuel. Ils réussissent parfois à les faire entrer dans le lexique quotidien notamment lorsque ceux-ci sont repris par la presse et les médias traditionnels. Ainsi, le concepteur de la mascotte des Jeux Olympiques de la Jeunesse de Nanjing 2014 était un jeune étudiant. Pour baptiser la mascotte des Jeux, il s’est inspiré de la roche caractéristique de la région de Nanjing : la pierre Yuhua, et a nommé sa mascotte [lɣ51lɣ51] qu’il écrit 砳砳. 砳 est un ancien caractère qui signifie « cognement des pierres » et qui est composé de la répétition du même caractère qui pris isolément 石 permet d’écrire  « pierre ». 砳 grâce à cet événement sportif est redevenu connu et a été largement diffusé. Mais comme ce morphème « pierre » [lɣ51] est un homophone du morphème [lɣ51] qui signifie « content », sur Internet, ce caractère 砳 est maintenant utilisé pour dire « content ».

12Sur les messages postés sur les réseaux sociaux d’Internet, nous avons pu collecter vingt caractères anciens (cf. Annexe) qui ont été réanalysés par les internautes qui aujourd’hui les emploient pour exprimer certaines émotions. Ces vingt anciens caractères et les mille phrases contenant ces caractères constituent donc notre corpus. La majorité de ces phrases sont choisies parmi les Hot list, c’est-à-dire les microblogages les plus partagés pendant 24 heures. Cela garantit, dans une certaine mesure, que les utilisations de ces caractères sont bien reconnues par les internautes. Mais avant de les analyser, il est nécessaire d’expliquer rapidement la formation des sinogrammes.

II.3. La formation des caractères

13Nous expliquerons brièvement comment sont formés les caractères afin de comprendre comment les anciens caractères peuvent être réutilisés aujourd’hui sur Internet. Selon Xigui Qiu (1988), il existe en général trois types de caractères chinois, à savoir les idéogrammes, les emprunts phonétiques et les idéo-phonogrammes. Comme la formation des sinogrammes est assez compliquée, nous n’expliquerons que les parties qui concernent cette étude.

14Parmi les sinogrammes, nous avons les idéogrammes à l’intérieur desquels on distingue d’abord les pictogrammes. Les pictogrammes possèdent une certaine ressemblance avec ce qu’ils désignent. Cet ancien caractère 囧 est un pictogramme. À l’origine, ce caractère s’écrivait comme ceci et représentait la lumière traversant une fenêtre (Figure 6). Il note de façon réaliste le morphème [tɕioŋ214] signifiant « lumière ».

Figure 12 : L’évolution du caractère 囧 [tɕioŋ214] « lumière » (Li, [2012], 2014 : 621)

Figure 12 : L’évolution du caractère 囧 [tɕioŋ214] « lumière » (Li, [2012], 2014 : 621)

Figure 12 : L’évolution du caractère 囧 [tɕioŋ214] « lumière » (Li, [2012], 2014 : 621)

15Ensuite, parmi les idéogrammes, nous avons également les caractères composés par la réunion sémantique de caractères (dorénavant appelé CCRS), qui sont, en fait, composés non de caractères mais de dessins appelés clés. Le morphème [ʐi51] qui signifie « soleil » est noté par le caractère日. Le morphème [jyɛ51] qui signifie « lune » est noté par le caractère 月. Alors pour noter le morphème [miŋ35] qui signifie « lumineux », au lieu d’inventer un nouvel idéogramme, on va utiliser les caractères déjà existants. Comme le soleil et la lune étaient les objets les plus lumineux dans l’Antiquité, ce sont leurs caractères qui seront réunis pour composer ensemble ce nouveau caractère 明 qui note le morphème « lumineux ». Une fois écrit dans un même cadre, qui délimite ce que l’on nomme caractère, la partie qui signifie « soleil » et la partie qui signifie « lune » ne sont plus considérés comme étant des caractères, ces dessins sont alors appelés des clés sémantiques et c’est l’ensemble de ces clés qui forme le caractère. Les clés sémantiques sont donc des éléments graphiques qui composent un caractère et qui aide à indiquer le sens noté par celui-ci. Les CCRS sont des caractères composés par au moins deux clés sémantiques qui peuvent toujours dans d’autres contextes, être sont utilisées isolément formant alors des caractères simples (日 est un caractère pour écrire lune alors que dans 明 c’est une clé sémantique qui compose en partie le caractère complexe qui note graphiquement lumineux).

16Les clés sémantiques peuvent être identiques à l’intérieur d’un caractère. Par exemple, ce caractère 口 qui note le morphème [kʻou214] « bouche » peut être utiliser plusieurs fois en tant que clé sémantique dans un caractère complexe. Pour noter le morphème [tɕiɑo51] « crier », on va répéter quatre fois la clé qui note le morphème « bouche ». Voici donc cet ancien caractère嘂qui notait autrefois le morphème « crier ». L’idée étant qu’avec autant de bouches qui parlent, la voix est forcément haute et forte. La réduplication de la clé sémantique est un procédé utilisé, ici, pour symboliser de façon iconique le degré d’intensité.

17La position des clés sémantiques aide aussi à indiquer le sens du caractère. Ainsi en est-il de cet ancien caractère 氼, composé de haut en bas par deux clés sémantiques qui, lorsqu’elles sont employées seules, deviennent des caractères permettant respectivement de noter 水 [ʂʻuei214] « eau » et 人 [ʐən35] « être humain». Donc, grâce à la position dans l’espace de ces deux clés, la représentation graphique du signifié du morphème est imagée. Et nous pouvons facilement comprendre que l’homme est sous l’eau. Ce caractère ancien notait ainsi le morphème [ni51] qui signifiait « submerger ».

III. Réutilisation d’anciens caractères sur Internet dans l’expression des émotions

18Dans cette partie, nous présenterons la réappropriation aujourd’hui de quelques anciens caractères sur Internet pour favoriser l’expression des émotions. Internet utilise de façon prédominante la communication écrite mais tout en cherchant le plus souvent à se rapprocher au mieux de la réalité de l’oral. Ce qui a un intérêt évident pour qui s’intéresse à l’expression linguistique des émotions parce que d’une part, les informations sémantiques et pragmatiques associées à l’intonation, au rythme, au ton, à la vitesse, au silence sont atténuées à l’écrit et d’autre part, parce que la forme des communications effectuées sur Internet est déterminée par les logiciels et les matériaux disponibles. « The Internet is an electronic, global, and interactive medium, and each of these properties has consequences for the kind of language found there. » (David Crystal, 2001 : 23). La réutilisation des anciens caractères s’avère pertinente pour les internautes dans la transmission de leurs émotions sur Internet, puisqu’elle vient combler un manque.

III. 1. La réinterprétation de caractère pictographique

III.1.1. La réutilisation de 囧

19L’idéogramme 囧 qui permet d’écrire le morphème [tɕioŋ214] « lumière » a été réinterprété dans la pratique actuelle. À l’origine, ce pictogramme représentait, comme on l’a vu précédemment (cf. paragraphe II. 3.), de la lumière traversant une fenêtre. Aujourd’hui, c’est la forme du caractère qui a été remotivée puisque les internautes ont trouvé qu’il figurait un visage avec les sourcils tombants et une bouche largement ouverte. Il a, de ce fait, servi à noter le morphème homophone [tɕioŋ214] qui ne signifie plus « lumière » mais « embarrassé » « triste » ou « embarras ». Pour dire par exemple « les cinq plus grands embarras » en chinois standard, on dit :

尴尬的
[wu214ta51kan55kĄ51tɣ51ʂʻi51]
cinqgrandembarrassantchose
« Les cinq plus grands embarras »

20ou

使人难堪的
[wu214ta51ʂʻi214ʐən35nan35kʻan55tɣ51ʂʻi51]
cinqgrandembarrassantchose
« Les cinq plus grands embarras »

21On peut constater que l’unité complexe qui signifie « embarrassant » est très longue puisqu’elle est soit tri- soit quadrisyllabique donc, par souci d’économie, pour gagner à la fois en rapidité et en expressivité, les internautes vont plutôt choisir d’écrire :

[wu214ta51tɕioŋ214]
cinqgrandembarras
« Les cinq plus grands embarras »

22Le morphème [tɕioŋ214] « embarras » est aussi très souvent utilisé sur Internet avec le morphème [məŋ55]. Ce morphème [məŋ55] est un emprunt au japonais. Il est utilisé pour décrire « ce qu’on aime extrêmement ». Par extension, il signifie « très mignon, très joli », « très aimable ». Ces deux morphèmes composent ensemble l’unité complexe [tɕioŋ214məŋ55] qui s’écrit ainsi : 囧萌. Ce complexe est très fréquemment employé pour qualifier quelqu’un ou quelque chose de « très mignon ». Il faut noter que petit à petit le sens du morphème [tɕioŋ214] est associé à celui du complexe [tɕioŋ214məŋ55]. Par conséquent, il va être très souvent écrit par les internautes pour signifier « très mignon », « très aimable ». Il est notamment utilisé pour écrire de façon affective les noms des personnalités étrangères que les internautes apprécient beaucoup. Par exemple, le nom du joueur américain de basket-ball, Joe Johnson est officiellement transcrit 乔·约翰逊 et prononcé [tɕʻiɑu35jyɛ55xan51ɕyn51]. C’est une transcription des sons et les caractères sont utilisés uniquement comme des phonogrammes, ils n’ont pas de sens. Mais, ce nom peut également être écrit par les internautes ainsi : 囧囧森 cette suite de caractères se prononce alors [tɕioŋ214tɕioŋ214sən55]. Les internautes ont ainsi conservé une prononciation du nom du joueur ressemblant assez à celle de l’anglais tout en exprimant par le choix des caractères employés l’expression de leur affection envers cette personnalité puisque dans ce contexte très particulier, on observe une extension du sens du morphème [tɕioŋ214] qui ne signifie plus « embarras » mais « très mignon ». Cette marque affective a été rendue possible à cause de son emploi dans le complexe [tɕioŋ214məŋ55] « très mignon ». Par troncation [tɕioŋ214] prend le sens de « très mignon ».

III.1.2. La réutilisation de 叒

23L’ancien caractère 叒 est un pictogramme. Car, à l’origine, il se dessinait comme ceci . Il représente une personne qui est en train de se peigner. Les parties qui représentent la forme des mains et des cheveux se sont au cours de l’histoire simplifiées.

Figure 13 :L’évolution du caractère (GU, 2008 : 351)

Figure 13 :L’évolution du caractère (GU, 2008 : 351)

Figure 13 :L’évolution du caractère (GU, 2008 : 351)

24Or, aujourd’hui les internautes déchiffrent ce caractère comme si c’était un CCRS. Ils pensent donc que ce caractère est composé de trois clés sémantiques identiques 又. En tant que caractère unique 又 note le morphème « encore ». Cela fait que le sens donné à ce caractère est nouveau puisqu’il est lu littéralement comme la répétition d’une clé sémantique soit : « encore, encore et encore ». Avant la réutilisation de cet ancien caractère, pour dire « Tu es encore encore et encore en retard », il était nécessaire d’écrire trois fois le caractère 又 de façon à exprimer l’intensité de son exaspération :

迟到
[ni214jou51jou5jou51tʂi55tau51]
tuencoreencoreencoreen retard
« Tu es encore encore encore en retard »

25Maintenant sur Internet pour aller plus vite, on privilégie 叒 :

迟到
[ni214ʂʻuɑŋ35tʂi55tau51]
tuencore encore encoreen retard
« Tu es encore encore encore en retard »

26L’émotion exprimée dans cette deuxième phrase est encore plus forte que dans la première. L’ancien caractère 叒associé à un autre morphème permet d’exprimer une exaspération intense de façon plus économique : un caractère au lieu de trois. Ceci est rendu possible grâce à la réanalyse d’un caractère oublié.

III.1.3. La réutilisation de 槑

27Le morphème [mei35] « prunier » était à l’origine écrit comme ceci : . Ce caractère symbolisait deux arbres qui portaient des prunes. Sa simplification donne ceci : 槑. Pour les internautes, ce caractère qu’ils ne connaissent pas est formellement interprété comme étant un CCRS et donc composé de deux clés identiques. Cette clé en tant que caractère simple 呆 note le morphème [tai55] qui signifie « stupide ». En chinois, la réduplication de morphèmes permet la création de nouveaux termes, ainsi il existe l’adjectif [tai55 tai55] « bébète » qui s’écrit 呆呆 en faisant se succéder ce caractère 呆. C’est un mot du langage enfantin. Le redoublement de ce morphème permet d’adresser un reproche de façon affectueuse (donc expressive) avec simplicité. De ce fait, le caractère qui correspondait au morphème [mei35] « prunier » n’étant, depuis longtemps, plus employé, va être réutilisé mais pour noter un autre morphème. Les internautes se réapproprient ce caractère en le réanalysant puisqu’ils y voient un CCRS. Ils vont l’utiliser pour écrire de façon plus iconique le morphème « bébète » à cause d’une lecture littérale de deux clés sémantiques qui par analogie avec un caractère unique vont permettre d’écrire rapidement « bébête ». Comparons les phrases suivantes :

i.老公呆。
[wo214]lao214koŋ35xao214tai55]
monmaritrèsstupide
« Mon mari est bien stupide ».
ii.老公呆呆。
[wo214]lao214koŋ35xao214tai55 tai55]
monmaritrèsbébête
« Mon mari est bien bébête ».
iii.老公槑。
[wo214lao24koŋ35xao2mei35]
monmaritrèsbébête
« Mon mari est bien bébête ».

28Il est visible que non seulement à l’écrit l’emploi d’un seul caractère est plus économique que d’en tracer deux mais égale­ment à l’oral, il est plus économique et plus rapide de prononcer un morphème monosyllabique qu’un dissyllabique. On a affaire à une réanalyse du signifiant de l’idéogramme, assortie d’un procédé économique pour exprimer un sentiment affectueux.

III.1.4. La réutilisation de 兲

29Le morphème [tʻian55] est représenté par le pictogramme d’une personne avec une grosse tête de façon à faire ressortir le sommet de la tête pour désigner ce qui est au-dessus, c’est-à-dire le ciel (Figure 8).

Figure 14 : L’évolution du caractère天 [tʻian55] (Li, [2012], 2014 : 59)

Figure 14 : L’évolution du caractère天 [tʻian55] (Li, [2012], 2014 : 59)

Figure 14 : L’évolution du caractère天 [tʻian55] (Li, [2012], 2014 : 59)

30Au cours de sa simplification, l’idéogramme est devenu : 兲. Les internautes en redécouvrant ce caractère le déchiffrent comme si c’était un CCRS. En haut, ils voient la clé 王 [wɑŋ35] et en bas la clé 八 [pɑ55]. Respectivement, ces deux clés peuvent être utilisées seules. Elles forment, prises isolément, deux caractères. Ces deux clés 王八 correspondent au complexe [wɑŋ35pa55] « tortue ». Comme la tortue est un animal timide, elle rentre dans sa carapace en cas de danger. Donc, par extension, [wɑŋ35pa55] désigne aussi une « personne lâche » et est utilisé souvent comme une injure. Le caractère qui notait le morphème [tʻian55] « ciel » a été oublié et il est actuellement, à cause de sa forme, réinterprété comme pouvant écrire le morphème « tortue » ou « personne lâche » dans d’autres contextes. Le contrôle des utilisations de la langue chinoise sur Internet pénalise les grossièretés. Par euphémisme, les internautes privilégient cet ancien caractère qui note dorénavant le morphème [tʻian55] pour cacher le mot tabou. Cette utilisation permet d’exprimer de façon discrète de fortes émotions. Le réanalyse des caractères anciens servent la fonction expressive mais également, dans certains cas, la fonction cryptique.

III.2. La relecture des clés sémantiques des CCRS

III.2.1. La réutilisation de 烎

31Le morphème [jin35] signifiant à l’origine « lumière » (synonyme de [tɕioŋ214], vu au paragraphe II. 3.) était auparavant noté par ce caractère烎 qui n’est plus utilisé. Les internautes ont pensé qu’il était composé en haut, de la clé qui, en tant que caractère unique 开, correspond au morphème « ouvrir », et en bas de la clé qui, lorsqu’il est un caractère 火, signifie « feu ». Lorsque l’on associe ces deux caractères 开火, on peut écrire le complexe [kʻai55xuo214] qui signifie « tirer le feu». Le lien entre le symptôme physiologique de l’augmentation de la chaleur corporelle et des émotions fait que l’on trouve souvent des métaphores du feu dans l’expression des émotions. En raison de la lecture littérale des deux clés, ce caractère va doter d’un nouveau sens le morphème [jin35] « ouvrir le feu » qui dénote un débordement d’enthousiasme et va donc par extension signifier « débordant d’enthousiasme ». Comme nous l’avons évoqué au paragraphe II. 2, ce caractère a d’abord été repris par une équipe qui participait à une compétition de jeux électroniques en 2009. Il a été utilisé dans un premier temps par les joueurs et les amateurs des jeux, puis il a été adopté dans d’autres domaines sur Internet comme dans la phrase :

中国人起来。
[tʂuŋ55kuo35ʐən35jin35tɕʻi214lai35]
Chinoisdébordant d’enthousiasmese dresser pour
« Les Chinois, se dressent débordants d’enthousiasme ».

32Ce caractère est devenu très rapidement populaire et est souvent employé sur Internet pour manifester son encourage­ment, son adhésion à une cause, son enthousiasme pour quelqu’un ou quelque chose.

III.2.2. La réutilisation de 氼

33Nous avons expliqué au paragraphe II. 3. que le morphème [ni51] « submergé » était noté par l’ancien caractère 氼. Ce caractère est composé, comme on l’a vu précédemment, de haut en bas par deux clés qui lorsqu’elles fonctionnent isolément comme des caractères, 水 note [ʂʻuei214] « eau » et 人 [ʐən35] « être humain ». La juxtaposition de ces deux caractères 水人 permet d’écrire une unité complexe que l’on trouve surtout sur Internet, à savoir [ʂʻuei214ʐən35] « incompétent ». Ce nom a une valeur péjorative. Par conséquent, par analogie le caractère qui notait le morphème [ni51] « submerger » va être employé pour écrire qu’un homme est un incompétent. Il exprime le reproche. Il est aussi à noter que le pronom de deuxième personne « tu » en chinois se prononce [ni214]. Ces deux morphèmes se distinguent phonologiquement d’un point de vue tonal mais malgré tout le morphème [ni51] « submerger » acquiert aussi le sens « tu ». Donc, en employant 氼 les internautes peuvent à la fois désigner l’interlocuteur « tu » et en même temps le qualifier comme un « incompétent » en utilisant cet ancien caractère 氼. De nouveau, la fonction cryptique et la fonction expressive sont liées et trouvent leur expression dans la réanalyse de caractères anciens.

IV. Conclusion

34Le fait que le sens originel et la prononciation des anciens caractères ne sont plus essentiels dans la communication sur Internet prouve dans une certaine mesure que leur fonction référentielle reste une fonction secondaire. La fonction fondamentale de l’utilisation des anciens caractères sur Internet est bien la fonction expessive qui met l’accent sur l’émotion ou l’attitude de l’émetteur.

35La mémoire humaine étant limitée, le nombre de caractères retenus est aussi restreint. Comment noter plus de choses avec un stock limité de caractères ? La réutilisation des anciens caractères constitue donc une solution à cette question. Par la relecture des caractères archaïques, on leur a attribué de nouveaux sens. Ces caractères oubliés vont donc se lire littérale­ment, ce qui est plus facile pour les internautes. La réutilisation des anciens caractères répond ainsi au besoin d’efficacité et d’expressivité dans la communication. Néanmoins, ces nouvelles utilisations des anciens caractères ne sont pas inscrites dans les dictionnaires. Car, la norme refuse ces jeux de mots à partir des sinogrammes par les internautes. Mais, personne ne peut aller à l’encontre de l’évolution. Si certaines utilisations seront éphémères, d’autres, du fait de leur fréquence, entreront sûrement dans la langue puis encore un peu plus tard, seront considérés comme étant conforme à la norme. Ces sinogrammes sont utilisés non seulement sur Internet, mais aussi par tout le monde dans la vie quotidienne. La réutilisation des anciens caractères, en vue de mieux transmettre les messages, constitue ainsi un indicateur d’évolution de l’écriture et de la langue chinoises.


Annexe
CaractèreNotation phonétiqueAncien sensNouveaux sens
1[tɕioŋ214]brillantembarrassé, triste
2[mei35]prune, prunierbébête, naïf
3[ni51]submergertu ; homme incompétent
4[jin35]lumièreprêt à tirer
5[tʻian55]cielcanaille
6 [lɣ51]cognement des pierrescontent, rire
7[ʂʻan55]odeur des moutonsbeaucoup de moutons, content
8[ɕian55]odeur des poissons ; fraisbeaucoup de poissons, frais
9[tɕiɑo51]criercrier très fort
10[mo35]fintrop petit
11[xao51]désirbien, bon
12[tɕian55]déloyalbeaucoup de femmes
13[pən55]fuir par peur (pour un bœuf)très fort
14[ʐən35]bienveillanceinattentif
15[xua51]semer la discordetrès bavard
16[ɕie214]labourer la terre de concertforce physique, très fort
17[ʐuo51]se peignerà maintes reprises
18[tɕiao51]à condition que
19[tsʻu55]galop des cerfsbeaucoup de cerfs
20[lei214]tonnerrebeaucoup de champs

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Benski Tova & Fisher Eran (éds), 2014, Internet and Emotions, New York, London, Routledge.
  • Crystal David, 2001, Language and the Internet, Cambridge, Cambridge University Press.
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  • Qiu Xigui, 1988, Wen Zi Xue Gai Yao (Précis de linguistique), Beijing, Presse des affaires commerciales.
  • Sitographie

    • Le Dictionnaire des variantes graphiques, Le Ministère de l’éducation de Taiwan, http://dict.variants.moe.edu.tw/yitia/fra/fra04619.htm, consulté le 14 mars 2018.

Notes

  • [1]
    L’exposant indique la hauteur tonale. Ainsi le ton descendant-montant du mandarin part du degré deux sur échelle de cinq degrés descend au degré un puis remonte jusqu’au degré quatre.
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