Couverture de LING_522

Article de revue

Deux néologismes par glissement sémantique : quand l’euphémisme cristallise

Pages 271 à 290

Notes

  • [1]
    Article partiellement financé dans le cadre du projet FFI2013-42249P.
  • [2]
    À ce titre, ils sont à rapprocher des « moments discursifs » de Moirand (2007), des moments de rupture dans la vie politique, sociale d’un pays.

1 Si l’euphémisme euphémise, atténue-t-il toujours ?

2 Partant des questionnements soulevés autour du processus vectoriel d’euphémisation et ses frontières dans la presse francophone actuelle, nous avons interrogé le fonctionnement et les valeurs même de l’euphémisme, ses valeurs discursives, sémantiques et pragmatiques.

3 À travers deux cas de néologisation par glissement sémantique dans le discours récent de la presse française, nous nous proposons d’aborder, par leur fonctionnement en discours, les mécanismes d’évolution sémantique et du processus d’euphémisation qui les sous-tend. L’un, optimisation fiscale, est issu de la sphère politique et commenté ensuite dans les médias, l’autre, les quartiers, émane de la presse et correspond à la désignation euphémique de certaines banlieues qui parvient à s’affranchir d’adjectifs tels que populaires, difficiles ou défavorisés. Si la source locutive, le destinataire et le médium jouent un rôle prépondérant dans cette orientation pragmaticoénonciative, on s’attachera surtout à montrer que c’est la dynamique de circulation qui induit des effets de sens particuliers. Ces lexèmes entrent dans un mouvement interdiscursif et interlocutif d’interprétation ou de réappropriation et deviennent alors des outils d’un dire sans dire et le lieu de cristallisation d’enjeux sociomédiatiques. Loin de se confiner à un adoucissement du discours, ils révèlent souvent des prises en charge idéologisées qui apparaissent en filigrane et, à ce titre, ils peuvent produire des effets inverses : la dramatisation, voire la polémique.

4 D’un côté, l’euphémisme est associé à la politesse et à la prudence, et de l’autre à la volonté de tromper : « L’euphémisme est l’un des multiples mécanismes que la langue offre à qui veut paraître délicat et prudent, mais aussi obscurcir ou cacher délibérément la réalité. » (López Díaz, 2013 : 378). Certains mécanismes sémanticoénonciatifs sous-tendent ce double procédé d’euphémisation.

5 La lecture euphémique d’un discours se fonde sur un fonctionnement dialogique interdiscursif et le processus d’euphémisation repose ainsi sur une interdiscursivité intrinsèque, afférant parfois à un socle doxique (Bonhomme, 2005 ou Jaubert, 2008). En cela, il relève d’un phénomène éminemment énonciatif et situationnel, un effet de discours souvent lié à l’ensemble de valeurs sociohistoriques d’une langue-culture : c’est l’usage social qui transforme cet emploi en règles, en véritables normes de politesse visant, par le biais d’une version bémolisée (Haillet, 2004 : 13), l’atténuation de l’effet que pourrait produire une formulation plus directe. L’acte d’euphémiser renvoie à un usage social, à un dire d’un autre, à un déjà-dit, un dit-par-un-autre que-moi (doxique : dialogisme interdiscursif) et se fonde sur un travail de réappropriation, de coconstruction par l’énonciataire, sa connivence (dialogisme interlocutif).

6 Dans ce cadre dialogique, le processus d’euphémisation œuvre comme outil de modalisation et de désamorçage : le traitement par atténuation participe d’un phénomène plus général de modalisation. Comme outil de modalisation, il peut se diluer dans une euphémie orientée pragmatiquement, voire argumentativement, et refléter certains usages dans la presse en visant par exemple la construction d’un ethos spécifique. Ces moyens de détournement du dire traduisent un constat de décalage (Krieg-Planque, 2004) et se rapportent à l’euphémisation du discours faite par leurs différents énonciateurs dans la presse (journalistes, politiques, vedettes, etc.). Lorsque ces énonciations recourent à l’euphémisme, s’esquissent la construction d’un ethos et de certaines tendances idéologiques (assumées ou non). Comme outil de désamorçage d’une conflictualité latente, en contexte de dysphémie (situations potentiellement polémiques touchant à des thèmes sensibles de l’actualité sociopolitique française), certaines formulations édulcorées apparaissent, qui peuvent sembler aseptisées, mais qui, en définitive, axiologisent le discours.

7 Le champ discursif de la presse est propice à l’euphémisme tant d’un point de vue discursif que sociodiscursif, car il table sur une dynamique d’informativité mais aussi sur une forme de connivence avec le lecteur et une spectacularisation de l’information : informer, c’est dire du nouveau en s’appuyant sur une communauté sociodiscursive, et souvent, finalement, sur un consensus commun. Or, si l’euphémisme éclot sur un nid de polémique et/ou de conflictualité, cette euphémisation mène-t-elle à un lissage ou à une axiologisation, voire à une idéologisation du discours de presse ? De surcroît, le discours de presse se construit sur un dialogisme inhérent qui constitue un terreau favorable à cette euphémisation. La circulation médiatique de ces tournures favorise-t-elle une réappropriation intertextuelle pour le public, et cette dynamique de circulation induit-elle des effets de sens particuliers ?

8 Les jalons de notre réflexion se poseront sur un axe sémanticodiscursif, puis un axe pragmaénonciatif et enfin un axe sociodiscursif, les enjeux pour la presse. Il s’agira de montrer comment la nécessité de contextualité travaille la manière dont il s’insère dans la matérialité discursive et parvient à infléchir le discours dans sa dimension pragmatique ; il devient une charnière entre les niveaux micro et macro de ces processus, un pivot pragmatique production/réception.

9 À partir d’une approche succinctement descriptive et typologique de leurs emplois, il s’agira de montrer le poids de la presse dans cette mise en interdiscours : la création d’un interdiscours euphémisant que la presse va contribuer à ensuite relayer. L’euphémisme devient alors une catégorie opératoire pragmatiquement, dont nous étudierons le fonctionnement (inter)discursif par la mise en évidence de certaines valeurs référentielles et pragmatiques. Ces valeurs sémanticodiscursives dévoileront un traitement tensif de la catégorisation dans l’espace public, qui polarise l’opinion publique et cristallise des enjeux politiques et sociaux. Notre propos est ici, in fine, de cerner la nature des euphémismes dans la dynamique entre texte et contexte, langue et discours et d’infléchir la question de la stratégie d’atténuation du dire euphémique vers des effets d’amplification et de dramatisation.

10 Notre corpus est constitué d’articles issus de la presse d’opinion publique non spécialisée, sélectionné sur la base d’une recherche sur Europresse, entre 2005 et 2015. Optimisation fiscale et les quartiers interviennent tous deux en contexte polémique et témoignent d’une néologisation par glissement sémantique. Cette dérive sémantique met en lumière une appropriation de la langue en discours, car ces néologismes semblent opérer à l’épreuve d’une contextualisation en discours aussi bien générique que socioculturelle.

11 C’est dans ce cadre heuristique que nous analyserons le cas de ces deux néologismes par glissement sémantique, entre effets euphémisants et cristallisation d’enjeux socio-médiatiques. Ces néologismes constituent des euphémismes « (semi)lexicalisés » (Quarta, 2009) dont le processus de lexicalisation en cours repose sur un glissement de sens et sur une connaissance préalable de ces enjeux par le lecteur ; en effet, elle implique « un consensus de nature foncièrement extralinguistique, qui se fonde sur l’axiologie, voire l’idéologie dominante d’une communauté de locuteurs » (Paissa, 2009 : 75).

I. « les  quartiers » : une dynamique euphémique clivante

12 Nous aborderons les quartiers comme une expression euphémique dans la représentation des banlieues françaises, puis nous passerons en revue le rôle polarisant du cotexte puis, enfin, nous tâcherons d’en dégager la dynamique interdiscursive clivante.

1.1. Une expression euphémique dans la représentation des banlieues françaises

13 Du point de vue lexical, dans le discours ambiant de presse, l’analyse segmentale fait émerger une tendance à la structure  quartiers + expansion à droite, surtout de type adjectival : populaires, sensibles, dits populaires, dits sensibles, prioritaires, ghettos, difficiles, en difficulté, défavorisés, moins favorisés, déshérités, pauvres, précaires, ou avec une adjonction prépositionnelle : en situation d’urgence, en difficulté, etc.. Ces expansions peuvent d’ailleurs s’entendre elles-mêmes comme euphémiques : « La locution euphémique “zone sensible” peut être reconduite au phénomène culturel du politiquement correct, dont le but est de créer un langage normatif et élusif, afin d’éviter de heurter la sensibilité de l’opinion publique pour donner une image positive » (Quarta, 2009 : 88).

14 Mais le corpus met en évidence la présence d’occurrences sans expansion à droite, sans caractérisation ni catégorisation adjectivale, uniquement au pluriel défini (les quartiers ou, parfois avec un possessif, nos quartiers), notamment dans les tournures jeunes des quartiers et dans les quartiers. Ces occurrences apparaissent depuis le début des années 2000 dans l’espace médiatique français (ici, la presse écrite, mais on observe également le même phénomène à la radio ou à la télévision), et un accroissement des occurrences en 2005 puis 2010 (émeutes d’octobre 2005 à Clichy-sous-Bois et propagées à d’autres banlieues françaises : déclencheurs de différents « plans banlieues » du gouvernement).

15 Quartiers désigne alors des territoires urbains ou périurbains populaires, marqués par un taux de chômage important et des faits de délinquance plus nombreux que la moyenne nationale. Cet emploi sur le mode de l’élision en fait une désignation euphémique : « on peut constater l’usage très fréquent du terme [quartiers] dans un sens absolu, le mot en question contenant en soi le sens de l’adjectif sous-entendu […] où le mot quartier porte la connotation négative de l’adjectif omis, ce qui nous fait penser à un moyen de substitution euphémique par ellipse » (Quarta, 2009 : 89).

16 Du point de vue sémantique, si la référence du terme source s’est réduite (les quartiers ne sont plus que les quartiers populaires), quartier s’est enrichi d’une nouvelle valeur de quartier populaire, avec rapport d’extension et d’inclusion (synecdoque) : les jeunes des quartiers renvoient aux jeunes des quartiers défavorisés, populaires, et un énoncé comme « ça se passe dans les quartiers» signifie « ça se passe dans certains quartiers », comme sous-ensemble donc. La superposition du sens tout en gardant son sens originel permet par métonymie d’opérer une segmentation de la population (avec une dimension identificatrice) en même temps qu’un enrichissement du sens de populaires, difficiles. Cette dérivation sémantique par superposition figurée résulte d’un glissement de sens analogique, d’une extension d’un sens « concret » à un sens « abstrait » (Tamba-Mecz, 1979 : 10) et ne se réalise qu’en discours. Dit autrement, l’analyse lexicale et sémantique appelle nécessairement ici une coanalyse discursive.

17 L’absence d’adjectif induit une lecture élusive du terme et joue sur un implicite, car il provoque une délimitation du sens, se fait par connivence et met en place un entre-soi. Cette connivence est source d’économie cognitive : nul besoin d’énoncer l’adjectif, d’expliciter la caractérisation, l’énonciataire et l’énonciateur se comprennent à demi-mot. Sa récurrence dans les titres atteste d’une charge catégorisante suffisamment forte pour activer un effet de captation. Le caractère devenu dispensable de l’adjectif charge le substantif d’une double valeur : la sienne et celle de l’adjectif absent. Cette accumulation n’est possible que par le fait d’une forte circulation médiatique, la récurrence de cet emploi spécifique induit une sédimentarisation du sens par circularité. En trouvant finalement son fondement dans l’interdiscours, ce fonctionnement sémanticodiscursif contribue lui-même à alimenter cet interdiscours et cet entre-soi.

18 En effet, initialement, ne pas stigmatiser par l’emploi d’un adjectif qui serait connoté négativement témoigne plutôt d’une volonté d’adoucissement, car elle pose une modalisation atténuée. Cependant, l’observation du corpus montre un résultat inverse dans la mesure où la non-caractérisation explicite met en jeu un implicite qui tabouise le référent : la volonté euphémisante au départ aboutit à une dramatisation discursive du référent. En restant dans un non-dit émerge une conflictualité latente qui finit par stigmatiser. À cet égard, certains procédés d’euphémisation de discours circulants nous semblent s’écarter du « traitement détensif » analysé par Bonhomme (2005 : 244, 2012 : 7) et deviennent, malgré eux, des éléments que l’on pourrait qualifier alors de « tenseurs ».

19 Interrogeons par exemple la concurrence avec d’autres désignations puisque, dans un même texte, quartiers peut intervenir comme pendant lexical de cité (1) ou de banlieue.

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(1) Pour les jeunes des cités. Une association vient de naître pour soutenir les jeunes des quartiers. […] L’idée, c’est de soutenir les jeunes des quartiers, de les encourager dans leurs démarches de recherche d’emploi, de stage ou de formation […] si cela peut permettre de rappeler qu’il n’y a pas que des délinquants dans les quartiers, alors tant mieux
(Presse Océan, 03/12/13).

21 Cette concurrence montre une distinction entre perception et désignation de ces territoires. Les facteurs cotextuels y jouent un rôle déterminant pour mettre à jour des traits sémantiques latents (activés ou non activés selon la source énonciative) de quartiers et qui ne le sont pas nécessairement pour cité ou banlieue.

1.2. Le rôle polarisant du cotexte

22 Le réseau sémantique déployé est régulièrement connoté négativement : les problématiques sociales (fracture sociale, l’immigration, l’emploi, la délinquance, la discrimination…) apparaissent en filigrane même si ces articles visent à louer/valoriser telle ou telle initiative (culturelle, économique, etc.). Dans beaucoup d’emplois, les quartiers est ainsi explicité indirectement par le réseau sémantique cotextuel qui lui attribue certains de ces sèmes. À d’autres reprises, le lexème subit une explicitation directe adjectivale et cotextuelle connotée négativement : paupérisation, stigmatisation, discrimination, difficulté d’insertion pour les publics éloignés de l’emploi (Ouest-France, 16/05/15), échec scolaire, chômage, précarité, réputation sulfureuse, ghettoïsation, colère sourde. Ces zones urbaines peuvent être explicitement dénommées, écartant alors l’effet élusif et allusif originel de la désignation les quartiers :

23 (2) La sourde colère des jeunes des quartiers

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Tous ont un point commun : ce sont des « jeunes des quartiers ». Avec tout ce que sous-entend cette formule simplificatrice : échec scolaire, chômage, précarité, réputation sulfureuse, ghettoïsation… Beaucoup sont issus de l’immigration, mais pas tous. […] Alors qu’eux attendent de « vrais projets pour l’emploi dans les quartiers »
(Midi Libre, 04/12/11).

25 La récurrence de l’usage sans catégorisation adjectivale (ou prépositionnelle) impose une lecture autre que simplement euphémique : une lecture axiologique, voire idéologisée. L’article suivant, extrait du journal communiste L’Humanité du 09/01/15 fait mention de cinq occurrences de quartiers, dont une seule non catégorisée dans la formule la France des quartiers. Cette désignation s’oppose à l’unité populaire (dans la journée de rassemblement post-attentat, le 11/01/15) et aux valeurs républicaines de Liberté, Égalité, Fraternité. En omettant l’adjectif, la presse ancre son discours dans un non-totalement-dit et infère par là même une conflictualité latente, au cœur d’une problématique de mixité sociale, de citoyenneté. La non-nécessité de catégoriser le lexème pour le charger d’une valeur sémantique spécifique induit ici une dialectique entre les quartiers et la République ; dialectique que l’on retrouve dans de nombreux articles, de toute orientation idéologique (L’Humanité ou Les Échos), et qui repose sur un interdiscours prégnant :

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(3) Une journée d’unité populaire dans toute la France
En attendant, la journée de deuil national, annoncée lors de la même intervention présidentielle, a mobilisé la France du travail, la France des écoles, la France des services publics, la France des quartiers, en attendant celle du sport, ce week-end. À Saint-Denis, […] notre message est un message de paix et de responsabilité, nous rappelons qu’au fond de ces quartiers abandonnés, l’immense majorité des habitants croient encore aux mots de Liberté, Égalité, Fraternité !
(L’Humanité, 09/01/15).

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(4) Manuel Valls a présenté la soixantaine de mesures décidées à l’issue du comité interministériel des villes. Elles doivent permettre de renforcer les obligations en matière de logement social dans les quartiers, de réformer la carte scolaire pour plus de mixité sociale et fixent notamment pour 2017 un objectif de scolariser la moitié des enfants de moins de trois ans dans les quartiers »
(Les Échos, 09/03/15).

28 Par l’activation de tel ou tel réseau sémantique, le cotexte s’avère donc un révélateur des pratiques sociales. Nous rapprochons « quartiers » ici du concept des « noms collectifs » étudiés par Lecolle (2008) qui travaille l’« identité collective de [ces] mots du clivage » : « Dans le contexte de faits sociaux discutés et problématisés dans les discours publics, comme celui de l’identité et de son corollaire, l’altérité, « communauté » voit son sens se spécifier, pour devenir un désignateur identitaire» (Lecolle, 2008 : 340). Il semble ainsi que quartiers fonctionnerait en discours comme un « désignateur identitaire» ou plutôt un démarcateur identitaire, un « hétérodésignant » (Krieg-Planque, 2005 : 1), dans la mesure où il (sup)pose un ancrage plus ou moins explicite dans un interdiscours médiatique et lui procure un pouvoir potentiellement clivant.

1.3. Une dynamique interdiscursive clivante

29 Peu s’en faut, toutes les occurrences du mot quartiers employé seul ne se donnent pas pour ouvertement axiologisées : une occurrence sur cinq ne bénéficie en effet d’aucune explicitation et se pose comme savoir partagé, presque doxique, tendant vers un emploi lexicalisé ou en voie de l’être. On trouve la plupart de ces occurrences dans toutes les rubriques : faits divers, culture, sport, vie sociale, people et dans un large éventail de journaux et magazines. Son emploi ne se restreint pas simplement à ce qui s’apparenterait à un microcosme parisien, mais s’avère extrêmement répandu dans la presse, ce qui favorise une forte interdiscursivité. Il émerge, en filigrane, l’idée de démocratisation, d’insertion par le sport, la culture. La désignation de quartiers pose déjà une démarche sociale d’intégration (ou de non-intégration).

30 L’utilisation de guillemets (5) illustre l’existence de cet interdiscours, puisqu’ils relèvent d’un dispositif qui renvoie à un déjà-là, à un discours antérieur, tenu par un autre, un tiers indistinct ou une doxa. Les guillemets fonctionnent comme une atténuation par insertion de signaux de mise à distance, une conscience de la part du locuteur de l’inadéquation de ces expressions autant que comme outil d’inscription dans un interdiscours médiatique, tout comme des tournures telles que « dans ce qu’on appelle les quartiers » (6), dans lesquelles le « on » renvoie à cet avant-dire, plus ou moins doxique :

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(5) Existe-t-il une « fracture coloniale » ? Étudiant la naissance de ces « quartiers » ou plutôt de ces « grands ensembles », qui sont uniques en Europe, par leur composition, Yves Lacoste entreprend de saisir les raisons de ce mal-être 
(Le Figaro, 27/05/15).

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(6) Quand on observe la diversité des personnes qui vivent dans ce qu’on appelle les quartiers on comprend que c’est une réalité qui s’étend bien au-delà des immigrés et de leurs descendants
(Libération, 14/05/15).

33 En somme, parler de quartiers déclenche une dynamique clivante de segmentation et de dialectisation de la société. Il se crée alors une altérité sociale, poussée parfois jusqu’à la stigmatisation, et présentée, par cet ancrage dans cette interdiscursivité, comme partagée de tous, allant de soi, de sens commun. Indice d’une volonté première d’atténuation, il finit par mettre en discours une altérité qui ne requiert même pas de catégorisation, tant elle se pose comme évidente, et en cela, il s’avère particulièrement propice au discours médiatique : il produit un mouvement vers un interdiscours politiquement correct en même temps qu’il opère une segmentation de la société, sans doute un peu simpliste, avec le risque de tomber dans une dramatisation du discours.

II. « Optimisation fiscale » : une question de curseur

34 Le deuxième microdispositif étudié est issu de la sphère politique et subit bon nombre de métacommentaires à travers des énonciations très diverses. Sa forte saillance politico-médiatique fait de « optimisation fiscale » une expression particulièrement intéressante, car « potentiellement euphémique » (Ruccela, 2013) par son utilisation semi-figée et le renvoi qu’elle enclenche à un pan du discours public et à l’argumentation politique.

35 Initialement, il s’agit d’une catégorisation lexicale avant tout technique d’un processus réfléchi, calculé, d’investissements visant à rendre optimale la fiscalité des entreprises ou de particuliers aisés afin de payer moins d’impôts. C’est à partir du scandale médiatique de « LuxLeaks » en novembre 2013 que ce terme sort de la presse spécialisée et commence à circuler dans la presse généraliste, entrant ainsi dans la sphère de l’espace public et passe d’un acte d’explication et d’information à un acte de (re)catégorisation négative directe ou indirecte (reformulation d’amalgames, réseau lexical cotextuel négatif). Comment la divulgation de plusieurs scandales favorise une cristallisation d’enjeux publics et une réappropriation polémique qui mène à un semi-figement de la tournure ?

36 Derrière un mot connoté positivement comme « optimisation » se met en place une sorte de neutralisation de la portée sémantique de leur discours par anticipation (Sorlin, 2010 : 100). En effet, si « optimisation » est connoté positivement (« rendre optimal »), le suffixe suppose une forme de vectorialité (optimal pour qui ?) et l’adjectif « fiscal » déclenche un réseau sémantique économique, renvoyant donc au bien collectif. Il nous semble que l’association de ces traits sémantiques : un processus positivé mais vectorialisé déployé dans le champ épineux de l’impôt constitue un terreau propice à la « querelle de mots » (Micheli, 2013) et à la polémique.

37 De reprise en reprise, la tournure se charge d’une connotation idéologique qui lui attribue une dimension euphémisante, volontiers cotextualisée négativement (on observe une polarisation du terme en fonction des énonciations) : sa circulation interdiscursive le fait entrer dans une logique de voilement/dévoilement et tend à la réappropriation interprétative de « optimisation fiscale ».

38 Nous l’aborderons en premier lieu comme acte d’explication et d’information, puis comme acte de (re)catégorisation négative directe ou indirecte qui contribue à l’acception euphémisante du terme et enfin en troisième lieu, comme réappropriation polémique par la divulgation de plusieurs scandales. Le glissement qui se réalise d’une acception à l’autre posera la valeur euphémisante selon une question du curseur.

2.1. Actes définitoires - acte d’explication et d’information

39 Le réseau sémantique souligne un trait de technicité et fonctionne sous le régime de l’anaphore ou de la cataphore puisque le lexème apparaît régulièrement dans les titres, accompagné de métacommentaires périphrastiques définitoires : caractérisé de « pratique », « avantage fiscal », « montages fiscaux », « un dispositif fiscal qui permet aux grands groupes internationaux de réduire leur niveau d’imposition », « un mécanisme assez simple qui permet d’augmenter les charges de l’entreprise afin qu’elle paie moins d’impôt, ce qui est parfaitement légal », « mécanismes d’exonération », « système mis en place au Luxembourg pour permettre aux multinationales de payer le moins d’impôts possible », « pratiques fiscales » (Le Monde, 26/02/2015, Le Figaro, 12/08/15). Ces utilisations répondent à un acte d’explication et d’information de la part du journaliste et se placent dès lors dans une axiologie neutre de métacommentaire et de reformulation (1’).

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(1’) Quand EDF fait de l’optimisation fiscale aux Pays-Bas. Selon un quotidien néerlandais, de grandes entreprises publiques françaises investissent via leur filiale aux Pays-Bas pour payer moins d’impôts (Le Point, 23/01/13).

2.2. Glissement : acte de (re)catégorisation négative directe ou indirecte

41 Or, ce fonctionnement anaphorique entraîne des reformulations amalgamantes au travers d’un réseau lexical cotextuel négatif qui contribue au développement d’une acception euphémisante du terme. Sa circulation dans l’interdiscours, le caractère technique (« montages » et « pratiques fiscales ») se trouve infléchi axiologiquement par l’ajout d’un qualificatif (« pratiques fiscales agressives ») ; il est repris par des termes axiologisés (« astuce », « tour de passe-passe »), se trouve connoté négativement et pose une opposition (« combat contre ») :

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(2’) Le G20 s’attaque à l’optimisation fiscale des multinationales .
Lutter contre l’évasion fiscale reste la priorité des grands argentiers de la planète. […] Le G20 s’attaque aujourd’hui aux pratiques fiscales agressives des multinationales. […] Il s’agit surtout de mettre un terme aux tours de passe-passe qui permettent à ces grands groupes de localiser, en toute légalité, des profits dans des juridictions peu ou pas taxés, via des montages sophistiqués et des sociétés-écrans, afin d’échapper à l’impôt sur le lieu de leur activité réelle. […] Les Européens sont aux avant-postes du combat contre l’optimisation fiscale, avec en tête Paris, Berlin et Londres
(Le Figaro, 19/07/13).

43 Ainsi, le réseau sémantique cotextuel pèse axiologiquement, notamment par l’ajout de l’adjectif, abusive ou agressive (environ 10 % des articles de notre corpus comportent l’épithète abusive et 10 %  agressive qui apparaît en moyenne quatre fois par article, avec effet de répétition donc). L’association cotextuelle indirecte se réalise également avec des termes chargés d’une connotation très négative, le plus fréquemment : fraude (40 %) ou évasion (20 %), induisant une dimension morale : provoque une  indignation (3’), parfois paradis fiscal, et/ou lutte contre, lutter, combattre (2’), (3’), avec des combinaisons possibles de ces termes entre eux.

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(3’) La fiscalité luxembourgeoise: comment un si petit État peut être à l’origine d’un système d’évasion fiscaleà si grande échelle.[…] Quel que soit le degré d’évasion fiscale, ce système légal mais qui prive les États membres d’importantes recettes fiscales est de plus en plus contesté dans un contexte de disette budgétaire. Le G20, par l’intermédiaire de l’OCDE, fait pression pour que le Luxembourg retire les mesures qui permettent cette évasion fiscale à grande échelle. Les pays eux-mêmes s’indignent ouvertement contre ces procédés […], un plan de lutte contre l’optimisation fiscale agressive des multinationales doit être adopté
(Le Figaro, 06/11/14).

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(4’) L’Irlande ne veut plus être un paradis fiscal. Sur le fil séparant l’optimisation fiscale de la fraude[…] Nous nous trouvons là sur le fil séparant l’optimisation fiscale de la fraude. Si de tels montages ne sont pas illégaux, ils ne correspondent pas à la réalité économique d’une entreprise. L’impôt n’est pas dû et versé là où la société réalise de l’activité et des bénéfices, lésant en recettes fiscales tous les pays concernés. Un manque à gagner regrettable pour les États, en ces temps de crise économique et de ressources budgétaires introuvables !
(Le Monde, 01/10/14).

46 Ces associations relèvent d’une telle récurrence dans l’espace médiatique (plus de 80 % de notre corpus) que certaines prennent un caractère quasiment prototypique : optimisation fiscale abusive, optimisation fiscale agressive, lutte contre l’optimisation fiscale agressive, lutte contre la fraude et l’optimisation fiscale, favorisant les amalgames et la polarisation du terme. Certains articles en ligne donnent ainsi lieu à des métacommentaires de la part d’internautes qui montrent une forte propension à l’axiologisation, comme dans cet exemple pour l’article du Figaro du 19/07/13  (Le G20 s’attaque à l’optimisation fiscale des multinationales, 14 posts au total) :

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(5’)jpee : La fraude et l’évasion fiscale existe que lorsque le taux d’imposition d’un pays est confiscatoire. La différence d’imposition des pays de l’OCDE est énorme. On ne peut empêcher qu’en harmonisant et on en est très loin. Mais imposer qu’une firme qui crée une filiale à l’étranger soit taxée au pays d’origine de cette filiale est un arrêt de mort de la libre circulation des biens ! et ce serait la fin du libéralisme ! 
(6’) capharnaüm : Optimisation fiscale, c’est lorsque les personnes qui devraient faire la chasse aux fraudeurs, les aident à contourner la loi. 

48 Cette tendance souligne une réappropriation du terme dans les médias à grande diffusion. Par cette circulation médiatique, ce lexème économique se charge d’une connotation sociopolitique polarisée : lutte des classes, système capitaliste européen, dichotomie entre d’un côté, les contribuables riches qui veulent payer moins d’impôts, les grandes entreprises qui font de gros bénéfices au détriment des États et de l’autre, les États en pleine crise financière et les contribuables lambda. Dans un contexte discursif de divulgation de plusieurs scandales économiques et financiers, l’« optimisation fiscale » pose une dialectique manichéenne. Par son imbrication de la notion de fiscalité qui appartient à la sphère politicoéconomique du bien public et d’un réseau sémantique axiologisé, moralisateur ou guerrier, il permet la bascule du débat citoyen vers la polémique.

2.3. Réappropriation polémique

49 De 2013 à aujourd’hui apparaissent dans la presse des occurrences dans une acception jugée euphémique. Ce jugement d’euphémisation apparaît par deux biais, implicitement ou explicitement.

50 Implicitement, dans la presse, par le recours à des guillemets. Ce procédé procède d’une mise à distance par l’attribution à une source locutive extérieure, assez floue. Le caractère jargonnant du terme combiné à ce flou de la prise en charge énonciative contribue à favoriser un infléchissement idéologique du terme, politique ou éthique. Les guillemets sont suivis ainsi d’une paraphrase explicative ou donnent lieu à des reformulations périphrastiques qui se placent dans une axiologie nettement négative :

51

(7’) Optimisation fiscale : la guerre aux multinationales est déclarée
Avec sa prochaine « carte des radars », Bercy veut dissuader les tricheurs. Bruxelles compte agir avec son « paquet transparence » à l’échelle européenne. Objectif commun : redresser les recettes du fisc.
[…] Leur méfait ? Minimiser leurs profits. Une pratique légale, baptisée « optimisation fiscale », qui consiste à utiliser des dispositifs fiscaux existants pour alléger la facture. […] Une offensive visant à mettre la pression sur les États membres trop accommodants et à exposer les entreprises qui se livrent à une planification fiscale agressive
(Journal du Dimanche, 15/03/15).

52 Explicitement, et ce, plutôt dans les discours sur Internet ou comme certains posts en réaction à l’article en ligne du Figaro du 11/09/2015 (« Google France n’a payé que 7,7 millions d’euros d’impôt sur les sociétés en 2013. La filiale française de Google se livre à une optimisation fiscale pour réduire ses résultats financiers ») (9’) (10’) :

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(8) L’optimisation fiscale : une guerre contre la démocratie
Jamais les riches n’ont été aussi riches et n’ont payé aussi peu d’impôts. Quelque 20 000 à 30 000 milliards de dollars, les deux tiers de la dette mondiale, se sont ainsi évanouis dans la nature au cours de mesures d’« optimisation fiscale », un euphémisme comme notre époque en raffole pour ne pas appeler la triche et l’escroquerie par leur nom. Ces sommes invraisemblables ne sont bien sûr pas perdues pour tout le monde. Une petite dizaine de millions d’individus s’en goinfre, plongeant les sept milliards restant de l’humanité dans une disette relative, voire bien réelle (868 millions souffrent de la faim qui tue l’un d’entre eux toutes les quatre secondes). […] L’enquête qui mène de paradis fiscaux aux cabinets de conseil en « optimisation fiscale » en passant par les antichambres de banques montre à l’aide d’interviews et d’animations comment se creuse la dette des États au profit de quelques particuliers qui vivent de dividendes. Tout passe par de savants montages (www.lepartidegauche.fr, 09/09/13).
(9’) dlandy: « L’optimisation fiscale » (Ô le doux euphémisme) est un sport national pour nombre d’entreprises du CAC 40. Elle est pratiquée également par de nombreux particuliers fortunés, qui bénéficient de l’aide de toute une armada d’avocats pénalistes. Détourner la Loi telle qu’elle existe en l’état, avec ses failles, ne semble manifestement pas poser des problèmes de conscience ou d’éthiques pour certaines personnes.
(10’) Repronche : Ben oui quoi… pourquoi tricher quand il suffit de faire voter les lois qui vont bien ? Allez les pauvres, le libéralisme vous sauvera ! Si si !

54 Son utilisation axiologise, voire polémise le discours sur fond d’interprétation euphémique cette pratique financière. Parce qu’il repose sur un certain flou référentiel, il agit en « substitut potentiellement euphémique » (Ruccela, 2008 : 79) en permettant une lecture euphémique, biaisée qui réaliserait un « contraste contextuel » (Bonhomme, 2005 : 60), ou une « évaluation du décalage entre les mots employés et la réalité désignée. » (López Díaz, 2013 : 379), entre ce qui est énoncé et son contexte référentiel. « C’est la reconnaissance ou non de ce contraste, ou l’évaluation de l’interprétant de la présence d’un contraste, qui reconnaît le substitut potentiellement euphémique » (Ruccela, 2008 : 79). Son glissement sémantique se fonde sur ce « contraste contextuel » possible que renforce le contexte politicomédiatique de dysphémie. C’est dans la lecture de ce contraste que se produit le « jugement d’euphémisation » (« le fait de désigner explicitement une formulation comme un “euphémisme” », Krieg-Planque, 2004 : § 2-4). En tant qu’opération métadiscursive, ce jugement a des incidences énonciatives et pragmatiques, comme de « construire un ethos de modération, « adresser un signe de connivence » ou « traduire une réalité que l’autre nomme imparfaitement » (ibid.).

55 La circulation dans les médias invite à la réappropriation du terme initialement restreint à une sphère d’activité bien précise et donc, à en faire potentiellement l’objet d’une évaluation axiologique subjective, formant alors une sorte de base consensuelle sur fond de discours moralisateur. Cette mise en interdiscursivité médiatique contribue à modeler une sorte de communauté de pensée, qui se fonde sur des principes de médiation et de dévoilement de l’éthique journalistique ou d’engagement citoyen.

56 Finalement, la réflexion sur le glissement sémantique de « optimisation fiscale » vers l’euphémisme nous aura amenée à une réflexion sur son inscription dans le débat social collectif à travers la circulation des discours et son mode de constitution par dichotomisation. On voit ainsi apparaître également des discours où il est axiologisé positivement, comme contre-discours à ce jugement d’euphémisation ambiant. Ces discours constituent des métacommentaires : ils répondent à un acte réorientatif d’explication et d’information qui fait de l’optimisation fiscale un procédé positif du point de vue économique :

57

(11’) Le point de vue de Frédéric Sautet (économiste)
L’optimisation fiscale : un symptôme plutôt qu’un scandale
C’est évidemment peu dire que l’optimisation fiscale n’a pas bonne presse. […] S’il est juste d’assurer la répression des actes illégaux comme la dissimulation de revenus, fustiger l’optimisation fiscale conduit à commettre une erreur d’analyse grave. Car, si l’évasion est illégale, l’optimisation ne l’est pas ; alors que la première pratique consiste à cacher des sommes au fisc pour en éviter les prélèvements, la seconde réside au contraire dans la pure application de la loi ! Il est étonnant que, dans un état de droit, l’usage strict de la norme soit ainsi jugé immoral : on amalgame l’utilisation du droit et sa violation. En noyant ainsi l’optimisation fiscale dans l’opprobre, on s’interdit de penser cette stratégie comme une réaction rationnelle à un malaise généré par notre système d’impôts. Si l’évasion fiscale est une fraude, l’optimisation est un symptôme. Qu’on le veuille ou non, l’optimisation relève d’un choix intelligent »
(Les Échos, 26/05/15).

58 Optimisation fiscale entre alors dans une « querelle de mots » où le mot « devient, pour une durée médiatique limitée, ce à propos de quoi il y a lieu de s’affronter » (Micheli, 2013 : §1). En devenant un « objet du désaccord », il entre dans une dynamique dialogique de travail de positionnement des différents énonciateurs dans le cadre de la circulation médiatique de leur parole. Le secteur d’activité sociopolitique de la fiscalité et le contexte des scandales médiatiques dans lesquels émerge le terme dans les médias en fait un néologisme particulièrement enclin à devenir un point de tension d’un dire sans dire et le lieu de cristallisation d’enjeux socio-médiatiques.

III. Conclusion : une fonction cristallisante

59 Ces deux microanalyses ont montré des fonctionnements sous des régimes différents mais également des points de convergence dont la teneur principale est d’acquérir une fonction cristallisante inscrite dans le débat social collectif et forgée à l’aune de la circulation des discours.

60 Le processus de néologisation s’y déploie sous deux modes de glissement sémantique. L’un se développe à partir d’une volonté d’euphémiser pour adoucir le dire et éviter de stigmatiser une frange de la population, mais son fonctionnement en discours, par le rôle polarisant du cotexte et la circulation du terme, finit par se charger d’une dimension clivante et contribue à un effet qui peut s’avérer dramatisant du terme. L’autre se développe sur une question de curseur interprétatif qui, à partir d’un acte d’explication ou d’information, peut revêtir un caractère idéologisé, polémique, en fonction de la charge euphémique que l’énonciateur lui attribue ou non.

61 Mettons en exergue les points de convergence :

62 Ces euphémismes apparaissent en contexte de dysphémie, dans un contexte sociomédiatique de tension (émeutes de 2005, révélations de « LuxLeaks »). Pour exister, ces actes euphémisants requièrent une recontextualisation et un ancrage dans une temporalité [2], sont fonction de la prise en charge de la source énonciative et sous-tendent une dimension potentiellement idéologisante.

63 Ils induisent une forte saillance politicomédiatique marquée par une récurrence prégnante et la constitution d’un interdiscours riche et productif ainsi que des occurrences en position de titre, afin de répondre à la visée de captation et jouer sur cet interdiscours.

64 Selon leurs usages contextualisés, les deux lexèmes relèvent tantôt de l’euphémisme, tantôt de la litote, pour reprendre la distinction de Jaubert (2008) : comme des stratégies d’atténuation qui naissent « d’un contraste entre l’univers référentiel et celui du discours qui y renvoie de façon visiblement sous-informative. [L’euphémisme fonctionne comme] absorption de la voix d’un interdiscours, voix éminemment socialisée, consensuelle, rompue aux rites propitiatoires qui règlent les échanges pacifiques » (Jaubert, 2008 : 115), sans confrontation donc, il relève d’un dialogisme interdiscursif. La litote, en revanche, relèverait d’un dialogisme interlocutif : elle consiste à dire moins pour laisser entendre davantage et projette « pour le tenir à distance visiblement, un point de vue autre avec lequel elle entre en négociation » (Jaubert, 2008 : 114), elle table sur une mise en scène de confrontation de points de vue et de clivage énonciatif « en tension ».

65 Le recours à l’euphémisation ou à l’acception euphémisante permet finalement de se poser par rapport aux discours institutionnels et plus généralement dans l’arène du débat public. Il vise à actualiser la mise en œuvre de stratégies de différenciation du référent objet de l’euphémisme, de la voix de l’autre qui euphémise ou de sa propre relation au monde.

66 Ils concentrent des enjeux cruciaux pour la presse. Par leur circulation et leur interdiscursivité, ils deviennent des leviers pragmatiques qui s’établissent sur une cristallisation d’enjeux sociaux qu’ils contribuent eux-mêmes à créer par le glissement de sens qu’ils opèrent. À partir d’une première lecture comme stratégies d’atténuation, on voit poindre une deuxième lecture comme stratégie sous-jacente de dramatisation, par exacerbation des antagonismes ou des divergences potentielles et l’importance du réseau sémantique cotextuel.

67 À cet égard, la presse a sans doute tout intérêt à utiliser des termes propices à ce glissement sémantique entre euphémisation et dramatisation pour contribuer à façonner une mise en débat social et à spectaculariser l’information, bref, pour se légitimer en tant qu’instance de dévoilement.

Bibliographie

Références bibliographiques

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  • Bonhomme Marc, De La Torre Mariela, Horak André (éds.), 2012, Études pragmaticodiscursives sur l’euphémisme, Frankfort, Peter Lang, vol. 83.
  • Jaubert Anna, 2008, « Dire et plus ou moins dire. Analyse pragmatique de l’euphémisme et de la litote », in Langue française, « Une tendance évolutive du français : la spécialisation de la catégorisation morphosyntaxique », n o 160, pp. 105-116.
  • Krieg-Planque Alice, 2004, « Souligner l’euphémisme : opération savante ou acte d’engagement ? », in Semen, « Argumentation et prise de position : pratiques discursives », n o 17, pp. 59-79, http://semen.revues.org /2351 (site consulté en août 2015).
  • López Díaz Montserrat, 2013, « Quand dire, c’est édulcorer et occulter : l’euphémisme dans l’information médiatique », in Journal « optimisation fiscale » French Language Studies, n o 23, pp. 377-399.
  • Mattioda Maria Margherita, 2009, « Euphémismes et atténuation du dire dans la presse économique spécialisée : l’exemple du domaine de l’emploi », in Synergies Italie, n o spécial, pp. 73-83.
  • Micheli Raphaël, 2013, « Les querelles de mots dans le discours politique : modèle d’analyse et étude de cas à partir d’une polémique sur le mot « rigueur » », in Argumentation et Analyse du discours, « L’argumentation dans le discours politique », n o 10, http://aad.revues.org/1446 (site consulté en juin 2015).
  • Moirand Sophie, 2007, Les Discours de la presse quotidienne, Paris, Puf.
  • Quarta Elisabetta, 2009, « Zones sensibles ou ghettos ? L’euphémisme dans la représentation des banlieues françaises dans les quotidiens français et italiens », in Synergies Italie, n o spécial, pp. 85-93.
  • Paissa Paola, 2009, « Parasynonymes et euphémismes : une zone d’intersection possible », in Cahiers de l’association internationale des études françaises, « La synonymie », n o 61, pp. 71-86.
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  • Ruccella Loredana, 2013, « Traduire l’euphémisme « économique », in Revue de Sémantique et pragmatique, n o 29-30, pp. 69-82.
  • Sorlin Sandrine, « Euphémisme et idéologie », in D. Jamet, M. Jobert (éds.), Empreintes de l’euphémisme. Tours et détours, L’Harmattan, Paris, 2010, pp. 95-105.
  • Tamba-Mecz Irène, 1979, « Sens figuré et changement de sens », in L’Information grammaticale n o 3, pp. 10-13.

Notes

  • [1]
    Article partiellement financé dans le cadre du projet FFI2013-42249P.
  • [2]
    À ce titre, ils sont à rapprocher des « moments discursifs » de Moirand (2007), des moments de rupture dans la vie politique, sociale d’un pays.
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