Couverture de LING_482

Article de revue

Arbitraire et différentiel chez Saussure, portée et limites

Pages 3 à 26

Notes

  • [1]
    Ferdinand de Saussure, 2002, Écrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, (ci-après Écrits).
  • [2]
    Ferdinand de Saussure, 1916, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, (ci-après Cours).
  • [3]
    Ferdinand de Saussure, Écrits, pp. 331-333.
  • [4]
    Ferdinand de Saussure, ibid, p. 116.
  • [5]
    Idem.
  • [6]
    Idem.
  • [7]
    Ibid, p. 7.
  • [8]
    Ferdinand de Saussure, Cours, p. 23 : « C’est le point de vue qui crée l’objet ».
  • [9]
    Ferdinand de Saussure, Écrits, p. 19.
  • [10]
    Ibid, p. 19.
  • [11]
    Ferdinand de Saussure, Écrits, p. 21.
  • [12]
    Les numérotations en lettres minuscules sont de moi.
  • [13]
    Par rapport au Cours, la terminologie des Écrits présente certaines différences : ici, signe indique l’expression (équivaut donc au signifiant dans le Cours) et idée renvoie au contenu (équivaut donc au signifié dans le Cours). Dès lors, signe-idée désigne l’union du signifiant et du signifié, appelée signe dans le Cours.
  • [14]
    Saussure regrette « la confusion lamentable de ces différents points de vue, jusque dans les ouvrages élevant les plus hautes prétentions scientifiques. Il y a là certainement, très souvent, une véritable absence de réflexion de la part des auteurs ». Cf. Ferdinand de Saussure, Écrits, p. 22.
  • [15]
    Cf. Ferdinand de Saussure, Écrits, pp. 329-331.
  • [16]
    Ce rapprochement n’est pas un hapax. Mon interprétation a des chances d’être confortée par la confrontation des passages où sont traités les concepts synchronie et sémiologie ; confrontation que je ne tenterai pas ici.
  • [17]
    On peut penser à Ionesco.
  • [18]
    Prononcée à l’Université de Genève en 1891. Cf. Écrits, pp. 156-163.
  • [19]
    Ibid., p. 160.
  • [20]
    Ferdinand de Saussure rend hommage aux devanciers, et récuse les griefs faits à Bopp quant à son choix d’objet et de méthode. Cf. ELG, pp. 130-131.
  • [21]
    Ferdinand de Saussure, Écrits, p. 333.
  • [22]
    Ibid, p. 37.
  • [23]
    J’y reviendrai, Cf. infra, § 17.
  • [24]
    Cf. Gilles-Gaston Granger, 1967, Pensée formelle et sciences de l’homme, Paris, Aubier-Montaigne.
  • [25]
    Cf. Louis Hjelmslev, 1968, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Minuit.
  • [26]
    Philippe Bossel, 1986, « Étude de la structure du signifié appréhendée à travers quelques unités lexicales du français délimitées dans le cadre du champ notionnel des âges de la vie humaine » (Mémoire inédit), Faculté de lettres, Université de Lausanne. Cf. aussi Mortéza Mahmoudian, 1989, Unité et diversité de la signification, in La Linguistique, vol. XXV, fasc. 2, pp. 115-132.
  • [27]
    Ainsi que le dit Ferdinand de Saussure dans certains passages dont, p. 36 des Écrits : « La langue repose sur un certain nombre de différences ou d’oppositions qu’elle reconnaît et ne se préoccupe pas essentiellement de la valeur absolue de chacun des termes opposés. »
  • [28]
    Cf. Ferdinand de Saussure, Cours… : « La langue est une forme et non une substance » (p. 169) ; « La linguistique a pour unique et véritable objet la langue envisagée en elle-même et pour elle-même » (p. 317).
  • [29]
    Cf. Ferdinand de Saussure, Cours… : « Qu’on prenne le signifié ou le signifiant, la langue ne comporte ni des idées ni des sons qui préexisteraient au système linguistique » (p. 166).
  • [30]
    Ainsi Martinet prend en compte les propriétés physiques des traits pertinents pour avancer des règles concernant les conditions structurales des changements phonologiques. Cf. André Martinet, 1955, Économie des changements phonétique, Berne, Francke.
  • [31]
  • [32]
    Je l’ai entendu récemment aux informations routières sur France Inter.
  • [33]
    Ferdinand de Saussure, Cours…, p. 166.
  • [34]
    Ibid, p. 167.
  • [35]
    Écrits, p. 77 : proposition n° 5.
  • [36]
    Cf. Zelig S. Harris, Structural Linguistics, chap. 2. Voir aussi Martinet, Éléments…, § 1.17.
  • [37]
    André Martinet, 1945, La prononciation du français contemporain, Genève, Droz.
  • [38]
    André Martinet, Éléments…, § 1.13.
  • [39]
    Je ne m’y arrêterai pas. J’en ai déjà traité dans Le contexte en sémantique, Louvain-la-Neuve, Peeters, 1997, chap. 3.
  • [40]
    Noam Chomsky, 1980, Essais sur la forme et le sens, Paris, Paris, Le Seuil (éd. originale 1977).
  • [41]
    Martin Joos, 1957, Readings in Linguistics, University of Chicago Press, p. 96. Je traduis. Cf. aussi, p. 228.
  • [42]
    André Martinet, 1955, Économie des changements phonétiques, Berne, Francke.
  • [43]
    Gilbert Lazard, 1994, Actance, Paris, Puf, p. 95.
  • [44]
    Gaston Bachelard, 1933, Les intuitions atomistiques, Éd. Boivin, cap. VI, pp. 133-134 (cité d’après Bachelard, Épistémologie, Textes choisi par Dominique Lecourt, Paris, Puf, 1971).
  • [45]
    Cf. supra § 3.
  • [46]
    Georges Mounin, 1968, Ferdinand de Saussure, Paris, Seghers.
  • [47]
    « En effet, il n’y a jamais comme donnée première qu’une barrière négative entre le contenu de tel signe et le contenu de tel autre […] C’est pourquoi vouloir épuiser les idées contenues dans un mot est une entreprise chimérique […] », Écrits, p. 77.
  • [48]
    Nicolas Troubetzkoy, 1964, Principes de phonologie, Paris, Klincksieck (éd. originale 1939).
  • [49]
    Ce que j’ai tenté dans La linguistique, Paris, Seghers, 1982, chap. 2.
  • [50]
    Encylopaedia Universalis, vol. V, p. 145, colonne a : Causalité & complétude sémantique.
  • [51]
    Hubert Curien, ‘Physique’, Encyclopaedia Universalis, vol. XVIII, p. 257.
English version

1Cette étude est un examen de la théorie linguistique de Saussure, et tente d’apprécier l’intérêt et les failles du concept de système linguistique qu’il propose. L’accent est mis sur deux aspects : arbitraire du signe et système formel. Il apparaît qu’en appliquant ces principes en toute rigueur, on rencontre des problèmes. La théorie gagnerait en cohérence et adéquation à les relativiser, et à en chercher les limites. La conception relative de ces principes justifierait et faciliterait la recherche des universaux relatifs.

1 – Legs de Saussure

2La parution des Écrits de linguistique générale de Ferdinand de Saussure [1] a été saluée par une large part de la communauté des linguistes. Et a offert l’occasion de reprendre un débat théorique malencontreusement, sinon abandonné, du moins limité à des cercles restreints.

3Divers événements auguraient déjà de cette reprise : rencontres et publications qui cherchaient à faire le point sur ce que sont la linguistique et les sciences du langage, et quels liens rattachent ces différentes directions de recherches les unes aux autres.

4Depuis le Cours de linguistique générale[2], on connaît le génie novateur de Saussure, et ses propositions pour refonder la linguistique, la transformer en science. Les Écrits donnent une image bien plus riche et plus profonde de Saussure : on y trouve un chercheur qui ne se contente pas d’énoncer une théorie du langage, mais qui en envisage les tenants et aboutissants, et les problèmes délicats qui en résultent. L’ouvrage fait apparaître un penseur bien informé des sciences de son temps [3] qui s’astreint à une exigence de haut niveau, ne se contente pas des à peu près et n’admet pas d’exceptions là où les faits observables vont à l’encontre d’une idée, d’une thèse.

2 – Quête de fondement…

5La tâche n’est pas facile. Il faut imaginer un paysage linguistique dominé par les études historiques et la philosophie du langage ; et où paraissent, ainsi que le constate Saussure, comme nouveauté des élucubrations débridées comme « la doctrine ridicule de Max Müller, revendiquant pour la linguistique la place d’une science naturelle, et admettant une sorte de “règne linguistique” existant au même titre que le “règne végétal” étudié par les botanistes. Cela se disait et s’écoutait avec sérieux [4] ». Un peu plus loin : « Il est très comique d’assister aux rires successifs des linguistes sur le point de A ou de B, parce que ces rires semblent supposer la possession d’une vérité, et que c’est justement l’absolue absence d’une vérité fondamentale qui caractérise jusqu’à ce jour le linguiste [5]. » Et Saussure de regretter que « la linguistique [n’ait] aucune possibilité de se créer une direction[6] ». C’est cette direction, ce fondement que cherche Saussure. Les éditeurs des Écrits, font judicieusement remarquer que Saussure visait « une philosophie de la linguistique [7] ». C’est dire que dans les réflexions de Saussure une large place est dévouée à des réflexions de caractère épistémologique, qui, elles, peuvent servir de point de départ pour construire une théorie linguistique.

6Les Écrits consistent en un ensemble de notes de cours ou de conférences, ou projets d’article ou de communication et autres notes éparses. Nous avons là un texte dont la rédaction n’est pas achevée. Ce, dans un double sens : en ce que la terminologie n’est pas unifiée, standardisée. Et surtout en ce que la réflexion n’est pas aboutie, n’a pas acquis la cohérence souhaitée. Il s’ensuit que pour saisir l’intention de l’auteur, on doit procéder à un déblayage, et faire émerger le sens des termes.

7Ainsi, le terme vérité fondamentale pourrait donner à croire que l’objet peut être étudié selon un point de vue unique et invariable. Or, on sait que pour Saussure le point de vue crée l’objet, comme il le dit dans le Cours[8]. Et il y revient dans de nombreux passages des Écrits. Par exemple : « Il faut dire que : primordialement il existe des points de vue ; sinon il est impossible de saisir un fait de langue [9]. » Il s’inscrit en faux contre l’hypothèse que « le fait de langage est donné hors du point de vue [10] ». Dans ce contexte, l’expression absence d’une vérité fondamentale doit être comprise comme le manque d’un point de vue explicitement énoncé, et permettant d’identifier et d’étudier l’objet. Tâche à laquelle s’adonne Saussure, et dont on trouve des reflets dans les pages des Écrits.

3 – … et de cohérence

8Considérons les points de vue qu’on peut adopter pour étudier le langage dans ses rapports avec le temps [11]. Je cite les deux premiers qui caractérisent les points de vue synchronique et diachronique.

9

    1. [12] Point de vue de l’état de langue en lui-même,
    2. non différent du point de vue instantané,
    3. non différent du point de vue sémiologique (ou du signe-idée [13]),
    4. non différent du point de vue volonté antihistorique,
    5. non différent du point de vue morphologique ou grammatical,
    6. non différent du point de vue éléments combinés,
    (Les identités dans ce domaine sont fixées par le rapport de la signification et du signe, ou par le rapport des signes entre eux, ce qui est non différent.)
    1. Point de vue des identités transversales,
    2. non différent du point de vue diachronique,
    3. non différent du point de vue phonétique, (ou de la figure vocale dégagée de l’idée et dégagée de la fonction de signe, ce qui est la même chose en vertu de I),
    4. non différent du point de vue des éléments isolés,
    (Les identités de ce domaine sont données d’abord nécessairement par celles du précédent ; mais après cela deviennent le deuxième ordre d’identités linguistiques, irréductible avec le premier.)

10Il apparaît clairement que la distinction est maintenue, ici comme dans le Cours, entre deux objets d’étude : l’état de langue, d’une part, et l’évolution de la langue de l’autre. Que le terme synchronie ne soit pas mentionné n’y change rien [14]. Il est également clair que Saussure reconnaît la priorité de l’étude synchronique sur la diachronie. Il va sans dire aussi que le terme instantané est employé pour signaler qu’adopter ce point de vue revient à faire abstraction de l’épaisseur temporelle, et par voie de conséquence, des changements pouvant intervenir dans ce laps de temps. Abstraction volontaire, opérée sciemment par Saussure [15].

11Ce qui me paraît plus intéressant, c’est le lien établi entre le point de vue synchronique et les traits caractéristiques des éléments de la langue.

3.1 – Synchronie

12Considérons le rapprochement des points de vue instantané (Ib) et sémiologique (Ic). A priori, rien ne justifie d’identifier les deux. Et le texte ne fournit aucune indication sur le bien fondé et l’intérêt de ce rapprochement. À charge donc pour le lecteur d’en trouver les raisons par exégèse ou interprétation. Pour ma part, je suis tenté de l’interpréter [16] comme suit. La fonction sémiologique implique la stabilité du système de la langue, conçue comme instrument de communication ; en effet, la communication serait exposée à de graves perturbations si l’outil censé l’assurer variait à tout moment [17]. D’ailleurs l’expérience montre que la langue jouit d’une certaine stabilité ou permanence dans le temps. Ainsi, dans maintes langues, des textes produits il y a plusieurs siècles sont encore compréhensibles aujourd’hui.

13Prenons un autre rapprochement – points de vue synchronique (Ib), d’une part et morphologique et grammatical (Ie), de l’autre – dont la clarification exige un ajustement terminologique. Dans la terminologie de l’époque, morphologie et grammaire désignent le domaine des unités significatives (lexique non inclus), ce que la linguistique fonctionnelle subsume sous la monématique ou la première articulation. Il s’ensuit que le son (= figure vocale) et le sens (= idée) ne sont pas conçus comme des éléments indépendants l’un de l’autre, mais bien dans leurs relations, c’est-à-dire compte tenu des limites qu’impriment ces relations à l’un comme à l’autre. Il découle de ce raisonnement que la conception d’un système en synchronie implique le lien signifiant/signifié. Et c’est ce qui semble amener Saussure à rapprocher le point de vue synchronique des points de vue morphologique et grammatical.

3.2 – Diachronie

14Sous le point de vue diachronique, Saussure présente ce qui se passe effectivement dans la recherche diachronique de l’époque. Plus précisément, il décrit ici la façon dont on conçoit les éléments linguistiques dans les études historiques. Or, ses réflexions sur les propriétés des éléments linguistiques en synchronie reflètent le projet saussurien pour une théorie linguistique à venir.

15En II, la terminologie appellerait deux remarques : d’abord identités transversales (IIa), qui renvoie selon toute vraisemblance au fait qu’en diachronie, on examine les éléments linguistiques au travers d’états de langue successifs. Point de vue phonétique (IIc) ensuite : on se souvient que la linguistique historique étudie essentiellement les changements dits phonétiques, c’est-à-dire les modifications subies par le signifiant linguistique. On se rappelle aussi l’adage néogrammairien – les changements phonétiques sont aveugles – qui veut que ce type de changement du son (figure vocale) demeure indépendant du contenu sémantique (idée).

16Quant au point de vue des éléments isolés (IId), il faut dire que les “lois phonétiques” sont établies en considérant l’évolution, dans un contexte syntagmatique donné, de chaque phonème isolément, extrait du système dont il relève.

17Il y a là donc, pour Saussure, deux objets distincts selon le point de vue adopté. Ce n’était pas une proposition anodine que cette distinction à l’époque où l’on croyait que la seule étude valable sur les langues était de nature historique. Peut-on rapprocher, confronter les deux ? Certes, et Saussure en montre le cheminement : pour se doter d’un objet, l’étude diachronique doit partir de l’identité synchronique. Si l’on cherche à comprendre comment a évolué le matériel phonique depuis le latin jusqu’en français, il faut connaître au préalable quels sont les phonèmes et du latin et du français. Ce n’est qu’à cette condition que l’on peut retracer le cours de l’évolution ; par exemple quand et comment le phonème /u/ du latin a évolué pour donner /ü/ en français.

18Il convient de signaler que j’emploie – dans la suite – la terminologie consacrée. Ainsi, je parlerai de signifié et signifiant, par exemple et non d’idée et figure vocale.

4 – La paille…

19La lecture des Écrits fait apparaître l’image d’un penseur exigeant qui, sans relâche, cherche à s’assurer du bien fondé des thèses qu’il formule. Les passages cités montrent à quel point Saussure se souciait de préciser sa pensée sur la langue, de présenter des thèses explicites, et de s’assurer que les différentes thèses avancées sont compatibles les unes avec les autres. Ils donnent en outre une idée des difficultés que présente la lecture de ce texte, mais aussi des incertitudes qui restent du fait des interprétations à la fois indispensables et empreintes de la subjectivité du lecteur.

20L’accès à la pensée de Saussure au travers des Écrits n’est pas toujours facile, pour une autre raison aussi : les documents réunis dans ce volume sont de caractère disparate (notes sommaires, cours et conférences rédigés, rapports écrits, projets inachevés,…) Le lecteur se trouve démuni quand il essaie de faire la part de l’essentiel et de l’accessoire, sans y apporter une part de sa propre subjectivité. Cependant, certains tris semblent défendables.

21Reprenons les propos touchant aux dimensions synchronie/diachronie. On peut regretter certains raccourcis oublis ou conclusions hâtives. Voici quelques exemples : on est en droit d’estimer trop réduit le domaine de la linguistique diachronique dans ces passages (Cf. IIb et IIc). Car, la linguistique historique étudie essentiellement les changements dits phonétiques ; essentiellement, mais pas exclusivement. Elle s’intéresse aussi aux changements dits analogiques. Et Saussure le sait pertinemment ; il en traite dans une conférence [18], en les qualifiant d’« opérations intelligentes » (par opposition aux changements phonétiques qu’il considère comme « opérations mécaniques ») [19]. Intelligentes en ce que ces opérations consistent en la création de formes nouvelles, et supposent la connaissance de nombreuses propriétés morphologiques et syntaxiques. Prenons l’exemple que donne Saussure (mais pas sa terminologie) : l’enfant qui forme venirai pour le futur de venir. Il doit savoir que venir est un verbe, appartient donc à la même classe syntaxique que punir, finir, … ; il doit connaître les règles morphologiques de la construction des syntagmes verbaux, et ainsi de suite. Ceci tend à montrer que la réduction de la linguistique historique aux changements phonétiques seuls est un accident (omission, oubli,…) survenu dans un texte inachevé.

22On peut lui faire d’autres griefs. Ainsi, il est abusif de considérer comme équivalents deux points de vue : fonction de communication (Cf. IIc point de vue sémiologique) et le système synchronique (Cf. IIb point de vue instantané). Qu’en synchronie, la fonction de communication fasse partie des fondements du système linguistique est évident. Mais on ne peut l’exclure du domaine diachronique ; et les changements analogiques – qu’on vient d’évoquer – l’illustrent bien.

23On peut penser – avec l’optimisme qu’inspirent sa personnalité et son œuvre – qu’il s’agit là d’une formulation malheureuse ; et que Saussure tentait – sous I – de vérifier la compatibilité des principes fondateurs de sa théorie. Dans ce cas, les points de vue a-f devraient être considérés non comme identiques (non différents dans le texte), mais bien comme compatibles ou non contradictoires. Ces critiques, si judicieuses soient-elles, ne touchent qu’à des éléments accessoires, secondaires.

5 – … et le grain

24L’apport important de Saussure – en synchronie – est sa contribution à l’élaboration d’une théorie scientifique du langage. Il a montré le caractère chaotique, épisodique voire anecdotique des idées exprimées sur le langage ; ce, sans renier le savoir acquis [20]. Ce qui fait l’originalité de son œuvre, c’est qu’il ramène le système de la langue à quelques principes fondamentaux : fonction de communication, arbitraire du signe linguistique, signe linguistique à double face, système (langue) distinct de l’usage (parole). Ce faisant, il engage la construction de la théorie du langage dans la voie qu’ont empruntée les sciences constituées. Pareille entreprise n’est certes pas sans risque : il n’y a a priori aucune garantie que les caractéristiques supposées fondamentales le soient. Le génie de Saussure s’affirme par le fait que ses prévisions théoriques se trouvent confortées par les recherches empiriques qui suivent.

25Dans ses Écrits, Saussure situe le fait linguistique dans l’« âme d’une masse parlante [21] » ; il dit entre autres : « Une forme est une figure vocale qui est pour la conscience des sujets parlants déterminée[22]. » Les enquêtes linguistiques montrent que 1° les sujets parlants ont conscience des unités linguistiques, des phonèmes entre autres, 2° la conscience linguistique est largement partagée par les membres d’une communauté et 3° les sujets connaissent le matériel phonique de leur langue non sous son aspect physique, substantiel, mais bien par leurs propriétés fonctionnelles (c’est-à-dire dans le réseau des rapports oppositifs). À telle enseigne que ces acquis ont débouché sur des recherches spécialisées – telles que l’analyse contrastive – qui ont contribué à l’élaboration de techniques pédagogiques dans l’enseignement des langues.

26On peut multiplier les exemples ; mais je ne le crois pas utile. Plus utile, pour le développement futur de la linguistique, serait de chercher les failles ou inadéquations que renferment les principes saussuriens. Se demander, par exemple : la conception saussurienne rencontre-t-elle des difficultés ? Lesquelles ? Comment s’y prendre pour les dépasser ?

27Pour y répondre, je prendrai deux concepts clés – arbitraire et structure formelle – dont je considérerai l’application en syntaxe.

6 – Arbitraire du signe

28L’élaboration d’un modèle syntaxique, dans le cadre de la linguistique saussurienne, ne va pas sans problèmes. L’acception peu précise des principes – due aux hésitations de Saussure [23] – et les différences dans leur application semblent y avoir joué un rôle de retardement, voire de freinage. Soient arbitraire linguistique et structure formelle. Conçus comme absolus, ces principes risquent de se transformer en dogmes et empêcher – comme nous allons le voir – le développement d’un modèle syntaxique adéquat.

29Qu’entend-on par l’arbitraire du signe linguistique ? Dans l’interprétation courante, on en infère que :

  1. le découpage du signifiant (phonique, par ex.) n’est pas déterminé par la substance de celui-ci,
  2. l’articulation du signifié est indépendante de la substance sémantique, et
  3. l’union signifiant/signifié n’est pas régie par un quelconque facteur (naturel, par ex.).
Ce qui est en cause, ce n’est pas la pertinence ni l’utilité de ce principe. Mais, comme tous les principes fondateurs, il demande à être explicité pour donner lieu à une application éclairante et à la fois fondée [24]. Pris dans une acception absolue, il a, aux niveaux du signe et du signifié, d’importantes implications dont j’en relèverai quelques-unes :
  1. les phénomènes syntaxiques sont définis par leurs seuls traits oppositifs ;
  2. le signe linguistique n’a aucun lien avec l’expérience qu’ont les sujets parlants du monde ;
  3. les phénomènes syntaxiques étant définis par leur place dans le système, les classes de mots ou de monèmes établies pour une langue ne valent pas, à strictement parler, pour une autre langue ; on ne peut donc considérer les substantifs français et anglais ou arabes comme relevant d’une classe identique ;
  4. par conséquent, la recherche des invariants ou universaux est en flagrante contradiction avec le principe d’arbitraire linguistique ;
Cette interprétation limite considérablement le champ de la syntaxe. Elle pourrait paraître excessive, mais correspond d’assez près aux options de certains linguistes dont Hjelmslev [25].

7 – Illustration

30Pour illustrer les implications, au niveau syntaxique, du principe d’arbitraire selon cette interprétation, considérons ‘temps’ et ‘aspect’, en commençant par un exemple concret. Que signifie le syntagme verbal dit « passé composé » dans l’énoncé cette mère a eu un enfant ? Voici quelques-uns des sens potentiels [26] :

  1. ‘cette mère a donné naissance à un enfant (elle a donc un enfant d’âge indéterminé)’
  2. ‘cette mère vient d’avoir un enfant (elle a donc un bébé)’
  3. ‘cette mère a donné naissance à un enfant ; mais elle n’a plus d’enfant (l’enfant est parti ou mort)’ ;
……

31Si l’on se contentait de caractériser ‘temps’ et ‘aspect’ par le simple jeu des oppositions [27], la définition du passé composé serait réduite à un relevé de ses oppositions, à savoir :

32

a eu un enfant ? a un enfant ? eut un enfant ? avait un enfant ? aura un enfant ? aurait un enfant ? aurait eu un enfant…

33Ce qu’on attend de l’analyse syntaxique d’une langue, n’est-ce pas de mettre en évidence les mécanismes combinatoires qui y sont utilisés et les effets de sens qu’ils produisent ? Dans l’affirmative, l’analyse purement oppositive manque le but visé. Force est de reconnaître l’inadéquation de la proposition i) prônant une définition purement oppositionnelle ou négative [28].

34La question touche à la valeur temporelle ou aspectuelle du passé composé. On peut partir de l’idée que le passé composé a plusieurs réalisations sémantiques :

  • ‘passé indéfini’. Ce qui correspond au sens A) ;
  • ‘passé récent’. (comme dans Le beaujolais nouveau est arrivé). D’où le sens B) ;
  • ‘passé révolu’ (comme dans Jean a mangé son pain blanc). Ce qui donne le sens C) ;
……

35Du même sondage ressort un autre fait : en remplaçant un par deux, trois,… dans cette mère a eu un enfant, on obtient de la part de certains informateurs, les interprétations suivantes :

36

cette mère a eu deux enfants > ‘elle a des jumeaux’
cette mère a eu trois enfants > ‘elle a des triplets’

37Les interprétations sémantiques changent quand on remplace deux par un des chiffres plus élevés : six ou huit, comme dans

38

cette mère a eu six enfants
cette mère a eu huit enfants

39Les mêmes informateurs estiment que le monème mère doit renvoyer à une chatte ou une truie. Ce qui laisse entendre que d’une part, sans indication contraire, l’agent de l’action est perçu comme « humain », et de l’autre, l’attribution d’un sens – « sextuplets », « octuplets » – à la phrase se fait en fonction de ce qui est possible conformément à l’expérience et la connaissance qu’a le sujet parlant de l’humain et de l’animal. Ce qui conduit à récuser la proposition ii) affirmant l’indépendance du signifié par rapport à l’expérience ; du moins pour des cas pareils [29].

8 – Principes vs applications

40Cette interprétation du principe de l’arbitraire du signe n’est pas la seule possible. Une autre interprétation – pour a), par ex. – serait envisageable :

41a’) la substance phonique ne détermine pas nécessairement l’articulation en phonèmes.

42Ce qui donne à entendre qu’une même matière sonore peut, dans diverses langues, être articulée en des phonèmes différents (tant par leurs caractéristiques que par leur nombre). Ce qui n’exclut pas que certaines articulations soient plus probables que d’autres.

43En théorie, rien ne permet de postuler que l’opposition « sourde » vs « sonore » existe dans toutes les langues. Ni même que toutes les langues possèdent deux classes de phonèmes : voyelles et consonnes. Dans la pratique, cependant, on part généralement de ces postulats, et on parvient à des résultats convaincants.

44Sur le plan diachronique, la quête de lois générales de l’évolution phonologique illustre bien la nécessité du recours aux propriétés phoniques. Ainsi, l’examen des faits historiques montre des tendances générales dans l’évolution des phonèmes (ou des classes : série, ordre, corrélation de phonèmes) suivant leurs attributs physiques [30]. Mais le système dans lequel s’intègrent les unités a aussi un rôle à jouer. Parmi les évolutions potentielles des éléments phoniques, certaines sont favorisées par le système, d’autres contrecarrées.

45On peut certes exprimer des réserves sur la nature exacte des traits pertinents comme « sourde », « sonore » ; il est évident que l’opposition « sourde » « sonore » n’est pas réductible à la présence ou l’absence de vibrations glottales. Il est cependant excessif de considérer « sourde » et « sonore » comme des appellations conventionnelles, sans valeur descriptive aucune.

46Si j’insiste tant sur la phonologie, c’est pour montrer que dans leur source même, les principes orthodoxes sont en contradiction avec la pratique réelle. Donc leur transfert en syntaxe ne peut manquer de poser des problèmes insolubles.

9 – Signification linguistique vs savoirs extralinguistiques

47De même, pour b), on pourrait concevoir une interprétation alternative :

48b’) la substance sémantique n’est pas nécessairement découpée de façon identique dans toutes les langues.

49C’est dire que la substance sémantique ne donne pas toujours le même nombre de signes dotés des mêmes traits sémantiques. Il n’en reste pas moins que – dans un domaine d’expérience donné – certains découpages sont plus fréquents que d’autres ; et que la communication – au sens d’intercompréhension – n’est pas possible sans référence à l’expérience commune ou à la connaissance qu’on a du monde. Reprenons l’exemple cette mère a eu six (ou huit) enfants, plus précisant la réaction des informateurs qui jugent sextuplés ou octuplés impossibles, à moins que la mère ne soit une chatte ou une truie. Cela donne à entendre – comme nous l’avons vu – que, sauf indication contraire, ils attribuent le trait sémantique ‘humain’ au mot mère (en fonction sujet). Il en découle qu’il n’y a pas de limites tranchées entre traits pertinents et traits non pertinents en sémantique. Ces limites étant en même temps celles qui restreignent le champ de l’arbitraire dans le découpage de la signification linguistique, les frontières de l’arbitraire restent floues.

10 – Principes vs applications

50Ces limites touchent, qui plus est, à l’identité du signe linguistique : dans la mesure où le signe est identifié par ses deux faces – signifiant et signifié –, l’incertitude demeure quand on ne sait pas si telle caractéristique sémantique fait partie des traits pertinents du sens d’un mot donné. Que signifie route en français ? Une définition possible est ‘voie de communication importante (par opposition à chemin) qui permet la circulation de véhicules entre deux points géographiques donnés’ [31]. Cette définition englobe les routes départementales et les routes nationales. Les autoroutes aussi ? Si oui, l’énoncé pour le moment, la circulation reste fluide sur les routes affirmerait la fluidité du trafic sur les autoroutes. Or, un énoncé comme des bouchons commencent à ralentir le trafic sur les autoroutes, mais pour le moment la circulation reste fluide sur les routes n’a rien de bizarre ni d’inhabituel [32]. Si cette phrase est compréhensible et libre de contradiction, c’est que dans certaines conditions, les sujets parlants opposent autoroute à route, alors que dans d’autres, ils considèrent autoroute comme membre (ou hyponyme) de l’ensemble (hyperonyme) route. Autrement dit, ce qui sépare le sens d’un mot de celui d’un autre n’est pas une frontière claire et nette, mais une ‘zone grise’ où l’on ne peut distinguer de manière tranchée entre noir et blanc. De nombreux exemples analogues peuvent être évoqués à l’appui de cette indétermination. Cela nous amène à nous interroger sur la validité de la structure formelle et des unités discrètes dont elle est censée être constituée.

11 – Un système sans aléas ?

51Saussure écrit « Dans la langue il n’y a que des différences [33] » et aussi « l’un et l’autre [le signifié et le signifiant] sont de nature purement différentielle [34] ». Il prend des positions analogues dans les Écrits aussi [35].

52Identifier les éléments linguistiques par leurs différences ou leurs oppositions suppose que ceux-ci valent par leur présence ou leur absence ; dès lors, deux éléments peuvent être soit identiques soit différents, sans moyens paliers, ni différence de degré. Ils relèvent donc de la logique du oui ou non. Pareilles entités sont appelées éléments discrets dès les années cinquante, par les structuralistes [36]. Le système constitué par de tels éléments est dit structure formelle ou modèle déterministe par opposition au modèle aléatoire ou stochastique où l’on peut trouver des variations de degrés.

53Dans la mesure où les éléments linguistiques sont discrets et qu’ils relèvent de la logique du oui ou non (dit aussi tiers exclu), on peut les soumettre à un test. Prenons le signifié du « passé composé ». La logique du oui ou non lui est-elle applicable ? Par exemple : Le signifié du « passé composé » comporte-t-il le trait sémantique ‘terminatif’ ? Comporte-t-il le trait ‘passé révolu’ ? Comporte-t-il le trait ‘passé récent’ ? À aucune de ces questions, on ne pourrait répondre par oui ou non en respectant les faits linguistiques observés. Il en va de même au niveau lexical : route vs autoroute, par ex. Et les exemples pourraient être multipliés à l’envi ; le caractère discret ne résiste pas à l’épreuve des faits.

54Le concept d’éléments discrets n’est pas totalement adéquat en phonologie non plus. Les enquêtes phonologiques montrent de grandes variations et indéterminations dans le jugement que portent les sujets francophones sur l’identité et la différence des sons, et aussi dans l’usage qu’ils en font [37].

55Si Alsaciens et Provençaux parviennent à se comprendre – et dans la mesure où ils y parviennent – c’est par transgression de cette logique. Le problème est de savoir comment agissent ceux qui prononcent maire avec un [e] fermé, et qui en même temps reconnaissent dans [m?r] la même entité que dans [mer]. Sans doute, est-ce en tenant compte, entre autres, des affinités substantielles des sons, de la situation et du contexte. Toutes choses extérieures à la phonologie conçue comme structure formelle.

12 – Discrétion, un malentendu ?

56On justifie souvent le recours au concept de discrétion en partant du constat qu’entre deux phonèmes – par ex. /p/ de pain et /b/ de bain – il n’y a pas d’élément intermédiaire qui renvoie à un signifié qui soit un peu plus ‘pain’ ou un peu moins ‘bain’. Et le sujet doit opter pour l’un ou l’autre phonème quand il se trouve face à une réalisation plus ou moins sourde ou sonore. L’observation est judicieuse ; mais l’inférence qui en est faite l’est moins. La seule conclusion qu’on peut en tirer est qu’aux variations continues du signifiant ne répondent pas des variations continues du signifié. En d’autres termes, il n’y a pas de variation proportionnelle entre signifiant et signifié.

57Autre caractéristique des éléments discrets : ils sont par définition dénombrables. Prenons les nombres entiers : il n’y a aucune indétermination dans le nombre d’éléments que contient le système décimal. On doit dès lors pouvoir énumérer les phonèmes, éléments censément discrets. Combien de phonèmes comporte le système phonologique du français ? 34 ou 31 selon les classes d’âge [38]. Voilà un exemple des paradoxes insurmontables qu’entraîne le recours aux unités discrètes en linguistique.

58Tout porte à croire que l’emprunt fait par la linguistique aux sciences physiques est entaché d’un malentendu. Plus précisément, les concepts de structure formelle et de discrétion ont subi quelque distorsion lors du passage d’une discipline à l’autre. Malgré cette erreur historique, ils ont été très utiles à la recherche phonologique à ses débuts. Probablement parce que la conscience et l’usage phonologiques, au niveau de la structure élémentaire, comportent peu de variations et sont ainsi assez proches d’une structure formelle. Passé un certain seuil, ces principes sont plutôt un obstacle, et il convient de les reconsidérer pour sortir de l’impasse, et ouvrir la voie au développement de notre connaissance du langage.

59Rappelons-nous qu’à l’époque où la linguistique introduisait le modèle déterministe, dans les sciences physiques apparaissait la théorie quantique, remettant en doute la validité générale du concept ; ce qui aboutit à l’introduction d’une dimension probabiliste dans les recherches physiques.

13 – De l’aléatoire dans la structure

60La remise en cause du principe de discrétion – donc des éléments différentiels, négatifs – a d’importantes implications [39]. Notons simplement que les phénomènes langagiers et leur pertinence cessent d’être absolus ; ils revêtent ainsi un caractère relatif, statistique. La question, au niveau phonologique, ne sera plus de savoir si oui ou non une différence phonique – celle entre [e] et [?] en français, par ex. – est pertinente, mais dans quelles conditions et dans quelle mesure elle l’est. Une telle façon de poser le problème suppose qu’il y a un continuum dans la structure des langues, et non seulement dans la substance phonique ou sémantique. Cette conception n’exclut cependant pas la possibilité d’éléments discrets : on devra considérer /e/ et /?/ comme des unités discrètes si l’observation montre que 100 % de la communauté considérée juge leur différence pertinente. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que ceux qui prônent la discrétion ne se retiennent pas d’utiliser des outils statistiques ; ce qui est une contradiction dans les termes.

61Les conséquences pour la syntaxe et la sémantique sont aussi, sinon plus, considérables. On aura une complexité accrue : d’abord en raison des variations du nombre et des traits définitoires des signes et des signifiés ; ensuite parce que parmi ces variantes nombreuses, toutes ne seront pas également réparties dans la communauté linguistique ; enfin parce que toutes les variantes n’auront pas la même fréquence dans l’usage ni une égale disponibilité dans la mémoire.

14 – Universaux relatifs

62La quête des caractéristiques communes à la structure des langues se heurterait non seulement au principe de l’arbitraire, mais aussi à celui de la méthode déductive. C’est surtout – soit dit en passant – la combinaison de ces principes qui constitue un mélange paralysant. La méthode déductive veut que toutes les propriétés contraignantes d’une langue soient stipulées dans sa définition, ou en soient déduites par implication. Ce serait donc hérésie de parler d’universaux linguistiques sauf dans le cas des éléments qui figurent dans la définition comme traits définitoires : phonème, monème, signifiant, signifié,… La stricte observance de ce principe ferait passer sous silence les nombreux traits communs aux langues. Or, il existe des ressemblances évidentes entre structures des langues ; une structure en expliquerait une autre, et leur comparaison peut suggérer une explication à des problèmes pendants. Par de fréquentes observations convergentes, on peut induire des universaux ou invariants. Même si l’on n’est actuellement pas en mesure de trouver la raison d’être de ces traits communs, rien ne permet d’en interdire la recherche.

63Deux attitudes extrêmes ont dominé le débat sur les universaux. D’une part, d’aucuns postulent que certaines propriétés sont communes à toutes les langues ; et que leur présence dans chaque langue est contraignante. Dès lors, un objet auquel manquerait l’une de ces propriétés ne serait pas langue. De là à postuler l’innéité de la structure linguistique, il n’y a qu’un pas que certains ont allégrement franchi [40]. À l’opposé, d’autres partent du principe que dans leur structure, « les langues peuvent être différentes les unes des autres de manière illimitée et imprévisible [41] ». Aujourd’hui, il apparaît qu’entre ces extrêmes, il y a place pour la recherche des universaux relatifs.

64Dès les années cinquante du siècle dernier, Martinet a entrepris de repérer les caractéristiques substantielles largement répandues dans des langues diverses [42]. L’inventaire qu’il a établi a permis de constater l’existence de constantes dans les systèmes phonologiques ; et d’observer que, dans leur évolution, les langues sont soumises à des règles communes. Mais il refuse de considérer ces phénomènes comme universels, c’est-à-dire nécessairement présents dans toutes les langues.

15 – Dimensions et repères

65En syntaxe aussi, les universaux peuvent être conçus de manière à éviter les deux extrêmes : en abandonnant une vision absolue, et en cherchant des universaux relatifs.

66Cette relativité permet d’établir l’identité des éléments syntaxiques (monèmes, mots, fonctions,…) avec une certaine approximation. Cela permet de rapprocher, dans différentes langues, des fonctions (comme l’objet) même si elles n’ont pas exactement les mêmes caractéristiques formelles ou sémantiques. L’approximation n’implique nullement qu’on simplifie la structure syntaxique en oubliant les différences. Elle se justifie par le fait que les sujets dans leurs interactions y ont recours, l’idéal de la description réussie étant, sinon de la reproduire, mais au moins de s’en approcher.

67C’est la démarche adoptée par Gilbert Lazard dans son Actance. Dans cette perspective, on ne conçoit pas la fonction syntaxique comme une entité discrète, mais bien comme une unité dont et le signifié et le signifiant ont des frontières floues, et sont liés par des rapports variables. Variables d’une langue à l’autre certes, mais aussi à l’intérieur d’une même langue. Ce qui conduit à parler d’une zone objectale[43] plutôt que de l’objet comme fonction strictement circonscrite.

68Le rapprochement de la syntaxe de plusieurs langues a d’autres avantages : un phénomène syntaxique qui paraîtrait a priori singulier, pourrait se révéler phénomène plus ou moins répandu, et attirer l’attention du chercheur. Ainsi, l’accusatif arabe considéré isolément, serait une bizarrerie : le cas qui, dans certains contextes, marque le ‘patient’ indique, dans d’autres contextes, un circonstant, temporel, par exemple. L’examen poussé de la syntaxe d’autres langues montrera que pareils chevauchements sont attestés ailleurs : en quechua et en hongrois, par exemple. Et on en rencontre sans doute dans d’autres langues, comme en persan.

69D’autres analyses conduisent à des résultats analogues. Le sujet non plus ne peut être défini par un nombre constant de traits ; mais bien par un ensemble de caractéristiques, plus ou moins variables. Variables à l’intérieur d’une langue ; variables aussi d’une langue à l’autre. Ce qui conduit à concevoir des configurations subjectales dont certaines sont prototypiques. La prise en compte de ces variations fait apparaître les fonctions syntaxiques comme des phénomènes complexes. Et c’est dans et par cette complexité que l’on peut rendre compte de la possibilité et de la relativité de la communication linguistique. Non seulement par-delà les barrières linguistiques, mais aussi bien à l’intérieur d’une langue.

16 – Qu’attendre d’une théorie ?

70Dans un ouvrage de 1933, Bachelard livre une réflexion sur la théorie philosophique de l’atome dont la comparaison avec la théorie saussurienne de la langue me paraît éclairante. Je le cite in extenso :

71

Ce qui manquait aux atomismes des siècles passés pour mériter le nom de l’axiomatique, c’est un mouvement vraiment réel dans la composition épistémologique. En effet, il ne suffit pas de postuler, avec le mot atome, un élément insécable pour prétendre avoir mis à la base de la science physique un véritable postulat. Il faudrait encore se servir effectivement de cette hypothèse comme la géométrie se sert de postulat. Il faudrait ne pas se confiner dans une déduction, souvent toute verbale qui tire des conséquences d’une supposition unique ; mais au contraire on devrait trouver les moyens de combiner des caractères multiples et construire par cette combinaison des phénomènes nouveaux. Mais comment aurait-on la possibilité de cette production, puisqu’on ne pense tout au plus qu’à faire la preuve de l’existence de l’atome postulé, qu’à réifier une supposition. La théorie philosophique de l’atome arrête la question ; elle n’en suggère pas [44].

72On ne peut certes critiquer Saussure de s’être contenté d’une supposition unique. Car, il propose tout un ensemble de principes – axiomes ? – censé correspondre aux caractères multiples de l’objet langue. Ainsi signe à double face, détermination réciproque signifié/signifiant, caractère oppositif (différentiel ou négatif) des éléments linguistiques, système synchronique de la langue, sa réalité psychosociale, sa fonction de communication. On peut même lui donner crédit de tentatives de composition épistémologique ; et ses réflexions sur les points de vue qu’on peut adopter pour l’étude de la langue [45] en est – ce me semble – un exemple.

73Mais Saussure n’a pas réussi à construire une théorie axiomatisée ; il a échoué à construire des phénomènes nouveaux, pour emprunter les termes de Bachelard. À en croire ceux qui se sont penchés sur sa vie, il était conscient de cet échec. D’où son long silence, et son refus de publier ses ouvrages [46].

17 – Hésitation et héritage

74Saussure considérait la linguistique comme une science parmi les autres, et posait à la théorie linguistique l’exigence d’une rigueur comparable aux autres. Or, les applications qu’il proposait se heurtaient toujours à des limites. Ainsi, la catégorie abstraite « signifié » devrait permettre de calculer, prévoir tous les sens concrets et leurs conditions de réalisations. Il ne se contente pas d’à peu près, constate les limites [47]. Est-ce là la raison pour laquelle il est tenté de réduire les éléments linguistiques à leurs propriétés négatives, oppositives ?

75L’œuvre de Saussure montre son refus de trancher dans le vif sur le problème fondamental de forme et substance : a/ sous certains aspects, les éléments linguistiques apparaissent comme pure forme, c’est-à-dire comme la somme d’un ensemble de relations ; b/ sous d’autres rapports, la définition adéquate des éléments linguistiques semble impliquer qu’on tienne compte de leur substance.

76Dans la succession de Saussure, on peut constater deux courants se réclamant de sa théorie. La glossématique de Hjelmslev opte pour l’interprétation a/ et élabore une théorie axiomatisée, très élaborée du point de vue de sa forme logique. Mais elle n’ouvre guère de perspectives d’application, coupée qu’elle est des faits de langue observables.

77La phonologie praguoise suit l’autre chemin, adoptant le terme b/ de l’alternative. Troubetzkoy [48] réussit ainsi à proposer de nouveaux concepts – Bachelard dirait – construire des phénomènes nouveaux – : phonème, trait pertinent, ton, accent,… Adoptant l’option b/ aussi, Martinet donne de la langue une définition qui – sans être axiomatisée – semble ouverte à une mise en forme axiomatique [49] ; et qui permet de construire des phénomènes nouveaux : tels que prédicat, expansion, déterminant, modalité, noyau, synthème, … dans le domaine syntaxique.

78Le choix de l’option b/ ne va pas sans problèmes. En voici un : le système unique rend-il justice à la totalité des faits observables ? Sinon, la linguistique inspirée de l’enseignement de Saussure est amenée – sous l’effet des recherches empiriques – à fragmenter le système en sous-systèmes, et à subdiviser encore les sous-systèmes, et ainsi de suite. Or, comme les scientifiques de son époque, Saussure cherchait, pour la linguistique, un système unique à l’instar des sciences de son époque. Depuis, les sciences de la nature ont évolué : « Avec la mécanique quantique, les choses ont bien changé. L’hypothèse d’un système unique qui suffirait à la description de toutes les propriétés observables de la réalité a dû être abandonnée, en physique comme ailleurs [50]. » Hubert Curien fait remarquer que dans l’étude de la matière, les méthodes de mesure progressent ; et la précision des mesures aboutit à la découverte de nouvelles propriétés, et à la remise en question des lois admises [51].

79Nous sommes – me semble-t-il – témoin d’un processus parallèle en linguistique. C’est une évolution de taille, certes ; mais, il n’y a pas lieu d’avoir des regrets. Cette mutation a l’avantage de permettre à la théorie linguistique – dont la charpente a été conçue par Saussure – de se développer, et d’expliquer des faits empiriques de plus en complexes.

Notes

  • [1]
    Ferdinand de Saussure, 2002, Écrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, (ci-après Écrits).
  • [2]
    Ferdinand de Saussure, 1916, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, (ci-après Cours).
  • [3]
    Ferdinand de Saussure, Écrits, pp. 331-333.
  • [4]
    Ferdinand de Saussure, ibid, p. 116.
  • [5]
    Idem.
  • [6]
    Idem.
  • [7]
    Ibid, p. 7.
  • [8]
    Ferdinand de Saussure, Cours, p. 23 : « C’est le point de vue qui crée l’objet ».
  • [9]
    Ferdinand de Saussure, Écrits, p. 19.
  • [10]
    Ibid, p. 19.
  • [11]
    Ferdinand de Saussure, Écrits, p. 21.
  • [12]
    Les numérotations en lettres minuscules sont de moi.
  • [13]
    Par rapport au Cours, la terminologie des Écrits présente certaines différences : ici, signe indique l’expression (équivaut donc au signifiant dans le Cours) et idée renvoie au contenu (équivaut donc au signifié dans le Cours). Dès lors, signe-idée désigne l’union du signifiant et du signifié, appelée signe dans le Cours.
  • [14]
    Saussure regrette « la confusion lamentable de ces différents points de vue, jusque dans les ouvrages élevant les plus hautes prétentions scientifiques. Il y a là certainement, très souvent, une véritable absence de réflexion de la part des auteurs ». Cf. Ferdinand de Saussure, Écrits, p. 22.
  • [15]
    Cf. Ferdinand de Saussure, Écrits, pp. 329-331.
  • [16]
    Ce rapprochement n’est pas un hapax. Mon interprétation a des chances d’être confortée par la confrontation des passages où sont traités les concepts synchronie et sémiologie ; confrontation que je ne tenterai pas ici.
  • [17]
    On peut penser à Ionesco.
  • [18]
    Prononcée à l’Université de Genève en 1891. Cf. Écrits, pp. 156-163.
  • [19]
    Ibid., p. 160.
  • [20]
    Ferdinand de Saussure rend hommage aux devanciers, et récuse les griefs faits à Bopp quant à son choix d’objet et de méthode. Cf. ELG, pp. 130-131.
  • [21]
    Ferdinand de Saussure, Écrits, p. 333.
  • [22]
    Ibid, p. 37.
  • [23]
    J’y reviendrai, Cf. infra, § 17.
  • [24]
    Cf. Gilles-Gaston Granger, 1967, Pensée formelle et sciences de l’homme, Paris, Aubier-Montaigne.
  • [25]
    Cf. Louis Hjelmslev, 1968, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Minuit.
  • [26]
    Philippe Bossel, 1986, « Étude de la structure du signifié appréhendée à travers quelques unités lexicales du français délimitées dans le cadre du champ notionnel des âges de la vie humaine » (Mémoire inédit), Faculté de lettres, Université de Lausanne. Cf. aussi Mortéza Mahmoudian, 1989, Unité et diversité de la signification, in La Linguistique, vol. XXV, fasc. 2, pp. 115-132.
  • [27]
    Ainsi que le dit Ferdinand de Saussure dans certains passages dont, p. 36 des Écrits : « La langue repose sur un certain nombre de différences ou d’oppositions qu’elle reconnaît et ne se préoccupe pas essentiellement de la valeur absolue de chacun des termes opposés. »
  • [28]
    Cf. Ferdinand de Saussure, Cours… : « La langue est une forme et non une substance » (p. 169) ; « La linguistique a pour unique et véritable objet la langue envisagée en elle-même et pour elle-même » (p. 317).
  • [29]
    Cf. Ferdinand de Saussure, Cours… : « Qu’on prenne le signifié ou le signifiant, la langue ne comporte ni des idées ni des sons qui préexisteraient au système linguistique » (p. 166).
  • [30]
    Ainsi Martinet prend en compte les propriétés physiques des traits pertinents pour avancer des règles concernant les conditions structurales des changements phonologiques. Cf. André Martinet, 1955, Économie des changements phonétique, Berne, Francke.
  • [31]
  • [32]
    Je l’ai entendu récemment aux informations routières sur France Inter.
  • [33]
    Ferdinand de Saussure, Cours…, p. 166.
  • [34]
    Ibid, p. 167.
  • [35]
    Écrits, p. 77 : proposition n° 5.
  • [36]
    Cf. Zelig S. Harris, Structural Linguistics, chap. 2. Voir aussi Martinet, Éléments…, § 1.17.
  • [37]
    André Martinet, 1945, La prononciation du français contemporain, Genève, Droz.
  • [38]
    André Martinet, Éléments…, § 1.13.
  • [39]
    Je ne m’y arrêterai pas. J’en ai déjà traité dans Le contexte en sémantique, Louvain-la-Neuve, Peeters, 1997, chap. 3.
  • [40]
    Noam Chomsky, 1980, Essais sur la forme et le sens, Paris, Paris, Le Seuil (éd. originale 1977).
  • [41]
    Martin Joos, 1957, Readings in Linguistics, University of Chicago Press, p. 96. Je traduis. Cf. aussi, p. 228.
  • [42]
    André Martinet, 1955, Économie des changements phonétiques, Berne, Francke.
  • [43]
    Gilbert Lazard, 1994, Actance, Paris, Puf, p. 95.
  • [44]
    Gaston Bachelard, 1933, Les intuitions atomistiques, Éd. Boivin, cap. VI, pp. 133-134 (cité d’après Bachelard, Épistémologie, Textes choisi par Dominique Lecourt, Paris, Puf, 1971).
  • [45]
    Cf. supra § 3.
  • [46]
    Georges Mounin, 1968, Ferdinand de Saussure, Paris, Seghers.
  • [47]
    « En effet, il n’y a jamais comme donnée première qu’une barrière négative entre le contenu de tel signe et le contenu de tel autre […] C’est pourquoi vouloir épuiser les idées contenues dans un mot est une entreprise chimérique […] », Écrits, p. 77.
  • [48]
    Nicolas Troubetzkoy, 1964, Principes de phonologie, Paris, Klincksieck (éd. originale 1939).
  • [49]
    Ce que j’ai tenté dans La linguistique, Paris, Seghers, 1982, chap. 2.
  • [50]
    Encylopaedia Universalis, vol. V, p. 145, colonne a : Causalité & complétude sémantique.
  • [51]
    Hubert Curien, ‘Physique’, Encyclopaedia Universalis, vol. XVIII, p. 257.
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