Notes
-
[1]
Je tiens à remercier Christos Clairis, Georges Drettas et François Jacquesson qui ont lu une version préliminaire de cet article et dont les remarques ont nourri la version actuelle.
-
[2]
Le matériel analysé est tiré d’un corpus recueilli par l’auteur en 2002 et en 2003. Il s’agit notamment de discussions libres entre deux femmes et un homme, nés entre 1918 et 1926, bilingues grécophones-slavophones. Il est complété par des énoncés relevés par questionnaire auprès d’une quatrième informatrice de même âge et d’autres extraits d’un récit de vie d’un locuteur né en 1927.
-
[3]
Le terme slavo-macédonien a été le terme " officiel " de la diplomatie grecque jusqu’aux années 1980 mais il reste très minoritaire dans les usages des locuteurs mêmes.
-
[4]
Voir sur ces dialectes : André Vaillant et André Mazon, 1938, Évangéliaire de Kulakia, Paris, Institut d’études slaves ; Georges Drettas, 1990, " Le dialecte bulgaro-macédonien de Xr. (Edhessa, Grèce). Questions de typologie ", Bulletin de la société de linguistique de Paris, t. 85, f. 1, Paris, Klincksieck, p. 227-265.
-
[5]
Voir, entre autres, sur ce point : Jack Feuillet, 1995, Bulgare, Munich, Newcastle, Lincom, 76 p.
-
[6]
Sur le caractère intermédiaire de ces parlers la majorité des linguistes est d’accord (voir Vilari, Kantsov, Misirkov, Mladenov).
-
[7]
Voir, entre autres, Faidon Maligoudis, 1997 (1re éd., 1991), Salonique et le monde des Slaves, Salonique, éd. Vanias ; Mark Mazower, 2001, The Balkans, from the End of Byzantium to the Present Day, London, Phoenix Press.
-
[8]
À propos de la segmentation du syntagme verbal : sans entrer dans des considérations détaillées, précisons que nous rattachons au monème verbal la voyelle qui précède le monème personnel – dite traditionnellement voyelle thématique (le -e- de ´rutce-m, le -a- ou le -i- pour d’autres verbes) ; ces variations formelles de certains verbes en fonction de la personne qui les détermine sont considérées comme des faits de morphologie, sans valeur significative.
-
[9]
Zlatka Guentcheva, 1990, Temps et aspect : l’exemple du bulgare contemporain, Paris, CNRS, 250 p.
-
[10]
Jack Feuillet, 1996, Grammaire synchronique du bulgare, Paris, Institut d’études slaves, 416 p.
-
[11]
Jordanka Foulon-Hristova, 1998, Grammaire pratique du macédonien, Paris, Inalco, Langues et mondes, L’Asiathèque, 389 p.
-
[12]
André Vaillant et André Mazon, Évangéliaire de Kulakia, p. 187.
-
[13]
Jack Feuillet, Bulgare, p. 23.
-
[14]
Jordanka Foulon-Hristova, Grammaire pratique du macédonien.
-
[15]
Jack Feuillet, 1999, Grammaire historique du bulgare, Paris, Institut d’études slaves, p. 150.
-
[16]
Jack Feuillet, Grammaire historique du bulgare.
-
[17]
Jack Feuillet, Bulgare.
-
[18]
Jack Feuillet, Grammaire historique du bulgare, p. 145.
-
[19]
La P3 en fonction objet 1 n’est pas reprise dans la traduction, ex. " je le sors le couteau ", car dans ce parler il y a obligation d’exprimer l’objet 1 par un personnel préposé au syntagme verbal, cf. § Les fonctions objets 1 et 2.
-
[20]
André Martinet (dir.), 1979, Grammaire fonctionnelle du français, Paris, Didier-CRéDIF, § 2 . 32.
-
[21]
" ... l’un apporte à l’autre une détermination, mais (où) le déterminant est dans le même rapport que le noyau avec le reste de l’énoncé " (André Martinet, GFF, § 1 . 28).
-
[22]
La P6 a ici valeur d’indéfini ; cf. § 8.
-
[23]
En apposition.
-
[24]
Le monème site " tous " est considéré comme un adjectif car il peut déterminer un nom dans un énoncé comme ´site ´Ÿudje " tous les hommes ".
-
[25]
Georges Drettas, 1990, " Le dialecte bulgaro-macédonien de Xr. (Edhessa, Grèce). Questions de typologie ".
-
[26]
Phatique d’appel.
1. INTRODUCTION
1La variété de slave méridional qui fait l’objet de la présente étude [2] est parlée dans le centre-nord de la Grèce (région de Lagadas, proche de Salonique). Elle fait partie d’un ensemble dialectal nommé slavo-macédonien [3] ou bulgaro-macédonien [4]. Les dialectologues répartissent habituellement ces parlers en dialectes occidentaux et dialectes orientaux. La frontière qui les sépare varie selon les traditions : une frontière connue sous le nom de jatova granica correspond à peu près à la frontière naturelle du fleuve Strimon. Un des critères de différenciation est d’ordre phonétique, l’ancien ‰ ayant évolué en e dans les dialectes occidentaux alors que dans les dialectes orientaux e et ja alternent selon les contextes [5]. L’autre frontière dégagée par la linguistique officielle macédonienne passe plus à l’ouest, par le fleuve Axios (Vardar). Les parlers de la région proche de Salonique appartiennent à la zone située entre les deux fleuves ; ils sont donc classés tantôt du côté des dialectes orientaux, tantôt du côté des dialectes occidentaux. D’autres critères sont employés pour affiner cette distinction, difficile à mettre en œuvre lorsque, comme dans le parler étudié, traits occidentaux et orientaux se mélangent [6].
2Du point de vue historique, " la descente des populations slaves " dans les Balkans aux VIe et VIIe siècles est généralement admise comme origine de ces parlers dans la région [7].
3D’un point de vue sociolinguistique, les dialectes de cet ensemble slave ont abouti, d’une part, à la langue officielle de la Bulgarie (fondée essentiellement sur les dialectes du nord-est) et, d’autre part, à la langue officielle de l’ancienne république yougoslave de Macédoine (Fyrom) en 1943. En Grèce, ils peuvent être décrits comme des langues à tradition orale. Dans la région d’enquête, ils sont actuellement en voie de disparition (dans le meilleur des cas, les personnes nées à partir de 1940 connaissent la langue de manière passive).
4Dans un contexte où toute référence au bulgare ou au macédonien a de fortes connotations politiques, il a semblé préférable d’adopter le nom par lequel les locuteurs désignent le plus facilement cette langue. Dans le village c’est le terme ´nacta, littéralement " la nôtre ", qui a la préférence des locuteurs et c’est lui qui a été retenu ici. Des appellations de ce type sont courantes pour d’autres langues sans statut officiel, sans littérature écrite et sans enseignement.
5Afin de situer la variété étudiée dans le continuum bulgaro-macédonien, on propose dans cet article quelques éléments de comparaison avec la personne en bulgare littéraire et en macédonien de la République de Macédoine (Fyrom).
2. CARACTÉRISTIQUES DU SYNTAGME VERBAL
6Le nacta présente comme toutes les langues slaves une opposition verbo-nominale. L’énoncé verbal minimum est un syntagme comportant un monème verbal et obligatoirement un monème personnel suffixé. Ce monème personnel est en fonction sujet (pour les critères d’identification de la fonction sujet voir § 4 " Les fonctions assumées par les personnels ").
7Exemple d’énoncé verbal minimum susceptible d’être employé avec les éléments pragmatiques et discursifs nécessaires (par ex. en réponse à la question qu’est-ce que tu fais ?) :
9manger + P1
10" Je mange. "
11Le verbe peut être déterminé par des personnels en fonction objet 1 ou objet 2 ; ceux-ci se caractérisant par des formes particulières intégrées au syntagme verbal et ayant une position fixe (cf. § 4) :
12vi – gi – ´daje – m
13P5 + P6 + donner + P1
14f. objet 2 + f. objet 1 + prédicat + f. sujet
15" Je vous les donne. "
16Le syntagme verbal peut être enrichi par d’autres éléments, non obligatoires : par ex. des monèmes de négation, ne, a, i, ou des modalités verbales telles ki- " intention ", da- " volonté ", ´neka- " souhait ", -x- " passé " :
17Les modalités d’aspect dégagées sont l’ " imperfectif " et le " parfait ". Pour une grande partie des verbes, il est possible d’isoler différents signifiants de l’imperfectif – dont le signifié est " absence d’achèvement " ou " achèvement visé " [9] : il s’agit le plus fréquemment de -va- ou des variantes –uva-, -a-, -ka-. On trouve ainsi des syntagmes verbaux du type i´zva-va-m " sortir + imperfectif + P1 ", ou ku´p-uva-m " acheter + imperfectif + P1 ". Comme on l’observe dans ces exemples, le monème de l’imperfectif est postposé au monème verbal et antéposé au monème personnel en fonction sujet.
18On n’identifiera pas de monème " perfectif " car aucun signifiant ne peut être isolé, c’est-à-dire distingué formellement du signifiant du verbe, et ce dans aucun contexte. Ainsi, le syntagme ´kupe-m intègre-t-il une valeur perfective (face à ku´p-uva-m) sans qu’il soit possible de la distinguer du sens du monème verbal. Dans ce qui constitue un couple aspectuel imperfectif (monème identifié) / perfectif, la valeur de " perfectif " est inhérente au sens du monème verbal lui-même.
19Il faut signaler l’existence de verbes de sens imperfectif (caractéristique lexicale) et qui ne peuvent pas être " perfectisés ", ni par une procédure de dérivation (emploi de préverbes) ni par une détermination aspectuelle, tels ´jima " il a " ou encore ´spie " il dort ". D’autres verbes de sens imperfectif ont un équivalent perfectif mais sous une forme très éloignée (ce que l’on nomme les verbes supplétifs) ; il s’agit par exemple de ´gleda " il regarde ", de sens imperfectif, qui est apparié avec (da) ´vidi " il voit ", de sens perfectif.
20Les nuances aspectuelles du nacta (et des langues slaves en général) sont difficiles à rendre en français, qui ne conçoit pas par exemple qu’un procès puisse être à la fois mené " jusqu’au bout " (sens général du perfectif), et non accompli ; c’est-à-dire que ce procès soit conçu comme achevé, indépendamment de son développement par rapport à l’acte d’énonciation. Dans le présent texte on a utilisé les correspondances suivantes pour tenter de préserver les distinctions entre aspects :
21— Le perfectif n’est pas distingué du signifié du verbe : par ex. ´kupe est traduit par " il achète ", mais le lecteur gardera à l’esprit que cette traduction sous-entend que le procès est conçu comme achevé (effectué de " bout en bout ").
22— Pour rendre compte de l’imperfectif, on emploie " en train de ", non dans le sens du progressif mais pour rendre compte que le procès est conçu comme non achevé : par ex. ku´p-uva-m " je suis en train d’acheter ".
23— L’effet aspectuel provoqué par l’emploi de préverbes, à savoir " l’achèvement visé ", est signalé entre parenthèses dans la traduction : par ex. i´zva-va-m " je sors " (achèvement visé).
24Ces conventions permettent de conserver le parfait (valeur d’accompli) du français comme équivalent de l’accompli du na∫ta.
3. LES PERSONNELS INVENTORIÉS
25L’analyse identifie 6 monèmes personnels qui se présentent selon deux types de signifiants :
26— sous forme d’affixe, intégrés au syntagme verbal ;
27— sous une forme détachée.
Les formes intégrées au syntagme verbal
28Le tableau ci-après présente les personnels intégrés au syntagme verbal, selon les fonctions qu’ils assument. Ont été retenues les formes non amalgamées aux modalités verbales (ces complications formelles concernent essentiellement la fonction sujet).
29Un problème d’identification se pose pour P3 en fonction sujet : alors que des formes spécifiques existent en fonction objet 1 et objet 2 (avec des formes différentes pour le masculin et le féminin), on ne peut isoler un signifiant pour P3 en fonction sujet. Par conséquent, on postulera ici un signifiant zéro.
30Les paradigmes des personnels en fonction objet 1 et 2 présentent pour certaines personnes des variantes dont le statut n’est pas clairement établi. Une étude plus approfondie permettra de déterminer s’il s’agit de fluctuations ou de flottements phonologiques (i/e), de variations individuelles ou d’interférences avec le grec (ex. en grec mi " négation ", ti " quoi ").
31Exemples :
32Les personnels en fonction objet 2 servent également à exprimer la possession (cf. § 9).
33À titre d’information, on trouvera ci-dessous les formes des personnels employés en bulgare littéraire et en macédonien de la République de Macédoine. Afin de faciliter la lecture, la terminologie et l’organisation des données est conforme à celle du présent article. Pour le bulgare, les données sont empruntées à Jack Feuillet [10] et pour le macédonien à Jordanka Foulon-Hristova [11].
34Une différence majeure entre le parler décrit et le bulgare littéraire concerne les personnels en fonction sujet : en bulgare littéraire, la P1 se termine par une voyelle dans les deux premières classes. Dans le parler de Grèce étudié, la finale est toujours en -m. Il s’agit là d’une caractéristique du macédonien central signalée par Mazon et Vaillant [12]. Chez un des informateurs interrogés (et lui seul), on trouve des emplois en -a à côté des emplois en -m. Une étude plus approfondie devrait permettre de cataloguer ces fluctuations, tant du point de vue de leur importance quantitative que des caractéristiques des locuteurs qu’elles touchent. Pour l’instant, ces faits confirment le caractère irrégulier de l’emploi en -m mis en évidence par Mazon et Vaillant pour ces zones.
35Autre point marquant la différence entre le bulgare littéraire, langue normée, et les parlers à tradition orale examinés, la forme de P4 en fonction sujet : le parler étudié présente la forme -eme qui, bien que fréquente dans les usages oraux du bulgare, n’est pas admise dans la langue littéraire [13] ; -em étant la forme prescrite.
36Pour le macédonien de Fyrom, on présente en phonétique simplifiée les formes données en orthographe par Jordanka Foulon-Hristova [14] en suivant les équivalences entre la graphie et la prononciation qu’elle donne au début de l’ouvrage :
37Le paradigme des personnels en fonction sujet en macédonien est plus proche de celui du parler étudié.
Les formes détachées
38Le tableau suivant présente les formes des personnels non intégrés au syntagme verbal. En première colonne, les formes ont surtout un emploi de mise en valeur de la personne en fonction sujet (cf. § 5). Les formes de la deuxième colonne sont réservées à des emplois avec un fonctionnel.
39Les personnels 3 et 6 en forme détachée et servant à la mise en valeur des personnels intégrés en fonction sujet sont des démonstratifs transférés dans le paradigme des personnels ; tel était le cas en vieux bulgare où " on le retrouve (tF) dans les systèmes de l’article défini, des démonstratifs et des pronoms de 3e personne " [15]. En revanche, en bulgare moderne, il existe des formes différentes pour les P3/P6 et pour les démonstratifs : toj " P3 masc. ", tja " P3 fém. ", to " P3 n. " et " P6 " te ; les démonstratifs ayant des formes spécifiques : ´tozi, ´tazi, ´tova et ´tezi.
40Exemple d’emploi comme personnel en na∫cta :
41En vieux bulgare, on était employé uniquement comme démonstratif. Dans le parler étudié u´no, et plus rarement on, est employé de la même manière que to, à savoir comme personnel et démonstratif.
42Exemple d’emploi comme personnel :
43Exemple d’emploi comme démonstratif :
44Il existe aussi une troisième série de démonstratifs signalant la proximité : vo, va, via. Ces unités ne sont pas employées comme personnels.
45Ex. :
46Cette forme résulte d’une influence du serbe qui remonte au XVe siècle [16]. L’emploi ou non de cette troisième série sert aussi à distinguer le macédonien du bulgare ; ce dernier ayant perdu le démonstratif de l’objet proche. On a observé que lorsqu’on rencontre les trois séries de démonstratifs on rencontre aussi l’emploi de trois articles définis. C’est le cas par exemple en macédonien et dans les parlers rhodopéens. On s’attendrait donc à trouver en na∫ta la série de trois articles puisque nous observons le système à triple démonstratif. Or, dans le parler de na∫ta examiné nous avons répertorié un seul défini (-to). La catégorisation dialectale fondée sur la triple série de démonstratifs et de définis n’est donc pas efficace puisque le na∫ta se rapproche à la fois du macédonien (trois démonstratifs) et du bulgare (un seul article).
47Enfin, voici un exemple d’emploi du personnel après fonctionnel :
48Ci-contre les formes employées en bulgare littéraire [17].
49Ci-contre le tableau des mêmes formes en macédonien où l’on voit que le paradigme des personnels après fonctionnel est plus éloigné de nacta. Sur ce point, les ressemblances des formes sont plus marquées avec le bulgare.
50En ce qui concerne les formes de P1, la proximité des formes du bulgare az, du macédonien jas et de na∫ta ja peut se rétablir si on prend en compte les formes du vieux bulgare azə et du vieux russe jazə et ja [18].
4. LES FONCTIONS ASSUMÉES PAR LES PERSONNELS
La fonction sujet
51La fonction sujet est identifiée selon les critères suivants : 1 / elle est obligatoirement exprimée par le personnel intégré au syntagme verbal ; 2 / ce personnel occupe la dernière place dans le syntagme verbal ; 3 / il a une forme spécifique (distincte des formes du personnel assumant la fonction objet 1 ou la fonction objet 2) [19].
52La fonction sujet ne pouvant être exprimée qu’une fois, les personnels facultatifs – les formes lourdes [20] –, sont analysables comme des unités apposées [21] aux personnels en fonction sujet, avec valeur d’insistance.
53La position des éléments personnels facultatifs est variable ; ils apparaissent tantôt avant, tantôt après le syntagme verbal. Toutefois, l’antéposition semble moins marquée.
Les fonctions objet 1 et objet 2
54Les fonctions objet 1 et objet 2 sont spécifiques à certains verbes et elles sont obligatoirement exprimées dans le syntagme verbal par des personnels. L’objet 1 représente le patient et l’objet 2 le bénéficiaire.
55Les fonctions objet 1 et objet 2 sont marquées pour une part par la forme particulière des personnels qui les assument (voir tableau 2). Elles sont également marquées par la position : contrairement à la fonction sujet, suffixée au syntagme verbal, les personnels assumant les fonctions objet 1 et objet 2 sont préfixés. L’ordre des personnels préfixés est stable : le monème en fonction objet 2 vient en premier, suivi du monème en fonction objet 1 [22].
56On peut donc résumer la structure du syntagme verbal dans le tableau suivant qui est organisé selon l’ordre d’apparition des monèmes. On notera que seuls le noyau et le personnel en fonction sujet sont obligatoires ; le personnel réfléchi et le personnel assumant la fonction objet 2 s’excluent mutuellement (ce qui est noté par " 4 " et " 4´ ") ; les autres unités peuvent coexister dans la détermination du noyau :
5. EMPLOI COMME PRÉDICAT
57L’emploi prédicatif ne concerne que les personnels détachés du syntagme verbal ; quand ils ne sont pas prédicats, ils ont un rôle de mise en valeur [23] du personnel intégré en fonction sujet (cf. § 4). Les personnels peuvent être utilisés comme prédicats uniquement dans un contexte de conversation, en réponse à une question.
58´koi ´jide ? " Qui vient ? "
59´ja " Moi. "
60Il n’existe pas dans le parler des équivalents de il y a ou de voilà qui permettraient aux personnels (ou aux noms) d’être noyau d’un énoncé. Il faut signaler toutefois l’emploi du monème na " voilà ", emprunté au grec : ex. na to " voilà lui ", " le voilà ".
6. LES COMPATIBILITÉS
Compatibilités en tant que noyau
61• P ← Adjectifs (ex. ´site " tous ")
62Les personnels détachés qui ont un emploi prédicatif peuvent être déterminés par certains adjectifs [24] :
Compatibilités en tant que déterminants
63• P ← Verbes
64Les personnels déterminent les verbes :
65— soit directement :
66— soit par l’intermédiaire d’un fonctionnel pour les formes disjointes :
67• P (détachés) ⇒ P (intégrés, fonction sujet)
68Les personnels détachés déterminent les personnels intégrés en fonction sujet :
69• P (fonction objet 2) → Noms
70Enfin, les personnels en fonction objet 2 déterminent des noms pour exprimer la possession (cf. § 9) :
71• P (fonction objet 2) ⇐ Noms
72Les personnels sont déterminés par des noms dans ce qui traditionnellement est appelé le redoublement de l’objet [25] ou redoublement clitique. Il s’agit de l’emploi d’un personnel préfixé déterminé par le syntagme nominal objet qui est omissible ; le personnel étant obligatoire.
73Le caractère obligatoire de ce personnel est aussi un trait permettant de distinguer le bulgare littéraire du macédonien : en bulgare, le redoublement de l’objet est proscrit alors qu’il est obligatoire en macédonien. Dans le parler étudié, le personnel en fonction objet est très largement majoritaire dans le corpus et on peut dire qu’il est ici quasi obligatoire. Toutefois, un énoncé sans l’emploi du personnel en fonction objet 1 n’est pas considéré comme asyntaxique :
7. LES CLASSES
74L’application des critères de compatibilité et d’exclusion mutuelle s’avère délicate notamment dans le cas des personnels détachés qui servent à la mise en valeur des personnels intégrés en fonction sujet. Cette difficulté n’est pas spécifique au parler étudié et d’autres langues présentent ce type de relation, tels l’espagnol, le basque ou encore, plus proche du terrain d’étude, le grec.
75En effet, la stricte application des deux critères d’identification conduit à distinguer deux classes de personnels. Voici une possibilité d’analyse :
76— on peut distinguer une classe incluant les personnels intégrés au syntagme verbal et les personnels détachés liés au verbe par un fonctionnel. Cette classe, comme les noms, détermine essentiellement des verbes mais n’est pas compatible avec les actualisateurs du nom ;
77— une deuxième classe de personnels détachés qui ne déterminent pas les verbes et ont comme particularité de déterminer, en apposition, les personnels intégrés en fonction sujet.
78Cette analyse se justifierait par le fait que les personnels des deux classes ne sont pas en distribution complémentaire et qu’ils ont des comportements différents vis-à-vis des verbes et des noms.
79Toutefois, il paraît difficile de poser l’existence d’une classe distincte pour les personnels détachés car le procédé de mise en valeur dans lequel ils interviennent est fortement conditionné : les personnels détachés ne déterminent que les personnels de même personne, et uniquement lorsqu’ils sont en fonction sujet. Il n’y a donc pas ici de relation libre de classe à classe où, du point de vue syntaxique, tout monème d’une classe A peut déterminer tout monème d’une classe B.
80Ces restrictions nous amènent à ne retenir qu’une seule classe de personnels en précisant qu’il existe des unités (détachées) qui peuvent être employées en apposition d’insistance des personnels (intégrés) en fonction sujet.
8. LES RÔLES SÉMANTIQUES
Autodésignation
81Le locuteur se désigne par P1. Il emploie P4 lorsque l’énonciateur se situe dans un groupe.
Désignation de l’interlocuteur
82Pour désigner l’interlocuteur, on emploie P2 sauf lorsque l’interlocuteur appartient à un groupe dont le locuteur lui-même ne fait pas partie ; on utilisera alors P5.
83D’après ce que nous avons pu observer il n’y a pas de recours à la 5e personne pour la forme de politesse. La 2e personne est employée spontanément.
Désignation du tiers
84Pour parler d’un tiers on emploiera P3. La forme du féminin ou du masculin ne fait pas l’objet d’un choix de la part du locuteur mais elle constitue un fait morphologique. Lorsqu’il est fait référence à un groupe on emploie P6, sans distinction possible de genre.
85L’examen du corpus montre que les locuteurs peuvent choisir la forme de P3 en fonction de la déixis. Les formes des personnels servant à la mise en valeur (P3) varient selon que l’on considère le tiers comme étant éloigné (u´no /´ona) dans l’espace, le temps mais aussi dans le discours. Par exemple, dans un récit extrait du corpus, u´no /´ona sont employés en discours rapporté, donc lorsqu’il y a retour au temps " éloigné " du récit :
86Dans le reste du récit, par exemple lorsqu’on décrit l’action des personnages, to/ta sont employés :
L’indéfini
87P6 peut être employée avec la valeur d’indéfini :
Mise en valeur
88Les personnels détachés mis en apposition d’insistance du personnel en fonction sujet apportent un renseignement supplémentaire uniquement sur la 3e personne [26].
89Toutefois, dans certains cas ces personnels détachés servent à lever l’ambigu ïté lorsque les formes des personnels intégrés ne se différencient pas. Tel est le cas pour P2 et P3 dans les syntagmes intégrant le passé : par exemple pour ´tcini-ce " faire + P2 ou P3/passé " les personnels détachés ti ou u´no/´ona précisent s’il s’agit de P2 ou de P3.
9. LA POSSESSION
90La possession est exprimée par les personnels en fonction objet 2. Exemples :
91Le nom déterminé par le personnel peut être déterminé conjointement par le défini.
92Parallèlement à l’expression de la possession par les personnels en fonction objet 2, nous distinguons une classe pour les possessifs. Les formes des possessifs sont différentes selon qu’ils se rapportent à un nom masculin, féminin, neutre ou pluriel. En outre, en nacta, P3 varie selon que le possesseur est de genre masculin ou féminin. Les formes des possessifs incluent le défini que nous ne segmentons donc pas.
93Les possessifs sont des déterminants des noms :
94Plus rarement, ils peuvent être employés en tant que pronoms :
95Autres exemples :
96Les possessifs peuvent être utilisés comme prédicats :
97´koi ? " Lequel ? "
98´tvojet " Le tien. "
99En ce qui concerne les compatibilités, les possessifs peuvent déterminer des verbes (´zema ´tvojet : " il prend le tien "), des noms (´neinat ´∫ekor : " le sien (= son) beau-père "), des pronoms (´koi ´tvojet ? : " lequel le tien ? "), des adjectifs via un fonctionnel (sam ´radna za ´mojet " je suis contente du mien ").
100Ils peuvent être déterminés par des cardinaux (´dvete ´tvojet : " les deux tiens ").
101Sur le plan formel, les ressemblances sont importantes entre les trois langues. Il est intéressant de signaler qu’en macédonien les possessifs peuvent recevoir les articles des trois séries (proche, éloigné, neutre) alors que le nacta et le bulgare ne disposent que d’une série d’articles (neutre).
10. LE RÉFLÉCHI sa
102Le réfléchi, sa, est très fréquent dans le parler slave étudié. On trouve les mêmes emplois en macédonien et en bulgare.
103Il peut aussi avoir une valeur de réciproque :
11. CONCLUSION
104La présente étude de la variété de nacta parlée dans un village du centre-nord de la Grèce (région de Lagadas) distingue deux types de personnels en fonction de la morphologie : ceux qui sont intégrés au syntagme verbal et ceux qui en sont détachés. Les personnels appartiennent à une seule classe syntaxique, les possessifs appartenant à une classe distincte. La fonction sujet, obligatoirement exprimée dans le syntagme verbal, est assumée de façon exclusive par les personnels intégrés ; c’est le cas également des fonctions objet 1 et objet 2.
105La comparaison avec les formes du bulgare littéraire et du macédonien ne donne pas de résultats homogènes : en dehors d’une proximité évidente de formes entre les trois langues, les ressemblances varient selon les formes de personnels considérées : plus proches des personnels du macédonien pour les formes intégrées au syntagme verbal, plus proches des formes du bulgare pour les formes détachées. Les caractéristiques qui servent de manière générale à rapprocher les parlers de l’une ou de l’autre langue sont aussi partagées : le nacta partage avec le bulgare littéraire une seule forme de défini (-to, -ta), alors que le macédonien dispose de trois séries (proche, éloigné, neutre) ; mais le nacta dispose de ces trois séries pour les démonstratifs alors que le bulgare n’en a que deux.
106Au travers de cette présentation des personnels du nacta s’affirme l’intérêt de mener des études précises sur différents parlers de la zone afin de présenter la complexité des usages réels et de compléter les données dialectologiques qui présentent d’importantes lacunes.
Notes
-
[1]
Je tiens à remercier Christos Clairis, Georges Drettas et François Jacquesson qui ont lu une version préliminaire de cet article et dont les remarques ont nourri la version actuelle.
-
[2]
Le matériel analysé est tiré d’un corpus recueilli par l’auteur en 2002 et en 2003. Il s’agit notamment de discussions libres entre deux femmes et un homme, nés entre 1918 et 1926, bilingues grécophones-slavophones. Il est complété par des énoncés relevés par questionnaire auprès d’une quatrième informatrice de même âge et d’autres extraits d’un récit de vie d’un locuteur né en 1927.
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[3]
Le terme slavo-macédonien a été le terme " officiel " de la diplomatie grecque jusqu’aux années 1980 mais il reste très minoritaire dans les usages des locuteurs mêmes.
-
[4]
Voir sur ces dialectes : André Vaillant et André Mazon, 1938, Évangéliaire de Kulakia, Paris, Institut d’études slaves ; Georges Drettas, 1990, " Le dialecte bulgaro-macédonien de Xr. (Edhessa, Grèce). Questions de typologie ", Bulletin de la société de linguistique de Paris, t. 85, f. 1, Paris, Klincksieck, p. 227-265.
-
[5]
Voir, entre autres, sur ce point : Jack Feuillet, 1995, Bulgare, Munich, Newcastle, Lincom, 76 p.
-
[6]
Sur le caractère intermédiaire de ces parlers la majorité des linguistes est d’accord (voir Vilari, Kantsov, Misirkov, Mladenov).
-
[7]
Voir, entre autres, Faidon Maligoudis, 1997 (1re éd., 1991), Salonique et le monde des Slaves, Salonique, éd. Vanias ; Mark Mazower, 2001, The Balkans, from the End of Byzantium to the Present Day, London, Phoenix Press.
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[8]
À propos de la segmentation du syntagme verbal : sans entrer dans des considérations détaillées, précisons que nous rattachons au monème verbal la voyelle qui précède le monème personnel – dite traditionnellement voyelle thématique (le -e- de ´rutce-m, le -a- ou le -i- pour d’autres verbes) ; ces variations formelles de certains verbes en fonction de la personne qui les détermine sont considérées comme des faits de morphologie, sans valeur significative.
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[9]
Zlatka Guentcheva, 1990, Temps et aspect : l’exemple du bulgare contemporain, Paris, CNRS, 250 p.
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[10]
Jack Feuillet, 1996, Grammaire synchronique du bulgare, Paris, Institut d’études slaves, 416 p.
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[11]
Jordanka Foulon-Hristova, 1998, Grammaire pratique du macédonien, Paris, Inalco, Langues et mondes, L’Asiathèque, 389 p.
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[12]
André Vaillant et André Mazon, Évangéliaire de Kulakia, p. 187.
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[13]
Jack Feuillet, Bulgare, p. 23.
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[14]
Jordanka Foulon-Hristova, Grammaire pratique du macédonien.
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[15]
Jack Feuillet, 1999, Grammaire historique du bulgare, Paris, Institut d’études slaves, p. 150.
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[16]
Jack Feuillet, Grammaire historique du bulgare.
-
[17]
Jack Feuillet, Bulgare.
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[18]
Jack Feuillet, Grammaire historique du bulgare, p. 145.
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[19]
La P3 en fonction objet 1 n’est pas reprise dans la traduction, ex. " je le sors le couteau ", car dans ce parler il y a obligation d’exprimer l’objet 1 par un personnel préposé au syntagme verbal, cf. § Les fonctions objets 1 et 2.
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[20]
André Martinet (dir.), 1979, Grammaire fonctionnelle du français, Paris, Didier-CRéDIF, § 2 . 32.
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[21]
" ... l’un apporte à l’autre une détermination, mais (où) le déterminant est dans le même rapport que le noyau avec le reste de l’énoncé " (André Martinet, GFF, § 1 . 28).
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[22]
La P6 a ici valeur d’indéfini ; cf. § 8.
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[23]
En apposition.
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[24]
Le monème site " tous " est considéré comme un adjectif car il peut déterminer un nom dans un énoncé comme ´site ´Ÿudje " tous les hommes ".
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[25]
Georges Drettas, 1990, " Le dialecte bulgaro-macédonien de Xr. (Edhessa, Grèce). Questions de typologie ".
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[26]
Phatique d’appel.