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Article de revue

Traduction et linguistique : sur quelques malentendus

Pages 15 à 24

Notes

  • [1]
    " Equivalence in difference is the cardinal problem of language and the main concern of linguistics ". Roman Jakobson, 1959, " On linguistic aspects of translation ", On translation (R. A. Brower, ed.), Harvard University Press. Traduction française de Nicolas Ruwet, 1963, Essais de linguistique générale, Paris, Éd. de Minuit, p. 78-86.
  • [2]
    Peut-être l’ouvrage a-t-il été desservi par son titre, qui a pu laisser croire qu’il s’agissait d’un traité sur une période de l’histoire de la traduction et non d’une réflexion générale sur celle-ci.
  • [3]
    Il est sans doute inutile de préciser ici que l’auteur de ces lignes s’est modestement employé à essayer de construire ce pont indispensable (Maurice Pergnier, Les fondements sociolinguistiques de la traduction, 1993, Presses Universitaires de Lille [1978], 282 p.).
  • [4]
    Voir par ex. Danica Seleskovitch, 1975, Langage, langues et mémoires, Paris, Minard, 272 p.
  • [5]
    J. C. Catford, 1965, A Linguistic Theory of Translation, Londres, Oxford University Press.
  • [6]
    Il ne saurait, naturellement, exister de méthodologie qui ne s’appuie sur quelques principes théoriques explicites ou implicites. Dans l’ouvrage de Vinay et Darbelnet, ces principes peuvent être critiqués ou approuvés, tant du point de vue de la linguistique que de la traduction, mais en tant qu’ils sont ceux de ces auteurs et non ceux de la linguistique.

1En dépit de ce que pourrait laisser penser l’évocation de quelques titres qui sont dans tous les esprits, les relations entre la traduction et la linguistique sont des plus distendues, voire des plus distantes. Le diagnostic pourra paraître surprenant sous la plume d’un auteur qui s’est abondamment employé à en sceller l’union de manière toujours plus étroite. Mais c’est précisément de cette situation d’observateur particulier qu’on voudrait ici le justifier. Qu’on n’y voie pas un jugement pessimiste mais simplement un état des lieux réaliste.

2Il faut d’abord situer le contexte intellectuel dans lequel ce constat s’inscrit : à partir des années 1960 (période pendant laquelle les études de linguistique ont elles-mêmes suscité les plus grands engouements), à la faveur de l’explosion de la demande en traducteurs et interprètes professionnels, et de la multiplication des filières de formation qui en est résultée, s’est développé un intense courant de recherches théorisantes sur la traduction. Comme on sait, ces recherches (convergentes ou divergentes dans leurs modes d’approche théoriques) ont rapidement manifesté leur volonté d’autonomisation en se regroupant sous le nom de traductologie. Force est de constater que les rameaux les plus vigoureux de cette nouvelle discipline se sont plus souvent développés à l’écart de la linguistique, voire contre elle, qu’en continuité avec elle. Il n’est pas rare de lire sous la plume de traductologues que la traduction n’a rien à voir avec la linguistique et que la théorisation de la traduction doit être conçue comme une émancipation vis-à-vis d’elle. À l’inverse, l’existence de quelques titres prestigieux (à l’examen desquels nous consacrerons plus loin l’attention qu’ils méritent) masque mal le fait que les linguistes dans leur ensemble consacrent fort peu d’attention à la traduction, laquelle ne figure généralement dans les traités que comme un appendice prolongeant des considérations générales sur la non-co ïncidence des découpages du réel par les langues. C’est pourtant un linguiste, et non l’un des moins réputés, qui proclama dès le milieu du siècle écoulé que " l’équivalence dans la différence est le problème central du langage et le principal objet de la linguistique " [1]. Si Jakobson dit vrai (et nous sommes de ceux qui le pensent), la traduction devrait être placée, non en appendice, mais au centre, de la théorisation linguistique. Elle sert en effet de pierre de touche à de nombreuses hypothèses théoriques concernant la structuration du langage, et plus particulièrement les relations entre langue et pensée. C’est dire que la traduction ne saurait prétendre rester à l’écart du champ de la linguistique (puisqu’elle en serait même le " principal objet " !), mais c’est dire aussi que la linguistique, dans sa visée de description et de théorisation globales du langage ne saurait éviter de se laisser " bousculer " par les données issues de la recherche spécialisée en traduction.

3Or la grande majorité des linguistes, toutes écoles confondues, même quand ils font des incursions directes dans le domaine de la traduction, ignorent superbement les apports des recherches traductologiques et omettent systématiquement de se pencher sur leur problématique, ce qui ne peut, en retour, que renforcer la prévention des traductologues à l’égard de la linguistique. Ces préventions – comme le savent les quelques chercheurs ayant un pied sur chaque rive – peuvent prendre des formes purement fantasmatiques, comme quand la linguistique (qui, pourtant n’en peut mais !) est rendue responsable des mauvaises habitudes contractées dans la pratique scolaire de la traduction, mauvaises habitudes qui nuisent aussi bien à son exercice qu’à son appréhension théorique. Le peu de place fait à la traduction par la linguistique dans ses théorisations contraste donc avec l’emprise que lui prêtent à tort nombre de traductologues non linguistes. Mais il est bien vrai que le désintérêt global qu’elle manifeste à l’égard de la problématique propre de la traductologie contribue à perpétuer des modes d’approche inadaptés, tant de la pratique que de la théorie de la traduction, au préjudice de la recherche en linguistique elle-même. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans les arcanes de faux procès où se mêlent des questions de délimitation de territoire, d’écoles de pensée et de méthodologies disciplinaires, mais d’en examiner les conséquences en matière de recherche théorisante. Pour qui regarde les choses en termes de recherche fondamentale, il ne fait guère de doute, en effet, que la difficulté à trouver un langage commun manifeste un déficit épistémologique préjudiciable tant à l’avancée de la théorie de la traduction qu’à la linguistique. Qui peut, en effet, penser raisonnablement que des hypothèses théoriques émises dans l’un des domaines puissent être valables si elles ne satisfont pas aux exigences théoriques de l’autre ? En l’occurrence, peut-on admettre que des concepts théoriques généraux sur le langage soient pris en défaut dans un champ d’expérimentation aussi important que la traduction ? Ou, inversement, que des éléments fondamentaux dans l’élaboration d’une théorie de la traduction puissent être inintégrables à une théorie de linguistique générale ? C’est cependant plus ou moins ce qui se produit présentement, du fait que linguistique et traductologie cheminent pour l’essentiel sur des sentiers parallèles.

4Le malentendu qui continue de marquer les relations de la linguistique et de la traduction doit beaucoup moins aux mauvaises volontés d’écoles rivales qu’à une réalité épistémologique trop peu reconnue de part et d’autre, à savoir que la problématique de la traduction s’adresse à une linguistique de la parole, tandis que la linguistique pour sa part (sauf, bien sûr, notables exceptions) continue pour l’essentiel d’être une linguistique de la langue. On peut schématiser cette différence en l’exprimant de la façon suivante : les études traductologiques raisonnent sur des textes alors que les études linguistiques raisonnent sur des systèmes de signes. Simple différence de perspective, sans incidence sur le fond des choses, pensent la plupart des linguistes n’ayant pas travaillé sur les problèmes théoriques et pratiques de la traduction, puisque – postulent-ils implicitement – les textes sont composés de signes, et que ce qui s’applique aux segments linguistiques considérés dans le système de la langue doit s’appliquer ipso facto aux ensembles qui intègrent ces segments dans la parole. Aussi ont-ils une propension naturelle à restreindre l’étude de la traduction à une approche comparative ou contrastive des langues en présence. Les traducteurs, pour leur part, même s’ils ne répudient pas ce mode d’approche, font valoir qu’il tient fort peu de place dans leur pratique, dont la réussite est assujettie à de tout autres considérations, tenant à la nature des textes, au mode d’insertion des mots dans la dynamique de ces textes, et où les questions d’équivalences de mots se posent bien plus en relation avec des structures conceptuelles qu’en relation avec les structures des langues. Ce ne sont pas les traductologues, c’est bien la traduction elle-même, qui prend en défaut les modèles proposés par la linguistique de la langue. Le divorce entre traductologie et linguistique ne fait que mettre en évidence l’incapacité à penser conjointement les faits de langue et les faits de parole dans une théorie intégratrice.

5Il suffirait pour s’en convaincre de constater que la dissociation entre le point de vue traductologique et le point de vue linguistique peut se rencontrer chez un même théoricien. Nous n’en prendrons pour preuve que le cas du plus illustre des auteurs français dans le domaine, à savoir Georges Mounin. On connaît de lui deux livres également remarquables qui reflètent contradictoirement deux faces de l’auteur lui-même, en même temps que deux regards divergents sur la traduction. Dans Les belles infidèles (ouvrage non pas méconnu mais trop peu connu), c’est le Georges Mounin poète, fin littérateur et traducteur qui s’exprime ; dans Les problèmes théoriques de la traduction (écrit une décennie plus tard), c’est le linguiste fonctionnaliste. Il en résulte deux modes d’approche de la traduction radicalement différents et qui, curieusement, ne semblent se rencontrer nulle part. On pourrait dire, en ramenant ces ouvrages à des catégories qui n’existaient pas quand ils furent écrits, et dans lesquelles ils font figure de précurseurs, que dans le premier, Mounin fait œuvre de traductologue, tandis que dans le second il fait œuvre de linguiste contrastiviste. Les problèmes théoriques de la traduction ont connu un sort plus glorieux que Les belles infidèles [2], tant chez les linguistes que chez les spécialistes de la traduction. Rétrospectivement, on ne peut que le regretter. C’est, en effet, dans Les belles infidèles que Mounin aborde de la manière la plus éclairante les " vrais " problèmes " théoriques " de la traduction. Cela tient à ce que, dans ce premier traité, toute sa réflexion s’organise autour de textes : comparaison de traductions d’un même passage, analyse critique de traductions existantes, proposition de solutions personnelles à des problèmes de traduction réputés insolubles, etc. Avec une finesse et une maestria sans pareilles, il y dégage pas à pas ce qu’on pourrait appeler les conditions de l’équivalence de traduction. Il n’y perd jamais de vue que les points ayant trait à la langue dont il est amené à traiter dans ses analyses sont toujours intimement insérés dans une problématique textuelle. L’ouvrage ne se veut pas théorisant, n’érige en système aucune des généralisations qu’il présente derrière l’analyse de cas d’espèce. Cependant, au fil des pages, c’est bien une théorie informelle (mais extrêmement rigoureuse) de la traduction qui se dessine, englobant – tout en les sériant et en les dissociant et en décrivant finement leurs interrelations – les différents paramètres dans lesquels s’inscrit tout acte de traduction digne de ce nom. Il y signale clairement les limites potentielles de la traduisibilité, mais montre aussi de façon convaincante comment ces limites peuvent toujours être reculées par l’habileté du traducteur. Qui relit ce traité à la lumière d’un demi-siècle de recherches traductologiques ne peut manquer d’être frappé de voir à quel point des voies de recherche présentement considérées comme neuves sont déjà défrichées avec une sûreté de vue étonnante par Mounin.

6Au regard de ce premier ouvrage, les Problèmes théoriques de la traduction apparaissent comme un traité abstrait d’où les textes sont radicalement proscrits, et donc – serait-on tenté de dire – la traduction aussi... Il traite certes brillamment des obstacles linguistiques à la traduction, à la lumière des acquis des différents structuralismes linguistiques, mais n’envisage à aucun moment la façon dont le traducteur s’y prend pour surmonter ces obstacles. Le Mounin des Problèmes théoriques semble avoir oublié les riches enseignements tirés de l’observation du processus traduisant par le Mounin des Belles infidèles. Mieux, il paraît le contredire en donnant l’impression de rassembler une moisson d’arguments en faveur de l’intraduisibilité. On ne discutera pas ici des mérites propres de l’ouvrage sur le plan où il se situe ; on se contentera de souligner qu’il a puissamment contribué à creuser le malentendu entre linguistique et traductologie. En l’intitulant Problèmes théoriques de la traduction, Mounin imprimait l’idée que les seuls problèmes " théoriques " de la traduction étaient des problèmes liés à la comparaison des systèmes de signes (plus particulièrement, bien sûr, au niveau des découpages sémantiques) et que la théorisation de la traduction relevait de la seule linguistique de la langue, à l’exclusion de toute autre dimension. C’était accréditer l’idée (contraire à ses propres démonstrations antérieures) que la traduction consistait en une simple transposition de codes.

7Sans doute concevait-il ses deux traités comme deux volets complémentaires d’un même point de vue et supposait-il qu’ils seraient lus de manière " stéréoscopique ". C’était compter sans le fait regrettable que le second allait éclipser le premier dans l’attention des lecteurs ; c’était sans compter, surtout, sur le fait que ce diptyque appelait un troisième volet où ces deux visions divergentes eussent été confrontées et réconciliées. Il est remarquable, et particulièrement illustratif de l’état des relations entre la traduction et la linguistique théorique, que Mounin ne tenta jamais cette synthèse [3]. Ce fut fâcheux pour la théorisation de la traduction, qui se fit dès lors à l’écart de la linguistique générale. Le préjudice le plus regrettable de cette dissociation était cependant pour la sémantique. En procédant ainsi, Mounin se privait en effet de la possibilité de confronter les modèles théoriques auxquels il avait recours aux données concrètes de la traduction, pour en tirer des leçons quant à la validité de ces modèles. Cela nécessitait que fussent rassemblées et confrontées les données des deux modes d’approche pour que fût élaboré un modèle de description sémantique applicable sans contradictions internes aux faits de parole (dont la traduction est un champ d’observation privilégié) comme aux faits de langue.

8Dans la ligne du mode d’approche popularisé par les Problèmes théoriques, les linguistes traitant de traduction considèrent généralement la contribution de la linguistique à la recherche en traduction comme une simple projection d’acquis théoriques de la discipline, non susceptibles d’être remis en cause ou affinés à la lumière des enseignements de la recherche spécifiquement traductologique. Or l’approfondissement des vrais " problèmes théoriques " de la traduction jette au contraire une lumière particulièrement intéressante sur des questions fondamentales pour l’ensemble de la théorisation linguistique.

9Une autre source de malentendus est liée à l’usage du terme linguistique lui-même, à la fois terme technique désignant une discipline définie par ses objectifs et méthodes, et terme de la langue courante. Le second emploi vient souvent parasiter l’appréhension correcte du premier. C’est ainsi que les traductologues non linguistes, qui parlent de " traduction linguistique " – par opposition à la " traduction interprétative " ou " traduction du sens " [4] qui est, selon eux, la seule digne du nom de traduction – laissent entendre qu’il ne s’agit pas seulement d’un processus pratiqué sur les langues, mais qu’il s’agit en quelque sorte d’une conception de la traduction préconisée par la linguistique en tant que discipline théorisante. Aussi s’agit-il tout d’abord de ramener les choses à leurs justes proportions : à y regarder de près, dans toute l’histoire des relations entre la linguistique et la traduction, un seul traité se présente explicitement comme étant une " théorie linguistique de la traduction ". Il s’agit du petit livre de J. C. Catford, s’appuyant sur la théorie linguistique de M. A. K. Halliday, qui porte justement ce titre [5]. Sans antécédents et sans descendance, ni dans la carrière de son auteur ni dans la théorisation de son école, ce petit traité présente, il est vrai, une image caricaturale de ce que peut être l’intrusion inconsidérée de la linguistique dans le domaine de la traduction, puisque cette dernière en est totalement absente, les considérations linguistiques pour leur part ne dépassant pas le niveau de la dissociation entre le grammatical, le lexical et l’idiomatique. Cela ne saurait engager la linguistique dans son ensemble. L’ouvrage de Georges Mounin Problèmes théoriques de la traduction, dont se réclament détracteurs et défenseurs de l’approche linguistique – même si par l’ambigu ïté de son titre et de certaines de ses formulations il se prête à une mauvaise interprétation – ne se présente pas comme la ni même une théorie de la traduction. Il éclaire certains problèmes de la traduction à la lumière de connaissances accumulées par la linguistique de la langue.

10Il ne saurait naturellement être question d’envisager ici tous les aspects du malentendu persistant entre linguistique et traduction. Il faut cependant s’arrêter aussi au fait que le caractère de " théorie linguistique de la traduction " est souvent appliqué par les traductologues à des ouvrages comme la Stylistique comparée du français et de l’anglais de Vinay et Darbelnet. Or, bien que les auteurs de ce célèbre manuel émaillent leur discours de quelques termes et considérations empruntés à Saussure et à d’autres linguistes, ils n’y prétendent à aucun moment faire œuvre de linguistes au sens disciplinaire du terme, encore moins de théoriciens au nom de cette discipline. L’ouvrage se présente lui-même comme une méthode (qu’on peut approuver ou non), mais nullement comme une théorie linguistique de la traduction [6]. Les mérites pédagogiques de cet ouvrage ne sont plus à démontrer. Il est cependant, lui aussi, à l’origine de nombreux malentendus impliquant conjointement linguistes et traductologues. Conçu (en milieu bilingue canadien) pour aider les apprentis traducteurs à éviter les interférences entre la langue de traduction et leur langue maternelle et à s’exprimer en un français idiomatique, il est organisé autour de rubriques dénommées " procédés de traduction ". Ces procédés de traduction se présentent à la fois comme des répertoires raisonnés de catégories d’interférences à éviter et comme des recettes pour surmonter l’obstacle des divergences idiomatiques. À travers cette grille d’analyse, l’ouvrage fournit donc une précieuse description contrastive des deux langues en présence. Il a, en outre, rendu des services inestimables à des générations d’étudiants. Il prête cependant le flanc à de nombreuses critiques tant méthodologiques que théoriques. En tant qu’il est présenté comme une méthode, on a eu beau jeu de faire valoir qu’il imprimait dans l’esprit des étudiants l’idée que la traduction pouvait se pratiquer par simple application de " recettes " consistant à substituer en toutes circonstances les mêmes segments linguistiques à leurs correspondants dans l’autre langue ; en somme, de concentrer l’attention sur les faits de langue au détriment des faits de discours. Ce sont là des considérations pédagogiques auxquelles il n’y a pas lieu de s’arrêter ici ; mais la même objection préjudicielle vaut dans une perspective théorique dès lors que la méthode est abordée par les lecteurs comme étant l’expression d’une vision sous-jacente de la réalité de la traduction, c’est-à-dire d’une théorie implicite. Le mode d’approche de la Stylistique comparée ne contredit pas explicitement, mais masque une réalité essentielle de la traduction, qui est que les correspondances ne sont jamais acquises d’avance, et que chaque recherche d’équivalence d’un segment donné dans un texte particulier passe par l’analyse du sens de ce segment au sein de ce texte particulier. Aussi le livre a-t-il été versé par différents traductologues – et parfois avec un dédain qu’il ne mérite pas – au compte de la " traduction linguistique ", par quoi il faut entendre : opération de transfert d’unités de langue d’un système verbal à un autre dans l’indifférence au " sens " des énoncés, qui constitue le véritable objet de l’opération traduisante.

11Dans ce cas comme dans ceux abordés plus haut, le qualificatif linguistique ne saurait satisfaire personne. La polyvalence de ses emplois manifeste seulement la difficulté qu’ont traductologues et linguistes à trouver un langage commun et à construire ensemble une théorie unifiée de la traduction. On ne saurait soutenir sans paradoxe que la traduction (quelle que soit la façon dont elle est pratiquée) n’est pas une opération " linguistique ", puisqu’elle part d’un énoncé dans une langue pour aboutir à un énoncé dans une autre langue. Tout est affaire du traitement qui est appliqué au matériau linguistique dans ce transfert. Ou bien il est soumis à un traitement mental qui constitue à proprement parler la traduction, ou bien il fait simplement l’objet d’une recherche comparative de correspondances supposées préexistantes. La linguistique n’a pas pour vocation d’édicter comment on doit traduire. Elle a pour vocation d’observer et de décrire l’ensemble des facteurs entrant en ligne de compte pour que la traduction s’accomplisse, et surtout d’expliquer pourquoi certaines stratégies aboutissent à de meilleurs résultats que d’autres, en raison de la nature du langage et des langues. Pour elle comme pour la traductologie, la question principale est d’expliquer pourquoi les mots sont intransposables d’un système de signes dans un autre (comme la linguistique de la langue le montre de manière irréfutable), et sont pourtant traduisibles d’un système de signes dans un autre (comme la traductologie le montre de manière non moins convaincante). Cette proposition n’est une aporie que pour qui traduction est synonyme de transcodage.

12On sait depuis l’Antiquité qu’une science ne trouve de réponses qu’aux questions qu’elle se pose. Dans le passé que nous avons évoqué, linguistique de la langue et traductologie ne se posaient manifestement pas les mêmes questions, et ne sauraient donc se fournir mutuellement des réponses. Une convergence des modes d’approche au bénéfice des deux ne peut manifestement résulter que de l’acceptation par chacune de répondre aux questions que l’autre lui soumet dans son ordre propre.


Date de mise en ligne : 01/12/2008

https://doi.org/10.3917/ling.401.0015

Notes

  • [1]
    " Equivalence in difference is the cardinal problem of language and the main concern of linguistics ". Roman Jakobson, 1959, " On linguistic aspects of translation ", On translation (R. A. Brower, ed.), Harvard University Press. Traduction française de Nicolas Ruwet, 1963, Essais de linguistique générale, Paris, Éd. de Minuit, p. 78-86.
  • [2]
    Peut-être l’ouvrage a-t-il été desservi par son titre, qui a pu laisser croire qu’il s’agissait d’un traité sur une période de l’histoire de la traduction et non d’une réflexion générale sur celle-ci.
  • [3]
    Il est sans doute inutile de préciser ici que l’auteur de ces lignes s’est modestement employé à essayer de construire ce pont indispensable (Maurice Pergnier, Les fondements sociolinguistiques de la traduction, 1993, Presses Universitaires de Lille [1978], 282 p.).
  • [4]
    Voir par ex. Danica Seleskovitch, 1975, Langage, langues et mémoires, Paris, Minard, 272 p.
  • [5]
    J. C. Catford, 1965, A Linguistic Theory of Translation, Londres, Oxford University Press.
  • [6]
    Il ne saurait, naturellement, exister de méthodologie qui ne s’appuie sur quelques principes théoriques explicites ou implicites. Dans l’ouvrage de Vinay et Darbelnet, ces principes peuvent être critiqués ou approuvés, tant du point de vue de la linguistique que de la traduction, mais en tant qu’ils sont ceux de ces auteurs et non ceux de la linguistique.

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