Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher. Les révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique XVe – XXe siècle. Paris, Seuil, 2020, 317 pages.
1Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, chercheurs en histoire environnementale, proposent un ouvrage érudit et foisonnant de sources pour reconstituer les préoccupations climatiques aux siècles passés. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer en lisant le titre, l’objectif des auteurs n’est pas de retracer les fluctuations climatiques passées. Ce travail a déjà été fait par plusieurs chercheurs, dont Emmanuel Le Roy Ladurie et Emmanuel Garnier. Ici, les auteurs souhaitent montrer que les discours sur des changements climatiques existaient dans le passé, principalement imputables à la mauvaise gestion de la couverture forestière. C’est donc en quelque sorte un contrepoint au changement climatique contemporain que les auteurs narrent. Dans les deux cas, les sociétés occidentales sont responsables, aujourd’hui à cause des gaz à effet de serre, hier à cause de la déforestation. C’est l’idée d’un « agir climatique humain » sur le temps long, thèse centrale de l’ouvrage.
2Le thème de ce livre n’est pas nouveau et a déjà été abordé dans plusieurs articles, certains écrits par les auteurs, d’autres par leurs collègues historiens comme Jean-François Mouhot ou René Favier dans son article « Penser le changement climatique au siècle des Lumières ». Mais dans cet ouvrage, le propos est plus développé et l’analyse menée avec plus d’attention dans différentes directions. Soulignons trois points importants.
3Premièrement, les auteurs montrent bien comment un discours sur les forêts, localement, va accompagner un discours global sur le climat. Tout comme aujourd’hui, c’est un climat « global » qui va être pensé en train de se détériorer. Les auteurs démontrent bien ce changement d’échelle, et le relient au cycle de l’eau (p. 40). Dans un schéma global où l’eau s’évapore et se déverse ici ou là, les forêts jouent un rôle. Détériorer ces dernières aboutirait alors à une dégradation environnementale et climatique globale. C’est ainsi que le froid gagnerait la planète, comme Buffon l’écrit dans un texte resté célèbre sur les « époques de la nature » (p. 53).
4Les auteurs montrent également comment le climat sert de prétexte à d’autres discours, plus sociaux, politiques ou économiques. Tout comme aujourd’hui, le climat était un mot-valise qui permettait d’aborder de nombreux enjeux, pas seulement liés aux températures ou aux précipitations, mais aussi aux sociétés. Par exemple, Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher relatent que le débat climatique tourne à l’« affrontement politique » (p. 80) : despotisme et féodalité sont renvoyés dos à dos pour expliquer la détérioration du climat à la fin du xviiie siècle et début du xixe siècle. Le but de l’agronome Pierre-François Boncerf est démiurgique : « changer le climat, remettre la terre en commerce avec le ciel, remettre en action les météores et les multiplier » (p. 83) ! Le chapitre 7 « Patriotisme climatique » est également convaincant. Il montre comment chaque climat peut-être source d’identité nationale, il fait partie des figures paysagères que François Walter a déroulées dans son ouvrage volumineux éponyme. Les auteurs concluent par la démonstration que le climat « tempéré » est pensé comme le meilleur au monde, par ceux qui y vivent…
5Troisièmement, le développement de la fin du livre (chapitre 15) fait un point sur une question encore peu étudiée : la colonisation, et les aménagements liés, permettrait de rendre le climat de ces régions plus favorable. Dans la mesure où les forêts refroidissent localement le climat, les abattre pourrait radoucir les contrées aux hivers très rigoureux et les rendre plus propices à leur exploitation agricole. Si cette idée a déjà été traitée dans plusieurs publications, le livre de Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher propose quelques développements qui renouvellent les questionnements. Les mentions d’un « écoracisme musulman », en lien avec les destructions des forêts, jugées calamiteuses pour le climat, sont très pertinentes. Comme l’écrivent les auteurs, « c’est tout le monde de la colonisation européenne qui, entre angoisse et hubris débridé, se pense en guerre contre le déclin climatique » (p. 210). Pour faire une passerelle avec l’ouvrage récent de Guillaume Blanc (L’invention du colonialisme vert), les intérêts des Empires pour retrouver un Eden perdu en Afrique, avec une faune et une flore « vierges », passent-ils aussi par une idéalisation climatique alors que le climat serait complètement détérioré sur le vieux continent ?
6Malgré ces apports notables pour la recherche, et un effort de vulgarisation très appréciable, l’ouvrage souffre de quelques lacunes et maladresses qui auraient pu être dépassées par une approche plus interdisciplinaire de la question.
7Les bornes temporelles du livre peinent tout d’abord à convaincre. Le livre aborderait, d’après son sous-titre, une période allant du xve au xxe siècle. Or il est question surtout des xviiie et xixe siècles, siècles de spécialisation des auteurs (d’après leurs précédentes publications). Certes, c’est bien au xve siècle que Fernando Colomb va populariser une idée de son père : le couvert forestier augmenterait les précipitations. Il suffirait donc de les couper pour éviter des pluies diluviennes fréquentes dans les zones intertropicales… et ainsi « résorber l’obstacle climatique à la colonisation (p. 21). Mais le livre aurait pu se borner principalement, dès le sous-titre, aux xviiie et xixe siècles.
8Ensuite, les auteurs négligent une partie de la bibliographie géohistorique sur le sujet. La lecture de l’ouvrage donne l’impression que les auteurs découvrent et s’emparent de ce sujet alors que plusieurs publications, dont celles des géographes, apportaient déjà beaucoup à la question. C’est notamment sur les liens entre déforestation, aggravation des inondations et accusation des paysans de montagne, que les références sont trop fragmentaires. La lacune principale de l’ouvrage est une certaine absence de référence aux travaux géohistoriques, notamment dans le chapitre 13 où les auteurs expliquent pourquoi la conservation des massifs forestiers et le reboisement deviennent les objectifs prioritaires en France et en Europe. Par exemple, la thèse d’Anne Peltier aurait été une source importante « La gestion des risques naturels dans les montagnes d'Europe occidentale : étude comparative du Valais (Suisse), de la vallée d'Aoste (Italie) et des Hautes-Pyrénées (France) ». Dans deux chapitres, elle compare ainsi le paradigme de la déforestation au xixe siècle, ayant des conséquences sur les inondations et le climat, et le changement climatique des xxe et xxie siècles, une réflexion au cœur du propos de l’ouvrage. Son travail s’appuie sur des fonds d’archives précis qui n’ont pas été exploités par les auteurs des Révoltes du ciel. Les travaux de Jean-Yves Puyo n’ont également pas leur place dans l’ouvrage, alors qu’il s’est intéressé aux discours sur les forêts en lien avec le climat tant en France métropolitaine qu’en Amérique du Sud. On regrettera aussi l’absence de toute référence aux travaux géohistoriques développés à Toulouse dans le laboratoire GEODE, notamment par Jean-Marc Antoine et Bertrand Desailly. Ces absences rendent l’ouvrage moins solide. Les travaux récents s’intéressant à la débâcle du Gietro en val de Bagnes en Suisse, s’inscrivant dans l’anniversaire des 200 ans de cette catastrophe, ne sont pas non plus évoqués alors que le phénomène est lié à l’éruption du Tambora (chapitre 8). Si les auteurs des Révoltes du ciel montrent bien comment ces années sont clés pour envisager l’histoire du climat aux temps géologiques, ils auraient pu mieux s’intéresser au lien entre cet événement et le discours global sur le climat.
9Enfin, la spatialisation des discours sur le changement climatique passé n’est qu’à peine esquissée. Concernant par exemple l’enquête de 1821, qui sert de point de départ à l’ouvrage selon les auteurs, une cartographie des réponses par les préfets a été esquissée mais n’est pas représentée. La Provence semble accorder ses réponses et constater unanimement un refroidissement du climat. En outre, cette enquête est bien connue et il est assez péremptoire d’écrire que c’est « une de ces trouvailles qui surprend l’historien » (p. 141). Elle est par exemple déjà étudiée par Anne Peltier dans sa thèse en 2005, qui écrit que « l’enquête témoigne notamment d’un changement d’échelle : le local et le global, pour employer des termes à la mode, s’y rencontrent, l’augmentation supposée des crues étant la conséquence possible d’un changement dans le régime des vents, les vents de nord et de sud causant alors des dommages plus importants que par le passé ».
10In fine, on regrettera une tendance des auteurs à considérer leur période comme un « tout » où les perceptions sur ce qu’est un bon ou un mauvais climat n’ont guère évolué. Dans différents passages de leur ouvrage, les auteurs citent des sources où le climat est doté d’un adjectif plutôt mélioratif ou dépréciatif. Or on aurait voulu qu’une analyse de ces perceptions soit plus finement faite. Pourquoi le climat est-il vu ici ou à cette époque comme bon ? Là ou à un autre moment comme mauvais ? Par exemple, Christophe Colomb parle d’un climat enchanteur à Cuba (p. 19) alors que d’autres auteurs vont proposer une description plus nuancée du climat. En quoi ces différentes représentations véhiculent-elles ou sont-elles véhiculées par différentes appréciations de l’environnement ou des idées politiques ? p. 97 les auteurs soulignent bien qu’en 1818, ici on pense que le déboisement tempère les climats, alors que là il les dégrade. Pourquoi ? Plus de liens auraient pu être tissés entre ces sources et les enjeux politiques du climat, certainement différents selon les régions et pays.
11À la fin du xixe siècle, le paradigme de la déforestation pour expliquer un changement néfaste du climat s’amenuise. D’autres raisons sont mises en avant pour lier causes et conséquences des dégradations environnementales, que les auteurs expliquent dans le chapitre 13. La forêt avait à tort été désignée comme « le bouc émissaire de toute une série de changements souvent contradictoires » (p. 191). Doit-on faire un parallèle avec le changement climatique, désigné comme responsable de nombreuses catastrophes climatiques ? La prudence est toujours de mise mais rien ne doit faire oublier les responsabilités politiques des catastrophes au détriment de leur naturalisation excessive.