Couverture de LIG_844

Article de revue

L’Espace Mont-Blanc, un laboratoire de coopération transfrontalière au service des territoires locaux

Pages 9 à 23

Notes

  • [1]
    Le Programme Interreg a été mis en place à partir de 1990, nous terminons actuellement el programme Interreg 5 (2014-2020). Au départ, Interreg I était exclusivement destiné aux soutiens de projets transfrontaliers, puis le programme a permis des financements transrégionaux entre deux régions européennes voire transnationaux pour les très grands projets. L’objectif est de créer du lien entre les territoires européens en soutenant les initiatives en matière de transports, de liens économiques, de développement culturel et de protection de l’environnement. Désormais la coopération territoriale fait partie des objectifs européens prioritaires.

1.  Introduction

1L’Espace Mont-Blanc est une structure de coopération transfrontalière située à la croisée de trois États : l’Italie avec la Région Autonome du Val d’Aoste, la Suisse avec le Canton du Valais et la France avec la région Auvergne-Rhône-Alpes, plus précisément les départements de la Savoie et de la Haute-Savoie. La coopération concerne un espace de 3 500 km2 avec au cœur le massif du Mont-Blanc, espace de haute montagne dont le symbole connu à l’échelle mondiale est le Mont-Blanc dominant la région avec ses 4 810 m. Le massif est encadré par de profondes vallées aux développements différents. En Suisse, les vallées valaisannes à dominantes rurale et agricole sont animées par la ville de Martigny, au cœur de la vallée du Rhône, aux activités variées et loin de la haute montagne. Le tourisme, notamment dans le val Ferret, est présent mais peu invasif. En Italie, la diversité des paysages et l’identité régionale ont fait du Val d’Aoste un pôle touristique dont la station la plus proche du massif est Courmayeur de taille moyenne. En France, le tourisme est très présent avec en son cœur la station hypertrophiée de Chamonix, au rayonnement mondial lié à un héritage historique fort marqué par la naissance de l’alpinisme et le développement des sports d’hiver.

2Les relations entre les vallées n’ont pas attendu la mise en place des frontières contemporaines avec l’intégration en 1860 de la Savoie à la France. Dès les années 1960, le Triangle de l’Amitié marque le début de coopérations structurées. Néanmoins, c’est dans les années 1990 que se structure l’Espace Mont-Blanc. En 1986, dans le cadre du bicentenaire de l’ascension du mont Blanc, les élus nationaux comme les élus locaux sont interpellés par le milieu associatif lié à la montagne sur l’absence de protection du massif, environnement patrimonial d’exception. Après une proposition nationale puis une contre-proposition locale, la Conférence Transfrontalière du Mont-Blanc voit le jour en 1992. De façon liminaire, ce que nous pouvons retenir c’est que l’idée d’un parc de protection international est refusée au profit d’une coopération entre les acteurs locaux pour trouver des solutions orientées sur le développement durable.

3Par ailleurs, la Conférence Transfrontalière du Mont-Blanc s’est développée au moment où le projet européen était en pleine mutation, favorisant les convergences et les coopérations y compris avec la Confédération Helvétique qui a toujours joué le jeu de la coopération locale et régionale, même si elle n’est pas membre de l’Union européenne ni de l’Espace Économique Européen.

4Depuis quelques années, sous la pression des flux migratoires, des revendications régionalistes, des menaces terroristes et d’un manque d’initiatives nouvelles à l’échelle européenne, les opinions publiques comme les élus ont tendance à considérer qu’il est nécessaire de réactiver certaines fonctions de la frontière pour renforcer la surveillance et le contrôle.

5Dans ce contexte, à l’échelle de l’Espace Mont-Blanc, les flux transfrontaliers rencontrent-ils des contraintes liées à la réactivation de certains contrôles ?

6Les freins à la coopération sont-ils liés à cette conjoncture ou bien à des facteurs structurels de l’Espace Mont-Blanc liés à son organisation et sa genèse ?

7Quelle influence la coopération transfrontalière a-t-elle sur le fonctionnement des frontières ?

8Nous formulons trois hypothèses. D’une part, la genèse de l’Espace Mont-Blanc marque profondément la coopération comme outil de prise en charge locale d’un projet de développement durable pour bloquer l’initiative originelle d’un parc naturel international (Moullé, 2002). D’autre part, le choix d’initiatives ciblées pour tendre vers les objectifs communs a l’avantage d’être à la fois réalisable et d’obtenir à moyen terme des effets reconnus. Pour le moment, nous ne pouvons pas dire qu’un changement s’opère dans la façon de penser la coopération transfrontalière à l’échelle de l’Espace Mont-Blanc suite au renforcement des contrôles à la frontière.

9Le souci de différencier les éléments conjoncturels des éléments structurels sera le fil rouge de la réflexion afin de comprendre, dans le contexte actuel, les freins et les possibilités offertes à la coopération dans le cadre européen.

2.  Un contexte général en évolution

10L’ordre international repose sur l’idée que le monde est divisé en États dont le pouvoir s’exerce sur des territoires délimités par des frontières stables (Taylor, 1994). La mondialisation n’a pas remis en cause ce principe puisque les négociations et les traités internationaux sont bien signés par les États. Paradoxalement, elle valorise le rôle des États sur le plan juridique malgré des entreprises transnationales qui pourraient rêver d’un monde sans frontière. Cette dernière hypothèse annihilerait au final le principe des échanges puisque qu’ils sont fondés sur des avantages comparatifs liés aux différenciations réglementaires et de niveau de vie.

11La frontière sépare donc deux systèmes territoriaux caractérisés par l’existence de cadres juridiques et institutionnels différents (Raffestin, 1986). La ligne frontière est à la fois une représentation cartographique et la limite réelle entre deux corpus juridiques. L’organisation du pouvoir et du territoire, ainsi que les lois qui s’appliquent pour les citoyens ne sont pas les mêmes de part et d’autre de la ligne frontière. L’Union européenne est intéressante pour cela car les convergences voulues n’ont pas effacé les lignes frontières. Il n’a jamais été question d’une fusion dans une logique impériale, la logique fédéraliste a été régulièrement débattue mais jamais mise en cause.

12Néanmoins, le modèle de la frontière westphalienne est remis en cause par la mondialisation et par la construction européenne. Nous sommes incités à considérer que les frontières des États sont des limites marquées par un processus d’intégration et que la dévaluation qui les caractérise prend à la fois des aspects politiques, fonctionnels et cognitifs (Van Houtum, 2000). Ainsi, la frontière est à la fois un révélateur des interactions (Barth, 1969) de notre monde et le lieu de nouveaux enjeux. De la marge, les espaces frontaliers sont parfois devenus des métropoles transfrontalières dynamiques où la frontière est utilisée comme ressource (Sohn, 2014) dans le cadre de convergences et de complémentarités économiques. La frontière y offre également de nouvelles occasions en matière de gouvernance car les responsables politiques utilisent de nouvelles potentialités transfrontalières pour améliorer la vie quotidienne des habitants et des frontaliers. Ainsi, la représentation de la frontière est bouleversée. De la ligne reconnue par des traités internationaux et représentée sur les cartes des géographes, elle devient un attribut du territoire considéré comme une opportunité d’ouverture et elle est intégrée dans l’espace vécu par la multiplication des flux locaux et régionaux.

13Les dynamiques européennes et celles liées à la mondialisation provoquent donc la concomitance de dispositifs de dévaluation et de renforcement des fonctions de la frontière (Andreas, Biersteker, 2003 ; Van Houtum et al., 2005 ; Amilhat-Szary, Fourny, 2006 ; Scott, 2009, Amilhat-Szary, 2015). Les nombreux auteurs qui ont argumenté cela, constatent tous que la dévaluation de la frontière n’empêche pas les autorités de mettre en place des outils de contrôle, de surveillance et de sécurité localisés à la frontière ou ailleurs pour permettre aux flux de se développer dans un cadre politiquement contrôlé. La liberté des échanges sous surveillance est considérée comme une clé nécessaire pour que le projet économique libéral, portée par l’Union européenne et les grandes instances mondiales, fonctionne.

14La frontière doit donc être considérée dans sa rencontre entre la fixité de la ligne et la dynamique des flux qui la traverse, flux matériels et immatériels, gouvernance et projet d’action transfrontalière. Ainsi des phases peuvent être observées par les processus de bordering, debordering, rebordering (Andreas, Biersteker, 2003). La frontière westphalienne est typiquement une logique de bordering, construction de la frontière par des traités et affirmation par le bornage du contrôle de la ligne. Le debordering correspond aux dynamiques de dévaluation permettant à toutes les échelles d’utiliser autrement la frontière dans le cadre de projets partagés pour permettre le développement des territoires et l’amélioration de la vie quotidienne transfrontalière. Ce rebordering n’empêche pas, cependant, des coopérations visibles avec des logiques de co-construction (Gibert et al., 2014) de la frontière dans une logique d’ouverture de la frontière tout en filtrant les flux indésirables.

15Pour terminer ce panorama théorique de la frontière dans une perspective spatio-temporelle dynamique, il nous faut rappeler les quatre fonctions de la frontière définies par le Groupe Frontière en 2004.

16Une frontière est d’abord une construction territoriale qui « met de la distance dans la proximité » (Arbaret-Schulz, 2002). À l’inverse, les réseaux mettent de la proximité dans la distance. Cette dualité est importante dans notre analyse puisque nous abordons bien l’objet frontière à partir des flux. La coproduction de la frontière est un processus lent où les multiples acteurs doivent se connaître et être capables de se projeter dans un avenir commun pour diminuer les effets de distanciation de la frontière et il est plus facile de renforcer rapidement la frontière accentuant la distance psychologique et représentationnelle que de chercher à construire à partir de la ligne de la couture.

17La deuxième fonction de la frontière est le système de contrôle des flux destiné à assurer une maîtrise du territoire à travers un filtrage. Nous sommes là au cœur de notre sujet où les pratiques de circulation sont liées à une architecture de l’espace par les effets-frontières (Foucault, 2004, p. 19). Le pouvoir a les moyens de favoriser ou non, de contrôler ou non, les flux. Par là même, les choix politiques peuvent induire d’autres flux, notamment ceux considérés comme illégaux. Ainsi, la question foucaldienne « par où ça passe, comment ça passe, entre qui et qui, entre quel point et quel point, selon quels procédés et quels effets ? » prend tout son sens.

18Par ailleurs, une frontière est un lieu privilégié d’affirmation et de reconnaissance de pouvoirs politiques. L’État organise la frontière avec des services qui lui sont dédiés, avec des marqueurs spatiaux correspondant aux limites, aux outils de surveillance et de contrôle. Cette affirmation est autant destinée aux acteurs extérieurs, pour leur démontrer la force de l’État du territoire qu’ils souhaiteraient pénétrer, qu’aux citoyens de l’État qui, par cette démonstration de contrôle, peuvent avoir confiance dans la maîtrise du contrôle territorial par l’État. La frontière permet à l’État de démontrer sa capacité à protéger et sécuriser les habitants.

19Pour terminer, une frontière institue une distinction par l’appartenance matérielle et symbolique à une entité territoriale dont elle est l’expression. Cette dimension est l’élément clé du territoire, car de l’appartenance symbolique découle l’identité territoriale. D’ailleurs, dans les représentations, la frontière et ses deux postes de douanes se reconnaissent par l’opposition symbolique des drapeaux nationaux. Bien entendu, dans le contexte européen la situation est plus subtile avec la dévaluation des frontières structurée par les différentes politiques d’intégration. La ligne frontière est devenue discrète où la signalétique n’est pas plus mise en valeurs que pour l’entrée d’une bourgade. Cela n’élimine pas pour autant les sentiments d’appartenances.

20Sur le plan de la structuration de la coopération entre les territoires européens, il faut remonter à la Convention de Madrid, fruit du travail du Conseil de l’Europe, qui a permis aux États d’accepter que des territoires locaux puissent coopérer avec les territoires voisins, au-delà de la frontière. C’est le principe de subsidiarité, délégation verticale du pouvoir, qui va permettre les initiatives et la responsabilité financière des projets. Ce principe fondateur des Fédérations, a été un changement de paradigme pour les États centralisés, notamment la France.

21L’Union européenne à partir du début des années quatre-vingt-dix a proposé une vision permettant la coopération effective des territoires (Wassenberg et al., 2015). Cette vision est d’abord politique avec des programmes comme Interreg [1] (definir en note infrapaginale) permettant de définir par ensemble régionaux des priorités en matière de coopérations tant transfrontalières que transrégionales. La dimension politique a été accompagnée de moyens financiers avec le principe de la co-participation de l’Union européenne avec les porteurs de projets. La Suisse a depuis 1990 participé au co-financement d’Interreg, Berne se substituant à Bruxelles pour le versant suisse des projets. Enfin, l’ensemble a été très progressivement accompagné d’outils juridiques comme le Groupement Européen d’Intérêt Économique (GEIE), outil utilisé pour la gestion franco-italienne du tunnel du Mont-Blanc depuis sa reconstruction après l’incendie dramatique de 1999, les Groupements Européens de Coopération territoriale (GECT), outil en réflexion actuellement pour faire évoluer juridiquement la Conférence Transfrontalière du Mont-Blanc. Le grand avantage serait la structuration en une institution pérenne ayant son propre budget mais cela engage les parties dans un projet qui n’est peut-être pas le leur.

22Depuis une bonne décennie, l’Europe n’a pas vécu de nouvelles impulsions, au point que de nombreux citoyens estiment l’Europe trop éloignée de leurs problèmes quotidiens et se développe des courants de pensées eurosceptiques vis-à-vis de l’avenir de l’intégration européenne. Le tandem franco-allemand semble vouloir régulièrement relancer le projet, mais rien ne permet d’imaginer la suite.

23De manière plus générale, et pour mieux comprendre le débat de cette communication, il est nécessaire de rappeler l’évolution géopolitique tant européenne que des espaces péri-européens. L’Europe est cernée par un chaos géopolitique comparable à la chute de l’empire Ottoman (Bennafla, 2015). Au sud de la Méditerranée, le printemps arabe a déstabilisé les États notamment en Libye où l’intervention occidentale n’a rien réglé. Ce pays est devenu un des points d’accès vers l’Europe. À l’est de la Méditerranée, la déstabilisation de la Syrie et de l’Irak est un séisme pour toute la région. Les pays limitrophes comme la Jordanie et la Turquie ont accueilli des millions de réfugiés. Plus à l’est encore, l’Afghanistan reste un foyer émetteur de réfugiés dans un contexte géopolitique complexe. Enfin, l’Afrique de l’Est et saharienne voit des États en pleine crise structurelle. Toutes ces régions alimentent de puissants courants migratoires qui sont attirés par la stabilité et la richesse de pôles comme l’Amérique du Nord mais aussi l’Europe plus proche.

24Ces pressions migratoires, conjuguées à la réalité du terrorisme dans les capitales de l’Europe de l’Ouest, ont provoqué des changements politiques avec la volonté de faire évoluer les règles de l’espace Schengen en application depuis 1995. D’un côté, les règles exceptionnelles des accords de Schengen sont mises en œuvre comme le contrôle systématique aux frontières intérieures de l’espace Schengen, le renforcement des moyens de contrôles permanents des frontières extérieurs à Schengen, l’évolution du code des douanes européens en 2016 en faveur d’une intégration consolidée et le renforcement des moyens de l’agence Frontex depuis 2015. Concrètement, pour l’espace Mont-Blanc, cela se traduit par des contrôles plus tatillons des douaniers suisses, sachant que l’intégration du pays dans l’espace Schengen ne s’est jamais accompagnée par l’élimination systématique des postes de douanes. Entre la France et l’Italie, frontière interne à l’espace Schengen, les contrôles de plus en plus fréquents des services des Douanes et de la Police aux Frontières (PAF), ont des impacts sur les flux notamment aux entrées du tunnel du Mont-Blanc, les flux par le col du petit Saint-Bernard restant secondaires et saisonniers.

25Par ailleurs, les mouvements régionalistes et nationalistes se sont développés de manière importante depuis une décennie. Ces mouvements prennent des formes très variables comme celle du nationalisme (par exemple en Hongrie), de régionalismes indépendantistes (par exemple en Écosse ou en Catalogne), ou encore de régionalismes forts (comme dans le Canton du Valais et même la Région Autonome du Val d’Aoste).

3.  Le développement durable, modus vivendi de la gouvernance

26La question de la gouvernance a été au cœur de la gestation de l’Espace Mont-Blanc, au de-là même de celle de la protection internationale du Mont-Blanc. Ce projet était en 1990 celui des trois ministres de l’environnement des trois États. Pour les élus locaux, l’enjeu était d’abord de maîtriser localement l’avenir du territoire. La gouvernance mis en place dans le cadre de la Conférence Transfrontalière Mont-Blanc a été en 1992 l’outil pour rééquilibrer les pouvoirs et donner aux acteurs locaux de part et d’autre des frontières la capacité à construire un territoire respectueux de l’environnement prenant réellement en compte les intérêts des habitants permanents des vallées et non exclusivement des touristes et amateurs de beaux paysages. L’organisation de la gouvernance a permis au Canton du Valais et la Région Autonome du Val d’Aoste d’être les interlocuteurs privilégiés. Côté français, le choix a été de réunir les élus locaux dans un Syndicat Intercommunal Espace Mont-Blanc, les représentants étant les interlocuteurs locaux français de la Conférence Transfrontalière. Les représentants des trois États participent à la gouvernance.

27La gouvernance mise en place étant le fruit d’une opposition à une vision verticale d’un projet de parc international de protection du Mont-Blanc, le projet était de fait caduc. L’enjeu à partir de 1992 a été de trouver entre les acteurs transfrontaliers les points de convergences permettant de respecter pour les parties un équilibre entre développement des territoires et protection de l’environnement. La généralisation du concept de développement durable dans les années 1990 a été l’opportunité d’une convergence des trois points de vue nationaux dans une logique de laboratoire territorial (Leloup, 2010).

Tab. 1

L’évolution des enjeux de la coopération

tableau im1

L’évolution des enjeux de la coopération

Source : F. Moullé.

28Les premières années ont été marquées par une période que nous pouvons considérer comme celle de la re-connaissance mutuelle, période obligatoire dans tout processus de coopération transfrontalière. De nombreux travaux d’inventaires, de cartographie et d’analyses ont permis de construire ensemble un corpus de connaissances commun du territoire Espace Mont-Blanc. De cette période est né l’Observatoire Mont-Blanc, outil d’aide à l’orientation des politiques locales et transfrontalières de nos jours. Durant cette période, de nombreuses expérimentations ont été réalisées grâce aux co-financement Interreg, même si en pratique elles ont eu un caractère frontalier, organisées en miroir car les actions se sont faites de part et d’autre des frontières sans avoir une mise en œuvre transfrontalière. Dans ce registre, nous trouvons les expériences en matière de transport public pour limiter la pollution atmosphérique.

29La mise en place d’un Schéma Commun de Développement Durable entre 1998 et 2005 a été un élément structurant pour les acteurs locaux car ils se sont donné des objectifs unifiés malgré des réalités territoriales différentes. Par exemple, le tourisme est un des moteurs des trois économies frontalières ; pour autant cela ne peut masquer des ambivalences fortes. Des complémentarités sont possibles pour le tourisme extensif en montagne avec notamment l’unification du tour du Mont-Blanc en randonnée pédestre mais les enjeux sont trop différents pour converger en matière de tourisme de masse. Chamonix est une station majeure qui ne cherche pas à accueillir plus de touristes, mais qui a besoin du stock actuel pour faire vivre toute l’économie de la haute vallée de l’Arve. Les différentes stations restent en concurrence malgré une vision politique convergente. Il faut donc prendre le développement durable autant comme un objectif à atteindre pour la protection de l’environnement que comme une convergence de stratégie pour atteindre les objectifs.

30Le Plan Intégré Transfrontalier va dans le même sens, suivi de la Stratégie d’Avenir en réflexion actuellement. Les outils juridiques d’application et les responsabilités des acteurs resteront différents. C’est donc bien sur une image commune à atteindre que les acteurs transfrontaliers cherchent à bâtir ensemble.

31Certains domaines comme les transports routiers ne relèvent pas des élus locaux. Ainsi, la réouverture du tunnel du Mont-Blanc aux camions a été décidé à l’échelle des États et non des collectivités territoriales.

32De nombreuses convergences existent sur la thématique du milieu montagnard, notamment la question du réchauffement climatique ou celle de la biodiversité. Les politiques locales en faveur de la bonne gestion des refuges ou des modes de chauffage des habitations sont réellement mises en place. Ces démarches ne contrarient aucunement des modèles économiques différents.

33Les activités pérennisées concernent l’éducation à l’environnement, le réseau permanent des études et données scientifiques ainsi que la promotion d’une culture alpine commune. Comme de nombreuses institutions transfrontalières, le financement des actions reste une faiblesse car elles dépendent bien souvent de subventions européennes. Dans l’hypothèse d’une baisse des aides, il est probable que les actions choisies soient plus modestes et se limitent à des échanges de bonnes pratiques pour attendre les objectifs communs. Le régime juridique des accords est de toute manière non-contraignant.

34Pour éviter un parc international de protection de la nature, le développement durable a été une alternative crédible permettant aux acteurs locaux de rester les maîtres de leur destin commun.

4.  La coopération a-t-elle influencé les fonctions de la frontière ?

35En première étape, pour analyser les effets de la coopération transfrontalière dans le cadre de l’Espace Mont-Blanc en un quart de siècle, nous proposons de croiser les quatre fonctions de la frontière (Groupe Frontière, 2004) avec une approche multi-scalaire en sélectionnant trois échelles : nationale, régionale et locale.

Tab. 2

Fonctions et échelles de la frontière – Quel impact de la coopération ?

tableau im2

Fonctions et échelles de la frontière – Quel impact de la coopération ?

Source : F. Moullé.

36La dimension psychologique de la distance dans la proximité existant du fait de la présence même de frontières entre des États reste une dimension forte. Bien entendu, entre des États, il n‘a jamais été question de les effacer. L’éducation des jeunes, les papiers d’identité, la cartographie, etc. rappellent en permanence la distance existante avec les voisins. Malgré une histoire commune jusqu’au milieu du xixe siècle, la frontière conjuguée à des volumes orographiques forts, participe à créer une distance psychologique. Passer un col en voiture relève de l’expérience traversière comme celle de prendre un tunnel. À l’échelle locale, la situation est à nuancer car l’expérience quotidienne ou au moins régulière de la traversée de la frontière a nécessairement un impact sur la perception du voisin, « l’étranger » est approprié et la distance dans la proximité émoussée.

37Concernant le système de contrôle de la frontière par la puissance publique, nous observons une double évolution. Avec l’ouverture des frontières internes de l’espace Schengen, les contrôles franco-italiens ont fortement diminué pour se renforcer ensuite au vu du contexte général. Aujourd’hui ces contrôles sont plus sophistiqués même s’ils n’ont pas de caractère systématique mais ciblé.

38L’affirmation des pouvoirs n’a pas évolué à l’échelle nationale, l’intégration européenne n’a jamais concerné l’intégration des services de contrôle des territoires nationaux, les coopérations n’impliquent pas de fusion. En revanche, à l’échelle régionale notamment celle de l’arc alpin, Interreg Alpine Space, qui coordonne les différentes actions transfrontalières est devenu un guichet de références pour les acteurs locaux leur permettant de prendre conscience des points communs et de l’intérêt à coopérer dans ce cadre. À l’échelle locale, la coopération et les échanges transfrontaliers en général participent largement à modérer l’affirmation des pouvoirs.

39Enfin, concernant la distinction matérielle et symbolique, les réponses sont complexes car les identités des différentes vallées sont très fortes même si un homotone culturel existe (Moullé, 2003). Coopérer ne veut pas dire vouloir fondre son identité avec celle du voisin, c’est plutôt souligner les points communs pour respecter les différences. La dimension éducative des actions de l’Espace Mont-Blanc vont dans ce sens avec la volonté de faire partager aux jeunes des expériences communes, chercher à développer la connaissance de la langue du voisin pour mieux se connaître. Cela va jouer plus sûrement sur la distance psychologique que sur l’appartenance symbolique d’autant que les identités peuvent s’emboîter sans renier l’identité locale mais au contraire s’enrichir par des dimensions multiples et complexes.

40Cette première proposition d’approche montre que la coopération transfrontalière dévalue aux échelles régionales et locales l’affirmation des pouvoirs sans remettre en cause l’affirmation à l’échelle nationale L’État conserve la grande personnalité juridique internationale. Pour les trois autres fonctions de la frontière, la coopération transfrontalière n’a pas d’effet ni de dévaluation et ni de renforcement.

41La coopération transfrontalière, les projets et les réalisations mis en place ne remettent pas en cause la frontière en tant quel tel mais influencent légèrement certaines fonctions à une échelle locale et régionale. L’objectif de la coopération n’a jamais été de remettre en cause les découpages territoriaux des États par un nouveau projet territorial mais de faciliter des projets convergents pour maintenir le caractère exceptionnel d’un patrimoine commun. Par contre, la coopération dans un contexte montagnard difficile a permis de valoriser la frontière pour qu’elle devienne progressivement une ressource commune (Sohn, 2014) aux partenaires et non plus une contrainte. Par exemple, la coopération a permis de capter des budgets européens au profit des territoires locaux et de communiquer sur un patrimoine naturel transfrontalier, source de revenus.

42En deuxième étape, nous proposons d’évaluer l’évolution des frontières, toujours dans une logique multiscalaire mais en croisant maintenant l’analyse avec les dynamiques considérées désormais comme classiques de la frontière : borderingdeborderingrebordering.

Tab. 3

Échelles et dynamiques transfrontalières - Quel impact de la coopération ?

tableau im3

Échelles et dynamiques transfrontalières - Quel impact de la coopération ?

Source : F. Moullé.

43Le bordering est une réalité liée à la mise en place des frontières. La stabilité des dyades pour l’Espace Mont-Blanc date de 1860. Les territoires locaux n’ont pas été l’objet d’équipement de surveillance militaire comme l’a été la haute Maurienne et le col du Mont Cenis plus au sud. Le bordering a d’abord été cartographique, concrétisé par un bornage en moyenne montagne et un relief qui rappelle en lui-même les difficultés de franchissement notamment en saison hivernale. Le passage des tunnels (Mont-Blanc et Grand Saint-Bernard) et leurs signalétiques, les postes douaniers suisses rappellent aux voyageurs l’existence de la frontière. Le debordering a été engagé par la croissance importante des flux transeuropéens et régionaux. La coopération n’a fait que renforcer cette dynamique d’ouverture et de dévaluation des fonctions contraignantes de la frontière en développant des discours et des projets soulignant les convergences territoriales dans une ambiance générale d’intégration européenne. Pour autant, le rebordering depuis le début des années 2010 est réel tant à l’échelle européenne qu’à l’échelle locale où la surveillance et les contrôles sont un frein aux dynamiques transfrontalières notamment avec des temps d’attentes à la frontière qui perturbent la fluidité des passages. À l’échelle régionale, il est difficile d’évaluer des effets.

44Debordering et rebordering ne s’enchaînent pas dans le temps, ils sont concomitants et soulignent la complexité de la frontière où dévaluation de certaines fonctions et renforcement d’autres sont possibles. Ce principe est actuellement généralisable à l’ensemble des dyades intérieures à l’espace Schengen.

45Par ailleurs, Chamonix travaille depuis longtemps son identité et son image territoriales. Bernard Debarbieux (1993) a parlé de haut lieu, nous pourrions même parler d’hyper-lieu (Lussault, 2017) à la fois très intégré dans la mondialisation et aux spécificités locales fortes. La politique de Chamonix est à l’image de l’ambivalence debordering/rebordering avec à la fois une logique d’ouverture pour une coopération transfrontalière et d’auto-valorisation pour une reconnaissance mondiale.

46La coopération a influencé la frontière en participant localement à sa dévaluation, elle se poursuit dans une ambiance plus contraignante. Pour autant, cette capacité est modeste et les dynamiques de la frontière sont plus sensibles aux facteurs géopolitiques généraux que locaux.

5.  Remarques conclusives

47L’Espace Mont-Blanc est né pour bloquer un projet de parc international de protection de la nature. La dynamique créée a favorisé un laboratoire territorial de coopération transfrontalière avec l’expérience d’une gouvernance nouvelle, des projets et des expérimentations originales. Le développement durable est un leitmotiv de la coopération, objectif suffisamment ambitieux pour avoir réussi à écarter l’idée de parc international et suffisamment flou pour que des objectifs communs soient possibles avec des modèles économiques différents. La prise en main par les élus locaux d’un projet initialement proposé par les États est en soi une réussite.

48Pour autant, les coopérations ont faiblement influencé les fonctions de la frontière. Certes, elles ont favorisé une dévaluation régionale et locale de l’affirmation du pouvoir et elles participent au maintien du debordering local dans un contexte de rebordering. Une grande partie des fonctions de la frontière relève du domaine régalien.

49La coopération transfrontalière n’empêche pas les États de gérer leurs frontières, elle existe par l’existence de la frontière.

50Sur le plan territorial l’Espace Mont-Blanc est confronté à des dynamiques contradictoires avec à la fois la présence d’une culture commune que nous pouvons appeler homotone dans le sens où cela constitue un syncrétisme entre les cultures des vallées (Moullé, 2003) et des identités locales entretenues voire renforcées. L’hyper-lieu chamoniard est un paradoxe en étant la locomotive de la coopération Espace Mont-Blanc et un pôle suffisant original pour réfléchir sur sa propre identité à valoriser.

51Le débat actuel du classement du Mont-Blanc au patrimoine mondial de l’Unesco, sous l’influence du mouvement pro-Mont-Blanc, s’intègre parfaitement dans l’ambivalence des acteurs régionaux, Chamonix jouant à nouveau le rôle de leader.

52L’Espace Mont-Blanc est bien un laboratoire de coopérations transfrontalières au service des territoires locaux. Il influe légèrement sur la transformation de l’usage de la frontière mais reste très dépendant des choix étatiques et européens en matière de gestion des modalités de la frontière.

Bibliographie

  • Amilhat-Szary A-L. (2015) Qu’est-ce qu’une frontière, Paris : Presses Universitaires de France, 160 p.
  • Amilhat-Szary A.-L., Fourny M.-C. (2006) Après les frontières, avec la frontière, nouvelles dynamiques transfrontalières en Europe, La Tour d’Aigues : éd. de l’Aube.
  • Andreas P., Biersteker T.J. (2003) The Rebordering of North America: Integration and Exclusion in a New Security Context, New York/London, Routledge, 179 p.
  • Arbaret-Schulz Ch. (2002) Les villes européennes, attracteurs étranges de formes frontalières nouvelles, In : Reitel B. et al., Villes et frontières, Paris : Anthropos-Economica, p. 213-230.
  • Barth F. (1969) Ethnic groups and boundaries. The social organization of cultural differences, Olso : Universitetsforlaget.
  • Bennafla K. (2015) Tournant frontalier au Maghreb et au Moyen-Orient, Confluences Méditerranée, n° 94, p. 133-143.
  • Debarbieux B. (1993) Du haut lieu en général et du Mont-Blanc en particulier, Espace géographique, vol. 22, n° 1, p. 5-13.
  • Foucault M. (2004) Sécurité, territoire, population, Cours au collège de France (1977-78), Paris : Gallimard-Seuil, 435 p.
  • Gilbert A., Veronis L., Brosseau M., Ray B. (2014) La frontière au quotidien. Expériences des minorités à Ottawa-Gatineau, Ottawa : Les Presses de l’Université d’Ottawa, 392 p.
  • Groupe Frontière, Christiane Arbaret-Schulz, Antoine Beyer, Jean-Luc Piermay, Bernard Reitel, Catherine Selimanovski, Chrsitophe Sohn et Patricia Zander, La frontière, un objet spatial en mutations, EspacesTemps.net, Textuel, 29 octobre 2004.
  • Leloup F. (2010) Le développement territorial et les systèmes complexes : proposition d'un cadre analytique, Revue d’Économie Régionale & Urbaine, 4/2010 (octobre), p. 687-705.
  • Lussault M. (2017) Hyper-lieux, Les nouvelles géographie de la mondialisation, Seuil – sciences humaines, 320 p.
  • Moullé F., 2010, Espaces à risques et réseaux de secours. L’exemple du massif transfrontalier du Mont-Blanc, In : Moullé F., Duhamel S. (dir.) Frontières, politique de santé et réseaux de soins, col. Géographie et Culture, L’Harmattan, p. 97-107.
  • Moullé F. (2007) L’espace Mont-Blanc, des espaces touristiques en quête d’un territoire, http://www.recherche-maconnais.org/rencontres_sept_07.html, 10 p.
  • Moullé F. (2003) Dynamiques transfrontalières et identités territoriales. L’exemple des Alpes de Savoie, de la Suisse romande et du Val d’Aoste, Lille : Presses Universitaires du Septentrion, 473 p.
  • Moullé F. (2002) L’Espace Mont-Blanc (E.M.B.), une stratégie décentralisée de maîtrise d’un espace transfrontalier, Revue Mosella, n° 3-4, p. 99-107.
  • Raffestin C. (1986) Éléments pour une théorie de la frontière, Diogène, 34, 134, p. 3-21, http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4348
  • Scott J.W. (2009) Bordering and Ordering the European Neighbourhood: A critical perspectives on EU Territoriality ans Geopolitics, Trames, 13, p. 232-247.
  • Sohn C. (2014) The Border as a Resource in the Global Urban Space: A Contribution to the Cross-Border Metropolis Hypothesis, International Journal of Urban and Regional Research, 38, 5, p. 1697-1711.
  • Van Houtum H., Kramsch O., Zierhofer W. (eds.) (2005) B/ordering spaces, Aldershot : Ashgate.
  • Van Houtum H. (2000) An overview of european geographical research on borders and border regions, Journal of Borderlands studies, 15, 1, p. 57-83.
  • Wassenberg B., Reitel B., Peyroni J. (2015) Territorial cooperation in Europe. A historical perspective, Luxembourg, Publication Office of the European Union.

Mots-clés éditeurs : coopération transfrontalière, frontières, gouvernance, contrôles

Date de mise en ligne : 02/12/2020

https://doi.org/10.3917/lig.844.0009

Notes

  • [1]
    Le Programme Interreg a été mis en place à partir de 1990, nous terminons actuellement el programme Interreg 5 (2014-2020). Au départ, Interreg I était exclusivement destiné aux soutiens de projets transfrontaliers, puis le programme a permis des financements transrégionaux entre deux régions européennes voire transnationaux pour les très grands projets. L’objectif est de créer du lien entre les territoires européens en soutenant les initiatives en matière de transports, de liens économiques, de développement culturel et de protection de l’environnement. Désormais la coopération territoriale fait partie des objectifs européens prioritaires.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.174

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions