Notes
-
[1]
“The illicit cultivation of someone else’s land” (traduction de l’auteur).
-
[2]
Site de Guerrilla Gardening France. Source : http://guerilla-gardening-france.fr/wordpress/, consulté le 7/02/2017.
-
[3]
Selon le dernier recensement chiffré sur le site officiel de l’évènement, en 2011 35 pays et 162 villes ont organisé un évènement lors du Park(Ing) Day. Source : http://parkingday.org/, consulté le 5 février 2017.
-
[4]
“To encourage bicycling as an antidote to the poison that is car culture. […] To encourage citizens to reclaim ownership and stewardship of their urban space. […] Your city is broken. Don't wait for the bureaucrats to fix it. DO IT YOURSELF” (traduction de l’auteur). Source : http://urbanrepairs.blogspot.fr/, consulté le 5 février 2017.
-
[5]
Source : https://walkyourcity.org/, consulté le 5 février 2017.
-
[6]
Source : http://www.markreigelman.com/new-page-23/, consulté le 5 février 2017.
-
[7]
“A learned response to the slow and siloed conventional city building process” (traduction de l’auteur).
1 Guérilla jardinière, hacking urbain, park(ing) day, Reclaim the street, Pop-Up City, ou encore Do It Yourself et tactical urbanisms : autant de nouveaux mots pour parler des villes contemporaines qui fleurissent dans les blogs d’architectes, chez les collectifs d’artistes/designers, dans certains titres de presse locale, mais aussi dans la littérature scientifique, principalement anglophone.
2 Depuis le début des années 2000, nombre de chercheurs ont en effet formulé des propositions lexicales et des néologismes pour renouveler et enrichir le vocabulaire des études urbaines. La multiplication de ces nouvelles expressions sous-tend l’identification de modalités de fabrique de la ville considérées comme originales et novatrices, ce qui justifierait la création d’un nouveau lexique destiné à faire date dans la recherche urbaine. L’émergence et la multiplication de ces propositions lexicales invitent alors à un examen approfondi de leur portée, tant en termes de constitution des savoirs scientifiques que de possibles évolutions des pratiques urbanistiques. Il est fait l’hypothèse que la floraison lexicale évoquée ici dépasse une tendance des études urbaines à la surenchère de néologismes et autres expressions chocs pour témoigner d’évolutions des rapports de force à l’œuvre dans l’aménagement des villes contemporaines, principalement dans les pays occidentaux. L’apparition de nouveaux mots pour caractériser la fabrique de la ville reflèterait ainsi l’affirmation de citadins comme force de proposition de transformations concrètes des espaces publics urbains.
3 Dans un premier temps, il s’agit de recenser les différentes appellations proposées par les chercheurs et de mettre en évidence leurs points communs et leurs différences. Cet examen de la littérature permet d’identifier une ambition scientifique partagée de nommer et de qualifier de nouvelles modalités d’aménagement urbain, portées par des citadins de façon spontanée et le plus souvent sans l’accord des autorités locales. Cet article entend ainsi démontrer que la pluralité d’appellations recensées désigne en fait un même processus, à savoir des initiatives spontanées, menées par quelques citadins isolés, de transformation des espaces publics urbains. Afin de préciser le contenu de ces initiatives citadines, une typologie est proposée en insistant sur les alternatives urbaines défendues par ces actions. Une fois identifiée et précisée leur nature, la portée de ces initiatives citadines est interrogée en insistant notamment sur leur capacité à inverser, à plus ou moins long terme, les processus décisionnels d’aménagement urbain d’une logique descendante (top-down) vers une logique ascendante (bottom-up).
1. Qualifier de nouvelles modalités de fabrique de la ville : l’émergence d’un nouvel objet de recherche à la dénomination fluctuante
4 Suivre les publications d’articles et d’ouvrages est un bon indicateur des tendances qui structurent la production scientifique. La veille scientifique permet en effet d’identifier des thématiques émergentes au sein de la communauté des chercheurs, qui témoignent des évolutions des pratiques et des modes d’action sur le terrain. Dans cette perspective, le champ des études urbaines est le théâtre d’une floraison particulièrement intéressante de néologismes et de nouvelles expressions, principalement anglophones, depuis le début des années 2000. Plusieurs chercheurs ont ainsi proposé de caractériser des modalités d’urbanisme (urbanism) dont le caractère novateur ou original justifie à leurs yeux des propositions lexicales inédites dans le discours scientifique. Un travail de recension approfondi est présenté dans le tableau 1, qui propose une classification des formes d’urbanisme présentées comme novatrices dans la littérature scientifique depuis les années 2000.
Pluralité des appellations de formes novatrices d’urbanisme dans la littérature scientifique
Propositions lexicales | Traductions | Principales références | Orientation commune |
Temporary urbanism | Urbanisme temporaire | Haydn, Temel, 2006 ; Killing Architects, 2012 ; Overmeyer, 2007 ; Bishop, Williams, 2012 | Temporalités |
Interstitial urbanism | Urbanisme interstitielle | Tonkiss, 2013 ; Petcou, Petrescu, 2007 | |
Pop-Up city | Ville éphémère | Beekmans, de Boer, 2014 | |
Grassroots urbanism | Urbanisme populaire | North, Nurse, 2014 | Engagement politique |
Guerilla urbanism | Urbanisme de guérilla | Reynolds, 2008 ; Hou, 201 | |
Tactical urbanism | Urbanisme tactique | Lydon, Garcia, 2015 ; Prévost, Douay, 2016 | |
Insurgent urbanism | Urbanisme insurgé | Hou, 2010 | |
Hacking urbain | Piratage urbain | Pujas, 2015 ; Rivière (nd) | |
Everyday urbanism | Urbanisme du quotidien | Chase, Crawford, Kalisky, 2008 | Urbanisme fait maison, du fait des citadins eux-mêmes |
Makeshift urbanism | Urbanisme improvisé | Tonkiss, 2013 ; Ferguson, 2014 | |
Handmade urbanism | Urbanisme fait main | Rosa, Weiland, 2013 | |
Spontaneous urbanism | Urbanisme spontané | Lang Ho, 2012 | |
Do-it-yourself urbanism | Urbanisme fait maison | Iveson, 2013 ; Douglas, 2014 ; Journal of Urbanism, 2014 ; Journal of Urbanism, 2016 ; Talen, 2015 | |
Self-made city | Ville qui se fait toute seule | Ring, 2012 |
5 Le premier constat qui s’impose à la lecture de ce tableau est la domination des références anglophones. Il ne faudrait néanmoins pas en conclure une tendance uniquement nord-américaine, puisqu’un nombre important des auteurs cités écrivent certes en anglais mais sont des chercheurs travaillant dans des universités européennes, avec une forte représentation de l’Allemagne (Ferguson 2014, Haydn et Temel 2006, Overmeyer 2007, Rosa et Weiland 2013). L’utilisation commune de l’anglais comme lingua franca de la communication scientifique (Short et al. 2001) masque alors des exemples aussi bien new-yorkais que berlinois, danois ou hongkongais. Ceci donne une indication sur la diffusion géographique de ces nouvelles formes d’urbanisme que les chercheurs ont pu observer majoritairement en Amérique du Nord, mais aussi en Europe occidentale et, en moindre partie, en Asie (Hou 2010).
6 La pluralité des propositions (quatorze en tout) pourrait s’expliquer par un manque de connaissance des travaux existants sur des thématiques pourtant très proches. À l’exception notable de K. Iveson (2013), rares sont en effet les auteurs qui cherchent à se positionner au sein de cette « scène émergente » de la recherche urbaine, en analysant les propositions respectives, ne serait-ce que pour mettre en avant la plus-value heuristique de leur proposition lexicale. Il est alors probable que cette créativité lexicale puisse se comprendre comme une volonté de marquer la recherche urbaine par une terminologie qui fera date, et qui secondairement garantit le rayonnement du chercheur au sein de la communauté scientifique.
7 Le tableau 1 propose enfin de rassembler les diverses appellations apparues dans la littérature en fonction des choix du vocabulaire employé. Dans cette perspective, je dégage trois principaux dénominateurs communs, qui soulignent : soit les temporalités des initiatives citadines, caractérisées par le passager et le temporaire ; soit la dimension d’engagement politique, qui entend insister sur la prise en main de l’aménagement urbain par les citadins en lieu et place des acteurs institutionnels de la ville ; ou encore le caractère bricolé, fait maison de ces initiatives citadines spontanées et souvent artisanales.
8 Un examen détaillé des références citées permet de dépasser l’impression première d’éclatement, voire de surenchère, et l’absence de consensus en identifiant les points communs qui transcendent l’ensemble de ces propositions lexicales. Derrière cette dénomination fluctuante, les exemples détaillés et les processus décrits se rejoignent pour décrire des modalités similaires d’aménagement urbain qui s’articulent autour de trois caractéristiques : 1° des transformations matérielles des espaces publics urbains, 2° qui relèvent d’initiatives spontanées de la part de citadins, 3° qui agissent sans l’autorisation des gouvernements locaux.
9 L’identification de ces critères communs pose ainsi le premier jalon de l’affirmation de l’émergence d’un nouvel objet au sein de la recherche urbaine. Je propose alors de parler d’initiatives citadines spontanées de transformation des espaces urbains. Le terme de citadin est ici préféré à celui d’habitant, car non conditionné par la dimension de résidence : en effet, l’action de transformation physique de l’espace urbain n’est pas seulement déterminée par le fait d’habiter dans le quartier concerné. Plus largement, ces diverses initiatives citadines peuvent être conçues comme autant de facettes de ce que je propose de résumer par l’expression d’« urbanisme alternatif ». Cette appellation fait alors écho à la définition des politiques urbaines alternatives selon V. Béal et M. Rousseau qui désignent « l’ensemble des initiatives, des démarches ou des projets soutenus par des municipalités et qui cherchent à organiser un développement urbain s’éloignant des canons de l’entrepreneurialisme » (2014, p. 5). L’urbanisme alternatif s’oppose ainsi à une perspective descendante (top-down) qui repose sur des mécanismes marchands, et qui de fait ne sert que les intérêts des classes les plus aisées.
10 Rassemblées par une ambition commune de transformation urbaine concrète, ces initiatives citadines peuvent prendre sur le terrain une multitude de formes. Pour présenter leurs contenus en détail, une typologie a été établie, fondée à la fois sur la nature des actions menées et sur les objectifs défendus de transformation de la ville.
2. Typologie des initiatives citadines de transformation des espaces publics urbains
11 La typologie développée ici porte sur les différentes actions de transformation des espaces publics urbains. Ces transformations répondent aux critères identifiés plus hauts, mais diffèrent par leur durée (plus ou moins éphémère) et surtout par la vision alternative de la ville qu’elles mettent en avant. À partir de ces différentes visions, j’identifie les cinq types d’initiatives citadines suivants :
- Des initiatives artistiques ;
- Des initiatives de végétalisation de la ville ;
- Des initiatives de transformation d’usage des espaces publics ;
- Des initiatives de production ou de détournement de la signalétique urbaine ;
- Des initiatives d’installation de mobilier urbain non-officiel.
2.1. Initiatives artistiques
13 La catégorie des interventions artistiques dans l’espace public rassemble les différentes expressions de l’art urbain ou street art (Lemoine 2012, Naïmi 2015), qu’il s’agisse de graffitis, de fresques murales, de peintures réalisées sur la voirie (Paint the street), et de formes plus originales comme la décoration de troncs d’arbres à l’aide notamment de tricot (yarn bombing). Ce premier type d’interventions mérite d’être mis à part puisqu’il constitue une forme relativement classique de transformation de la ville et de ses espaces publics, qui peut être observée depuis les années 1960 (Miles 1997, Guinard 2014). À ces formes d’interventions s’ajoutent les initiatives mêlant démarche artistique et visée militante, dans la lignée de l’« artivisme » (Lemoine et Ouardi 2010, Pujas 2015). Incarnées par exemple par le détournement publicitaire ou signalétique, ces initiatives visent notamment à dénoncer la multiplication des affiches à dimension marchande sur les murs de la ville et la marchandisation des espaces publics (Iveson 2013).
14 La distinction des initiatives artistiques des autres catégories doit néanmoins être nuancée car nombre d’interventions sur les espaces publics mettent en avant une dimension si ce n’est artistique, du moins esthétique.
2.2. Initiatives de végétalisation
15 Les initiatives de végétalisation des espaces publics font écho à une prise de conscience environnementale de plus en plus marquée dans l’opinion publique occidentale. Elles dénoncent l’artificialisation de l’environnement urbain et s’appuient essentiellement sur les travaux de R. Reynolds qui a popularisé le terme de guérilla jardinière (guerilla gardening), qu’il définit comme « la culture illicite de la terre de quelqu’un d’autre » [1] et dont il revendique la connotation guerrière (Reynolds 2008). À ses yeux, il s’agit bien d’une « guerre » pour donner le plus de place possible aux plantes et aux espaces verts en milieu urbain.
16 Les initiatives de végétalisation peuvent recouper la conversion, temporaire ou permanente, de friches urbaines en jardins partagés, l’installation de mini-jardins sur la voirie, l’utilisation de « bombes végétales » (seed bombs) pour végétaliser des interstices urbains difficiles d’accès ou encore la réalisation de « tags végétaux ». Porte-drapeau de ces initiatives, la branche française du mouvement Guerrilla Gardening présente ainsi son action comme « un mouvement de réappropriation d'espaces délaissés au profit d'une émergence végétale quelle qu'elle soit » [2], présentée plus largement comme une façon de « repenser la ville » par et pour ses citadins.
2.3. Initiatives de transformation d’usage des espaces publics
17 Les initiatives de transformation d’usage des espaces publics sont celles qui ont gagné la plus forte visibilité médiatique en raison de l’ampleur d’évènements devenus emblématiques, tels que Park(Ing) Day et Reclaim the Street, qui depuis leur création ont été diffusés et reproduits à l’échelle mondiale. Initié en 2005 par le collectif REBAR, composé de designers, d’architectes et d’urbanistes originaires de San Francisco, l’évènement Park(Ing) Day repose sur la conversion de places de stationnement en espaces verts ou en lieux de sociabilité le temps d’une journée afin de redonner toute sa place au piéton et offrir de nouveaux lieux de sociabilité le plus souvent avec des bancs et des tables. D’un évènement éphémère, Park(Ing) Day s’est transformé en un mouvement mondial, organisé annuellement chaque 3e week-end de septembre dans des dizaines de pays et des centaines de villes [3] (Douay et Prévot 2014, 2016).
18 Dans la lignée de Park(Ing) Day, le collectif REBAR a également popularisé le mouvement Reclaim The Streets (RTS, littéralement « reprendre possession des rues ») qui consiste en la fermeture temporaire d’une rue aux véhicules afin de proposer une fête de voisins et des animations diverses. Apparu au Royaume-Uni dans les années 1990, le mouvement RTS dénonce l’omniprésence de la voiture dans la ville contemporaine et défend l’usage des transports en commun et des déplacements cyclistes.
19 Ces deux exemples sont ainsi caractéristiques des initiatives de transformation d’usage des espaces publics qui contestent le zonage actuel et proposent, via des transformations temporaires et réversibles, de mettre en avant d’autres façons d’utiliser l’espace urbain indépendamment de l’adhésion et du soutien des autorités locales.
2.4. Initiatives de production ou de détournement de la signalétique urbaine
20 Un grand nombre des initiatives de transformation d’usage des espaces publics se rejoignent autour de la dénonciation de la place de la voiture dans la ville contemporaine au profit de la marche et du vélo, ce qui a donné lieu à un type d’initiatives citadines propres à la promotion de ces modes de déplacement doux. Ce type d’initiatives rassemble ainsi des actions sur la signalétique et la voirie afin de faciliter la cohabitation entre cyclistes et automobilistes et d’encourager les trajets piétonniers. Confrontés à des aménagements routiers peu favorables aux cyclistes, voire à leur absence, des citadins décident spontanément de peindre eux-mêmes des voies réservées à même l’asphalte. Le collectif de cyclistes Urban Repair Squad, originaire de Toronto, est considéré comme le fer de lance de ce mouvement dont l’illégalité est complètement assumée. Les quelques mots de présentation du collectif sur son blog justifient ce positionnement hors-la-loi, refusant d’attendre le bon vouloir des autorités : « Encourager la pratique du vélo comme un antidote au poison qu’est la culture de la voiture. […] Encourager les citoyens à reprendre possession et le contrôle de leur espace urbain. […] Votre ville est cassée. N’attendez pas des bureaucrates qu’ils la réparent. FAITES-LE VOUS-MÊME » [4].
21 Faisant écho aux préoccupations des cyclistes, des initiatives de création de signalétique à destination des piétons se sont multipliées. Le désigner américain Matt Tomasulo a par exemple développé un site internet, Walk [Your City] [5], qui permet aux citadins de générer leurs propres panneaux de signalétique (Beekmans et De Boer 2014, p. 189). Ces panneaux ont la particularité d’indiquer les temps nécessaires pour réaliser des trajets à pied ou à vélo, et ainsi développer ces modes de déplacement. Plus largement, son objectif est ainsi de renforcer l’appropriation des espaces publics par les citadins et par extension leur engagement dans la fabrique de la ville au quotidien.
2.5. Initiatives d’installation de mobilier urbain non-officiel
22 Les initiatives d’installation de mobilier urbain non-officiel participent de la même volonté de développer des pratiques alternatives dans l’espace public, mais avec des interventions encore plus ponctuelles que celles précédemment citées. Cette catégorie englobe l’installation d’assises (banc, chaises), de range-vélos ou de bacs à fleurs (rejoignant en cela les actions de végétalisation) ou encore de « boîtes à lire ». Que ce soit dans des cabines téléphoniques délaissées ou dans des structures créées pour l’occasion, ces dernières incitent au troc de livres et invitent les passants à la lecture via un système de partage solidaire (figure 1).
23 Derrière un caractère apparemment anecdotique, se dessine la volonté de citadins isolés de promouvoir des usages alternatifs de l’espace public, ignorés par les autorités locales. L’installation de range-vélos « faits maison » est ainsi une réponse aux besoins de cyclistes qui ne savent où garer leurs vélos, mais aussi une façon de revendiquer une place dans l’espace public pour les déplacements à deux roues. Ce type d’initiatives est le plus souvent le fait d’architectes ou de designers dont les créations oscillent entre manifeste esthétique et revendication politique (Douglas 2014). La construction de bancs dans l’espace public peut alors être une façon de critiquer l’absence d’investissement en matière de mobilier urbain de la part des autorités locales, notamment dans des quartiers pauvres sous-équipés en infrastructures (Douglas 2014). À l’inverse, un projet comme « Stair Squares » [6], qui a consisté en l’installation de tables sur les marches de la mairie de Brooklyn, et qui a été fortement partagé sur les réseaux sociaux, relève avant tout d’une opération de communication destinée à augmenter la visibilité de son créateur, le designer Mark Reigelman.
24 Ce dernier exemple invite à réfléchir aux motivations qui sous-tendent l’ensemble de ces initiatives citadines de transformation de l’espace public et leur capacité à transformer sur le long terme les processus décisionnels d’aménagement urbain.
3. Des interventions citadines spontanées sur l’espace public comme catalyseurs de transformation des processus d’aménagement urbain
3.1. L’affirmation de citadins comme forces de proposition en matière d’aménagement urbain
25 Il se dégage de l’ensemble des exemples développés la revendication d’une ville plus verte, plus conviviale et qui veut s’affranchir de l’omniprésence de la voiture et des déplacements automobiles. Il est donc possible d’analyser ces différentes interventions comme l’expression d’une insatisfaction face à la ville contemporaine, une posture critique et une remise en cause des utilisations dominantes des espaces publics. Les actions détaillées dans cet article expriment alors la capacité d’individus à proposer une vision alternative de la ville et de ses espaces publics, une vision qui donne lieu à des actions matérielles concrètes, même si le plus souvent éphémères. Une poignée de citadins, de façon spontanée, identifie un besoin non satisfait et décide de prendre en main l’aménagement urbain, sans attendre l’action des autorités locales. C’est bien là que réside l’originalité de ces mobilisations citadines : ce mouvement de fond d’actions individuelles (bottom-up) n’est pas constitué en réaction à un projet urbain ou à une politique publique d’aménagement imposé dans une logique descendante (top-down), mais bien une force de proposition de la part de citadins désirant prendre en charge eux-mêmes la fabrique de la ville.
26 Dès lors, l’implication des citadins dans la fabrique de la ville tend à modifier, à court-circuiter les processus institutionnels d’aménagement urbain jugés trop lents ou incapables de répondre aux besoins identifiés par les citadins. Les interventions urbaines étudiées sont ainsi un moyen de s’affranchir des pratiques procédurales habituelles, de les contourner, pour refaçonner les espaces publics. En négatif de cet affranchissement, on peut lire une dénonciation du refus des autorités locales à s’engager pleinement dans l’aménagement urbain, notamment en raison des politiques urbaines d’austérité qui se sont généralisées en Amérique du Nord et en Europe occidentale à la suite de la crise économique de 2007-2008 et les réductions parfois drastiques des budgets municipaux qu’elle a entraîné (Edsall 2012, Peck 2012). Plus largement, si des citadins ressentent le besoin de prendre en main l’aménagement urbain de leurs villes, c’est aussi le reflet de l’échec des injonctions à la participation et à la concertation pourtant placées au cœur des projets urbains contemporains (Gardesse 2011). Dans cette perspective, l’implication directe et spontanée des citadins dans la fabrique de la ville contemporaine pourrait conduire à une participation accrue à la vie de la cité, voire d’un réinvestissement civique (Lydon et Garcia 2015).
27 À la fois action matérielle et concrète, mais aussi acte militant et symbolique de revendication d’une ville alternative, les initiatives citadines spontanées de transformation des espaces urbains étudiées dans cet article invitent à questionner leur capacité à transformer à moyen et long terme les rapports de force des processus institutionnels d’aménagement urbain.
3.2. Les germes d’une renégociation profonde des rapports de force au sein des processus d’aménagement urbain ?
28 En s’affirmant comme des acteurs de terrain, force de proposition concrète, les citadins posent les jalons d’une renégociation des rapports de force au sein des processus d’aménagement urbain. En effet, ces initiatives témoignent du refus de la place passive généralement attribuée aux citadins au profit d’une position proactive au centre des dynamiques d’urbanisme. Dès lors, ce mouvement pourrait aboutir à une recomposition des rapports de force qui irait à l’encontre de l’imposition des agendas des acteurs privés du secteur immobilier, à la recherche de rentabilité économique bien plus que d’adéquation de la fabrique de la ville aux aspirations à une ville plus inclusive.
29 La popularité croissante de l’urbanisme tactique (tactical urbanism) vient alimenter l’interprétation d’une possible reconfiguration des processus d’aménagement urbain. Défini comme « une réponse informée au processus conventionnel, lent et cloisonné, de la fabrique urbaine » [7] (Lydon et Garcia 2015, p. 3), l’urbanisme tactique entend capitaliser sur la force de proposition des citadins pour influencer l’action des gouvernements locaux en matière d’aménagement. L’urbanisme tactique est ainsi présenté comme un outil pour attirer l’attention des autorités sur les faiblesses des politiques publiques, pour leur proposer des solutions concrètes et souvent peu coûteuses et ainsi inspirer à moyen et long terme le processus décisionnel de fabrique de la ville. Les partisans de l’urbanisme tactique conçoivent certes les initiatives de transformation des espaces publics comme des actions spontanées ascendantes (bottom-up), mais visant à être réappropriées par les élus et les professionnels de l’urbanisme et intégrées aux politiques publiques. Certaines municipalités ont d’ailleurs déjà repris à leur compte, parfois même institutionnalisé, des aménagements urbains proposés initialement de façon spontanée par des citadins. C’est ce qu’illustre l’exemple de la pérennisation par la mairie de Londres d’un bike park construit de façon illégale par des cyclistes (Courage 2013, p. 94), ou celui de l’institutionnalisation des actions de végétalisation par la mairie de Paris avec les « Permis de végétaliser » (Douay et Prévot 2016).
30 Il ne faudrait pas, néanmoins, faire l’impasse sur les limites de cette prise en main de la fabrique de la ville par quelques citadins, et sur la possible imposition de la vision alternative de quelques-uns à l’ensemble d’une population. Par définition, les initiatives décrites dans cet article sont le fait d’un ou de quelques individus qui de fait imposent leur vision des espaces publics à l’ensemble de leurs usagers. La question de la représentativité et de la réception de ces actions par l’ensemble des citadins se pose alors, avec le risque de renforcer des inégalités en termes d’accès et d’appropriation des espaces publics. En poussant plus loin cette analyse, ces interventions pourraient être analysées comme une forme de privatisation de l’urbanisme, dont l’originalité serait qu’elle relèverait de quelques citadins anonymes en lieu et place des acteurs privés du secteur immobilier ou des grandes multinationales. Bien que l’exécutant soit différent, la dynamique d’externalisation de l’aménagement urbain et de la mainmise de quelques individus sur le collectif serait alors identique à celle dénoncée en premier lieu. L’absence de processus démocratique qui intègre une réflexion autour de l’intérêt commun semble alors problématique. Si les initiatives de transformation des espaces publics sont une réponse au désengagement des gouvernements locaux et à la diminution des investissements publics, elles peuvent paradoxalement renforcer des dynamiques d’éviction sociale et de ségrégation. Comme l’a étudié M. Rosol (2012), des actions de végétalisation menées par des citadins de façon spontanée peuvent, par exemple, en améliorant l’image et le paysage d’un quartier, être détournées au profit de promoteurs immobiliers qui bénéficient d’une externalisation gratuite et bénéfique de l’aménagement d’espaces verts. À ce titre, les initiatives citadines peuvent paradoxalement renforcer des logiques d’embourgeoisement et de gentrification (Tonkiss 2013).
4. Conclusion
31 Si l’étude des initiatives citadines de transformation des espaces publics en est encore à ses débuts, il est dès à présent possible d’affirmer une internationalisation du modèle urbain alternatif qu’elles incarnent. Popularisées par les réseaux sociaux et les sites communautaires, ces interventions peuvent ainsi s’observer aussi bien à Toronto, qu’à Londres ou à Tokyo. Cette circulation à l’échelle mondiale est, de plus, renforcée par la réappropriation institutionnelle de certains types d’initiatives par les gouvernements locaux de certaines municipalités. C’est à ce titre que l’on peut analyser la construction et le financement d’une boîte à lire (figure 1) par la mairie de Lyon, en association avec le comité de quartier, s’inspirant en cela des installations spontanées de dépôt de livres observées à Los Angeles par G. Douglas (2014, p. 12).
32 Les diverses initiatives de transformation étudiées dans cet article informent également sur la production des savoirs dans le champ des études urbaines. La floraison de propositions lexicales pour saisir de nouvelles modalités de fabrique de la ville témoigne d’observations partagées par de nombreux chercheurs sur les évolutions des processus d’aménagement des espaces publics urbains. Si cette pluralité témoigne de constats communs, elle souligne également la difficulté à nommer et donc à délimiter avec précision un objet de recherche qui reste émergent au sein de la littérature. Les initiatives citadines de transformation des espaces publics illustrent ainsi l’affirmation de tendances et de modalités novatrices d’appropriation urbaine qui sont en première place des réseaux sociaux et des publications spécialisées d’architectes et de designers, mais dont les chercheurs sont loin d’avoir saisi toutes les facettes et les implications pour l’urbanisme. Au premier rang des pistes de recherche à creuser, se trouvent des analyses fines, autant en termes de localisation géographique que de visée sociologique, sur la localisation des interventions urbaines, le profil et les motivations précises des citadins qui décident de prendre en main la fabrique de la ville. Rares sont en effet les auteurs qui interrogent les stratégies géographiques et les caractéristiques socio-professionnelles de ces urbanistes alternatifs, alors même que ces informations semblent essentielles pour pouvoir confirmer ou infirmer les revendications d’une ville plus inclusive.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : aménagement, urbanisme alternatif, espace public, initiatives citadines, urbanisme tactique.
Mise en ligne 11/10/2017
https://doi.org/10.3917/lig.813.0094Notes
-
[1]
“The illicit cultivation of someone else’s land” (traduction de l’auteur).
-
[2]
Site de Guerrilla Gardening France. Source : http://guerilla-gardening-france.fr/wordpress/, consulté le 7/02/2017.
-
[3]
Selon le dernier recensement chiffré sur le site officiel de l’évènement, en 2011 35 pays et 162 villes ont organisé un évènement lors du Park(Ing) Day. Source : http://parkingday.org/, consulté le 5 février 2017.
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[4]
“To encourage bicycling as an antidote to the poison that is car culture. […] To encourage citizens to reclaim ownership and stewardship of their urban space. […] Your city is broken. Don't wait for the bureaucrats to fix it. DO IT YOURSELF” (traduction de l’auteur). Source : http://urbanrepairs.blogspot.fr/, consulté le 5 février 2017.
-
[5]
Source : https://walkyourcity.org/, consulté le 5 février 2017.
-
[6]
Source : http://www.markreigelman.com/new-page-23/, consulté le 5 février 2017.
-
[7]
“A learned response to the slow and siloed conventional city building process” (traduction de l’auteur).