1. Introduction
1 La mise en image des projets d'aménagement à travers différents supports existe depuis longtemps : photos, plans, coupes, dessins, croquis, perspectives, maquettes, films, etc., ont de tout temps accompagné la réflexion des architectes, ingénieurs et urbanistes. En ce sens, l'actuelle omniprésence iconographique qui accompagne les processus de conception, conduite et communication de projet n'est pas nouvelle. Toutefois, pour des raisons circonstancielles (progrès techniques de l'infographie, réduction des coûts de production, multiplication des modes de diffusion…) la médiatisation imagée des projets de territoire s'est considérablement développée. Pas un programme d'aménagement n'échappe aujourd'hui à une multitude d'images, réelles et virtuelles, hautement travaillées. Ces représentations sont mobilisées dans plusieurs buts (visualisation, intelligibilité, communication, projection temporelle…) (Debarbieux et Lardon, 2003) et lors des différentes phases du projet : concertation entre les concepteurs eux-mêmes, présentation aux commanditaires, concertation publique auprès des futurs usagers, voire communication in situ une fois le projet réalisé. On conçoit alors qu'il s'agit à la fois d'un outil technique et pédagogique à valeur scientifique et d'un outil promotionnel et de marketing qui mobilise des critères esthétiques.
2 Quel que soit le type de représentation graphique utilisé (de l'extrême analogie d'une photographie au symbolisme caricatural d'un schéma ou d'un logo), il existe un travail de construction de l'image à travers le choix et l'agencement des éléments iconiques et plastiques qui la composent : motifs, échelle, niveau de détails, cadrage, couleur… En ce sens, les images sont de véritables « dispositifs sémiotiques énoncés par les acteurs sociaux, qui montrent, démontrent, exposent, proposent, exhibent, dissimulent, voilent… » (Lussault, 2003). Analyser la mise en image de projets d'aménagement au regard de ces considérations permet alors de caractériser des types d'approches territoriales différentes. D'un point de vue plus spécifiquement paysager, il est possible de s'intéresser particulièrement aux dimensions géosystémiques et esthétiques de l'espace mis en image, deux dimensions inhérentes au concept de paysage, qui impliquent néanmoins des considérations variables selon les contextes temporels, culturels, institutionnels. Ainsi, dans une démarche que l'on pourrait aujourd'hui qualifier de réductionniste, les approches classiques en architecture et aménagement de l'espace se souciaient essentiellement des aspects concrets, techniques et visibles, du projet à concevoir. En conséquence, les images du projet, se bornaient aux dimensions matérielles évidentes de l'objet envisagé. À l'inverse, aujourd'hui, le discours tend vers une intégration plus totale des projets à leurs sites d'accueil. L'espace à l'entour du projet est largement considéré et de nouveaux éléments qui ne se réduisent pas nécessairement au visible, sont appréciés. Ainsi par exemple les flux d'énergie à travers les dynamiques géomorphologiques ou climatiques, l'accès aux ressources naturelles et la garantie de leur préservation… Autant de choses dont la dimension est avant tout théorique, modélisatrice, c'est-à-dire en partie spéculative et qu'il faut néanmoins parvenir à suggérer à travers des images. On se rapproche ici davantage d'une conception systémique dans laquelle l'artefact et son environnement deviennent consubstantiels et où l'image est mise au défi d'illustrer non seulement les aspects visibles mais également l'invisible à travers l'ensemble des interactions perçues ou supposées entre tous les éléments en présence.
3 Cet article vise à souligner le tournant constructiviste évoqué à travers l'analyse des images associées à deux projets industriels d'envergure, fortement médiatisés au moment de leur conception : l'usine marémotrice de la Rance, en usage depuis les années 1960, et l'actuel projet de lagon artificiel en baie de Swansea (figure 1). En combinant une activité à forte compétence technique avec un milieu « naturel » fortement dynamique et complexe et par ailleurs considéré pour ses qualités esthétiques, ces sites ont matière à illustrer parfaitement le concept de fonctionnement spatial systémique évoqué plus haut. La comparaison, à plus d'un demi-siècle d'intervalle, des médiatisations visuelles relatives à ces deux grands ouvrages en de nombreux points similaires (industriels, techniquement novateurs et situés en milieu littoral) permet d'apprécier l'évolution des considérations liées à leur implantation spatiale.
Localisation des deux projets. A : L'usine marémotrice sur l'estuaire de la Rance. B : Le lagon marémoteur de Swansea.
4 Le biais relatif aux seules évolutions techniques de l'imagerie sur une période aussi grande est bien entendu considéré : depuis la fin des années 1990, l'essor des techniques infographiques (maquettes virtuelles, représentations numériques…) et de leur mode de diffusion est considérable. Toutefois, cet aspect n'est pas le principal facteur de changement dans les modes de représentations. Il est même assez marginal. Plus que les conditions et possibilités techniques et technologiques, c'est avant tout le contexte idéologique (sociétal) qui oriente la nature de ces images de la médiatisation des projets de territoire. Dans le cas précis des représentations préalables à la construction du barrage de la Rance et du lagon de la baie de Swansea les différences de représentations sont essentiellement dues 1) au statut très différent des promoteurs des deux projets ; 2) à l'évolution du contexte politico-social.
5 Le barrage de la Rance est issu d'une volonté étatique, dans un État et à une période où, de plus, la toute-puissance des ingénieurs (ou la toute-puissance technologique ?) n'était pas remise en cause. Il n'y avait pas à faire accepter le projet par une population dont l'avis importait peu (il n'y avait pas non plus autant de normes environnementales, ou concernant le paysage), ni par des investisseurs désireux de rentrer dans leurs frais (même si les considérations économiques n'étaient pas totalement absentes), ni par un État qui en était de toute façon l'initiateur. Par contre, le lagon de Swansea est porté par un consortium privé (la production d'énergie est complètement privatisée au Royaume-Uni), et il doit passer par une longue série de processus d'autorisation devant différentes instances étatiques (jugeant de l'innocuité environnementale du projet, de son insertion paysagère, etc.). Il doit aussi séduire la population, d'abord parce que les groupes de pression ont aujourd'hui les moyens de faire avorter de tels projets, mais aussi parce que cette acceptation du public (voire son soutien) est un signal positif pour les investisseurs. Si donc on trouve très peu d'images contribuant à un processus de concertation pour le barrage de la Rance par rapport au lagon de Swansea, ce n'est pas tant en raison de l'évolution des moyens (infographie), que parce qu'elles n'étaient pas requises dans le premier cas. Les maquettes virtuelles aident à la visualisation d'un projet dans le paysage, mais les maquettes matérielles peuvent très bien jouer ce rôle, et, même dans les années 1960, on peut voir des décideurs autour de telles maquettes pour juger d'un projet. Et on savait réaliser, à la main, de très belles perspectives ! Cependant, même si les moyens étaient disponibles et efficaces, on doit aussi noter que, quels que soient les types de projet, l'époque n'était pas non plus encore entrée dans l'ère du « principe de précaution » généralisé. Aujourd'hui, pour la moindre extension de maison individuelle, l'architecte est sommé de fournir des images réalistes du projet et de son insertion dans le paysage avant d'obtenir un permis de construire. Dès lors, dans la mesure où, on le sait, elle peut magnifier ce qui est « bon », ou au contraire dénoncer ce qui ne l'est pas, l'image opère facilement une fonction de marketing territoriale, au sens où elle permet de proposer ou de critiquer des choix. En ce sens l'image est une production fluctuante dans le temps et l'espace, consciemment ou non manipulée pour représenter ce qui, culturellement est digne de l'être, dans un contexte géographique et social précis à une époque donnée. Elle peut être modulée, influencée par des sensibilités divergentes, des codes esthétiques dominants. Dans le cas particulier de grands aménagements, réalisés ou en projet, soumis au jugement des usagers, habitants, décideurs, cette dimension complexe de l'image est fondamentale.
6 Dans le but de mettre en avant l'évolution de ce que l'on pourrait nommer des « tendances idéographiques paysagères », nous proposons de considérer les images relatives à la médiatisation du barrage de la Rance et du lagon de Swansea à travers leur substance iconique (signifiée) et plastique (signifiante) (Barthes, 1964 ; Joly, 2009). Il est ainsi possible de s'intéresser tout d'abord à la représentation des éléments constitutifs du nouvel équipement – éléments relevant du domaine technique et technologique de la construction. Quelle place leur est-elle accordée ? Quel type de regard les documents visuels qui s'y rattachent traduisent-ils ? Dans un deuxième temps, il faudra considérer les images rattachées à la dimension géographique du paysage (au sens environnemental et systémique du terme). Quelle portion d'espace prend-on en considération ? À quels éléments structurels du lieu prête-t-on attention ? Enfin, on s'intéressera aux images de l'« intégration spatiale » du projet. De quelle manière tendent-elles à vouloir rendre compte de l'impact visuel (esthétique) du nouvel équipement dans le paysage ?
7 Cette analyse, dans son ensemble, entend souligner le lien fort entre les Images et la construction fluctuante d'un Capital Environnemental tel que défini par André et al. (2014) comme « l'ensemble des investissements (socio-économiques, idéologiques, émotionnels, politiques, artistiques…) dans l'environnement, réalisés par des acteurs selon leur représentations, intérêt et système de valeur scientifique ».
2. Les images techniques des projets : nature et portée
8 Le projet de barrage de la Rance (première centrale électrique au monde tirant son énergie de la force des marées) était pensé, conçu, fabriqué, uniquement par des ingénieurs. Il faut se souvenir que ce projet était précurseur, et n'a d'ailleurs été reproduit à une telle échelle, et encore dans des conditions très différentes, que près d'un demi-siècle plus tard, à Sihwa en Corée du sud. Même si l'énergie hydroélectrique était une technologie confirmée à l'époque, les problèmes que ces ingénieurs se posaient (et qu'on leur posait) étaient inédits : comment s'adapter à un milieu différent (l'eau de mer), à un régime totalement inédit (double effet, donc des turbines qui peuvent tourner, et produire de l'énergie, dans les deux sens), rendre efficace une chute relativement faible, etc. ? Les articles scientifiques répertoriés au sujet de la Rance à l'époque sont essentiellement issus de revues techniques (La Houille blanche, L'Équipement mécanique…) et concernent des sujets très « techniques » : la corrosion par l'eau de mer (Rath, 1957 ; Licheron, 1962), la mise au point de turbines (devenues « groupes bulbes ») (Gibrat, 1955), etc. Lorsque des ingénieurs pour la plupart hydrauliciens s'interrogent sur l'impact du barrage, c'est pour savoir, par exemple, si une modification éventuelle de la marée par le barrage nuirait à l'efficacité de l'usine (Gibrat, 1966). Cela dit, le travail de ces ingénieurs a été remarquable dans ce cadre certes étroit, puisque les avancées technologiques réalisées à l'époque ne sont pas obsolètes aujourd'hui, et ont d'ailleurs été réutilisées dans d'autres contextes (centrales marémotrices d'Annapolis Royal au Canada, de Sihwa et d'Incheon en Corée du Sud, mais aussi centrales de basses chutes de rivières (Gibrat, 1966)). Pour toutes les raisons évoquées, il n'est pas étonnant que l'imagerie relative à l'ouvrage se soit essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, reposée à l'époque sur les aspects techniques et technologiques du projet. Les archives iconographiques, extraites des revues mentionnées, mais également de la presse grand public, sont très largement marquées par une focalisation autour des éléments fonctionnels de l'infrastructure. Dessins industriels, plans, croquis, photos, se bornent aux strictes dimensions de l'ouvrage. (figure 2).
Les images techniques du barrage de la Rance, une imagerie de spécialistes. A : Dessins présentés au public lors de l'exposition in situ « La Rance » en 1969 : coupe transversale du point de prise d'eau et de l'usine et coupe transversale de l'axe d'un groupe « bulbe ». B : Extrait de la notice d'information sur le projet éditée par Électricité de France.
Les images techniques du barrage de la Rance, une imagerie de spécialistes. A : Dessins présentés au public lors de l'exposition in situ « La Rance » en 1969 : coupe transversale du point de prise d'eau et de l'usine et coupe transversale de l'axe d'un groupe « bulbe ». B : Extrait de la notice d'information sur le projet éditée par Électricité de France.
9 À l'opposé, le lagon de Swansea est porté par un consortium d'aménageurs, et la place des ingénieurs y est minoritaire (seuls quatre des quinze principaux représentants du projet sont des ingénieurs). Le reste de l'équipe comprend des spécialistes en développement commercial, en communication, en aménagement, des experts en environnement, des paysagistes et des designers. Il est vrai, que l'ouvrage ne relève pas du même défi technologique que le barrage de la Rance dont les turbines sont d'ailleurs citées comme référence : « This type of turbine has been used in many hydro power applications, a good example of which is La Rance barrage in Brittany, France, which has been successfully operational for half a century. » (http://www.tidallagoonswanseabay.com/turbine-technology.aspx). Sans doute en partie pour ces raisons, les plans d'ingénieurs et dessins industriels ne figurent pas tels quels parmi les « images vitrine » du projet, cependant les éléments de communication relevant du domaine technique sont loin d'être absents pour autant. Sur le site du projet, on trouve des éléments de vulgarisation concernant le fonctionnement d'un lagon marémoteur, les turbines, la constitution de la digue (figure 3)…
Les images techniques du lagon de Swansea, une imagerie à la portée de tous. A : Identification des éléments clés d'une turbine, visualisation3D simplifiée. B : Coupes transversales de la digue (deux propositions). C : Le fonctionnement du lagon, schémas didactiques
Le modèle réduit à l'épreuve du temps : un procédé d'hier toujours mobilisé. A : modèle réduit au 1/150e de l'usine marémotrice de la Rance. B : modèle réduit de la digue du lagon de Swansea.
10 Cette première approche, par le contenu, de l'iconographie relative aux deux projets, conforte une vision pleinement constructiviste et répond à la question formulée par Lussault (2003) du « comment et pourquoi le visuel se développe dans une société donnée ? » Dans le cas du barrage de la Rance, le caractère très spécialisé, savant, des images « techniques » héritées souligne l'ancrage social d'un projet dont la reconnaissance première résidait dans la complexité en termes d'innovation technologique. À l'inverse, concernant le lagon de Swansea, la simplicité des images « techniques » diffusées témoigne d'une tout autre conception, où l'enjeu n'est plus de valider l'exploit technique d'une infrastructure, mais plutôt de faire assimiler les principes élémentaires de son fonctionnement par le grand public : dans ce cas précis, faire comprendre aux citoyens le fonctionnement du lagon pour qu'ils soient en mesure d'apprécier le projet.
3. Du dispositif industriel au paysage géoystémique
11 Le barrage de la Rance était une « machine célibataire » profitant du bassin de la Rance maritime uniquement en tant que support pratique, dispositif de production énergétique (contenant d'une certaine quantité – variable – d'eau). Mais les modifications apportées au projet initial (l'invention du groupe bulbe axial et réversible) ont permis de faire du barrage le support d'une route (Naegel, 2014), et c'est cet aménagement qui conduisit le conseil municipal de Saint-Servan, le 18 juillet 1956, puis le président de la CCI de Saint-Malo, le 9 juin 1959, à s'inquiéter d'un ajournement des travaux, et à plaider en faveur du barrage (id.). Cette préoccupation était cependant totalement absente des réflexions des ingénieurs. La notion de paysage comme objet dialectique entre des éléments à la fois physiques, biologiques et anthropiques, était ignorée.
12 À plusieurs égards, l'étude des illustrations diffusées pour la médiatisation du projet au moment de sa construction soutient cette affirmation. L'essentiel de l'iconographie consiste en plans techniques et dessin industriels, tandis que les rares documents photographiques présentent des plans resserrés, ciblés sur l'infrastructure et ignorant le contexte paysager environnant. Les images de l'eau par exemple interviennent ici essentiellement pour la dimension énergétique de l'élément à travers des plans ciblés sur le remous des vannes. Aucune intégration et a fortiori « promotion » paysagère n'est suggérée, nulle activité subsidiaire n'est volontairement figurée, mise en avant. Figure 5.
Le barrage de la Rance, un dispositif technique avant tout. A : Une de L'Humanité Dimanche, décembre 1969. B : Images d'archives d'une notice d'information éditée par Électricité de France.
13 Si la Rance maritime est aujourd'hui devenue un bassin de navigation de plaisance plutôt apprécié par ses usagers (abrité, avec des pleines mers plus longues, même si le passage de l'écluse peut constituer un handicap) c'est davantage une coïncidence temporelle. La plaisance a connu son essor après la construction du barrage, là comme ailleurs, et ce n'était sans doute pas prévisible à l'époque de sa conception, de la même manière que l'évolution des autres activités présentes dans l'estuaire (substitution des usages artisanaux-industriels par des usages récréatifs) est sans nul doute moins due à la présence de l'usine qu'au bouleversement sociétal que la France a connu dans les années 1960.
14 Le lagon de Swansea est quant à lui conçu comme un aménagement multi-fonctionnel (cf. « it's not just about energy ! » ; « we want a lagoon that become more than just a power station ») http://www.tidallagoonswanseabay.com/film.aspx. Cette fois-ci, les images mobilisées pour la promotion du projet sont extrêmement variées et les portions d'espaces représentées sont bien supérieures à l'infrastructure elle-même : les photographies présentent de véritables scènes paysagères et le modèle 3D mis en œuvre reconstitue l'ensemble de la baie. Les activités additionnelles, ludiques (nautiques, de promenade, sport et découverte), écologiques, productives (élevage d'huîtres), figurant sur plus de la moitié des clichés, offrent une impression de parfaite complémentarité des fonctionnalités de la zone de projet, un paysage exemplairement systémique (figure 6). Cette polyvalence de l'espace est peut-être due à des considérations économiques (« As part of three local councils' ambitions to develop Swansea Bay with City Region status, the tidal lagoon could form a cornerstone development for Swansea Bay City Region as regards marine energy, as well as helping to facilitate local regeneration objectives in South Wales and stimulating a vibrant waterfront economy »), mais plus probablement destinée à s'assurer l'approbation de la population locale (dont 80 % seraient favorables au projet selon un sondage) en suggérant davantage un projet de paysage qu'une infrastructure industrielle à l'heure où ces dernières n'ont pas vraiment le vent en poupe.
4. Conscience esthétique : la présence de l'ouvrage dans le paysage
15 Outre les deux types d'imagerie déjà évoqués, visant à illustrer les considérations « techniques » et « géographiques » du projet, on peut distinguer une troisième catégorie d'images, aspirant pour leur part à rendre compte de l'empreinte (d'un point de vue esthétique) de l'ouvrage dans le paysage. Autrement dit, il s'agit des images de l'« intégration spatiale » du projet. Nous verrons ici à quel point ces images peuvent varier et transmettre des messages totalement différents, voire contradictoires.
16 Une première catégorie d'images tend à démontrer que les ouvrages ne se verront pas ou presque. Sur le site Internet du lagon de Swansea, ces images de l'insertion spatiale du projet (paradoxalement regroupées sous le titre « see the lagon »), témoignent franchement de la dissimulation, du camouflage de l'ouvrage dans le paysage. Il faut vraiment chercher pour découvrir une infime différence dans les couples diachroniques d'images « avant-après », ou « sans-avec ». Il faut vraiment écarquiller les yeux pour jouer au jeu des 7 erreurs ! Ce n'est d'ailleurs pas une manipulation. Effectivement, qu'il s'agisse du barrage de la Rance comme du lagon de Swansea, une digue qui dépasse à peine le niveau de l'eau n'est pas très apparente, et, à moins que l'on en soit très proche, ne sera guère visible. Ainsi, le barrage de la Rance lui-même, vu par exemple de Saint-Servan, se distingue à peine, en tout cas beaucoup moins qu'un pont qui aurait été construit au même emplacement. C'est peut-être d'ailleurs pourquoi on ne trouve pas de documents montrant le barrage de la Rance dans un contexte paysager large… Il y disparaît (figure 7) !
Pour un faible impact paysager des aménagements. A : Simulation de l'insertion spatiale du Lagon de Swansea dans le paysage (photomontages diachroniques « avant/après »). B : Le barrage de la Rance dans son contexte paysager, vue prise depuis la cale de Saint Servant.
17 À l'inverse, d'autres images de cette « intégration spatiale » mettent l'accent sur la présence forte du projet au détriment de l'environnement dans lequel il est implanté. Ces vues, généralement prises depuis l'infrastructure elle-même (la route, la digue), semblent cette fois vouloir souligner l'impact visuel positif de la nouvelle structure dans le paysage. Les images de ce type sont particulièrement nombreuses en ce qui concerne le projet de Swansea. Il s'agit d'images 3D de la digue et des bâtiments projetés (par JUICE Architects) dans des vues qualifiées en anglais de « artist's views ». Ces images, qui ne sont pas spécialement mises en avant sur le site de Tidal Lagoon Swansea Bay sont cependant présentes dans nombre de comptes rendus dans la presse en ligne. Elles assument parfaitement la présence de l'ouvrage : l'aménagement, situé au-devant de l'espace scénique revendique son existence en tant que participant activement à une nouvelle esthétique du lieu. Il peut être intéressant de souligner que ces images « vendeuses » du projet, en représentent préférentiellement les fonctions auxiliaires (activité de loisir par exemple) au détriment de sa vocation première, avant tout industrielle et productive (figure 8).
Pour un impact revendiqué des aménagements. Simulations des infrastructures du projet de Swansea.
18 Un troisième « point de vue » paysager visant à apprécier l'impact visuel de l'ouvrage dans son contexte, et sans doute le plus fréquent, consiste à présenter l'ouvrage vu du ciel. Cette vision surplombante de l'infrastructure, perçue toute entière dans son contexte territorial, est finalement souvent celle qui nous est la plus familière. Ce constat est surprenant puisque ces images sont, à bien y réfléchir, tout sauf paysagères. En effet, le paysage se définit en partie à travers l'expérience sensible que l'on en a. Or l'immense majorité de la population ne verra jamais le barrage de la Rance ou le lagon de Swansea depuis les airs (figure 9).
Les vues du ciel, une empreinte paysagère invisible. A : Le projet du lagon marémoteur de la baie de Swansea. B : Le barrage de la Rance.
19 Enfin, en cherchant un peu, on trouve aussi, uniquement pour le projet du lagon de Swansea, quelques documents visuels, relevant de la prévision et de la simulation, de cet « invisible » mentionné dans l'introduction. La simulation, par exemple, du comportement d'un certain nombre d'espèces de poisson, sans et avec le lagon (figure 10).
Fish model run for Salmon adult with lagoon in place.
Fish model run for Salmon adult with lagoon in place.
5. Conclusion
20 Cet article tente de démonter la volonté artialisante (Roger) de l'iconographie de projet. Quel que soit le projet, et tous types d'images confondus, l'iconographie entend exalter les caractéristiques de l'objet en vue d'en faire un modèle paysager. Nous avons pu voir qu'en fonction du contexte (chronologique, idéologique), l'archétype visé implique des considérations différentes dont les images rendent compte assez explicitement. L'imagerie du barrage de la Rance célèbre la prouesse technologique à travers une vision très technique de l'ouvrage, symbole de force et de puissance, fruit d'une nature remarquablement domestiquée ; celle du lagon de Swansea insiste sur l'harmonieuse communion des éléments anthropiques et naturels, leur parfaite complémentarité à travers une idéale imbrication de fonctions interdépendantes suggérant une insertion optimale de l'aménagement dans son espace d'accueil. Ces deux visions sont chacune bien inscrite dans leur temps. Peu importe le prisme adopté, dans l'un et l'autre cas, c'est bien d'esthétique qu'il s'agit : les images, par les choix iconiques et plastiques opérés, construisent le parfait paysage. Il est alors intéressant de constater que si le message transcrit par les médiations iconographiques a évolué, les choix, plastiques et iconiques, autrement dit la forme du discours, la sémiologie, n'a que très peu changé : en soixante ans d'intervalle les images demeurent, tous types confondus, extrêmement analogiques, répondant au paradigme syntaxique du réalisme mimétique. D'autres formes de « narration » toutefois sembleraient pouvoir s'exprimer. Pour l'entrevoir, on peut alors se tourner du côté des Land'artistes qui, à leur façon, proposent une autre manière d'aborder l'ontologie des paysages en interrogeant leurs propriétés intrinsèques (existence, état, durée, devenir…) à travers des œuvres qu'ils y insèrent (Volvey, 2007 ; Blanc, 2008).
Bibliographie
Bibliographie
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- Debardieux B. (dir.) (2003), « Neuf enjeux de l'iconographie de projets et de prospective de territoire », Les figures du projet territorial, Éditions de l'Aube.
- Gibrat R. (1966), L'énergie des marées, Paris, PUF.
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- Joly M. (2009), Introduction à l'analyse de l'image, Armand Colin.
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- André V. (2015), Appel à communication colloque Capital environnemental : représentations, pratiques, dominations, appropriations spatiales, 18-21 novembre 2015, Limoges.
- Naegel P. (2014), « L'usine marémotrice sur la Rance : son histoire pour partie revisitée », La Houille Blanche, n° 2, p. 95-100.
- Rath R, Surrel G. (1957), « La corrosion par la mer du matériel des usines marémotrices », La Houille Blanche, N° spécial B, p. 651-665.
- Roger A. (1997), Court traité du paysage, Gallimard.
- Volvey A. (2007), « Spatialités de l'art », in T.I.G.R. (Travaux de l'Institut de Géographie de Reims), p. 129-130.
- Blanc N. (2008), Vers une esthétique environnementale, Versailles, Quae.
Mots-clés éditeurs : usine marémotrice., paysages, environnement, Images, projets
Mise en ligne 01/02/2016
https://doi.org/10.3917/lig.794.0037