Notes
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[1]
200 000 employées de maison est l’estimation la plus couramment admise. La population libanaise résidente est estimée à environ 3.8 millions.
Introduction
1Les études genrées ont accordé, ces dernières années, une attention particulière à la question de la redéfinition des objets et des concepts spatiaux. Dans ce contexte, les géographes ont appelé à une remise en cause des acceptions ontologiques des notions de lieu, d’espace et d’échelle. Leurs travaux ont mis en évidence la subjectivité qui sous-tend la définition de ces concepts, insistant sur leur inscription dans des savoir-penser culturellement masculins.
2À partir de l’analyse de pratiques spatiales de populations en position de minorité, l’objectif de cet article est d’apporter de nouveaux éclairages dans la (re)construction des concepts spatiaux et de leurs représentations. Il s’agit de dépasser certains stéréotypes relatifs à la visibilité de ces populations et de déconstruire, par là même, certaines catégories binaires classiques de théorisation de la ville.
3L’analyse est développée en deux temps. L’article discute d’abord plusieurs facteurs de résistances dans les approches classiques des territoires. De l’enracinement de nos modes de penser dans une rationalité binaire qui limite nos capacités imaginatives, à une conception des sociétés modernes fortement structurées par les concepts d’ordre et de pouvoir, cette recherche montre comment le fluide et le « liquide » trouvent difficilement écho dans les conceptualisations des espaces et de leur dynamique. L’argumentaire est construit à partir d’une lecture critique de textes choisis dans la littérature anglo-américaine et francophone des vingt dernières années, géographiques majoritairement avec des incursions en sociologie, économie et urbanisme.
4Cet article analyse ensuite les pratiques et représentations d’espaces urbains par des populations en position de minorité dans une métropole méditerranéenne, Beyrouth, en donnant à voir un aspect du déploiement de l’altérité dans cet espace urbain. C’est la question de la visibilité, dans les espaces publics, de ces populations en position de minorité qui est posée. Il s’agit de comprendre la manière dont se négocient les rapports à la différence et leur performativité pour des femmes Sri-Lankaises employées de maison.
La mobilité dans les théories et concepts spatiaux : de lourdes pesanteurs
5Au fondement de cette recherche, un paradoxe. Si aujourd’hui tout le monde s’accorde à dire que l’espace est réseau, il n’en demeure pas moins que l’intégration des flux et de la mobilité reste incomplète dans les théories liées à l’espace et aux spatialités. On peut citer deux auteurs qui soulignent, à dix ans d’intervalle, cet état de fait. En 1996, T. Cresswell déplore le fait que « the study of mobility has not been accorded the same attention as the study of place, space, territory, boundary and landscape » et, en 2006, M. Sheller et J. Urry insistent avec « much social science has been “a-mobile” ». Les raisons évoquées par les scientifiques pour expliquer cette situation relèvent souvent de contingences techniques et matérielles. Sont évoquées en particulier d’une part des raisons empiriques qui disent combien il est difficile voire impossible de mesurer l’échange et d’autre part des raisons méthodologiques qui mettent en avant la difficile mise en œuvre de ce genre d’informations.
6Ces limitations sont certes considérables. Toutefois, le débat est incomplet. En effet, des résistances de formes variées existent. Elles sont d’ordre symboliques, idéologiques et institutionnelles (Cattan, Berroir 2006). J’en retiens trois en particulier pour expliquer pourquoi on ne sait pas – on ne veut pas – donner sens à une conception des territoires non pas en termes de zonages et de répartitions mais en termes d’articulations et d’interdépendances. Le premier facteur de résistance révèle nos propres limites intellectuelles tant en termes de référents conceptuels que de capacité imaginative. Appréhender la réalité mobile des populations et de leurs territoires semble être un défi à notre imagination. Enracinées dans la rationalité binaire de nos savoir-penser, nos réflexions ont du mal à « concevoir le lieu et la circulation, la ville et le transport, l’immobile et le mobile, le compact et le fluide non seulement comme deux entités complémentaires à articuler mais également comme si chacune des paires ne formait plus qu’un seul ensemble » (Chalas 2000). Le deuxième facteur de résistance trouve son fondement dans une conception des sociétés où ordre et pouvoir occupent une place centrale. Contrairement à un espace délimité qui offre la satisfaction illusoire d’un contrôle et d’une maîtrise, la fluidité et le mouvement font peur aux responsables du développement et de l’aménagement du territoire ainsi qu’aux pouvoirs en place qui perdent les principes majeurs sur lesquels repose la gestion territoriale, en particulier l’ordre et l’ordonnancement. Ils effraient également les chercheurs qui perdent les socles classiques qui fondent la majorité des théories socio-économico-spatiales à savoir le principe de distance et de distanciation. Un territoire mobile, à l’image du rhizome de Gilles Deleuze (1980) renverrait à un système acentré et non hiérarchique, sans mémoire organisatrice uniquement défini par une circulation d’états. Le troisième facteur plane, d’après moi, plus que les autres sur nos savoir-penser. Envisager la mobilité comme un vecteur de production sociale et spatiale c’est faire sauter un dernier symbole identitaire de la civilisation contemporaine, majoritairement urbaine, celui de la sédentarité. Or, peu de personnes sont aujourd’hui prêtes à le faire. L’histoire des civilisations n’est-elle pas construite autour des vestiges des premières sédentarisations datées du néolithique et rendues possibles grâce au développement de l’agriculture ? Penser les nations et les identités prend souvent la forme de racine : la culture est souvent conçue comme inexorablement liée au sol, et les individus se représentent comme enracinés dans un lieu (Malkki, 1992). Cela découle de l’idée reçue dominante qu’être « out of place » c’est être incapable de s’intégrer en société (Cresswell, 2006 ; Sibley, 1999). Cette acception majoritaire dominante qui lie les individus à un lieu, une nation à un territoire, n’est pas seulement territoriale mais profondément métaphysique (Malkki, 1992). Et cette métaphysique de la sédentarité permet de consolider une géographie « nationally bounded » qui fait perdurer l’ordre mondial (Smith 1986).
7Gilles Deleuze (1980) exprime à maintes reprises le rapport privilégié de l’Occident avec la forêt. Il explique comment l’arbre avec son fondement-racine a dominé la pensée occidentale de la botanique à la biologie, mais aussi la théologie, l’ontologie et la philosophie. Il souligne comment, quand on écrit l’histoire, on l’écrit toujours du point de vue des sédentaires et au nom d’un appareil unitaire d’État. Réconcilier l’histoire des civilisations modernes contemporaines avec les composantes d’une société nomade est un défi. Sommes-nous capables, dans une posture post-structuraliste, de penser totalement la figure du rhizome, c’est-à-dire d’instaurer une logique du ET et de renverser l’ontologie (Deleuze, 1980) ? Il s’agit de pouvoir concevoir entre les choses non pas comme une relation localisable qui va de l’une à l’autre et réciproquement mais comme un mouvement transversal sans début ni fin (Deleuze, 1980). « L’arbre est filiation mais le rhizome est alliance ». Réhabiliter le temporaire et l’éphémère est plus qu’une nécessité (Augé, 1995 ; Cresswell, 2006).
8Partant de ce constat, et en mobilisant une étude que j’ai menée récemment à Beyrouth sur les pratiques spatiales de femmes sri-lankaises employées de maison, je souhaite montrer comment le croisement de la mobilité et du genre permet de dépasser une interprétation figée du territoire et d’hybrider les concepts spatiaux.
Les employées de maison au Liban : la spécificité d’une profession ?
9Le Liban et sa capitale, en particulier, ont toujours fait appel aux employées de maison. Dès les années cinquante et même bien avant, les classes moyennes et supérieures avaient l’habitude d’employer des femmes libanaises ou syriennes en tant qu’employées de maison. La fin des années soixante, marquée par un fort accroissement du niveau de vie au Liban, conduit à un tarissement de la main-d’œuvre locale dans ce secteur d’activité et une diversification des nationalités des employées de maison notamment avec l’arrivée de femmes égyptiennes sur ce marché de l’emploi. La tendance à la diversification a perduré durant les années soixante-dix mais l’explosion de la guerre civile en 1975 a conduit à une diminution drastique du nombre d’employées de maison au Liban dans les années soixante dix.
10Avec les années quatre-vingt, cette activité connaît un profond bouleversement avec l’arrivée massive de femmes sri-lankaises, philippines et éthiopiennes qui étendent grandement l’aire d’attraction de cette activité domestique. Aujourd’hui, depuis environ cinq ans, on assiste à un renforcement de cette diversité avec l’entrée, dans ce champ migratoire, de nouveaux pays émetteurs comme le Népal et Madagascar. Les chiffres sont à prendre avec beaucoup de précaution : on estime le nombre d’employées de maison toutes nationalités confondues à près de 400 000 mais les sources officielles font état de 100 000 en 2008 (Ministère du travail). Si l’on s’en tient à cette seule population pour calculer le pourcentage de la population étrangère au Liban, on arrive à des proportions équivalentes à celle de pays européens, environ 5 % de la population [1].
11Les Sri-Lankaises ont joué un rôle spécifique au Liban. Elles ont été les pionnières de cette migration domestique à grande distance et surtout de cette migration de femmes seules non arabes vers un pays arabe. D’ailleurs, le nom générique en arabe de « sir lankiyées » est souvent utilisé pour qualifier la fonction elle-même, celle d’employée de maison (Dahdah 2009). En 2008, près d’un quart des employées de maison sont Sri-Lankaises (environ 20 000 selon les sources officielles, plus du double selon les estimations). Elles constituaient jusqu’en 2006 la population étrangère la plus nombreuse mais divers facteurs (comme la guerre de 2006 avec Israël et les conditions de travail au Liban) ont contribué à une nette diminution de leur nombre au profit d’autres nationalités soit déjà installées au Liban (éthiopienne, philippine) soit plus nouvelles (malgache, népalaise).
12Les deux caractéristiques majeures qui sous-tendent cette mobilité domestique, à savoir l’assignation à résidence chez l’employeur(e) et le lieu de résidence qui est le lieu d’emploi, m’ont conduit à interroger la territorialité et visibilité de cette population étrangère au Liban, à Beyrouth en particulier, là où elle est la plus nombreuse.
Les territorialités des femmes sri-lankaises employées de maison à Beyrouth
13L’analyse des territorialités des femmes sri-lankaises employées de maison à Beyrouth s’appuie sur une pratique régulière et une familiarité avec le terrain beyrouthin. Durant les quinze dernières années, j’ai effectué un séjour par an au Liban. La recherche présentée mobilise par ailleurs une méthodologie basée sur deux types de collectes de l’information : la première repose sur un questionnaire, effectué en 2009-2010, auprès de 70 femmes et des entretiens approfondis menés auprès de 10 d’entre elles ; la deuxième se fonde sur l’observation directe avec cinq séjours, à Beyrouth, de 10 jours chacun entre 2008 et 2011. Toutes les femmes interrogées ont déjà effectué des séjours à l’étranger (6 ans en moyenne dans un autre pays arabe). Pour la plupart de ces femmes la décision de migrer relève d’un choix personnel contraint par les conditions financières et économiques, et se prend souvent en accord avec un conseil familial restreint ou élargi. La moitié d’entre elles sont séparées avec des enfants à charge et seules deux d’entre elles viennent de Colombo.
14Toutes les femmes enquêtées résident chez l’employeur et une zone de Beyrouth, Achrafié, a été privilégiée compte tenu de la très forte concentration d’employées de maison dans ce secteur de la capitale (Dahdah 2009). Deux quartiers de cette zone (Saint-Nicolas et Sioufi) ont été sélectionnés pour maintenir une certaine homogénéité des conditions de travail des employées de maison. En effet, ces deux quartiers sont très résidentiels et concentrent de fortes proportions de catégories socioprofessionnelles élevées (supérieures à la moyenne).
15La visibilité des Sri-Lankaises dans l’espace beyrouthin résulte de deux types de mobilités. La première qualifiée de non contrainte définit des mobilités privées effectuées en particulier lors de la journée de congé hebdomadaire. Elle regroupe différents motifs comme l’achat d’effets personnels et de marchandises, l’accès aux services téléphoniques et bancaires, les rencontres amicales et la pratique religieuse. Le deuxième type de mobilité est contraint puisqu’il concerne les mobilités professionnelles effectuées dans le cadre de l’emploi. Ces mobilités sont les plus nombreuses et concernent, en particulier, l’achat de denrées alimentaires pour l’employeur, le service et l’accompagnement d’enfants ou de personnes âgées. Selon le type de mobilités effectuées, j’ai alors identifié trois types de lieux de visibilité que j’ai caractérisés par leur degré de centralité dans le territoire métropolitain beyrouthin : les centralités de proximité, locale et métropolitaine (tableau 1).
Les territorialités des Sri-Lankaises à Beyrouth
Les territorialités des Sri-Lankaises à Beyrouth
16Le premier type d’espace de visibilité des femmes sri-lankaises est celui de la proximité. Le motif majeur du déplacement est professionnel puisqu’il concerne l’achat de denrées alimentaires pour l’employeur et ce sont alors l’épicerie et le marchand ambulant qui polarisent ces déplacements (figure 1). Depuis quelques années, les animaux de compagnie, en particulier les chiens, se sont multipliés chez les ménages beyrouthins jusque-là peu enclins à posséder un animal domestique en ville. Les promenades quotidiennes du chien deviennent alors un vecteur de visibilité des Sri-lankaises dans les rues de Beyrouth. Mais ces mobilités initialement professionnelles sont systématiquement associées par les femmes sri-lankaises à une mobilité de loisirs, hybridant ainsi le motif même du déplacement. En effet, les territoires de proximité deviennent avec chaque déplacement un espace de rencontres potentielles avec d’autres employées de maison. Chaque déplacement est ainsi une occasion potentielle de renforcer le réseau social. Les halls et les bas d’immeubles, les coins de rues se transforment tout au long de la journée et le temps d’une rencontre en espace de visibilité et de sociabilité (figure 2). Tout concourt ici à souligner le fait que les diverses figures que prennent ces centralités de proximité permettent de parler d’un dépassement des catégories classiques d’appréhension de l’espace public et privé, de la sphère de l’emploi et de celle des loisirs, du domicile et du travail. Par ailleurs, ces centralités de proximité participent du renforcement du voisinage et de la vie du quartier. L’échange se fait certes entre employées de maison Sri-lankaise mais également avec des acteurs majeurs du quartier comme les commerçants et les gardiens d’immeubles.
Marchand ambulant à Achrafié (quartier Sioufi)
Marchand ambulant à Achrafié (quartier Sioufi)
Rencontre au coin de la rue à Beyrouth
Rencontre au coin de la rue à Beyrouth
17Le deuxième type d’espace de visibilité est celui des centralités locales. La mobilité la plus emblématique vers ce type d’espace est privée et correspond au besoin de garder le contact avec le Sri Lanka et de transférer de l’argent. Les cyberboutiques polarisent ce type de mobilité (figure 3). Le déplacement vers ces lieux est en général mensuel pour les appels téléphoniques et, trimestriel, pour le transfert d’argent. À chaque déplacement, comme précédemment, les femmes sri-lankaises en profitent pour rencontrer d’autres employées de maison. Il est fréquent de voir, sur le trottoir en face des boutiques, plusieurs employées en train soit de téléphoner au Sri Lanka grâce à un téléphone mobile soit en train de discuter entre elles. Par-delà cet aspect personnel, la multiplication des cyberboutiques dans tous les quartiers de Beyrouth contribue à transformer le paysage urbain de plusieurs manières et montre l’impact que peut avoir la mobilité domestique à bas salaires dans une ville comme Beyrouth. Tout d’abord, elles rendent visibles dans l’espace public une communauté d’individus étrangères au Liban. Elles internationalisent ensuite la rue ou le quartier grâce, d’une part, à une offre en services de nature elle-même internationale et grâce, d’autre part, à un affichage dans une langue étrangère (autre que l’arabe, le français ou l’anglais). Il est fréquent que le prix et la durée de la communication soient écrits en Sri-lankais (figure 3). L’existence de ces cyberboutiques très fréquentes dans les quartiers les plus résidentiels de Beyrouth, compte tenu de la spécificité du métier qui fait que le lieu de résidence est le lieu d’emploi, est un témoignage original des effets d’une mondialisation par le bas (Appadurai, 1995 ; Sassen, 1999).
Cyberboutiques, lieux de contact avec le Sri Lanka et de rencontres potentielles
Cyberboutiques, lieux de contact avec le Sri Lanka et de rencontres potentielles
18Vers le 3e type d’espace de visibilité, celui des centralités métropolitaines, les femmes sri-lankaises s’y rendent dans le cadre de mobilités privées en particulier durant leur journée de congé hebdomadaire. Deux lieux d’achats et de services polarisent leurs déplacements : le marché du dimanche et Dora, une banlieue proche de Beyrouth. Le marché du dimanche est un marché populaire, un genre de marché aux puces, ouvert il y a une vingtaine d’années. Parmi tous les produits proposés, on trouve aujourd’hui des produits destinés explicitement à la population sri-lankaise (et plus globalement aux employées de maison éthiopiennes, philippines…) comme les tissus. Les Sri-Lankaises achètent ces tissus et également d’autres produits (jouets, habits, accessoires…) destinés à être envoyés au Sri Lanka une fois par an ou lors de leur départ à l’achèvement de leur contrat de travail de trois ans. Dora, la deuxième destination de ces mobilités privées hebdomadaires, est un carrefour d’échanges à l’échelle nationale libanaise et internationale vers les pays de la région. C’est un marché populaire très fréquenté par les Libanais des catégories socioprofessionnelles peu favorisées. Depuis quelques années, la rue principale de cette banlieue populaire de Beyrouth se transforme. L’offre en commerces et services à destination de la population sri-lankaise a fortement augmenté (figure 4). Parmi les produits les plus emblématiques, on trouve des produits de loisirs pour usage quotidien comme les CD musicaux en sri-lankais et des denrées alimentaires importées, typiques de la cuisine sri-lankaise. L’offre est également de services, les bureaux de change et de transfert d’argent sont très nombreux ainsi que les agences de fret et de voyage. Cette centralité métropolitaine montre comment les Sri-Lankaises participent directement à la production de ces espaces dans Beyrouth.
Dora, banlieue de Beyrouth, lieu symbole pour la population sri-lankaise
Dora, banlieue de Beyrouth, lieu symbole pour la population sri-lankaise
19D’autres types de mobilités visibilisent les Sri-Lankaises dans ces centralités métropolitaines. Les Sri-Lankaises fréquentent également ces centralités dans le cadre de leurs mobilités professionnelles qui consistent dans ce cas à accompagner leurs employeurs dans leurs mobilités de loisirs, vers les plages et les restaurants en particulier. Ces espaces sont a priori inaccessibles aux employées de maison soit pour raisons économiques, soit pour raisons d’exclusion. Dans ces espaces de loisirs hyper-centraux dont l’aire d’attraction dépasse le cadre métropolitain, les employées de maison doivent s’occuper des enfants et veiller à leur bien-être. Les employées de maison se retrouvent donc autour des terrains de jeux (piscine, aire de jeux…) pour enfants qui deviennent ainsi un lieu de rencontre et de discussion pendant/entre deux tâches domestiques (figure 5). Au restaurant également où plusieurs ménages d’une même famille ont l’habitude de se rencontrer en fin de semaine, les femmes sri-lankaises se retrouvent en bout de table avec les enfants. Les bouts de tables, les piscines pour enfants deviennent paradoxalement, dans ces lieux très sélectifs, des espaces de visibilité et de rencontre des employées de maison. Les Sri-Lankaises ne participent pas directement à la production de ces lieux. Elles s’approprient, dans le cadre de leur emploi, certains espaces de ces lieux en combinant, autant que possible, activités professionnelles et activités de loisirs et d’échanges.
Rencontre dans un espace de loisirs
Rencontre dans un espace de loisirs
Ni « anti-monde », ni « hétérotopie »
20Les mobilités des Sri-Lankaises dans l’espace beyrouthin sont porteuses de plusieurs enseignements pour nos savoir-penser les territoires et les territorialités qui en résultent. La grande diversité et complexité des types de mobilités et des espaces pratiqués par les femmes sri-lankaises conduit à penser qu’il est impossible de les réduire à un seul modèle spatio-temporel de territorialité. En effet, les schématisations classiques de ghetto et d’enclaves communautaires ne peuvent qualifier l’usage de la ville par les employées de maison. Les pratiques spatiales des migrantes sri-lankaises dans une ville du sud comme Beyrouth sont plus diffuses. Elles ne définissent pas des territoires circulatoires (Tarrius 1994), ne se limitent pas aux trous noirs de l’antimonde (Brunet 1981), ni ne constituent une hétérotopie (Foucault 1984).
21En effet, les pratiques spatiales des Sri-Lankaises ne définissent pas de territoire circulatoire parce que les lieux de visibilité ne se construisent pas à côté des centralités visibles dans la ville comme dans l’analyse effectuée par A. Tarrius (1994) dans le quartier de Belsunce. Le marché du dimanche et le quartier de Dora sont certes des lieux de mémoire de ces populations immigrées, lieux où l’on rencontre les autres que l’on reconnaît comme identiques (Tarrius 1994), des lieux où se mêlent l’ici et le là-bas, des lieux de l’entre-deux. Toutefois, contrairement aux territoires circulatoires, Dora est un lieu ouvert, un carrefour visible des mobilités, un lieu central d’échanges. Dora n’est pas un lieu construit pour les Sri-Lankaises. Il a été approprié par elles et les commerces existants se sont adaptés à cette nouvelle donne. C’est un lieu rythmé selon une temporalité binaire jour de semaine – jour de repos, où se développe aujourd’hui une forme particulière d’urbanité et de citadinité (Bouchetout, 2007). Dora, espace devenu symbole de sociabilité pour la population sri-lankaise, est un lieu de brassage perpétuel, en lien continuel avec le reste du territoire métropolitain beyrouthin et également avec d’autres populations immigrées comme par exemple les employées de maison Philippines, Éthiopiennes et Népalaises.
22Il est également difficile de parler d’espaces d’exclusion/intégration, de centres/périphéries, de marges pour qualifier les pratiques spatiales des femmes sri-lankaises à Beyrouth. On est loin à la fois de l’antimonde et de l’hétérotopie parce que l’imbrication des situations de marginalité et de centralité, la confrontation à l’altérité, et les potentialités d’interaction sont partout présentes dans chaque déplacement et chaque type de lieu fréquenté. Les espaces de proximité, lieux d’hyper-visibilité des Sri-Lankaises dans les quartiers résidentiels hypercentraux, sont emblématiques du nécessaire réajustement de nos notions. L’exemple de Dora est encore plus explicite. Dora n’est pas dans le registre du caché, il n’est pas le négatif du monde ou son double indispensable comme le suggère la notion d’antimonde ou celle d’hétérotopie. Dora est le monde, le monde visible, où la marge, durant un laps de temps, devient le centre. Les espaces de visibilité et de socialisation des Sri-Lankaises à Beyrouth mettent en évidence le fait que l’accès à la ville et aux espaces publics des employées de maison ne peut se lire en termes de relégation et appelle à de nouvelles interprétations des espaces publics et de l’urbain dans son ensemble.
Le trans-territoire pour penser le lieu-processus
23Le détournement des lieux et des mobilités de leur fonctionnalité première montre comment les pratiques spatiales des femmes sri-lankaises hybrident les territoires qu’elles traversent et qu’elles investissent. Ces pratiques brouillent nos lectures stéréotypées de l’urbain et invitent à repenser la notion de lieu en termes de processus. Il s’agit de proposer une re-conceptualisation du lieu en termes d’espace-temps basé sur la prise en compte des interrelations sociales à toutes les échelles.
24Dans cette perspective, D. Massey (1994) décrit un lieu comme un espacetemps articulé de réseaux sociaux dans lequel les situations de coprésence prennent tout leur sens. « The identities of place are unfixed, contested and multiple. They are not constructed through counter-position to the other which lies beyond but precisely through the specificity of the mix of links and interconnections to that “beyond” » (Massey, 1994). Dans cette définition, l’auteure montre comment les lieux (places) ne résultent pas des liens intra-communautaires et de leurs racines internes et mythiques, de leur isolement, mais de la diversité des influences puisées dans les différents liens tissés entre les lieux. Dans ces approches, le lieu est appréhendé comme un processus en continuelle recomposition « always linked by people to other places, continually reproduced across difference and similarity and producing distinctive subjectivities » (McKay, 2004).
25Les territorialités des Sri-Lankaises à Beyrouth sont une parfaite illustration de cette nécessaire ouverture de la notion de lieu à de nouvelles acceptions. La notion de translocalité (Appadurai, 1995) décrit bien ce processus : un espace créé à la fois par les populations locales et les populations mobiles, un lieu où se mêlent les transactions économiques et les relations affectives. La translocalité met l’accent sur toutes les formes de coprésence qui participent de la production de ces espaces, mais en particulier sur celle qui nécessite la médiation technologique comme les téléphones mobiles, internet, les transports à longue distance. De ce fait, les liens du lieu avec l’extérieur, le lointain, l’absent, joue un rôle privilégié.
26Dans les territorialités des employées de maison sri-lankaises à Beyrouth, certes ces liens avec l’ailleurs lointain sont importants mais moins exclusifs qu’avec la notion de trans-localité. Ici, les liens du lieu avec son environnement immédiat et les liens qui s’y nouent en interne sont déterminants dans le fonctionnement même de cet espace. En conséquence, je propose la notion de trans-territoire pour qualifier les territorialités des femmes sri-lankaises. Un trans-territoire est un espace qui associe aux caractéristiques propres du lieu lui-même les spécificités des liens qui le relient avec l’extérieur et cela décliné à toutes les échelles. Un trans-territoire peut s’appréhender dans tous les espaces-temps, celui du domicile, de la rue, du quartier, de la ville dans son ensemble, voire du pays. Un trans-territoire n’est pas nécessairement durable inscrit dans un espace-temps matérialisé, il peut être éphémère recréé continuellement par les potentialités de rencontres. Un trans-territoire souligne la nécessité de prendre en compte la non-fixité des lieux et leur dilution ou fluidification. Il permet de donner une acception plus large du lieu qui réhabilite notamment l’éphémère dans les savoir-penser les territoires et les territorialités.
Conclusion
27Avec la notion de trans-territoire, cette recherche montre à quel point les recompositions des territoires urbains se jouent aux niveaux individuels dans des logiques en perpétuel renouvellement. Elle met en lumière le sens d’une inscription des lieux dans une dynamique plus relationnelle des sociétés conduisant à concevoir les territoires comme des processus pluriels non réductibles à un modèle unique. Entre visibilité et invisibilité, entre contrainte et liberté, entre marginalisation et domination, les territorialités de populations en position de minorité plaident la cause d’une hybridation des concepts spatiaux. Le trans-territoire est porteur d’une approche où les espaces-temps seraient lus en dehors des catégories duales comme le local/le global, l’ici/l’ailleurs, la périphérie/le centre, l’intérieur/l’extérieur, le privé/le public, où le premier terme est souvent associé au féminin, le second attribué au masculin.
Bibliographie
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Notes
-
[1]
200 000 employées de maison est l’estimation la plus couramment admise. La population libanaise résidente est estimée à environ 3.8 millions.