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Article de revue

L'exportation du « développement territorial » vers le Maghreb : du transfert à la capitalisation des expériences

Pages 39 à 57

Notes

  • [1]
    Cette analyse est issue d’un programme de recherche intitulé « les processus de territorialisation en Méditerranée : processus d’émergence des territoires ruraux dans les pays méditerranéens » qui a fait l’objet d’une coopération entre l’UMR PACTE de Grenoble et l’Institut agronomique de Montpellier, impliquant des chercheurs de 11 pays du bassin méditerranéen, dans le cadre du réseau RAFAC (réseau Agriculture familiale comparée en Méditerranée), sous la direction de Pierre Campagne et Bernard Pecqueur. Pour les pays du Maghreb, trois équipes sont intervenues : pour l’Algérie, celle de Slimane Bedrani, directeur du CREAD, pour le Maroc, celle de Mohamed Mahdi, de l’école supérieure d’Agronomie de Mekhnès, et pour la Tunisie, celle de Mohammed Elloumi, de l’Institut national d’agronomie de Tunis.
  • [2]
    Entretien réalisé en février 2010 avec Claude COURLET, économiste Université Pierre-Mendès-France, ayant participé à la définition de programmes de développement économique en Tunisie, Algérie et au Maroc depuis les indépendances successives.
  • [3]
    Le développement de grandes unités industrielles, à partir des hydrocarbures, entraînerait le développement de PME liées.
  • [4]
    Royaume du Maroc, Haut Commissariat au plan, 2005, Rapport d’évaluation du plan de développement économique et social 2000-2004, Rapport, Maroc.
  • [5]
    Campagne P., Dababi M., Pecqueur B. (2009). À propos du projet « Jessour et Ksour de Béni Kheddache : quelques ré flexions sur la gouvernance du développement territorial dans les zones difficiles », communication présentée dans le cadre du colloque Sociétés en transition et développement local en zones difficiles, Djerba.
  • [6]
    Une première opération de prospective territoriale a été organisée au Maroc, sur le territoire de Tanger Tétouan, au travers d’un séminaire localisé développé par une équipe d’experts, en présence de cadres des échelons administratifs centraux et déconcentrés. Royaume du Maroc, ministère de l’Aménagement du Territoire, de l’Eau et de l’Environnement, groupe Prospective territoriale (GPT), 2007, La prospective territoriale : démarche méthodologique, Rapport, Maroc
  • [7]
    Rapport d’évaluation à mi-parcours du programme FSP 132, 2003.
  • [8]
    On peut citer les inspections régionales de l’aménagement du territoire et de l’environnement (IRATE) au Maroc et les trois offices de développement régional en Tunisie (ODR), qui sont des administrations déconcentrées des ministères de l’Aménagement du territoire, avec des missions transversales dans le champ du développement économique local, de l’aménagement et de l’environnement.
  • [9]
    Au Maroc, le guide méthodologique du diagnostic de territoire, dont le contenu a été élaboré par les participants au programme de coopération, a été mis en ligne (www.abhatoo.net.ma/…/Le diagnostic stratégique de territoire). En Tunisie, le référentiel méthodologique pour le diagnostic stratégique de territoire et la prospective a été élaboré par les cadres de l’Office de Développement du Sud à Médenine, mais n’a pas été mis en ligne.
  • [10]
    En Algérie, le ministère de l’Agriculture et du Développement rural met en œuvre depuis 2003 des projets de proximité de développement rural, susceptibles de concerner les niveaux infra-communaux que sont les douars. Une animation et d’une organisation administrative spécifique facilite des approches intégrées entre différents ministères. Même si, par sa participation à la définition des problèmes, l’acteur du territoire est reconnu, il n’est pas l’auteur du projet. C’est en cela que l’on parle de territoire de projet. La même remarque peut être faite pour les Plans de développement Communaux développés au Maroc. Au cours de la première édition du colloque sur le développement local organisé à Agadir les 25 et 26 février 2011, ces processus ont fait l’objet de plusieurs communications, présentant les démarches effectuées, sans toutefois détailler l’impact en terme de développement territorial.
  • [11]
    À titre d’exemples, on peut citer l’exemple de la multiplication de projets d’ONG non coordonnés sur un même territoire.
  • [12]
    Ces résultats issus d’un programme de recherche déjà cités font l’objet d’un rapport de recherche dont la publication est en cours. Les résultats sont organisés autour de deux éléments : le recours très fréquent à la mobilisation de ressources territoriales, fortement reliées aux spécificités locales et l’affirmation du fait associatif, à côté des services publics et du secteur privé.
  • [13]
    Sur le site http://ec.europa.eu/agriculture/rur/leader2/rural-en/biblio/index.htm, se trouve l’ensemble des publications de la cellule d’animation et de l’Observatoire européen LEADER de 1993 à 2002. Notamment, se trouve un cahier de l’innovation n° 10 intitulé « Recherche, transfert, et acquisition de connaissances pour le développement rural ». Ce guide présente une démarche de ré flexion sur la construction des connaissances dans le champ du développement rural, à partir de différentes démarches développées dans le cadre du programme LEADER.
  • [14]
    Plusieurs démarches de capitalisation font l’objet d’analyses dans un document en ligne : « Analyser et valoriser un capital d’expérience, Repères pour une méthode de capitalisation » : http://www.eclm.fr/fileadmin/administration/pdf_livre/9.pdf ou http://p-zutter.net/textes-en-francais.html

Introduction

1Dans le contexte de mondialisation des économies, la construction des territoires apparaît comme un mode d’adaptation par la réappropriation. Dotés de formes multiples et labiles, ils marquent le passage de territoires « donnés » par l’histoire politique et administrative à des territoires construits par des acteurs d’origines multiples. Dans certaines conditions, ces coordinations d’acteurs permettent la révélation et la mobilisation de ressources spécifiques, facilitant ainsi l’accès aux marchés.

2Ainsi a émergé un modèle de développement reposant sur le territoire comme « objet construit par des acteurs, mobilisant des ressources spécifiques, en réponse à un problème donné » (Pecqueur, 2000). Cette approche se développe dans le monde académique français, et est relayée par la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (DATAR) dans les pratiques d’aménagement. Elle a été mobilisée dans trois programmes de coopération vers les pays du Maghreb, développés par l’État français depuis 2000. Ils s’inscrivent dans la poursuite et l’évolution des programmes d’appui aux politiques d’aménagement et de développement économique des pays du Sud, qui ont pris diverses formes à travers l’histoire et peuvent interroger le champ des recherches sur les transferts internationaux de politiques publiques (Delpeuch, 2008), et particulièrement ceux qui ont été opérés entre l’Occident et les pays des Suds.

3La notion de transfert est ici entendue comme « l’export de solutions d’actions publiques développées d’un contexte vers un autre contexte » (Delpeuch, Vassileva, 2010, p. 3-5). À partir de travaux développés en Bulgarie, les deux auteurs interrogent les conditions à réunir pour permettre aux récepteurs de ces transferts d’intégrer ces dispositifs. Ils désignent le processus d’apprentissage comme un levier majeur. L’observation des transferts de modèles de développement opérés vers les pays du Maghreb permet d’interroger leur pertinence et leur efficacité, au regard des dynamiques territoriales de chacun des pays. L’interrogation porte aussi sur la méthode utilisée, introduisant la problématique de la relation entre la mobilisation des expériences et la construction des connaissances transmissibles.

4Après une description des cadres et objets du transfert, nous étudierons les freins constatés, tant sur la mise en œuvre des concepts que sur les modes d’intervention. Dans un second temps, nous interrogerons les dynamiques constatées au Sud, au travers d’un programme d’analyse comparative des territoires menée sur 10 pays du pourtour méditerranéen (Maroc, Algérie, Tunisie, Égypte, Liban, Grèce, Albanie, Italie, France, Espagne) [1]. Cela nous permettra de mettre en discussion un modèle de transfert reposant sur un mécanisme de capitalisation, compris comme un dispositif de passage de l’expérience à la construction de connaissances transmissibles.

Les cadres et objets des coopérations dans le champ du développement territorial

Les trois étapes historiques du transfert de modèles d’aménagement et de développement entre la France et le Maghreb

5Trois étapes successives peuvent être identifiées dans les transferts de politiques de développement vers les pays du Maghreb : le développement industriel, le développement local, le développement territorial [2]. Chacune de ces phases a pris différentes formes et intensités (Koop et al., 2010).

6Le développement industriel correspond à la première phase, avec le concept des « industries industrialisantes » développé en Algérie après l’indépendance (Destanne de Bernis, 1971) [3]. Ce modèle a fait l’objet d’importantes critiques du fait de surcoûts et de charges d’ingénierie importantes, caractéristiques de la construction d’un modèle de développement par le haut, de manière systémique. Au Maroc et en Tunisie, le développement industriel a été aussi inscrit dans ce processus de planification, avec une orientation plus marquée vers l’agriculture et les services qui y sont liés. Les pouvoirs français et maghrébins ont eu recours à la planification comme mode de programmation et de préparation du futur. Des plans successifs ont été mis en place, néanmoins leur efficacité a été de plus en plus contestée. La conclusion du rapport d’évaluation du dernier plan économique et social du Maroc (2000-2004) l’a souligné : «…Le système actuel de planification est caractérisé par des dysfonctionnements ayant trait au manque d’études diagnostics, à l’appropriation insuffisante du Plan par les partenaires économiques et sociaux, aux difficultés de coordination et de mise en cohérence des actions de développement et à la faible articulation entre les niveaux national et territorial… Dans ce cadre, une approche rénovée de la planification basée sur une meilleure connaissance des réalités économiques et sociales du pays et une anticipation de leur évolution future est pour le moins nécessaire [4]. »

7Le concept du « développement local », apparu en France comme dans d’autres pays occidentaux durant les années 1980 et visant à aider les régions « en difficulté » auxquelles les planifications nationales et sectorielles faisaient défaut, repose sur la « valorisation locale de ressources locales ». Il est resté relativement peu mobilisé dans les pays du Maghreb. Ce sont avant tout des ONG qui se sont saisies du modèle, au travers de projets locaux participatifs. Ce modèle a conduit à l’étude, au Nord de l’Italie, en contexte de récession, d’espaces de croissance qui questionnaient l’économie du développement. L’analyse sociologique des acteurs et de leur rôle dans le développement (Bagnasco, 1977) a été enrichie par une analyse plus économique (Beccatini, 1979). La réussite économique de ces zones italiennes était portée par les petites et moyennes entreprises, fonctionnant en réseau et travaillant dans une même branche industrielle. La stricte dimension économique se trouvait dès lors associée à d’autres paramètres, tels les phénomènes d’identité sociale des acteurs présents, et l’histoire longue de ces espaces ; autant de facteurs désignés sous le terme générique « d’effet territorial » ou plus largement des « économies externes » de Marshall (1919).

8Contrairement au concept du développement local, celui du développement territorial, en tant que modèle, a fait son entrée dans la politique d’aménagement des pays maghrébins. Il repose sur la construction de ressources « spécifiques » aux territoires qui portent la marque de leur histoire et de leur « identité » (Pecqueur et Zimmermann, 2004) à l’origine de nouvelles activités et produits valorisés sur des marchés élargis. Après l’échec relatif du transfert du modèle de rattrapage industriel, conçu à l’échelle nationale, qu’est-ce qui peut justifier cette nouvelle coopération Nord Sud dans les champs de l’aménagement et du développement territorial ? Tout comme celui du développement local, il paraît évident que cette approche dispose d’un atout majeur par rapport aux stratégies sectorielles et nationales : elle permet la prise en compte des acteurs locaux et des logiques socioculturelles et endogènes (souvent dites « informelles »), si longtemps négligées par les politiques publiques. En parallèle, un glissement sémantique notable peut être souligné. Il n’est plus question de parler de transfert, mais de coopérations, au sein desquelles sont impliquées des partenaires susceptibles de construire ensemble des connaissances partagées.

9L’application de la stratégie du développement territorial paraît particulièrement séduisante pour les Suds, car elle ouvre une voie pour échapper à la contrainte de la compétitivité globale dévastatrice, en mettant en avant la mise en valeur des ressources différenciées (Koop et al., 2011). Même si elles sont latentes, l’observation montre que ces ressources peuvent être aussi révélées dans les espaces marginalisés. Elles peuvent être de plusieurs ordres : agricoles, d’élevage, artisanales, historiques, paysagères et patrimoniales, matérielles ou immatérielles. Elles portent la marque de l’histoire et du patrimoine des territoires, donc celle de leurs singularités. C’est aussi le cas des situations extrêmes, tels que les déserts et oasis. Cette situation a pu par exemple être décrite à Béni Keddache, dans le gouvernorat de Médenine [5]. Ce sont des activités touristiques, artisanales, agricoles qui sont développées à partir des « Jessour et Ksour », éléments patrimoniaux issus des modes locaux de gestion de l’eau et de conservation des récoltes.

Les contenus des coopérations dans le champ du développement territorial

10L’approche territoriale intègre des acteurs de dimensions multiples et de façon systémique, participative, partenariale et réticulaire (Gumuchian et al., 2003). En cela, elle se veut globale et transversale, par opposition aux approches sectorielles. En réponse à une très forte diversité des problèmes posés, elle s’inscrit dans des logiques de projet (Boutinet, 2001).

11L’attractivité économique a été le plus souvent hypertrophiée, à partir du modèle des pôles de compétitivité qui est devenu en France le paradigme du développement reposant sur la proximité d’unités productives au sens large : entreprises industrielles, services, centres de recherches et de formations, interfaces. Utilisé pour les pays du Sud (Courlet, 2008), le terme de système productif localisé (SPL), caractérisé par l’intensité des liens entre ses différentes composantes, est devenu une référence du développement économique. Les SPL constituent une des bases des programmes de transfert organisés entre la France et les pays du Maghreb, avec la mobilisation de quatre instruments d’accompagnement : le diagnostic stratégique de territoire, la prospective territoriale, la contractualisation et l’évaluation. Ces quatre entrées ont formé la structure des programmes de coopérations.

Trois coopérations successives entre la France et les pays du Maghreb

12Durant la dernière décennie, trois opérations de coopérations ont été décidées puis mises en œuvre au niveau des États. De 2001 et 2007, le Maroc a mis en place un programme intitulé « appui institutionnel à la mise en œuvre d’une politique d’aménagement du territoire rénovée au Maroc » avec la participation de l’État français, dans le cadre d’un projet du Fonds de solidarité prioritaire. La coopération avec la Tunisie s’est inscrite de 2006 à 2009 dans le cadre d’un jumelage, impulsé par la Commission européenne, et associant des partenaires français et italiens. L’objectif affiché est de « renforcer les capacités institutionnelles des organismes de développement régional en matière de promotion de l’investissement privé ». Enfin, l’Algérie met en œuvre, depuis 2008, un nouveau projet du FSP intitulé « Appui institutionnel à la mise en œuvre de la politique d’aménagement et de développement durable en Algérie ». Il s’agit d’opérations longues, mobilisant des moyens importants, impliquant au niveau français la Délégation interministérielle à l’aménagement territorial et à l’attractivité régionale (DATAR).

13Ces coopérations, conçues au niveau des services centraux des États, ont posé la question de la mobilisation des échelons territoriaux. Après plusieurs tentatives d’expérimentations [6], une démarche plus complète a pu être développée sur le gouvernorat de Tozeur en Tunisie.

Le diagnostic stratégique de territoire développé sur le gouvernorat de Tozeur (Tunisie)

L’opération a été conçue dans le cadre d’un jumelage entre la Tunisie, la France et l’Italie, avec l’appui de l’Union européenne. Elle reposait sur une commande émanant du gouvernorat de Tozeur, en partenariat avec l’Office de développement du sud à Médenine, et s’est déroulée entre octobre 2008 et juin 2009. Les enjeux relevés au démarrage de la démarche étaient « énoncés de la façon de façon très large : « conséquences du réchauffement climatique, risque de désertification, performance limitée de certaines oasis, faible maîtrise locale du développement touristique, faible industrialisation, manque de valorisation des spécificités du territoire ».
Un comité de pilotage présidé par un opérateur touristique privé local a été constitué. Il était présidé par un chef d’entreprise touristique, et animé par un comité permanent composé du Directeur Régional du développement, du directeur d’un centre de recherche en agriculture oasienne et d’un professeur d’enseignement secondaire. Six comités thématiques ont été installés dans les champs des infrastructures et équipements, de l’activité économique, de la valorisation des ressources naturelles, des ressources humaines et des affaires sociales, des mesures d’accompagnement et des conditions de vie. Ils réunissaient des élus, des responsables de services déconcentrés de l’État et des acteurs économiques, associatifs ou politiques ainsi que des universitaires tunisiens.
Après un diagnostic reposant sur l’exploitation d’études réalisées au niveau du gouvernorat et près de 100 entretiens avec des acteurs locaux réalisés par les membres du comité de pilotage, les travaux ont donné lieu à cinq séminaires. Ils ont structuré une démarche allant du diagnostic à la prospective, associant des éléments de méthodologie adaptés aux moyens mobilisables sur le territoire et à une application au terrain étudié entre chaque séminaire. À l’issue de la démarche, trois documents ont été produits :
  • un support de présentation des résultats de la démarche, comprenant les éléments essentiels du diagnostic à partir d’une identification des problèmes essentiels rencontrés à différents niveaux : systèmes oasiens, agriculture et ressource en eau, tourisme et activités industrielles, réchauffement climatique, énergie et urbanisme, évolution des services, en particulier au niveau éducatif et culturel, organisation territoriale et circulation de l’information. Les exercices de prospective ont conduit à la proposition d’un slogan général intitulé : « Le gouvernorat de Tozeur en 2030, une oasis porteuse de promesses ». Ce titre général était ensuite décliné en quatre énoncés se voulant mobilisateurs pour les acteurs locaux : « Un chapelet d’oasis vivantes, connectées au pays, à l’espace régional et au monde, des ressources environnementales à préserver et à valoriser, un développement qui pense à l’être et un territoire de veille, de dialogue et d’action. » Le document proposait vingt orientations stratégiques et esquissait 25 propositions d’actions précises relevant d’initiatives publiques et privées ;
  • une synthèse en 4 pages, présentant l’essentiel des conclusions de la démarche et destinée à nourrir des débats avec les élus et acteurs du territoire ;
  • un référentiel méthodologique, élaboré par des agents de l’office de Développement du Sud, qui comprenait 4 parties : les principales définitions set outils mobilisées, la préparation du diagnostic stratégique, son pilotage et sa réalisation.
La démarche a fait l’objet d’une présentation « institutionnelle » à Tunis, sans pouvoir bénéficier de moyens opérationnels et de suivi et de mise en œuvre. Elle illustre ainsi de façon concrète les apports potentiels et les limites de ces démarches, en lien avec le défaut d’autonomie des territoires, en termes de ressources humaines, de capacités organisationnelles et de moyens financiers.

Des impacts limités et des freins manifestes

14Les impacts des programmes de transfert restent difficiles à apprécier. Les participations aux séminaires montrent que ce ne sont, dans chaque pays, que quelques dizaines de cadres des échelons centraux et déconcentrés qui ont été touchés. L’impact territorial est resté limité, à l’exception des quelques actions locales réalisées dans le cadre de la coopération, sans qu’elles n’aient pu être généralisées. Le rapport d’évaluation auquel nous avons pu avoir accès, souligne une résistance de l’administration centrale aux transferts de compétence vers les autorités régionales et la difficulté à intégrer les mutations des politiques d’aménagement du territoire. Des agents « ont perdu leurs repères par rapport aux missions exercées préalablement, sollicitant l’acquisition de nouvelles compétences intégrant les ressources locales [7] ».

15La principale question porte sur la volonté et la capacité des acteurs et organisations à intégrer les objets de la coopération. La fragilité des institutions ou collectivités nouvellement créées [8], en particulier au niveau régional, a freiné leur capacité d’intervention dans l’accompagnement au montage de projet de territoires. Cela a rendu aléatoire leur légitimité par rapport aux autres acteurs sectoriels (ex : directions régionales thématiques). De même, l’absence d’échelons décentralisés dotés de moyens d’intervention suffisants limitait la possibilité d’introduction de la notion de contractualisation. Parmi les effets positifs, quelques résultats peuvent être soulignés. En tout premier lieu, ont émergé des réseaux d’acteurs construits sur un mode « horizontal », permettant de relier des agents des administrations déconcentrées de l’État entre eux ou avec d’autres acteurs (agences, ONG…). Plusieurs guides méthodologiques ont pu être réalisés, en particulier dans le champ du diagnostic de territoire et de l’évaluation. Leur rédaction a impliqué directement des cadres de l’administration qui en ont assumé la responsabilité. Ils ont constitué l’amorce d’une collection de publications de « bonnes pratiques [9] », au travers du développement d’approches comparatives des expériences développées sur les territoires. La démarche a permis de poser la question de l’intégration d’acteurs locaux non publics dans les processus de décision et de réalisation de projets de territoire.

Les conditions de la transposabilité du modèle de « projet de territoire » ?

Territoires de projet et projet de territoire

16Le déroulement des programmes d’appui sur la durée et leur application à différents terrains, ont permis aux experts et aux acteurs locaux réunis dans ces projets d’interroger progressivement la distinction entre « territoire de projets » et « projets de territoire » qui paraît pertinente dans l’analyse des processus de coopération. Le plus souvent, au niveau local, les acteurs bénéficient d’aides extérieures au gré des opportunités, s’inscrivant dans les objectifs et les cadres d’action définis par les partenaires financiers. On va parler de territoires de projets, le plus souvent définis par l’État, sur des limites « données » par l’histoire administrative des pays. C’est ainsi que l’État algérien a décidé de concentrer ses moyens d’intervention en faveur du développement rural au travers des plans de proximité et de développement rural intégré (PPDRI) mis en œuvre depuis 2003 [10], pour rapprocher l’État des populations qui en sont éloignées. De la même façon, le Maroc a engagé l’élaboration de plans communaux de développement, à partir de diagnostics territoriaux participatifs.

17Un changement d’optique intervient au travers du recours au concept de « projet de territoire ». Les acteurs du territoire ont vocation à devenir les sujets du projet, à partir d’un processus de participation à la construction d’un projet pour le territoire (Gorgeu, Jenkins, 1997). C’est le sens de la dénomination « projet de territoire », qui pose comme hypothèse que les acteurs du territoire seraient dotés de suffisamment d’autonomie pour devenir les auteurs de leur propre projet. Le tableau ci-dessous d’illustre cette distinction entre « territoire de projet » et « projet de territoire ».

Tab. 1

Différences entre « territoire de projet » et « projet de territoires »

Tab. 1
Territoire de projets Projet de territoires Auteurs du projet Partenaires institutionnels extérieurs aux territoires, avec un recours croissant à la notion d’appel à projet. Acteurs du territoire, engagés dans une logique de coordination Caractéristiques du territoire Territoires « donnés » au sein de limites labiles, en fonction de l’évolution des procédures Territoires « construits » par les acteurs du territoire Temporalités Liée à la procédure mise en œuvre Longue Ressources mobilisées Mobilisation de ressources génériques et spécifiques au territoire Processus continu de révélation, construction et coordination de ressources spécifiques au territoire Moyens financiers et humains Dépendants des procédures mobilisées Stabilisés au travers d’une recherche d’autonomie financière et humaine Principes de gouvernance Juxtaposition de systèmes de normes issues des partenaires externes Recherche de coordination de normes externes voire production de systèmes de normes spécifiques au territoire, au travers de la construction de modes de gouvernance adaptés

Différences entre « territoire de projet » et « projet de territoires »

Source : P. A. Landel

18Au final, le modèle du projet de territoire confère aux acteurs coordonnés la capacité de développer des solutions qui leur sont propres, au regard de leurs capacités. Le territoire devient le support de la confiance entre les différents acteurs dont les buts principaux sont de diminuer les incertitudes, et d’éviter les ruptures par une réappropriation de marges de man œuvre. Émergent ainsi la notion de résilience territoriale, définie par la capacité des territoires à résister à des chocs qui leur sont externes, et mobilisant des organisations territorialisées et des métiers dont les contours méritent d’être explorés.

L’autonomie territoriale : facteur indispensable et déterminant la capacité de réception des destinataires des transferts

19Différentes questions restent posées pour apprécier la capacité des acteurs à participer à des programmes de coopération dans le champ du développement territorial. Celles-ci portent sur la maîtrise du territoire, sa diversité autant économique que décisionnelle ou culturelle et sur la prise en compte des rapports sociaux, de solidarité et d’exclusion issues des particularismes locaux.

20L’autonomie des territoires peut être analysée au regard de trois entrées. La première a trait aux capacités humaines mobilisables au niveau des territoires. Au-delà des savoir-faire liés à l’ingénierie territoriale (diagnostic, prospective, contractualisation, évaluation), l’intelligence territoriale associe la culture territoriale et l’intelligence informationnelle (Janin et al., 2011). La question de la culture territoriale porte sur l’existence d’une sphère culturelle propre au territoire du projet. « L’approche de la culture commence quand l’homme ordinaire devient le narrateur, quand il définit le lieu (commun) du discours et l’espace (anonyme) de son développement » (De Certeau, 1980). Elle réunit les comportements, savoir être et savoir faire permettant de construire des capacités collectives pour intégrer les diversités et transversalités des territoires, tout en préparant les acteurs « aux échanges internationaux et interculturels auxquels l’interdépendance croissante générée par la conjugaison de la globalisation et de la révolution technologique les a condamnés » (Hofmann et Najim, 2003, p. 19). L’intelligence informationnelle mobilise les systèmes d’informations, sources des outils de représentation qui accompagnent la construction des projets de territoire.

21La seconde entrée est d’ordre financière. Elle peut être évaluée au travers des ressources financières du territoire, tout en incluant deux variables. La première est la part des ressources prélevées directement par la collectivité, au regard de celles qui sont issues des États. La seconde traduit la capacité des collectivités territoriales à mobiliser des fonds extérieurs pour le développement des projets, au travers d’une capacité de montage des dossiers de demande de subvention et des capacités d’articuler plusieurs cofinancements sur un même projet. Il s’agit maintenant de véritables techniques d’ingénierie qui sont mobilisées pour permettre la construction des réponses aux appels à projet, qui deviennent un cadre courant de mobilisation de moyens financiers pour les projets de territoires, qu’il s’agisse de fonds publics que de ceux issus d’ONG ou d’autres organisations.

22La troisième entrée est organisationnelle. Elle s’intéresse aux normes, règles et principes relatifs au montage des projets et à leur mise en œuvre. Comme nous l’avons montré précédemment, les territoires deviennent des réceptacles de normes, règles et principes qui sont issues de l’extérieur au gré de la complexification des interventions publiques et de la multiplication des acteurs. Cette différenciation par la norme est d’autant plus intense que les acteurs sont nombreux et que les moyens d’intervention publique se réduisent. Les acteurs du territoire jouent sans cesse de ces dispositifs externes, en adaptant leurs projets au gré des procédures, au risque de variations préjudiciables à la qualité du projet [11]. En travaillant sur la coordination entre ces systèmes de normes, les acteurs contribuent à accompagner la capacité du territoire à renforcer son autonomie au travers de la construction d’un système de règles, de normes et de principes qui lui soit propre. Le mécanisme repose sur une capacité du territoire à coordonner des systèmes de normes différenciés qui lui sont externes, voire à les transcender. Le projet ainsi défini s’impose aux partenaires externes, de par sa capacité à fédérer des acteurs au départ dissociés, autour de ressources spécifiques au territoire.

Le territoire et les normes : l’exemple du gouvernorat de Tozeur

Le diagnostic stratégique de territoires permet d’identifier et de caractériser un système de normes qui s’appliquent au territoire et à ses projets. L’analyse du gouvernorat de Tozeur révèle l’omniprésence des normes issues du gouvernement central, relayées de façon particulièrement efficace par le positionnement du gouverneur, tant au niveau des administrations déconcentrées qu’au niveau du conseil régional, dont il assure la fonction exécutive, par un contrôle a priori des décisions, puis de leur mise en œuvre. À titre d’exemple, le gouvernement central a joué un rôle central dans les choix relatifs au développement touristique, et cela s’est traduit dans la décision très controversée d’implantation d’un golf irrigué en milieu quasi désertique.
Les projets développés au niveau du territoire, peuvent faire l’objet d’autres systèmes de normes, issues par exemple d’organisations internationales ou d’ONG. À ce titre, l’organisme de coopération allemand Gesellschaft für technische Zusammenarbeit (GTZ), particulièrement présente dans le Sud tunisien, incite à une forte présence des publics concernés et des élites locales dans la conception et la mise en œuvre des projets, ce qui induit parfois des arbitrages délicats avec les pouvoirs publics.
Un exemple de bonne coordination des normes peut être décrit au travers de la décision du Maire de Tozeur d’imposer la brique locale, faite d’un mélange de sable et d’argile, cuite dans des fours artisanaux chauffés à partir de résidus des palmeraies, comme matériau d’ornement des façades de toute construction. Cette nouvelle norme est venue amplifier les règles d’urbanisme en vigueur, à partir de la mobilisation d’éléments patrimoniaux concourant à la mobilisation de ressources territoriales. Elle a pu s’imposer à tous les partenaires, ainsi qu’aux acteurs et habitants.

Les premières observations comparatives sur les dynamiques territoriales observables sur le pourtour méditerranéen

23Une première synthèse des travaux d’analyse comparative menés sur différents pays du pourtour méditerranéen a permis de souligner différentes dynamiques, susceptibles de permettre l’évaluation des possibilités réelles d’un aboutissement des coopérations et de leurs objectifs [12].

Le manque d’autonomie territoriale : un processus de déconcentration avancé, une décentralisation embryonnaire

24La comparaison des processus de déconcentration/décentralisation dans les trois pays du Maghreb montre que la déconcentration des services de l’État, c’est-à-dire le transfert de compétences de l’administration centrale vers des échelles locales ou régionales qui leur sont subordonnées, y est généralement largement avancé. Il se déploie jusqu’au niveau des communes, voire au niveau infra-communal.

25Mais la décentralisation, définie comme un transfert de compétences, et donc de moyens, vers des collectivités dotées de certaines formes d’autonomie, reste incomplète. Les exécutifs des assemblées sont largement dominés par l’omniprésence du représentant de l’État qui exerce un contrôle a priori sur l’ensemble des décisions, et ce à tous les niveaux. La régionalisation, comme transfert des compétences d’aménagement et de planification à un échelon intermédiaire entre l’État et les municipalités est embryonnaire. L’organisation administrative s’inscrit dans des systèmes fortement hiérarchisés qui limitent les possibilités d’initiatives et de coordinations propres aux territoires. Cela est particulièrement le cas en Algérie et en Tunisie où la Région reste un niveau d’étude, mais en aucun cas de décision. Enfin, la culture administrative centralisée limite la possibilité pour les acteurs de définir leurs propres principes et règles d’organisation.

L’intégration difficile des acteurs non publics

26Concernant la démarche d’intégration d’acteurs non étatiques dans le développement territorial, permettant potentiellement de construire des ressources spécifiques intégrant la réalité socioculturelle et l’histoire locale, deux constats peuvent être faits.

27Au Maghreb, les résultats des travaux des travaux menés par différentes équipes (Bedrani, Elloumi, Mahdi, op. cit.) montrent que les associations et les ONG se sont partiellement substituées à l’État là où il faisait défaut, déjà à partir des années 1980. Différents indicateurs permettent de représenter cette évolution. À titre d’exemple, l’Algérie a vu le nombre d’associations passer de 11 000 à 57 000 entre 1987 et 1997, puis à 73 000 en 2004. Au Maroc, après avoir connu une longue période de suspicion, et face aux exigences des bailleurs de fonds internationaux, l’environnement est devenu propice à la constitution des associations. Des associations de vallées, des corporations, émergent à côté des structures traditionnelles intervenant au niveau des douars. Les partenariats se développent avec des structures nationales et internationales. En Tunisie, à côté de la mise en place de conseils locaux de développement, différents types d’organisation, telles que les coopératives de service agricole, les groupements d’intérêt collectif pour la gestion des ressources naturelles ou des groupements de développement voient le jour à différentes échelles territoriales. Affichant leur orientation vers un développement participatif, les ONG suscitent elles aussi la création d’associations au niveau local, intégrant de façon croissante des exigences de durabilité. Il s’agit là d’acteurs potentiellement déterminants des projets de territoire. L’intégration de ces dynamiques de la société civile par les autorités publiques est encore loin d’être systématique. Elle témoigne toutefois d’un mouvement de fond qui affecte les sociétés locales. Les programmes de coopération ont éludé la question : les associations n’ont été que rarement impliquées dans la formation, et les outils et méthodes d’animation qui aurait permis leur implication ont fait largement défaut.

28Contrairement aux administrations des pays industrialisés, celles des pays des Suds, et notamment du Maghreb, se retrouvent face à un défi supplémentaire s’ils veulent créer les conditions favorables à la réalisation de projets de territoire : il est indispensable d’intégrer les notables et institutions coutumières en tant qu’acteurs stratégiques dans les politiques territorialisées. Cette approche nécessite d’intégrer la complexité politique issue des interférences et des hybridations entre le politique « moderne », et le politique « vernaculaire » (Marie, 2005, p. 206). Un premier pas dans cette direction est certes la reconnaissance du douar au Maghreb comme espace pertinent d’intervention. Défini comme un « ensemble de foyers réunis par les liens réels oufictifs de la parenté, correspondant à une cellule territoriale, comportant ou non des modes d’exploitation communautaire » (Mahdi, 2009), il y a là un lieu de rencontre entre les structures administratives d’une part, et les organisations tribales ou coutumières d’autre part. La mise en place des diagnostics communaux au Maroc et en Tunisie, ainsi que des Plans de Proximité et de Développement Rural Intégrés en Algérie, qui intègrent des associations formées au niveau des douars, illustre cette volonté d’association des institutions coutumières.

Les différents modes de construction de connaissances territorialisées

29Les évolutions vers des dispositifs localisés à l’échelle communale témoignent de mécanismes de transfert de pratiques, du Nord vers le Sud, s’inscrivant dans des modèles largement empruntés à la culture administrative et organisationnelle des pays impliqués. La notion de projet est omniprésente dans les pays du Nord, avec la recherche constante de la meilleure efficacité. Comme démontré dans le chapitre précédent, la transposition aux Sud nécessite une grande prudence, au regard de l’avancement des processus de décentralisation, et des difficultés à intégrer des acteurs territoriaux non publics, tenant compte des institutions coutumières.

30Le choix de l’échelle territoriale dans la construction de coopérations ne cesse d’interroger la méthode de travail. Cette dernière mobilise la notion d’apprentissage désignée comme « le processus par lequel un acteur acquiert de nouvelles connaissances et compétences qui l’amènent à changer durablement ses manières de penser et d’agir » (Delpeuch, Vassileva 2010). Ainsi, au Maroc, les plans communaux de développement, dont la méthodologie a été définie au niveau central, passent par la rédaction d’enquêtes auprès des ménages, puis la rédaction formelle de monographies qui vont contribuer à l’élaboration d’un Plan Communal de Développement, faisant l’objet d’allers retours entre les participants au diagnostic et le Conseil communal. Ces méthodes interrogent les processus de construction des connaissances sur le territoire.

31Cette question a fait l’objet de différentes approches dans l’initiative européenne LEADER (Liaison entre acteurs du développement rural) [13]. Elles ont permis de distinguer trois dimensions dans la construction des connaissances liées aux territoires. Les connaissances déjà acquises et transmises de génération en génération sont fortement localisées. Elles sont faites des caractéristiques du milieu, de sa géographie, de son histoire, de son économie, de sa culture, et des rapports sociaux ainsi générés. Elles sont véhiculées de génération en génération selon des modalités complexes, dont l’intensité dépend de la cohérence du territoire.

32Les connaissances transférées d’ailleurs sont souvent de nature méthodologique, à partir de l’observation d’expériences localisées. Ces approches consistent à repérer des expériences qui fonctionnent sur d’autres territoires. L’expertise tient ici une place spécifique, au travers de sa capacité à mobiliser des connaissances existantes, en réponse à une question posée sous la forme d’une commande.

33Les connaissances produites sur le territoire méritent d’être questionnées. Ce processus mobilise, certes, des expériences produites localement, à partir d’analyses d’actions réalisées, de réunions, de la production de documents de synthèse ou d’autres formes de restitution de l’action. Nombre d’expressions apparaissent pour illustrer la démarche : « Penser avec ses pieds, apprendre en faisant, apprendre à tâtons ». Les acteurs, porteurs des expériences, vont engager une démarche qui peut être caractérisée par l’exigence de ruptures avec les pratiques habituelles. Il peut s’agir de questionner l’expérience et de la problématiser au regard d’une question qui va sembler centrale et déterminante, de la confronter au regard d’autres acteurs, qui peuvent être externes au territoire, de l’insérer dans une démarche d’évaluation. L’essentiel est de sortir de l’action quotidienne, faite de la juxtaposition d’une multitude d’actions et de projets, pour prendre le temps du débat et de la confrontation, de sélectionner ce qui mérite d’être transmis et de le reformuler, à l’issue de ce processus de capitalisation de l’expérience.

La capitalisation vectrice du passage de l’expérience vécue à la connaissance transmissible

34Les démarches de capitalisation sont nées dans les années 1980, dans les réseaux associatifs et les ONG (De Zutter, 1994). Ces organisations émergentes interrogeaient la question du passage de l’expérience accumulée à partir d’une succession d’actions situées dans l’espace et le temps, à la construction de connaissances transmissibles à l’intérieur ou à l’extérieur des organisations impliquées. L’hypothèse essentielle reposait sur l’impossibilité et l’inutilité à transmettre l’expérience en l’état. Seul un processus construit, à partir d’une accumulation d’expériences étudiées sur la base d’une méthodologie impliquant un dialogue entre des acteurs et des experts extérieurs au territoire, permet le passage à une connaissance transmissible. Dans le cas du développement territorial, l’objectif porte sur la capacité d’un territoire à intervenir sur son contexte de développement. Il s’agit de réinterpréter les évolutions, d’en comprendre les enjeux, et de l’intégrer dans un processus collectif permettant de bien positionner le rôle que les acteurs du territoire peuvent y jouer, et la nature de l’intervention. Au final, il s’agit de favoriser l’identification des ressources territoriales, et de travailler sur les modes de gouvernance favorisant leur ancrage au territoire, leur développement, leur protection, et leur mise en réseau avec d’autres ressources. Des démarches de capitalisation ont été menées par des ONG, avec l’appui de la Fondation pour le progrès de l’homme (FPH) [14].

35L’engagement d’un processus de capitalisation dans l’approche du développement territorial repose sur la mise en place d’une interface entre le territoire et d’autres intervenants, qui peuvent être des acteurs externes (experts, chercheurs), ou d’autres territoires, au travers d’un dispositif en réseau (figure 1). À l’intérieur du territoire, la première phase consiste à co-construire une problématique partagée, à partir des problèmes posés par les acteurs du territoire. En premier lieu, se développe une phase d’échanges interne aux acteurs du territoire, au travers de la reconstitution de l’histoire, de ses mutations et transformations dans un environnement évolutif, puis d’identification des problèmes rencontrés. Il s’agit de constituer une base de questionnements articulés entre eux à partir d’entrées historiques et thématiques. Ces questions vont permettre de co-construire une problématique commune à un ensemble d’acteurs, justifiée à partir du degré de partage des questions posées.

Fig. 1

Le processus de capitalisation des pratiques dans le champ du développement territorial

Fig. 1

Le processus de capitalisation des pratiques dans le champ du développement territorial

Source : P. A. Landel

36Dans un second temps, une organisation va permettre la construction de regards contradictoires. Il pourra s’agir de privilégier des regards externes au territoire, par des interventions d’experts ou de chercheurs, voire de favoriser la construction de regards croisés entre des territoires selon des protocoles facilitant la compréhension de leur fonctionnement. Ce processus aboutit à l’identification de ressources potentielles et spécifiques à partir desquelles un projet pourra être construit. Il les intègre dans un dispositif d’appropriation, justifiant l’ancrage territorial de la ressource.

37Enfin, dans un troisième temps, le territoire intègre ces éléments pour construire son propre projet à partir des ressources identifiées. C’est ce processus de capitalisation, caractérisé par son irréversibilité, ainsi que la différenciation entre une information brute et une connaissance transmissible qui permet la compréhension pour atteindre une certaine autonomie. Le schéma ci-dessous illustre ce mécanisme de constitution d’un espace d’autonomie au sein duquel se construit le processus de capitalisation.

38Au regard des quatre instruments mobilisés dans la construction du projet de territoire, la capitalisation peut être rapprochée de l’évaluation, en ce sens qu’elle repose sur la construction d’un regard extérieur. Toutefois, alors que l’évaluation est mobilisée pour permettre d’apporter un jugement sur une politique, la capitalisation est mobilisée par les acteurs du territoire pour faciliter la construction de connaissances transmissibles à partir des pratiques et expériences mobilisées sur le territoire.

Conclusion : vers la construction de dispositifs d’accompagnement territorialisés

39En introduction au présent papier, nous avons posé la question de la pertinence des opérations de transfert de politiques publiques, de l’efficacité des méthodes utilisées, et des relations entre les expériences et la construction des connaissances dans le champ du développement territorial.

40À partir de l’observation d’une succession d’opérations de transfert, puis de coopérations dans le champ du développement territorial, nous soulignons l’ampleur des mutations en cours. D’une part, on assiste à la construction de ressources territoriales, qui permettent l’accès au marché pour des territoires définis comme marginalisés. Cette construction s’accompagne de la mise en place de systèmes de gouvernance, mobilisant des capacités humaines, des moyens financiers, mais aussi une capacité d’organisation spécifique au territoire. Cette dernière permet de coordonner des systèmes de normes externes au territoire au service d’un projet dont les acteurs deviennent les auteurs. Émergent ainsi de nouveaux systèmes de gouvernance, particulièrement marqués aux Suds par la multiplication des associations, à côté des acteurs publics ou privés.

Tab. 2

Différence entre processus d’évaluation et de capitalisation

Tab. 2
Évaluation Capitalisation Commande Le plus souvent externe au territoire, dans une relation entre évaluateur et évalué, assurant le plus souvent la maîtrise d’ouvrage de l’évaluation Interne, dans une construction, au sein de laquelle le territoire fait appel à des intervenants extérieurs de façon ponctuelle, sur la base d’une méthodologie co-construite Contexte Au gré des politiques mises en œuvre par et/ou sur le territoire Contexte de changement et de mutation Objectifs Mesure des écarts entre les objectifs du projet, les résultats attendus, les moyens mis en œuvre, sur la base d’indicateurs de suivi à différentes phases (ex ante, in itinere, ex post) Analyse du contexte de départ et de son évolution, de la capacité du territoire ou de l’organisation, à faire évoluer ce contexte. Participation à la construction de ressources territoriales, évolution de gouvernance Méthodologie Méthodologie adaptée selon les objectifs recherchés, au travers de la mesure de la pertinence, de l’efficacité, de l’efficience, de la cohérence et de l’impact Méthodologie construite au cas par cas, au travers d’un processus de co-construction de la problématique, et de mise en œuvre d’un dispositif de discussion contradictoire Formalisation des résultats Par l’évaluateur Par l’organisation ou le territoire

Différence entre processus d’évaluation et de capitalisation

Source : P. A. Landel

41Ces constructions interrogent les processus de transferts actuellement mis en œuvre par les États dans le champ du développement territorial. Le passage de la notion de transfert à celle de coopération, comme condition de base à l’acceptabilité du processus est un premier point à souligner. La question centrale porte sur la pertinence des méthodes mobilisées, au regard de la réalité des dynamiques territoriales et dysfonctionnements constatées dans les programmes de coopération. L’analyse des conditions de mobilisation des connaissances dans le champ de la construction du territoire souligne l’intérêt de la capitalisation de l’expérience, comme mode à privilégier dans l’accompagnement du changement. En articulant des processus internes aux territoires à la mobilisation de regards externes, elle favorise le processus de révélation puis de développement de ressources territoriales, tout en permettant aux acteurs du territoire de rechercher des modes de coordination autour de ces ressources.

42Ces processus posent au final la question de la place de la recherche dans les dispositifs d’accompagnement à la construction et au développement du territoire, et justifient trois postures possibles. La première fait du territoire un objet de recherche, sollicité – plus ou moins formellement – comme objet d’observation ou d’investigation par un ou des chercheurs. La seconde situe le territoire comme partenaire de recherche, dans le cadre par exemple de la réponse à un appel à projets imposant la collaboration avec des partenaires socio-économiques, situant le territoire comme terrain d’expérimentation. La troisième positionne le territoire comme sujet de recherche. Dans ce cadre, le territoire va participer à la co-construction d’une commande, et mobiliser un cadre méthodologique lui permettant de mobiliser des regards extérieurs, facilitant un processus de débat contradictoire et la recherche de solutions adaptées.

43Au final, l’analyse des processus de transfert dans le champ du développement territorial aboutit à de profondes questions sur leur acceptabilité et leur faisabilité. Deux pistes de travail peuvent être introduites pour y répondre. La première porte sur la nature des coopérations envisagées. Le développement de coopérations décentralisées (Gallet, 2007), au travers desquelles se développent des échanges directs entre des territoires à différentes échelles, peut certes permettre l’appui au développement, mais aussi la création de conditions plus favorables à l’autonomie territoriale. Ces échanges s’insèrent en effet dans des processus de capitalisation, à l’intérieur desquels la mise en réseau des territoires permet la création d’interface internes et externes. L’intérêt essentiel de la démarche serait d’aboutir à des situations permettant des échanges réciproques, à partir desquelles chacun des territoires renforce sa capacité d’expertise et d’apprentissage au service de son propre projet.

44La seconde piste de travail porte sur la nature de l’expertise. Celle-ci est le plus souvent externe aux pays concernés, alors que ceux-ci comptent nombre d’Universités susceptibles de participer à des dispositifs de capitalisation. La coopération internationale pourrait être considérablement renforcée sur ce dernier point, par les échanges et le fonctionnement en réseau. La définition d’une méthodologie garantissant la capacité aux intervenants à définir leur propre cadre d’action, tout en restant insérés dans des dispositifs de recherche-action coordonnés reste un défi à relever. Le programme de recherche comparative sur les dynamiques territoriales en Méditerranée, impliquant 12 équipes issues de 11 pays différents, illustre cette démarche. La construction de problématiques partagées et la définition de méthodologies laissant une capacité d’adaptation aux moyens mobilisables au niveau de chaque pays est une première étape dans cette direction.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : décentralisation, transfert, ressource territoriale, capitalisation des expériences, développement territorial, modèles de développement

Mise en ligne 26/02/2012

https://doi.org/10.3917/lig.754.0039

Notes

  • [1]
    Cette analyse est issue d’un programme de recherche intitulé « les processus de territorialisation en Méditerranée : processus d’émergence des territoires ruraux dans les pays méditerranéens » qui a fait l’objet d’une coopération entre l’UMR PACTE de Grenoble et l’Institut agronomique de Montpellier, impliquant des chercheurs de 11 pays du bassin méditerranéen, dans le cadre du réseau RAFAC (réseau Agriculture familiale comparée en Méditerranée), sous la direction de Pierre Campagne et Bernard Pecqueur. Pour les pays du Maghreb, trois équipes sont intervenues : pour l’Algérie, celle de Slimane Bedrani, directeur du CREAD, pour le Maroc, celle de Mohamed Mahdi, de l’école supérieure d’Agronomie de Mekhnès, et pour la Tunisie, celle de Mohammed Elloumi, de l’Institut national d’agronomie de Tunis.
  • [2]
    Entretien réalisé en février 2010 avec Claude COURLET, économiste Université Pierre-Mendès-France, ayant participé à la définition de programmes de développement économique en Tunisie, Algérie et au Maroc depuis les indépendances successives.
  • [3]
    Le développement de grandes unités industrielles, à partir des hydrocarbures, entraînerait le développement de PME liées.
  • [4]
    Royaume du Maroc, Haut Commissariat au plan, 2005, Rapport d’évaluation du plan de développement économique et social 2000-2004, Rapport, Maroc.
  • [5]
    Campagne P., Dababi M., Pecqueur B. (2009). À propos du projet « Jessour et Ksour de Béni Kheddache : quelques ré flexions sur la gouvernance du développement territorial dans les zones difficiles », communication présentée dans le cadre du colloque Sociétés en transition et développement local en zones difficiles, Djerba.
  • [6]
    Une première opération de prospective territoriale a été organisée au Maroc, sur le territoire de Tanger Tétouan, au travers d’un séminaire localisé développé par une équipe d’experts, en présence de cadres des échelons administratifs centraux et déconcentrés. Royaume du Maroc, ministère de l’Aménagement du Territoire, de l’Eau et de l’Environnement, groupe Prospective territoriale (GPT), 2007, La prospective territoriale : démarche méthodologique, Rapport, Maroc
  • [7]
    Rapport d’évaluation à mi-parcours du programme FSP 132, 2003.
  • [8]
    On peut citer les inspections régionales de l’aménagement du territoire et de l’environnement (IRATE) au Maroc et les trois offices de développement régional en Tunisie (ODR), qui sont des administrations déconcentrées des ministères de l’Aménagement du territoire, avec des missions transversales dans le champ du développement économique local, de l’aménagement et de l’environnement.
  • [9]
    Au Maroc, le guide méthodologique du diagnostic de territoire, dont le contenu a été élaboré par les participants au programme de coopération, a été mis en ligne (www.abhatoo.net.ma/…/Le diagnostic stratégique de territoire). En Tunisie, le référentiel méthodologique pour le diagnostic stratégique de territoire et la prospective a été élaboré par les cadres de l’Office de Développement du Sud à Médenine, mais n’a pas été mis en ligne.
  • [10]
    En Algérie, le ministère de l’Agriculture et du Développement rural met en œuvre depuis 2003 des projets de proximité de développement rural, susceptibles de concerner les niveaux infra-communaux que sont les douars. Une animation et d’une organisation administrative spécifique facilite des approches intégrées entre différents ministères. Même si, par sa participation à la définition des problèmes, l’acteur du territoire est reconnu, il n’est pas l’auteur du projet. C’est en cela que l’on parle de territoire de projet. La même remarque peut être faite pour les Plans de développement Communaux développés au Maroc. Au cours de la première édition du colloque sur le développement local organisé à Agadir les 25 et 26 février 2011, ces processus ont fait l’objet de plusieurs communications, présentant les démarches effectuées, sans toutefois détailler l’impact en terme de développement territorial.
  • [11]
    À titre d’exemples, on peut citer l’exemple de la multiplication de projets d’ONG non coordonnés sur un même territoire.
  • [12]
    Ces résultats issus d’un programme de recherche déjà cités font l’objet d’un rapport de recherche dont la publication est en cours. Les résultats sont organisés autour de deux éléments : le recours très fréquent à la mobilisation de ressources territoriales, fortement reliées aux spécificités locales et l’affirmation du fait associatif, à côté des services publics et du secteur privé.
  • [13]
    Sur le site http://ec.europa.eu/agriculture/rur/leader2/rural-en/biblio/index.htm, se trouve l’ensemble des publications de la cellule d’animation et de l’Observatoire européen LEADER de 1993 à 2002. Notamment, se trouve un cahier de l’innovation n° 10 intitulé « Recherche, transfert, et acquisition de connaissances pour le développement rural ». Ce guide présente une démarche de ré flexion sur la construction des connaissances dans le champ du développement rural, à partir de différentes démarches développées dans le cadre du programme LEADER.
  • [14]
    Plusieurs démarches de capitalisation font l’objet d’analyses dans un document en ligne : « Analyser et valoriser un capital d’expérience, Repères pour une méthode de capitalisation » : http://www.eclm.fr/fileadmin/administration/pdf_livre/9.pdf ou http://p-zutter.net/textes-en-francais.html
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