Couverture de LIG_712

Article de revue

La mondialisation de l'alimentation

Pages 71 à 82

Notes

  • [1]
    Ce Salon international de l’alimentation se tient chaque année à Paris depuis plusieurs décennies.
  • [2]
    Par exemple, Fast food nation de Richard Linklater (2006). La coupe des champs de maïs OGM s’inscrit dans ce combat-là. En Italie, Carlo Petrini fonde Slow Food en réaction à l’installation d’un fast food sur la place d’Espagne à Rome.
  • [3]
    Mémento du tourisme, La Documentation française, 2006.
  • [4]
    Notamment par Von Thünen, au début du xixe siècle.
  • [5]
    En cela, on peut rejoindre R. Dion et sa thèse sur la transformation des vins par les consommateurs.
  • [6]
    Notion construite par J.-P. Poulain, Sociologies de l’alimentation, Paris, PUF, 2002.
  • [7]
    Selon J.-M. Leguen, sur 2 heures de télévision par jour (moyenne du temps passé par les Français devant la TV), 18 minutes sont consacrées à la publicité, dont 13 minutes à l’agroalimentaire. Conférence à Familles de France, 2006. www.familles-de-france.org/.
  • [8]
    C. Levi-Strauss, 1964.
  • [9]
    J.-P. Corbeau et J.-P. Poulain, Penser l’alimentation. Entre imaginaire et rationalité, Toulouse, Privat, 2002.
  • [10]
    P. Gourou, « La civilisation du végétal », Indonésie 5, p. 385-396, 1948, rééd., in Recueils d’articles, Bruxelles, Société royale belge de géographie, 1970, p. 225-236.
  • [11]
    F. Sabban, S. Serventi, Les pâtes. Une histoire d’une culture universelle, Arles, Actes Sud, 2001.
  • [12]
    G. Fumey, « Penser la géographie de l’alimentation », Bulletin de l’association des géographes français, n° 1, 2007.
  • [13]
    S. Sanchez, Pizza connexion, Paris, CNRS, 2007.
  • [14]
    « Zenzen débride le fast food à l’asiatique », Néorestauration, n° 437, décembre 2006, p. 34-35.
  • [15]
    S. Sanchez, « La pizza des uns dans le pays des autres », in Isabelle Garabuau-Moussaoui, Élise Palomares, Dominique Desjeux (dir.), Alimentations contemporaines, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 123-141.
  • [16]
    G. Fumey, O. Etcheverria, Atlas mondial des cuisines et gastronomies, Paris, Autrement, 2004, p. 72.

1Loin de la macro-économie, l’alimentation et son côté tangible pour tous les mangeurs que sont les humains, constitue toujours un secteur utile pour illustrer les grandes tendances en cours de la mondialisation. Le fast food a gagné l’Europe au début des années 1970 et, immédiatement, il a signifié la disparition d’une certaine manière de manger et alimenté les prévisions les plus catastrophistes. S’il est vrai que « nous sommes ce que nous mangeons » (Fischler, 1990), et que la mondialisation change nos habitus par les voyages, les résidences multiples, la polyglossie, la consommation de produits culturels non autochtones, etc., alors, nos manières de manger changent aussi avec nos nouvelles temporalités individuelles et collectives. Mais comment ? Le parti pris de parler d’une « mondialisation » de l’alimentation jusque dans nos assiettes tient-il devant les faits ? Ces mets et ces plats qui voyagent expriment-ils une standardisation tant redoutée, puisqu’en Europe et, en France en particulier, la « mondialisation » est fortement connotée comme l’uniformisation des modes de vie à partir d’un standard étatsunien.

La mondialisation alimentaire : images et réalités

2Peter Menzel et Faith d’Alusio (2005) ont photographié une trentaine de familles dans le monde avec ce qu’elles ont mangé devant elles en une semaine. Ces photos sont complétées par des reportages sur les manières de se procurer de la nourriture : chasse (au Groenland) et supermarché (un peu partout), mais aussi marchés, récoltes, etc. Elles voisinent aussi avec des reportages où l’on voit les gens manger, seuls ou en groupe. Mais elles sont surtout suggestives sur la disponibilité alimentaire dont disposent les humains. Le sentiment qu’on a en feuilletant ces pages est qu’il n’existe tout simplement pas d’alimentation mondialisée. D’abord, parce que les disponibilités alimentaires sont très disparates selon les niveaux de vie qui sont corrélés à des systèmes de production plus ou moins performants. L’enquête montre qu’une famille allemande de quatre personnes consacre 375 euros par semaine pour se nourrir, alors qu’une famille tchadienne de neuf personnes y consacre l’équivalent de 13 euros. Même péréqués par le niveau de vie, ce fossé-là, grand ouvert, n’est pas près de se combler. Et les Tchadiens ne disposeront sans doute pas avant longtemps de la junk food disponible dans tous les distributeurs automatiques des pays riches. Si on sépare un ensemble de pays riches différent d’un ensemble de pays pauvres, on repère bien quelques produits emblématiques issus d’une industrie agro-alimentaire habile à distribuer des produits phares, mais ni une boisson gazeuse aussi réussie soit-elle, ni un sandwich à la viande grillée consommé ici ou là, et souvent par des non-autochtones, ne sauraient bousculer radicalement une culture culinaire.

3Pourtant, une certaine vulgate (SIAL [1], 2006) diffuse l’idée d’un appauvrissement irrémédiable des cultures culinaires menacées par un mouvement de fond venu des États-Unis. Des films, des opérations militantes [2] donnent l’impression d’un assaut conjugué des industries agro-alimentaires, puissamment présentes dans nos modes de consommation par un marketing astucieux et une publicité envahissante. Des publications nombreuses diffusent des messages comme le fait que telle firme de boisson ou tel fournisseur de repas sont présents dans plus de 160 pays, ce qui tend à vouloir dire la totalité des pays de la planète. Mais qu’est-ce qu’« être présent » ? Est-ce produire ? Ou vendre ? Et quelles quantités ? L’accroissement du tourisme international (plus de 808 millions recensés par l’OMT [3], mais dont une part non négligeable voyage plusieurs fois par an) donne l’impression d’une homogénéisation des prises alimentaires, réelle certes, mais touchant une frange minime de la population, justement celle qui se sent rassurée dans un pays étranger par des marques internationales, mais qui peut consommer sur le lieu de tourisme ce qu’elle ne mange jamais dans le pays d’origine…

Le rôle des distances

4Les mutations de la distribution en Europe – et dans de nombreux pays riches – ont contribué à créer l’illusion d’un changement « mondialisant ». Le découplage entre les producteurs et les mangeurs qui s’est amorcé dans les pays du nord de l’Europe et aux États-Unis au milieu du xixe siècle avait démarré avec la révolution agricole du xviiie siècle, voire avant, pour certains produits légers à forte valeur ajoutée, comme le thé, le café et les épices. La spécialisation mise en place par l’abandon des jachères s’est traduite alentour des villes par des « ceintures » laitières – et avec elles, tout un cortège de fromages –, des « ceintures » maraîchères dont les rayons de production se sont accrus avec les transports de masse comme le chemin de fer, des « bassins » céréaliers qui se sont étendus également autour des grandes métropoles. Bien étudiées en géographie économique [4], ces logiques d’optimisation de la distance se sont multipliées avec la massification des transports industriels et aujourd’hui, avec l’avènement de l’aviation commerciale de masse au début des années 1970, de nouvelles « ceintures » agricoles se sont constituées dans les pays tropicaux, touchant des produits à forte valeur ajoutée du fait de l’annulation des saisons dans ces zones, d’une main-d’œuvre abondante pour des cueillettes coûteuses (thé, haricots, café) et d’une intégration industrielle verticale dans le cas des boissons non alcoolisées (jus de fruits, notamment d’orange, fruits frais). Il en résulte une forte disponibilité alimentaire offerte par quelques conglomérats au nord de la planète et dont l’annulation de certaines saisonnalités fournit une image tangible de « mondialisation » pour les consommateurs.

Les technologies et le rapport aux aliments

5Le taylorisme fournit l’autre mouvement d’homogénéisation de certaines prises alimentaires qui laisse penser à une mondialisation. Depuis Nicolas Appert qui stérilisait les produits par la chaleur dès 1790 pour les conserver en milieux anaérobies, le rythme du changement technique s’est emballé et il a touché des catégories de produits de plus en plus vastes : produits carnés, végétaux, boissons de tous types. De l’emballage au contenu, l’industrie a bâti une chaîne de fabrication dont les process les plus efficaces comme la pasteurisation et la fabrication du froid touchent les poissons et les crustacés, les légumes qui supportent ces transformations, les produits liquides (soupes, sauces), les viandes comme le porc dont les sous-produits charcutiers sont passés d’un embossage artisanal à des systèmes standardisés à l’origine de l’alimentation « rapide » comme le snack. Mais rien de tout cela n’aurait été possible sans les valeurs des pionniers américains, des marins, des travailleurs de force qui cherchent – et conçoivent par leur demande [5] – des produits nomades, peu coûteux, pour une alimentation rustique (pain, boisson alcoolisée) sans assiette ni couverts. L’Europe et l’Amérique septentrionales qui n’avaient pas de tradition agraire, ont intensifié ces types de productions céréalières issus d’un élevage qui devient intensif. Elles ont diffusé ces technologies de conservation longue pour les poissons, les fruits de mer et, pour s’en servir comme ingrédients de plats d’assemblage, de nombreux légumes (tomates en purée et concentré, poivrons et aubergines, oignons) agrandissant, de fait, le potentiel de travail du cuisinier de restaurant ou de l’industrie. Rien n’aurait été possible sans les périodes difficiles des guerres et, en particulier, la Seconde Guerre mondiale, qui a donné à tous ceux qui ont vécu les privations de la faim cette obsession de la quantité par tous les moyens qui s’est traduite par des surplus agricoles dont la politique agricole commune européenne a été l’initiatrice. L’industrie tire parti de cette abondance en flattant les consommateurs par d’omniprésentes campagnes publicitaires, notamment télévisuelles, dont le prix à payer est la croissance inquiétante de l’obésité, notamment dans les pays riches.

6De ces modèles de production, il est sorti quelques produits phares qui ont fait confondre la diffusion de ces produits aux forts relents étatsuniens avec un processus de diffusion mondiale. Plus que les produits, ce sont les saveurs mêlées du salé et du sucré, une certaine banalisation des épices, une progression du goût de la bière, une démocratisation du café et du chocolat qui se sont accrus sans qu’on puisse avancer qu’ils se soient « mondialisés » au sens strict du terme. Ce qui est nouveau – mais pas pour autant mondialisé – est la tendance à sortir la cuisine et l’alimentation de la sphère domestique, et à la réduire à quelques brèves séquences d’assemblage dans la phase d’avant repas.

7Pour autant, est-ce là une des modalités indiscutables de la mondialisation ? Est-ce là plus qu’une image d’une mondialisation alimentaire en cours ou d’un simple processus d’homogénéisation de quelques types de produits et de prises alimentaires ?

Penser la géographie de l’alimentation : questions de méthodes

Pourquoi les cuisines ?

8Il est permis d’en douter. L’acte de manger n’est pas assimilable à n’importe quelle consommation de biens ou de services. Car le mangeur met en jeu sa propre vie chaque fois qu’il « incorpore » (Fischler, 1990) des biens alimentaires. C’est pour cela que la grammaire des cuisines est nécessaire pour gérer ce « paradoxe de l’omnivore » ( idem ) sans quoi les aliments ne sont pas reconnaissables et donc, non comestibles. Les sociétés ne changent pas aussi rapidement de système alimentaire [6]. Elles intègrent des nouveaux produits en les pliant à leurs besoins construits à partir de consommations passées, elles-mêmes fondées sur des diététiques et des religions, des outillages et des techniques, des disponibilités et des échanges, des désirs ou des rejets. Aucun de ces facteurs n’évolue sans que tout l’ensemble du système en soit affecté : l’acclimatation des plantes est liée aux potentialités du milieu physique et, largement, à l’environnement sociétal capable de penser une alimentation avec de nouvelles plantes. Dans la France des xviiie et xixe siècles, la géographie des bouillies de maïs, des polentas, des gaudes et autres galettes de sarrasin, d’orge mais aussi de pommes de terre et de haricots n’est compréhensible qu’avec une géographie du pain : le maïs, la pomme de terre et le haricot, non panifiables, ne peuvent pas être adoptés dans une cuisine qui a fait du pain le centre de l’alimentation. Pour être mangée, la plante doit être bonne à penser, pour paraphraser C. Lévi-Strauss. Et une publicité aussi inventive, astucieuse, pressante [7], arrogante soit-elle, ne peut pas en l’espace de quelques décennies « mondialiser » des alimentations qui sont toujours des systèmes très complexes.

L’espace social

9C. Lévi-Strauss avait théorisé la fonction de la cuisine dans son triangle culinaire [8], qui fut contesté ensuite par E. Morin (1973) et retravaillé par les sociologues comme J.-P. Poulain et J.-P. Corbeau [9] pour lequel manger est un acte humain total et non pas l’articulation de la nature et de la culture. G. Condominas (1980) a suivi E. Morin en proposant le concept d’espace social qui permettait de sortir de l’opposition artificielle entre déterminisme culturel et déterminisme naturel. Il est allé plus loin, en plaçant l’alimentation – et le régime alimentaire – comme central dans l’espace social : « L’importance que tient la nourriture de base dans un régime alimentaire constitue un élément capital de l’espace social par la position centrale qu’il occupe dans le système de production d’où il commande la technologie et l’économie du groupe ». M. Sahlins (1973) avait déjà ouvert la voie en montrant comment les Étasuniens estimaient une comestibilité qualitative qu’on ne peut pas juger par un avantage biologique, écologique ou économique, mais bien par une adaptation agricole au commerce international et aux relations mondiales. C’est incontestablement une piste de réflexion sérieuse sur le fast food. Sahlins (1980) a ensuite pensé que le mode de relation à la nature dépend d’un modèle de repas qui comprend un plat de viande central, accompagné à sa périphérie d’hydrates de carbone et de végétaux. La géographie de l’alimentation n’est pas le résultat d’une géographie des productions agricoles. Les grandes plaines du Middle West auraient été ouvertes et cultivées pour satisfaire cette exigence des pionniers de disposer des produits simples, rapides à fabriquer, leur rappelant leurs origines européennes qui avaient façonné en eux le goût des produits animaux (laitages et viandes grillées). En Asie, P. Gourou [10] étudie le cas des Min Kia de Ta Li (Chine du Sud) installés dans des montagnes que nous jugerions mal adaptées à la riziculture inondée mais qui vivent « comme si les montagnes environnantes n’existaient pas, la riziculture [étant] pour eux la seule activité digne d’intérêt ». Et si on se demande pourquoi elle est digne d’intérêt, c’est notamment parce que la cuisine du riz a été préférée à celle du blé dont les qualités nutritives ont été jugées inférieures et la cuisson plus contraignante [11].

Le lien aux territoires

10Jean Bruhnes (1942) formule le lien au territoire autrement. Pour lui, manger est incorporer un territoire [12] mais Bruhnes voit plus la nourriture comme le résultat d’une opération de prédation (« la tonte d’une étendue plus ou moins restreinte du tapis végétal naturel ou cultivé ») que comme le résultat d’un besoin construit par l’homme en fonction de ses croyances et de ses représentations. Pourquoi les hommes n’utilisent pas – et loin de là – les ressources mises à leur disposition par les biotopes, sinon parce qu’en tant qu’omnivores, ils ont fait des choix sur des millénaires qui ont abouti à la grammaire actuelle des cuisines, des plats et des repas dans le monde. La mosaïque alimentaire et culinaire tient à un monde cloisonné où les échanges de biens, de produits et d’idées touchent peu de personnes. L’ouverture par les transports de nouvelles classes de marchands ou de migrants déplace des produits et des mets qui sont reformulés dans les cultures d’accueil. Il est symptomatique que les deux plats les plus connus des États-Unis soient des plats simples, issus de cuisines d’assemblage, aient changé fortement : le hamburger d’origine allemande a été intégré à une diététique nouvelle qui met en avant la complémentarité des glucides, des lipides et des protides et pratique l’assemblage dans le pain lui-même alors qu’en Allemagne, le goût de la viande grillée est fourni plutôt par la charcuterie intégrée à d’autres consommations dans le cadre d’un repas. Quant à la pizza [13], les Étasuniens ont transformé la mince galette napolitaine en une tourte, où les sauces et le fromage fondu abondent parce qu’on est dans une culture de l’élevage (lait et viande) et non potagère (comme celle de la Méditerranée).

Une géopolitique alimentaire ?

11Les travaux de C. Boudan (2004) ont laissé penser à une géopolitique du goût. L’expression a surpris parce que les goûts sont perçus comme des constructions individuelles (This, 1995) complexes mais sans enjeux réellement « politiques ». En réalité, les trusts agroalimentaires des pays riches agissent comme des entreprises très offensives et qui ont des capacités d’influence réelles, mais les modifications des comportements alimentaires sont plus liées à des processus comme l’urbanisation, la tertiarisation, la hausse du niveau de vie. L’aspect géopolitique tient, en reprenant la méthode chère à Y. Lacoste (2006), en une étude des mangeurs à différents niveaux d’analyse : une alimentation « internationale » pour des populations en petit nombre, à fort pouvoir d’achat, qui voyagent beaucoup et qui, non seulement goûte à toutes les cuisines, mais dont les rythmes de vie imposent des manières de manger individualisées. À des échelons nationaux, mais qui peuvent inclure plusieurs pays, les cuisines et alimentations s’expriment en rapport avec certains plats et boissons construits et perçus comme « nationaux » et auxquels s’identifie les populations. Aux échelons inférieurs, régionaux ou locaux, la palette se restreint, mais l’attachement y est très fort. Il s’exprime par des tours de main originaux, des ingrédients spécifiques qui ne peuvent pas être confondus avec ce qui y ressemble, des fêtes locales en l’honneur d’un fruit, d’un plat, d’une boisson voire d’une récolte (vendanges, moissons, cueillettes de toutes sortes) ou d’une chasse et pêche. Chaque aliment a une place variable selon l’échelle à laquelle il est perçu et consommé.

12On le voit, la mondialisation ne peut agir qu’à certains niveaux d’échelle où elle renforcerait le statut « mondial » de certains plats et boissons et à d’autres niveaux, elle exacerberait la prise de conscience identitaire. Voilà pourquoi ce double jeu n’est pas un paradoxe.

Les lieux et objets des brassages actuels

13Dans ce contexte, on distingue plusieurs « jeux » selon les cuisines, les goûts et les manières de manger. On gommera les produits car ils ne sont que des supports investis par les mangeurs en quête de sens, passant par les cultures culinaires, les goûts individuels et collectifs, les contextes de prises alimentaires qui conditionnent, par rétroaction, les produits et les cuisines.

Les cuisines

14On oublie trop souvent que les cuisines sont beaucoup plus que des techniques. Elles conditionnent les choix des aliments, les manières de travail et une division du travail au sein des groupes. Elles impliquent un important capital de travail. On constate que plus le niveau de vie s’accroît, plus la cuisine sort de la sphère domestique. L’alimentation est alors une fonction dévolue à des prestataires extérieurs : restaurants de tous niveaux de qualité, traiteurs, nourritures de rue, etc. 87 % des Étasuniens (mais aussi la quasitotalité des hommes) ne font plus la cuisine, si ce n’est quelques opérations d’assemblage à partir de produits déjà préparés pour les repas. À l’inverse, dans les pays pauvres, l’essentiel des tâches domestiques est organisé en fonction de la cuisine et de la recherche de produits à cuisiner, d’énergie, d’eau par les femmes et les enfants. Les nourritures de rue existent dans les villes dans des échoppes ouvertes aux passants ou dans la vente ambulante à l’unité. Dans les pays riches, pour les franges aisées et éduquées de la population qui doivent souvent manger hors de chez elles, une partie de la cuisine est en train de glisser dans la sphère des loisirs et du plaisir. Ce sont alors des tâches partagées par les couples, fortement investies socialement. Dans les pays pauvres, c’est le restaurant, l’équipement ménager (le réfrigérateur qui assouplit les temporalités alimentaires) qui sont à l’horizon des désirs des classes moyennes et pauvres.

Les goûts et les saveurs

15Constructions autant sociales qu’individuelles, les goûts ont une géographie dont on semble craindre partout l’uniformisation. En réalité, il s’agit tout simplement d’un processus de diffusion de quelques goûts et saveurs (le goût du grillé avec le hamburger et le kebab, le goût du cru et du poisson avec le sushi, le goût des légumes et des saveurs animales comme les fromages dans la pizza, mais aussi le goût du sucré, du fermenté et leurs variantes). L’organisation de la production agroalimentaire met à disposition une grande palette de ces produits vecteurs des goûts recherchés dans les pays riches, mais pas dans les pays pauvres où les produits agro-industriels ne sont vendus que dans certains quartiers des grandes villes. Les saveurs fermentées (vin, plats cuisinés comme la choucroute) progressent dans des pays comme la Chine où la palette du fermenté existe et s’élargit tout simplement. En revanche, l’Inde est plus sensible à l’élargissement de sa palette de saveurs sucrées. Tout le continent américain a reconstruit ses goûts avec les colonisations qui ont donné des sociétés très différenciées entre le Nord et l’Amérique centrale ou méridionale. L’Afrique subsaharienne s’est ouverte aux saveurs sucrées récemment. À l’échelle mondiale, le sucré agit comme un révélateur de richesses matérielles et son corollaire, comme un annonciateur de pathologies graves (obésité, diabète, maladies cardiovasculaires).

Les manières de manger

16Plus spectaculaires sont les mutations sur les manières de manger qui ont alerté les chercheurs sur une mondialisation en cours des cultures alimentaires. Le fast food en a été l’emblème. Certes, le fast food épouse et nourrit les velléités d’indépendance et de liberté des mangeurs qui alternent prises alimentaires individuelles et collectives, échappant ainsi aux diktats des repas dont on oublie qu’ils sont des moments forts d’intimité et de partage plus ou moins contraint. Mais le fast food suppose un niveau de vie élevé, des process industriels et de distribution très au point pour alimenter régulièrement des milliers de restaurants avec les mêmes produits. Dans les pays riches, la restauration hors-domicile – dont le fast food est l’une des déclinaisons parmi d’autres – est importante dans les villes, faible dans les campagnes ; elle est importante pendant la vie active, faible aux deux bouts de la vie (enfance et vieillesse). Contrairement aux idées reçues, elle se diversifie considérablement : des firmes « innovent » dans le « tapas asiatique » pris sur des tables et tabourets hauts, des vitrines self service, des produits décalés, des packagings ingénieux et des entorses aux « menus » censés offrir un écart à l’ordinaire [14]. Dans les pays en développement, les repas familiaux restent un modèle de sociabilité de moins en moins pratiqués, du fait des distances qui s’accroissent, des modes de vie plus éclatés. La Chine qui s’aime à table y célèbre l’essentiel de ses nombreux rites familiaux. Mais l’Inde, les pays d’Afrique, d’Amérique latine où les sociétés sont plus fragiles, les systèmes religieux plus souples qu’en Asie, n’ont jamais pensé la table comme lieu primordial de prise alimentaire.

Le système alimentaire mondial

17Dans ce contexte, le système alimentaire mondial apparaît comme un système ouvert aux influences des cultures culinaires les plus puissantes à diffuser leur modèle. Ces cultures ne sont pas toutes industrielles et marchandes, soumises aux diktats du secteur agroalimentaire. Elles émanent de pratiques individuelles dont le tourisme est un vecteur privilégié, mais aussi la médiasphère et, en particulier, le cinéma et sa culture de liberté. Le capital de goûts et de saveurs est exploité par tous les acteurs, aussi bien les industriels que les producteurs, les défenseurs d’une alimentation de qualité comme les médecins prescripteurs sinon de pratiques alimentaires, du moins d’idéaux.

18Actuellement, quatre pôles diffusent activement leur modèle alimentaire : l’Amérique du Nord et ses épigones européens, les pays de la Méditerranée occidentale, l’Asie de l’Est (Japon, Chine), l’Asie du Sud (Inde). Les autres pôles diffusent peu (Moyen-Orient, Afrique, Europe orientale et Russie, l’Amérique latine – Mexique excepté –, Océanie, Asie du Sud-Est).

19Les États-Unis et l’Europe (un système « atlantique ») exportent avec des valeurs hédonistes individualistes des savoir-faire culinaires locaux. Certains sont pris en charge par les filières agro-alimentaires qui construisent une offre considérable et constamment renouvelée de mets et de plats, dont beaucoup sont des plats d’assemblage. Les filières du froid domestique contribuent à cette maîtrise d’une alimentation facile à composer et relativement diversifiée par l’exotisme. Une offre savamment orchestrée pour satisfaire le statut d’« omnivore » développé par les anthropologues et sociologues (Régnier, 2005). La fragmentation des prises alimentaires est facilitée par la distribution sur les lieux de vie (travail, transport) d’une nourriture prête-à-manger. Après avoir conquis les anciennes colonies de peuplement européen (Canada, Australie, Afrique du Sud), ces modes alimentaires gagnent les couches aisées des métropoles chinoises et de l’Asie, des pays riches du Golfe persique.

20Les pays de la Méditerranée occidentale (péninsules ibérique, italienne et grecque, France du Sud, Maroc) ont bénéficié de leur statut de bassin touristique qui crée une puissante mode de l’alimentation méditerranéenne (Padilla, 2000). Des cardiologues américains du Minesota ont établi le lien dans les années 1950 (recherche confirmée à Harvard en 1991) entre le mode alimentaire de certaines populations de la Méditerranée et la faiblesse du nombre de maladies cardiovasculaires. Un argument qui pèse pour la diffusion d’un idéal de santé à base de fruits, légumes et d’huile d’olive dont la pizza, même américanisée, est l’un des vecteurs les plus emblématiques [15]. Elle est devenue le plat le plus consommé au monde [16] qui porte les valeurs de la liberté (assemblage), de la santé, du terroir. Car les représentations valorisantes de la terre sont toujours fortes dans une région du monde qui atteint des taux d’urbanisation parmi les plus importants du monde. C’est du monde méditerranéen qu’a été diffusée la culture du vin, et le relais de cette diffusion est pris par les pays du Nouveau Monde (Schirmer, 2005, 2007).

21Tout autre est la situation de l’Asie de l’Est. Ayant édifié avec l’Europe l’un des systèmes culinaires les plus sophistiqués de l’histoire, la Chine a diffusé dans toute sa région (au Japon, au Viêtnam, en Thaïlande et dans une bonne part de l’Asie du Sud-Est) sa cuisine et ses codes alimentaires. C’est l’un des pôles rayonnant le plus fort dans le monde, tant le nombre de restaurants chinois, japonais et viêtnamiens se développent dans les grandes métropoles du monde, notamment du fait de la diaspora, mais pas seulement. Les goûts et les saveurs, la « praticabilité » des produits qui vient d’une découpe préparatoire au repas rend les mets très accessibles aux mangeurs qui n’ont pas l’obligation d’une consommation dans le cadre rigide d’un repas. Dans la région, les Philippines, l’Indonésie ont des systèmes alimentaires plus indépendants, influencés par les anciens empires coloniaux et diffusent peu.

22L’Inde a construit un système qui lui est propre, inspiré par les religions et les contraintes liées à la notion de pureté, gérées largement par l’organisation sociale en castes. Les saveurs de la cuisine indienne sont très proches de celles de l’Afrique orientale pour l’usage du piment, mais elles séduisent de plus en plus de monde car elles sont diffusées indépendamment de cet aromate. La diaspora indienne multiplie les établissements dans les grandes villes occidentales et du Golfe persique. En Inde, les pratiques alimentaires sont très contrastées entre une classe aisée cosmopolite de bon aloi et une masse assez pauvre qui fait du riz l’aliment de base.

23Hors de ces quatre pôles principaux de diffusion, il existe des pôles secondaires d’extension des saveurs et des pratiques alimentaires dans le monde. Mais leur impact ne dépasse pas l’aire des pays voisins ou passe par un plat ou une saveur privilégiés. Pourtant, ces cuisines ont un grand capital de goûts qui s’exprime lorsque les moyens techniques sont mis en œuvre pour la diffusion. Le Mexique qui a, le premier, revendiqué l’inscription de sa cuisine au patrimoine immatériel de l’humanité à l’UNESCO, l’a placée comme un élément fort d’identité face à ce qui est vu comme le rouleau compresseur étatsunien. La tortilla (maïs), le mole poblano, le pulque et la tequila sont désormais des vecteurs bien connus d’une culture préhispanique, ou revendiquée comme telle. La Russie diffuse aussi les saveurs du thé, le goût de la vodka, de la betterave à la base du plat national qu’est le borsch. Le Moyen-Orient exporte les saveurs des légumes et fruits du monde subdésertique (melons, pastèque) sous forme de plats à table dont les mézés libanais sont l’une des déclinaisons les plus abouties. L’Afrique subsaharienne se débat dans des difficultés d’approvisionnement qui sont exploitées sous forme de famines par certains régimes politiques (Brunel, 2002) et adapte ses systèmes alimentaires en fonction de l’aide internationale qui pallie les déficits.

24Dans le système alimentaire mondial, toutes les saveurs circulent, sont réinterprétées par les cultures locales qui empruntent ce dont elles ont besoin et qui s’intègrent dans les systèmes de goûts existants. Avec les technologies de conservation (froid, emballages sous vide avec nouveaux matériaux), l’offre alimentaire s’est considérablement étendue dans les pays riches où la distribution a ouvert des rayons « exotiques » qui sont le relais des restaurants de plus en plus nombreux à offrir une restauration nouvelle et changeante.

25*

26De fait, l’alimentation agit comme un prisme grossissant sur nos tables et dans nos verres des processus d’intégration des goûts et des saveurs étrangers à nos propres cultures. Partout le brassage est indéniable mais il n’a pas le même sens ni la même puissance selon les régions du monde et les sociétés qui les pratiquent ou les subissent. Une nourriture choisie ne saurait être interprétée de la même manière qu’une nourriture imposée par le besoin et les nécessités. Les résistances à une mondialisation qui serait inéluctable sont grandes parce que les deux milliards de « pauvres » n’ont pas le choix de ce qu’ils mangent. Parce que les systèmes culinaires et alimentaires sont stables, ancrés dans des cultures lentes à se décanter, même en cas de migration puisqu’on sait qu’il faut trois générations à des migrants pour voir la cuisine changer au sein des sphères familiales. Parce qu’enfin, en recomposant leurs liens à l’espace et aux territoires du fait de l’urbanisation ou du développement économique, ils recomposent forcément leurs manières d’intégrer ces territoires-là, au plus intime d’eux-mêmes.

Bibliographie

Bibliographie

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  • Bruhnes J. (1942), Géographie humaine, Paris, Plon.
  • Brunel S. (2002), Famines et politiques, Paris, Presses de Sciences-Po.
  • Condominas G. (1980), L’espace social à propos de l’Asie du Sud-Est, Paris, Flammarion.
  • D’Alusio F., Menzel P. (2005), Hungry Planet. What the world eats, Napa, Berkeley, Material World Books et Ten Speed Press.
  • Diry J.-P. (2006), « La mondialisation de l’aviculture », Acteurs et espaces de l’élevage, Caen, Bibliothèque d’histoire rurale, MRSH, p. 65-82.
  • Fumey G. (2007), « Penser la géographie de l’alimentation aujourd’hui », Bulletin de l’association des géographes français, n° 1.
  • Fumey G. (2006), « La culture dans l’assiette », Champs culturels, Ministère de l’agriculture et de l’alimentation.
  • Fumey G. (2006), « La question culinaire aux États-Unis. Peut-on parler de multiculturalisme alimentaire ? », Géographie et cultures, n° 3, Paris, L’Harmattan.
  • Fumey G. (2004), « Brassages et métissages de l’Europe culinaire », Géographie et cultures, n° 4, Paris, L’Harmattan.
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Mots-clés éditeurs : alimentation, terroirs, mondialisation, fast food

Date de mise en ligne : 01/01/2010.

https://doi.org/10.3917/lig.712.0071

Notes

  • [1]
    Ce Salon international de l’alimentation se tient chaque année à Paris depuis plusieurs décennies.
  • [2]
    Par exemple, Fast food nation de Richard Linklater (2006). La coupe des champs de maïs OGM s’inscrit dans ce combat-là. En Italie, Carlo Petrini fonde Slow Food en réaction à l’installation d’un fast food sur la place d’Espagne à Rome.
  • [3]
    Mémento du tourisme, La Documentation française, 2006.
  • [4]
    Notamment par Von Thünen, au début du xixe siècle.
  • [5]
    En cela, on peut rejoindre R. Dion et sa thèse sur la transformation des vins par les consommateurs.
  • [6]
    Notion construite par J.-P. Poulain, Sociologies de l’alimentation, Paris, PUF, 2002.
  • [7]
    Selon J.-M. Leguen, sur 2 heures de télévision par jour (moyenne du temps passé par les Français devant la TV), 18 minutes sont consacrées à la publicité, dont 13 minutes à l’agroalimentaire. Conférence à Familles de France, 2006. www.familles-de-france.org/.
  • [8]
    C. Levi-Strauss, 1964.
  • [9]
    J.-P. Corbeau et J.-P. Poulain, Penser l’alimentation. Entre imaginaire et rationalité, Toulouse, Privat, 2002.
  • [10]
    P. Gourou, « La civilisation du végétal », Indonésie 5, p. 385-396, 1948, rééd., in Recueils d’articles, Bruxelles, Société royale belge de géographie, 1970, p. 225-236.
  • [11]
    F. Sabban, S. Serventi, Les pâtes. Une histoire d’une culture universelle, Arles, Actes Sud, 2001.
  • [12]
    G. Fumey, « Penser la géographie de l’alimentation », Bulletin de l’association des géographes français, n° 1, 2007.
  • [13]
    S. Sanchez, Pizza connexion, Paris, CNRS, 2007.
  • [14]
    « Zenzen débride le fast food à l’asiatique », Néorestauration, n° 437, décembre 2006, p. 34-35.
  • [15]
    S. Sanchez, « La pizza des uns dans le pays des autres », in Isabelle Garabuau-Moussaoui, Élise Palomares, Dominique Desjeux (dir.), Alimentations contemporaines, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 123-141.
  • [16]
    G. Fumey, O. Etcheverria, Atlas mondial des cuisines et gastronomies, Paris, Autrement, 2004, p. 72.
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