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Article de revue

Patrimoine culturel et croissance urbaine durable

Le système rue-canal d'irrigation-trottoir-arbre dans la ville oasis de Mendoza, Argentine

Pages 35 à 45

Notes

  • [1]
    Sur l’histoire de la ville et du système hydrique, voir PONTE, 1987 et 1999 et PONTE et CIRVINI, 1988.
  • [2]
    On se souvient de l’italien César Cipolletti, engagé par le gouvernement de la province, dans les années 1880 pour élaborer le projet de l’extension du système d’irrigation, comme le dompteur d’eau.

1La ville de Mendoza présente un bien patrimonial original constitué par l’association de quatre éléments: une trame viaire, un système de canaux d’irrigation qui se développe parallèlement à cette trame, des trottoirs et des arbres alignés sur ceux ci. Cette articulation de rues, canaux d’irrigation, arbres et trottoirs constituent le modèle de base à partir duquel s’est développé le principal centre urbain de l’oasis fluviale nord de la province de Mendoza, dans le centre-ouest de l’Argentine (carte 1).

Carte 1

Province de Mendoza et ses oasis du centre-ouest de l’Argentine

Carte 1

Province de Mendoza et ses oasis du centre-ouest de l’Argentine

Source : E.M.

2Ce système est bien consolidé dans les zones centrales et péricentrales de la ville et se reproduit de façon plus hétérogène sur les périphéries. La trame viaire en damier provient de la fondation de la ville par les Espagnols en 1561, puis de l’émergence d’une ville nouvelle édifiée après la destruction, en 1861, par un tremblement de terre de la vieille ville, et enfin des quartiers périphériques du xxe siècle.

3Les canaux font partie d’un système d’irrigation-drainage élaboré par les Indiens Huarpes avant l’arrivée des Espagnols à partir des eaux du fleuve Mendoza. Les arbres, implantés de chaque côté de la chaussée, se développent en rangées parallèles aux rues, aux canaux d’irrigation et aux façades des maisons et des édifices. Leurs frondaisons en se reliant au-dessus des rues forment des tunnels arborés. La végétation concerne aussi l’architecture en recouvrant partiellement les façades ou en les ombrageant de façon différente selon la taille des arbres.

4Les trottoirs plus larges que ceux hérités dans les villes coloniales, sont traditionnellement considérés comme des espaces publics ouverts. Les quatre éléments s’organisent en définissant des relations topologiques entre eux (photo 1 et figure 1).

Photo 1

Rue Montevideo à Mendoza

Photo 1

Rue Montevideo à Mendoza

Source : E.M.

5Ce bien patrimonial urbain doit être considéré de façon intégrale afin de le valoriser sur de multiples plans: la matérialisation d’une certaine identité des habitants de Mendoza, la reconnaissance de sa valeur historico-culturelle, les effets positifs sur le climat urbain, la qualité de l’environnement urbain, la qualité de vie des habitants et, finalement, un paysage à mettre en valeur comme facteur de développement local.

6Cette approche comme système urbain aux multiples plans d’évaluation imposerait normalement une démarche de gestion intégrée. Or, actuellement, celle-ci est caractérisée par une simultanéité d’actions sectorielles non coordonnées, souvent partielles voire insuffisantes. La détérioration actuelle de ce système liée à des négligences de gestion nous oblige à réfléchir aux difficultés à conserver ce patrimoine. Si le système rue-canal d’irrigation-arbre-trottoir est si précieux pour les habitants de Mendoza, pourquoi les pratiques quotidiennes ne reconnaissent-elles pas cette valeur, la négligent et même la dégradent? Les hypothèses autour de cette question nous renvoient aux dimensions profondes du concept de patrimoine et à des réflexions sur le jeu de la relation société-nature et sur l’aménagement territorial dans les valeurs identitaires des habitants de Mendoza.

Fig. 1

Coupe schématique de la rue Montevideo, dans le district central de Mendoza, représentative du système

Fig. 1

Coupe schématique de la rue Montevideo, dans le district central de Mendoza, représentative du système

Source : E.M.

Le système rue – canal d’irrigation – arbre – trottoir comme générateur d’une ville-jardin [1]

7Les premiers canaux d’irrigation créés pendant l’époque pré-hispanique jouent un rôle important dans la configuration de l’oasis de Mendoza: l’aménagement des cours d’eau constituait la première anthropisation des zones désertiques. Les voies de circulation, la subdivision parcellaire, les autres infrastructures et constructions se sont développées par la suite dans le cadre de ce premier schéma défini par le système hydrique. Dans la ville coloniale, les canaux d’irrigation avaient un tracé irrégulier qui traversait même le milieu des îlots du damier. Seules, quelques rues étaient plantées d’arbres, celles bien sûr où coulaient des cours d’eau.

8Après le tremblement de terre de 1861, on construisit à côté du centre ancien des quartiers nouveaux dénommés «ville nouvelle». Lors de cette expansion, les rues comme les trottoirs furent tracées plus larges et avec plus de régularité. Le nouveau tracé prévoyait la différenciation des canaux d’irrigation et de drainage, creusés dans le sens Est-Ouest. C’est seulement en 1876 que le système d’irrigation a commencé à se différencier de celui d’approvisionnement en provision d’eau potable. Une canalisation principale amenait l’eau à la ville et cette eau était distribuée entre quelques maisons et une grande quantité de robinets publics. Une épidémie de choléra, en 1886, accéléra l’expansion de ce réseau.

9Le projet de la ville nouvelle proposait un système de canaux d’irrigation parallèles, des deux côtés de la rue, tant pour les rues qui allaient dans le sens Nord-Sud que pour celles qui le faisaient dans le sens Est-Ouest. L’étendue du réseau d’eau potable se développa et les vieux canaux d’irrigation furent remplacés par des paires de canaux, comme le proposait la planification de la ville nouvelle, atteignant progressivement les zones les plus anciennes du centre.

10Avec des cours d’eau de chaque côté de chaque rue, la zone arborée urbaine s’étendit rapidement. Ce système a été adopté jusqu’à nos jours comme modèle pour l’expansion de la ville. Dans le district central, la typologie est clairement définie, avec de larges canaux d’irrigation et des arbres (platanes et tilleuls) de haute taille. Les secteurs construits au xxe siècle sont plus hétérogènes, même s’ils reproduisent le même modèle. Avec le temps, les matériaux et les techniques de construction ont aussi changé. Les rues, d’abord en terre, sont pavées et, ensuite, asphaltées ou bétonnées. Les canaux d’irrigation, d’abord en pierre, furent ensuite construits avec des galets assemblés avec de la terre ou du sable. Actuellement ils sont faits de béton armé. Sans y parvenir, on tenta de reprendre la technique ancienne, avec des galets mêlés au ciment.

Un bien patrimonial évalué dans ses multiples dimensions

11Deux caractéristiques générales ressortent de ce patrimoine. D’une part, son caractère de système qui introduit différents éléments liés entre eux d’une manière particulière. Il s’agit ainsi d’un bien patrimonial moderne, dépassant les visions originelles qui le limitaient à des éléments unitaires. Dans cette acception, il importe non seulement de prendre en considération ses composantes, mais aussi les relations qu’ils établissent entre eux en tenant compte également de la manière dont ce système est incorporé à la vie urbaine et approprié par les habitants. En effet, quelle valeur aurait un trottoir ombragé sans personne pour en profiter, un jour d’été ensoleillé et chaud ? D’autre part, sa nature, comme composant urbain, lui donne une multiplicité de dimensions qui en fait sa valeur patrimoniale.

Valeur identitaire

12Le système rue – canal d’irrigation – arbre – trottoir se trouve fortement lié à l’identité des habitants de Mendoza. Un des facteurs importants dans la construction de cette identité, est ce passé commun axé sur la «lutte contre le désert». Les habitants de Mendoza sont fiers de la manière dont ils ont su «dompter» le milieu hostile et le modeler selon leurs besoins [2]. Le produit de cette lutte dont seraient sortis tant de fois victorieux les habitants de Mendoza, ce sont justement ces oasis artificielles d’irrigation qui représentent le pouvoir de la société locale face aux forces de la nature perçue comme hostile et aride.

Valeur historico-culturelle

13Associé à cette identité, le système rue-canal d’irrigation-arbre-trottoir est estimé comme bien patrimonial pour sa valeur historico culturelle. Il constitue l’expression matérielle actuelle de la mémoire et de l’identité que les habitants ont construite autour du modèle viticole traditionnel. Dans ce sens, ce n’est qu’un bien public hérité du passé.

Valeur bio-climatique

14Le reboisement urbain de Mendoza constitue le principal modérateur du climat urbain de cette ville implantée dans une région semi-désertique. Au centre de la ville, l’ effet «île de chaleur» aggrave les conditions naturelles du climat. Les matériaux prédominants sont la brique, le béton armé, accumulateurs efficients du rayonnement solaire.

15Les cimes des arbres alignés de chaque côté des rues tamisent une irradiation solaire intense et projettent une ombre dense sur les chaussées et les trottoirs, arrivant à se joindre au centre et à former des voûtes vertes. Cette ombre est nécessaire pour adapter les rues, les trottoirs, les places et autres espaces ouverts aux usagers de la vie citadine. Malgré la dévalorisation des espaces publics, à l’ époque des villes globales, peu sûres et violentes, Mendoza conserve encore sa tradition d’utiliser les rues et les trottoirs comme lieux de rencontre sociale.

16Sans grands plans d’eau, les espaces verts et les lieux arborés urbains constituent les uniques superficies d’évaporation de la ville. La biomasse correspondant au reboisement urbain est très supérieure à celle des espaces verts et constitue le principal facteur de réhydratation de l’atmosphère. La végétation contribue aussi à réduire les oscillations thermiques en modérant l’aridité du climat. En plus, le feuillage des arbres, de chaque côté des rues, constitue un mode de lutte contre le bruit (Boyer, 1978 et Asadea, 1998).

17Il existe, néanmoins, quelques dérivations négatives. En premier lieu, «l’effet piège» que les tunnels des arbres provoquent dans la dissémination des gaz de combustion de la circulation, particulièrement dans la zone centrale. Là, l’effet négatif s’oppose aux bénéfices que procure le lieu arboré dans l’épuration du dioxyde d’azote. Un autre effet secondaire négatif de la présence de la végétation dans la ville, est l’effet allergisant de certains pollens, particulièrement dans le cas du bananier très répandu. Ces inconvénients sont parfaitement traitables et ne suppriment, en aucune façon, les bénéfices apportés par le reboisement urbain.

Qualité de l’environnement et qualité de la vie urbaine

18Lié à la valeur bioclimatique, mais dépassant cette dimension, il est bon de mentionner l’importance du système rue – canal d’irrigation – arbre – trottoir comme facteur de qualité de l’environnement et de qualité de vie urbaine pour les habitants. Pour ces effets positifs, le système est reconnu comme facilitant l’usage social des espaces publics.

Valeur économique

19La qualité de l’environnement et, peut-être aussi, les connotations du passé traditionnel qu’apporte le système rue – canal d’irrigation – arbre – trottoir, se reflètent dans la valorisation économique du prix du terrain urbain, vide ou construit. À conditions égales par rapport à d’autres facteurs, le marché immobilier accorde une plus grande valeur aux zones où ce modèle se trouve consolidé et particulièrement homogène, en différenciant certaines rues par rapport à d’autres.

Valeur comme facteur pour le développement local

20Combinant les valeurs historico-culturelles du paysage et la spécificité de cet environnement, a surgi un cachet particulier qui contribue à lui accorder une certaine touche de rareté à une époque où les villes se ressemblent davantage chaque jour.

21La province de Mendoza a lancé récemment la «marque Mendoza» sur la base d’une initiative à la fois publique et privée, destinée à mettre en valeur les produits locaux et régionaux, en les associant à un territoire défini comme un ensemble intégré de relations sociales, politiques et économiques qui se développent sur un milieu naturel, obtenant, ainsi, une certaine personnalité. L’intention est d’associer la «marque Mendoza» non seulement aux produits viticoles, mais aussi à d’autres produits agro-industriels et aux services touristiques qui, depuis peu, ont été identifiés comme une branche d’activité économique de grande potentialité pour la province.

22La ville – jardin, cœur de l’oasis, contribuerait à cette image. En ce qui concerne le tourisme, la relation est très directe puisque l’image de la ville a été traditionnellement une des propositions touristiques locales, dans une ample gamme de sites naturels, particulièrement de montagne. Durant les dernières années, des efforts ont été faits pour développer le tourisme urbain, dans lequel se rejoignent les voyages d’affaires et culturels attirés par cette ville agréable car différente grâce à ses espaces publics originaux. Mendoza est, il est vrai, une ville agréable qui bénéficie également de sa position au pied de la Cordillère des Andes.

Pression urbaine et réponse sociale: pourquoi est-il si difficile de conserver ce bien patrimonial ?

23Les facteurs qui menacent ce bien patrimonial sont divers. Le point critique est toujours l’arbre comme élément vivant, nécessitant certaines conditions pour son maintien et pour sa reproduction. L’élagage, comme pratique forestière dans un milieu urbain, constitue un des principaux facteurs de déprédation du lieu arboré. Ceci est dû aux effets de la pression de la circulation qui oblige à couper les branches basses, à celle des compagnies de services (publiques ou privées) dont l’objectif est d’éviter des interférences avec leurs câbles aériens d’électricité, de téléphone ou du câble vidéo. Les racines des arbres sont aussi affectées par les travaux souterrains.

24Le mauvais entretien des trottoirs constitue une limitation pour le développement du lieu arboré et un problème en lui-même, en raison de la perte ou détérioration d’un des éléments composants du système. Les canaux d’irrigation sont généralement recouverts pour augmenter la surface utile des trottoirs, dénaturant l’image de ces petits cours d’eau à ciel ouvert qui constituent, en soi, un patrimoine ethnologique qui rend compte d’une attitude face à la nature, de savoirs et d’usages de plusieurs générations quant au maniement des ressources hydriques. Les canaux rénovés ont été construits avec des technologies distinctes de l’originale qui produisent la sédimentation des cours d’eau et évitent les filtrations qui permettent l’irrigation des arbres. Beaucoup de ces canaux ont été convertis en micro-décharge, en pleine ville!

25La pression de la circulation les affecte aussi. Spécialement dans la zone du district central, où les élargissements des rues provoquant le rétrécissement des trottoirs ont une répercussion négative sur les proportions entre les éléments du système. L’entretien des arbres et la croissance des jeunes spécimens sont difficiles en raison de la qualité déficiente de l’air de la zone centrale. C’est, en effet, une zone de grande congestion qu’aggrave la contamination atmosphérique, en hiver, quand se produit un phénomène d’inversion thermique.

26Enfin, dans la majorité des cas, l’eau ne circule plus dans ces cours d’eau et la municipalité ne prend pas en charge l’approvisionnement en eau de ces lieux arborés. L’urbanisation a même grimpé jusqu’au piémont à une cote supérieure à celle de la prise d’eau par laquelle on approvisionne la ville: on a construit des canaux d’irrigation là où ne coulera jamais d’eau, sauf pendant les quelques moments de pluies torrentielles de l’été, quand ils fonctionnent comme drainage. Ici les valeurs traditionnelles ont plus de poids que les critères fonctionnels.

27La pression de la construction intervient négativement. Pour permettre la croissance de la cime des arbres, le Code d’Édification de la ville de Mendoza exige que les immeubles à partir de dix mètres de haut, reculent jusqu’à la ligne de construction municipale. Cette hauteur est excessive pour beaucoup d’espèces de taille petite et moyenne, mais le critère d’utilisation du sol, dans la zone centrale, constitue un obstacle pour la règlementation d’un retrait plus généreux. Les mêmes investisseurs qui sont disposés à payer un prix plus élevé pour leur terrain, dans une rue arborée, font fortement pression sur la municipalité pour l’éradication d’un spécimen si celui-ci interfère avec les accès pour les véhicules de leur projet de construction. La gestion publique de cette ressource est autant désarticulée que négligée. Chaque service municipal agit de façon séparée voire contradictoire. Les entreprises de services considèrent ce patrimoine comme un obstacle au fonctionnement et à la modernisation de leurs réseaux.

28En 1998, dans le cadre d’un projet de la municipalité de Mendoza, d’élargissement de quelques rues de la nouvelle ville et de réhabilitation des trottoirs, la Direction du Patrimoine historico-culturel du gouvernement de Mendoza a émis une Ordonnance proposant au Pouvoir Exécutif Provincial de «déclarer bien patrimonial historique, architectural et culturel le système de paysage urbain de Mendoza», soit les 64 îlots qui constituent la nouvelle ville, argumentant qu’ils formaient un modèle urbanistique avancé pour l’époque et reconnaissant à ce «système de paysage urbain» ses qualités esthétiques et environnementales, susceptibles de faciliter les tendances artistiques urbaines considérées comme positives par rapport à l’utilisation sociale des espaces publics. L’initiative n’a pas eu de suite pour s’opposer à cette «modernisation» et attend que la Direction du Patrimoine ou qu’une institution de la société civile propose sa réactivation.

29Si le système rue – canal d’irrigation – arbre – trottoir est si précieux pour les habitants, pourquoi est-il si difficile de le conserver ? Pourquoi a-t-il tendance à s’affaiblir dans les zones les plus récentes de la ville ?

La défense d’un bien en dépit des intérêts de ses propriétaires

30S’il est si difficile de défendre ce système urbain, s’agit-il réellement d’un bien patrimonial ? La réponse est ambiguë, puisque pratiquement tous les habitants de la ville reconnaissent ce système comme étant précieux et digne d’être conservé, même s’ils ne l’entretiennent pas collectivement ou individuellement quand leurs intérêts particuliers sont en jeu.

31Une autre question se pose. Comment un scientifique, un technicien, ou, pis encore, un fonctionnaire public qui représente les citadins, peut-il leur imposer des pratiques qui sont interprétées comme contraires à la volonté des nombreux acteurs de la société locale (Limon Delgado, 1999) ? La société de Mendoza n’a pas vraiment pris profondément conscience de l’enjeu de ce bien patrimonial. Ce qui justifie le rôle des «partisans du patrimoine» de le préserver coûte que coûte jusqu’à ce que cette conscience soit développée… Aujourd’hui, nous ne pourrions accepter cette posture technocratique, mais non plus, nous limiter à agir selon les intérêts particuliers des acteurs les plus puissants d’une société.

32Sur ce point, il est nécessaire d’explorer le plan des éléments qui soutiennent la valeur patrimoniale d’un bien urbain. Cette identité qui donnait une légitimité à ce système urbain comme bien patrimonial, sombrerait-elle ? Quelle est la valeur actuelle de cette identité construite depuis déjà plus de cent ans?

La valeur d’un bien patrimonial urbain par rapport à une identité changeante: les implications dans le modèle de croissance urbaine

33Le paysage culturel est porteur de nombreux signes d’identité qui recréent ses significations comme réponse aux processus duals de globalisationrégionalisme (Pastor, 2003). Au xxie siècle, nous sommes certainement loin du modèle viticole traditionnel de la région. Après trente ans de crises récurrentes dans la viticulture et plus de dix ans de politique néolibérale, l’économie de la province s’est tournée vers la «nouvelle viticulture». Bien que ce modèle fût promu et dirigé par une élite dans laquelle les acteurs sociaux et économiques dominants, le pouvoir politique et l’État se confondaient, l’identité construite autour du modèle viticole traditionnel, avait une certaine base sociale puisque ce modèle était finalement inclusif et contenait un réseau diversifié d’acteurs. L’accès à la terre et la mobilité sociale ont permis, par exemple, la pleine intégration des groupes d’immigrants. Dans ce contexte économique récessif, la «nouvelle viticulture» – et le système politique et socio-économique dont elle fait partie – constitue un modèle d’exclusion. L’identité construite autour du modèle viticole traditionnel valorisait les espaces publics comme œuvre collective, celle de la nouvelle viticulture les subordonne aux forces du marché. En ce qui concerne le système – rue – canal d’irrigation – arbre – trottoir, les valeurs «traditionnelles», réparties par les habitants de Mendoza, ont été récemment remplacées par celles des forces du marché et les intérêts individuels. Qu’est-il arrivé avec «les dompteurs d’eau» ? Les héros du passé sont les responsables de la désertification actuelle. Aujourd’hui, la frontière agraire s’étend sur les piémonts éloignés de la ville de Mendoza, sur des zones de haute qualité agricole, moins menacées par la pression de l’urbanisation. Les établissements créés dans la vallée de l’Uco (oasis centrale de la province de Mendoza) avec des capitaux étrangers sont emblématiques: ils mettent en valeur des terres vierges, sans droit d’eau et sans projet d’utilisation de technologies modernes d’irrigation et de forages coûteux. En même temps, de vieilles zones agricoles de l’Oasis Nord se détériorent et sont incorporées au marché foncier urbain.

34Dans tous les cas, les terres gagnées sur le désert se trouvent sur la partie supérieure du bassin, au détriment des vieilles zones, situées en aval, toujours plus contaminées, plus dégradées et avec moins de ressources hydriques. La tendance de ce processus déterminé par les acteurs les plus dynamiques laisse aux plus faibles les terres que le modèle antérieur a dégradées. Il se dessine ce que nous identifions comme un modèle de substitution des terres qui habilite de nouveaux espaces pour remplacer les espaces «épuisés». Il faudrait citer, ici, la phrase d’un écrivain, originaire de l’ouest des États-Unis: «l’eau coule vers le haut, comme l’argent» (Montana, 2003).

35C’est ainsi que dans Mendoza, comme dans d’autres provinces de l’ouest argentin et tant d’autres terres sèches d’Amérique latine, il est de tradition de parler des problèmes de désertification et d’inégalités territoriales, se manifestant dans des situations de subordination des espaces non irrigués par rapport aux oasis qui concentrent la population, les activités économiques, les investissements et, en somme, le pouvoir (Montana, Torres, Abraham, Torres et Pastor 2003. Aujourd’hui, nous devons, en outre, nous référer aux processus de désertification qui se produisent à l’intérieur des oasis irriguées et, dans ce cas particulier, au cœur même de la ville de Mendoza. Dans un territoire, à la fois plus homogène et plus fracturé, les «centres» et les «périphéries» s’interpénètrent de façon croissante et les exploitations intensives dans des zones sans eau superficielle – cas des hauts piémonts de la vallée de l’Uco – en même temps que se produisent une détérioration et une désertification au milieu des oasis agro-industrielles et urbaines, consolidées et dotées d’infrastructures d’irrigation.

Conclusion

36La réflexion sur l’identité par rapport au système rue – canal d’irrigation – arbre – trottoir, nous a conduits à analyser les implications des valeurs qui la légitiment par rapport au soutien du développement urbain. Du point de vue du mode de développement des établissements humains sur des terres sèches, l’identité construite autour de «vaincre le désert» a perdu sa validité. L’expansion de l’oasis sur les terres du désert est limitée par la contrainte du sol et d’eau et il n’est plus possible que la ville de Mendoza s’étende de façon irrationnelle sur l’oasis ou sur le piémont aride. Avec plus de 850000 habitants, la ville devrait commencer à organiser un modèle urbain approprié à son site géographique de zone semi-aride, rationalisant les consommations d’eau, valorisant l’utilisation d’espèces autochtones moins exigeantes en ressources hydriques, etc. Mais surtout, on devrait valoriser et maintenir les investissements réalisés par les générations antérieures qui ne seront pas faciles à reproduire dans le futur.

37De ce point de vue, la zone boisée de la ville de Mendoza mérite d’être conservée pour sa valeur historique, au-delà de la perte de vigueur de l’identité concernant les «dompteurs d’eau». Quant à la question initialement posée, effectivement, le manque de conscience sur la valeur du système s’explique en partie, dans la mutation de l’identité des habitants de Mendoza. Cette transformation a un rapport avec la progression des forces du marché sur les objectifs d’une ville socialement réceptive et spatialement intégrée. Mais il est intéressant de réfléchir à l’opportunité de changer cette identité par rapport aux relations sociéténature en ce qui concerne les modèles de développement territorial et urbain en particulier. Peut-être est-ce le moment de dépasser cette volonté «dominatrice» en faveur d’une attitude plus respectueuse et plus souple pour s’adapter aux conditions d’un milieu semi-aride et très fragile.

Bibliographie

Bibliographie

  • Asaeda, Takagashi et Vu Thanh CA (1998) «Une étude sur les effets de la végétation sur le climat dans la zone urbaine» in Breuste Jurgen, H. Feldman et O. Uhlman, (Éditeurs) Écologie urbaine, Springer Verlag, Berlin Heidelberg, p. 78-81
  • Montana, E. L, E. Abraham; E. Torres et G. Pastor (2003), «Les espaces invisibles. Subordination, marginalité et exclusion des territoires non irrigués dans les terres sèches de Mendoza.
  • Argentine», envoyé à la revue Region y Sociedad du Collège de Sonora, Mexico. Montana Elma (2003), «Reconversion et intégration régionales au cœur du Cône Sud: La province de Mendoza Argentine à l’aube du xxie siècle», Thèse doctorale, Université Sorbonne Nouvelle Paris III, IHEAL, Paris.
  • Pastor Gabriela, (2004) «Le paysage culturel comme ressource pour l’intégration et le développement régional» Projet Milieu ambiant, Territoire et Développement durable Régional,
  • CIUNT, FAU-UNT, Tucuman.
  • Ponte, Ricardo (1999), La fragilité de la mémoire, Ed. Fondation CRICYT, Mendoza, 452p., Argentine.

Notes

  • [1]
    Sur l’histoire de la ville et du système hydrique, voir PONTE, 1987 et 1999 et PONTE et CIRVINI, 1988.
  • [2]
    On se souvient de l’italien César Cipolletti, engagé par le gouvernement de la province, dans les années 1880 pour élaborer le projet de l’extension du système d’irrigation, comme le dompteur d’eau.
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