Il n’est pas sûr qu’à l’ère de l’inflation des mots et des images, le verbe doive être privilégié, expérimenté pour ses puissances libératoires. Que le parangon du néolibéralisme contre-révolutionnaire puisse intituler un de ses écrits Révolution sans que le mot lui saute au visage, sans que les dictionnaires sortent de leurs gonds en dit long sur le règne de l’usurpation, de l’imposture langagière. Qu’à cette dévitalisation programmée de la pensée, du langage, de l’action, Lignes n’ait cessé d’opposer un contre-feu nous conforte dans l’idée qu’il nous revient de faire croître les zones de dissidence, les terrains laissés en friche, les marges, les sauts dans les intensités de la vie. Davantage que parier sur une issue, sur un pas en dehors de la logique mortifère de l’ubercapitalisme, Lignes a tracé depuis trente ans et continuera à frayer une inscription dans un ici-maintenant arraché au grand bordel de l’asservissement. Le pari suspend le lancer des dés en supputant les chances d’un jeu qui renverse les règles de la domestication du monde. L’inscription, par contre, travaille la pâte du réel, la matérialité de la pensée et du langage : elle œuvre au dés œuvrement de ce qui nous enferme. Telle est l’intensité éthico-politique à la hauteur de laquelle Michel Surya tient Lignes depuis trois décennies. Qu’il en soit, ici, chaleureusement remercié.
L’heure de la déforestation de la planète coïncide avec celle du déboisement des esprits. À la raréfaction des ressources naturelles, conceptuelles, au saccage des écosystèmes (des formes du vivant, des formes de pensée) répond la prolifération maladive du verbiage, l’emballement d’une logosphère vidée de sa substance, la multiplication de textes de lois scellant la mise en place d’un panoptique généralisé…