Dans la lettre de félicitations qu’elle envoie à Imre Kertész à l’occasion de la remise du prix Nobel, Eva Haldimann a une formulation très singulière sur l’écrivain : elle voit en lui l’un des plus grands moralistes de notre époque, son œuvre comme une catharsis et un enjeu clé pour la pensée européenne. Cette déclaration peut sembler, par son pathos, quelque peu décalée avec le style de l’œuvre, mais Haldimann a tout à fait raison : Kertész est bel et bien un moraliste, d’une façon librement choisie. Il dirait sans doute avec une grande auto-ironie qu’être moraliste « ici, maintenant, dans cette situation [après Auschwitz], est une activité humoristique, pour ne pas dire comique ». Et peu d’écrivains hongrois pourraient être qualifiés de grands moralistes de notre époque. C’est quelque chose de propre à cette œuvre. Cela tient au fait que Kertész reconnaît sa situation singulière, celle de se tenir au « point zéro » qu’est Auschwitz, « le terminus d’une grande aventure où les Européens sont arrivés au bout de deux mille ans de culture et de morale ». Il a donc besoin de trouver une nouvelle éthique, une nouvelle morale et un nouveau langage pour écrire sur cet événement crucial, ce qui signifie un immense travail éthique et esthétique. Le génie de Kertész est de prendre conscience de cette rupture : de comprendre que tant le contexte de nos mots que le consensus autour de nos catégories éthiques sont perdus. Il n’y a plus de sens à parler du bien et du mal, du meurtrier et de la victime…