Où va le matérialisme ? Ce titre en rappelle un autre, « Whither Marxism ? », titre d’un colloque tenu en 1993 en Californie, en ouverture duquel Derrida prononça une première version, orale, de Spectres de Marx. À propos de ce titre ambigu, Derrida proposa que s’y laisse entendre non seulement : « Où va le marxisme ? », « mais aussi, en sous-main, “le marxisme est-il en train de dépérir (wither) ?” »
La même ambiguïté sera à l’œuvre tout au long de cet article. Où va le matérialisme actuellement ? Est-il en train de dépérir ? Ces deux questions me permettront bien entendu d’aborder le problème du marxisme comme tel, mais sous l’angle de ce que le marxisme aura refoulé, à savoir le matérialisme lui-même. Cette étrange manière d’aborder le marxisme, selon laquelle, à travers toutes les œuvres de Marx, un matérialisme officiel en refoulerait un autre, plus clandestin, est défendue par le dernier Althusser dans un texte fascinant de 1982 : « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre ».
Dans ce texte, Althusser porte à la lumière « l’existence d’une tradition matérialiste presque complètement méconnue dans l’histoire de la philosophie […] : un matérialisme de la rencontre, donc de l’aléatoire et de la contingence, qui s’oppose comme une tout autre pensée aux différents matérialismes recensés, y compris au matérialisme couramment prêté à Marx, à Engels et à Lénine, qui, comme tout matérialisme de la tradition rationaliste, est un matérialisme de la nécessité et de la téléologie, c’est-à-dire une forme transformée et déguisée d’idéalism…