Lignes 2012/3 n° 39

Couverture de LIGNES_039

Article de revue

L'esprit et les fétiches. Réflexions sur la situation grecque

Pages 99 à 110

Notes

  • [1]
    Voir aussi Panagiotis Thanasas, « Je vis et je meurs comme pays » (en grec), The Book’s Journal, no 15, Athènes, janvier 2012.
  • [2]
    European Commission, Statistical Annex of European Economy, Spring 2012 (disponible sur Internet), p. 194.
  • [3]
    K. Marx, Le Capital, t. 2, Paris, Éditions sociales, p. 93.
  • [4]
    Chaque cycle peut être écrit de manière à faire apparaître explicitement la variation quantitative de la valeur y présente. Le cycle du capital-argent par exemple deviendrait A-P-M’, l’apostrophe sur M désignant la plus-value (M’-A = plus-value).
  • [5]
    À ne pas confondre avec le syllogisme d’Aristote. Ici nous sommes très loin d’une logique de type si A…, alors B…
  • [6]
    G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques. I. La science de la logique, trad. B. Bourgeois, éditions J. Vrin, Paris, 1979, add. § 187, p. 164.
  • [7]
    G. W. F. Hegel, La Science de la logique, II, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Paris, Aubier Montaigne, 1981, p. 234.
  • [8]
    European Commission, Statistical Annex of European Economy, op. cit., p. 190 et 203.
  • [9]
    Voir aussi Michel Husson, « Économie politique du système-euro », À l’encontre, juillet 2012, http://hussonet.free.fr/eceurow.pdf, et Stavros Tombazos, « Centrifugal Tendencies in the Euro Area » Journal of Contemporary European Studies, 19: 1, 33 — 46, Routledge, UK, 2011.
  • [10]
    C’est ce que suggère aussi Kostas Douzinas dans son article « De 1821 à 2012 », Journal Avgi, 25/3/2012 (on en trouve aussi la traduction en anglais sur Internet : http://greekleftreview.wordpress.com/2012/03/25/from-march-1821-to-march-2012-a-mediation-on-the-greek-revolution/). Voir aussi son récent livre (en grec), Résistance et philosophie dans la crise, Athènes, Ed. Alexandreia, 2001.
  • [11]
    K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 71.
  • [12]
    G. W. F. Hegel, La Raison dans l’histoire. Introduction à la Philosophie de l’Histoire, traduction K. Papaioannou, Paris, Union générale d’édition, 1971, p. 50.
  • [13]
    Ibidem, p. 84.

1Personne ne peut contester que la Grèce se trouve actuellement dans une situation de crise historique, ou, plus précisément, dans une situation de crise existentielle. Cela nous amène à poser de nouveau la question : qu’est-ce à juste titre qu’une « crise existentielle » ? Comment meurt un pays [1] et comment renaît-il éventuellement sous une autre forme ?

2Le taux de natalité diminue fortement en Grèce (comme en Europe plus généralement), et le taux de suicide a augmenté de 40 % pendant ces années de crise économique. Certes, deux mille suicides, attribués à la misère et aux souffrances de la crise, sont un chiffre choquant. Un pays, cependant, ne meurt jamais par diminution progressive de sa population. Il ne suit pas le schéma de l’évolution darwinienne.

3Un pays capitaliste est en crise économique lorsque le capital n’arrive pas à se reproduire sur une échelle élargie. La crise est d’autant plus profonde que le PIB diminue et le capital se désinvestit pendant plusieurs années consécutives. De 2008 à 2012, le PIB grec a diminué de 18,6 % et la formation brute du capital fixe de 64,2 % [2].

4Les crises capitalistes, y compris les crises structurelles, ne sont pas des crises existentielles. Avec la dévaluation du capital et malgré les ruines sociales qu’elles provoquent, elles sont surmontables dans le cadre des rapports sociaux capitalistes. En d’autres termes, il n’y a pas d’infarctus soudain ou immédiat du capitalisme.

5Une crise existentielle prend toujours la forme d’une crise politique majeure, c’est-à-dire d’une crise du pouvoir politique ou de l’État. Qu’est-ce au juste qu’une crise politique majeure ? Selon Hegel, une crise politique existentielle advient lorsque la société politiquement constituée n’arrive plus à (re)produire des formes et des distinctions, lorsque la Sittlichkeit selon l’expression allemande de Hegel, l’??o? des anciens, la vie éthique en société, se décompose et perd sa validité.

6La crise économique chez Marx et la crise politique chez Hegel résultent de la dérégulation d’un système de relations (un système de « syllogismes » selon l’expression de Hegel).

7Chez Marx, ce système comprend trois « cycles spécifiques » comprenant chacun les mêmes trois « formes fonctionnelles » ou « moments » du capital dans un ordre différent : « Le cycle total se présente, pour chaque forme fonctionnelle du capital, comme étant son cycle spécifique, et le fait est que chacun de ses cycles conditionne la continuité du procès total. La rotation d’une forme fonctionnelle conditionne l’autre. Il est indispensable pour le procès de production total, en particulier pour le capital social, qu’il soit en même temps procès de reproduction, et par conséquent cycle de chacun de ses moments. Des fractions différentes du capital traversent successivement les différents stades et formes fonctionnelles. Il en résulte que chaque forme fonctionnelle, bien que représentant constamment une autre fraction du capital, mais constamment changeante, constamment reproduite, existe comme capital-marchandise qui se convertit en argent [M-A] ; une autre comme capital-argent qui se convertit en capital productif [A-P] ; une troisième comme capital productif qui se convertit en capital-marchandise [P-M]. La présence constante des trois formes résulte du fait que le capital total décrit précisément le cycle de ces trois phases[3]. »

8Ce processus de métamorphose des formes fonctionnelles du capital peut être écrit de la manière suivante :

  • Cycle du capital-argent : A-P-M, A-P-M et ainsi de suite
  • Cycle du capital productif : P-M-A, P-M-A et ainsi de suite
  • Cycle du capital-marchandise : M-A-P, M-A-P et ainsi de suite
En analysant chaque cycle de manière très détaillée, Marx insiste sur le fait que chacun renvoie à un rythme différent du capital. Le cycle du capital-argent renvoie au rythme de multiplication de la valeur (ou de production de plus-value), qui constitue le but de la production capitaliste. Le cycle du capital productif renvoie au rythme de l’investissement du capital productif, c’est-à-dire au rythme de reproduction du capital productif. Enfin, le cycle du capital-marchandise renvoie au rythme de réalisation de la valeur à travers sa reconnaissance postérieure par la société [4].

9À travers ces cycles, il s’agit pour Marx de présenter le concept-capital comme un système de relations interdépendantes. À chaque instant certains rapports de proportionnalité entre ses différentes formes fonctionnelles doivent être respectés, mais ces rapports de proportionnalité dépendent de trois rythmes de métamorphose du capital.

10Si l’on suit cette logique, la crise économique ne résulte pas nécessairement de la baisse du taux de profit, qui constitue l’une des causes possibles de la crise. Chez Marx, il n’y a pas d’explication mono-causale de la crise. Celle-ci renvoie cependant toujours à une dérégulation des trois rythmes fondamentaux du capital, à leur incompatibilité provisoire. En d’autres termes, la crise capitaliste est une arythmie sociale provenant d’une tension insupportable entre les formes fonctionnelles qui tendent à s’autonomiser, alors qu’elles doivent tenir ensemble. Il y a une crise lorsque les forces centrifuges l’emportent sur les forces gravitationnelles du système capitaliste.

11La crise économique chez Marx suit la même logique que la crise politique chez Hegel. Selon Hegel, tout ce qui est rationnel se présente comme un système de trois relations comprenant chacune les mêmes trois termini dans un ordre différent. Il appelle ces relations « syllogismes [5] » et les trois termes « Universel » (U), « Particulier » (P) et « Singulier » (S) : « Tout ce qui est rationnel, écrit-il, se montre comme un triple syllogisme[6] ».

12Dans la Science de la logique, on trouve une brève présentation de la vie éthique sous la forme d’un triple syllogisme : « Ainsi aussi le gouvernement, les individus-citoyens et les besoins ou la vie extérieure des singuliers [la société civile, l’économie] sont-ils trois termes dont chacun est le moyen terme des deux autres. Le gouvernement est le centre absolu où l’extrême des singuliers se trouve syllogisé avec son subsister [existence] extérieur[e] [l’économie] ; pareillement les singuliers sont moyen-termes, eux qui engagent cet individu universel [le gouvernement] vers l’existence extérieure et transposent leur essence éthique dans l’extrême de l’effectivité. Le troisième syllogisme est le formel, celui de l’apparence, [qui fait] que les singuliers, par leurs besoins, et l’être-là extérieur sont reliés à cette individualité absolue universelle […] [7] »

13Le « syllogisme de l’apparence » (S-P-U), dont parle ici Hegel, est sans doute celui de Hobbes : la vie en société des individus n’est possible que s’ils se soumettent à une autorité universelle. La vie éthique cependant, c’est-à-dire l’autonomie morale de l’individu, ne peut exister que si les individus, par leur volonté libre, agissent de manière éthique pas seulement dans le cadre de la famille, mais aussi dans la vie économique où chacun vise à satisfaire ses intérêts particuliers (U-S-P). Ainsi l’État, le gouvernement, la loi, etc., en un mot le principe universel est présent sous forme de règles éthiques qui gouvernent les échanges et les productions dans l’extrême de la société civile et sous forme d’essence éthique dans l’extrême des singuliers. C’est ainsi que l’Universel devient une « effectivité » (P-U-S).

14Comme chez Marx la crise économique advient lorsque les forces de répulsion l’emportent sur les forces d’attraction entre les formes fonctionnelles du concept, la crise politique chez Hegel advient lorsque les forces de répulsion l’emportent sur les forces d’attraction entre les trois moments de l’esprit qui constituent le système de la vie éthique, c’est-à-dire le système de la liberté des temps modernes.

15Un pays capitaliste se trouve en crise existentielle, lorsque la reproduction du capital ne permet pas la reproduction de l’esprit sous la même forme, et la reproduction de l’esprit ne permet pas la reproduction du capital et de ses fétiches. Il s’agit d’un conflit de « syllogismes » et plus précisément d’un conflit de deux systèmes de « syllogismes ».

16Les deux systèmes de relations suivantes sont incompatibles entre eux :

Système du capitalSystème de la vie éthique
A-P-MU-S-P
P-M-AS-P-U
M-P-AP-S-U

17Il existe toujours un rapport de tension entre le rapport économique qui se comporte à la manière d’un sujet, réduisant l’homme au rôle de l’objet, mais la vie politique libre (l’État démocratique) limite ce fétichisme. En temps de crise cependant, il n’y a pas toujours de « place pour deux ».

18Quand les citoyens, mêmes les enfants, rient chaque fois que le premier ministre parle de « choses sérieuses », comme s’ils regardaient une comédie d’Aristophane, il y a une crise politique. Quand les élèves en parade officielle, au moment de leur passage devant le gouvernement et la haute hiérarchie militaire, tournent le regard de l’autre côté, il y a une crise politique majeure. Quand un pays change de gouvernements comme de chemises sales, ce pays est ingouvernable. Quand une parade officielle pour fêter la résistance contre l’invasion fasciste se transforme en manifestation massive contre le gouvernement, il ne s’agit plus simplement d’une crise politique, il s’agit d’une crise pré-révolutionnaire.

19D’où provient cette crise ? Quelles sont ses causes fondamentales ? Dans sa dimension économique (qui précède et engendre la crise politique), elle ne provient certainement pas de la corruption de la classe politique au pouvoir depuis 1974 et du vol des recettes publiques. Sans aucun doute, la corruption et le vol existaient bien avant la crise, mais ils étaient compatibles avec des taux de croissance du PIB bien supérieurs à la moyenne de la zone euro : 4 % par an en moyenne pour la période 2001-2007 en Grèce, contre 2 % en zone euro. Durant la même période, les dépenses publiques grecques étaient de l’ordre de 45 % du PIB, contre 47 % en zone euro. Certes, la dette publique grecque était supérieure à la moyenne de la zone euro, mais elle était relativement stable depuis le milieu des années 1990 : de 104,4 % pour la période 1996-2000, elle a diminué à 101,2 % pendant la période 2001-2005 pour augmenter à 107,3 % et 107,4 % en 2006 et 2007 [8]. Elle dérive après, à cause de la crise économique et surtout à cause de la politique d’austérité de la Troïka (très populaire dans les milieux d’affaires et chez la classe politique « corrompue » en Grèce) qui visait à la réduire ! Les informations inventées de la revue allemande Spiegel qui a récemment découvert la « paresse » du peuple grec, renouant ainsi avec les meilleures traditions du racisme et de la biopolitique coloniale, ne contribuent guère à la compréhension de la crise. Il suffit d’ouvrir Eurostat ou AMECO pour savoir que la statistique officielle démentit l’imagination réactionnaire de ce type : l’ouvrier grec est parmi les ouvriers européens avec la plus longue journée de travail et le plus bas salaire.

20Présenter la Grèce comme une satrapie orientale est bien convenant pour les élites européennes au pouvoir. Elles conjurent ainsi une crise qui est loin d’être spécifiquement grecque, ni même spécifiquement sud-européenne. Il s’agit d’une crise européenne et plus précisément d’une crise de l’Europe de l’euro en particulier. L’Europe du Sud, et la Grèce en particulier, sont simplement les maillons les plus faibles de cette crise.

21La crise renvoie aux fondements mêmes de l’Union économique et monétaire (UEM) qui constitue un système incomplet et de ce fait instable. Les pays de l’UEM, des pays à des niveaux de développement économique différents et avec des caractéristiques économiques divergentes, ont adopté une monnaie unique sans adopter des mécanismes de solidarité nécessaires pour faire converger les économies ou pour traiter les chocs asymétriques. Dans un premier temps, de l’adoption de l’euro jusqu’à la crise économique, en règle générale, les pays du Sud européen (y compris l’Irlande) ont connu des taux de croissance supérieurs à ceux de l’Europe du Nord, au prix cependant d’une dégradation progressive de leur balance courante. Les pays du Nord de la zone euro, c’est-à-dire pour l’essentiel les pays de l’ancienne zone du Mark (la France se trouve dans une situation intermédiaire entre le Nord et le Sud de la zone et, de ce fait, n’est pas prise en considération), ont contribué au financement de la croissance du Sud de la zone.

22On sait que les besoins de financement public sont égaux à l’épargne privée nationale (nette de l’investissement) plus les entrées de capitaux :

23Besoins de financement public = Épargne privé + Entrées de capitaux

24Il s’agit ici d’une égalité comptable, c’est-à-dire d’une relation toujours vérifiée, mais il est intéressant de présenter les modalités concrètes de cette vérification pour le Sud et le Nord européens. Au Nord, l’épargne privée augmente fortement dans les années 2000 : non seulement elle finance les déficits publics, mais elle permet des entrées de capitaux négatives, c’est-à-dire des sorties de capitaux qui accompagnaient la croissance des excédents des balances courantes. Au Sud, par contre, l’épargne privée est négative tout au long des années 2000 avant la crise, avec une tendance à la diminution particulièrement marquée entre 2003 et 2007, période durant laquelle le déficit public augmente. Le Sud devient de plus en plus dépendant des entrées de capitaux qui correspondent à ses déficits commerciaux. Le mécanisme (presque automatique) de dévaluation de la monnaie nationale du pays avec un déficit croissant de la balance courante ne pouvait fonctionner faute de monnaie nationale. Ce phénomène de désépargne croissante était lié au fait que les taux d’inflation au Sud étaient supérieurs à ceux du Nord et cela pour des raisons structurelles. Cette différence des taux d’inflation entre le Sud et le Nord européens, dans une zone avec un taux d’intérêt nominal unique, rendait les taux d’intérêt réel beaucoup plus faibles au Sud. Ceux-ci favorisaient la croissance au Sud.

25Il est important de noter que le déficit croissant des balances courantes au Sud n’est pas dû à une augmentation du salaire réel supérieur à la productivité du travail. Même en Grèce où le salaire réel a sensiblement augmenté dans les années 2000, avant la crise, la part salariale dans le PIB n’a pas augmenté. La dégradation de son solde de la balance courante est due à deux facteurs : premièrement à un taux d’inflation supérieur à celui de ses concurrents du Nord et, deuxièmement, à l’appréciation de l’euro par rapport au dollar et à d’autres monnaies (la moitié du commerce extérieur de la Grèce se réalise avec des pays hors de la zone euro). La responsabilité de la politique salariale allemande est cruciale pour cette appréciation de l’euro. Malgré la croissance de la productivité du travail, le salaire réel n’augmente point en Allemagne tout au long des années 2000. Cela favorise ses excédents commerciaux et conduit à l’appréciation de l’euro contre les intérêts non seulement du Sud européen mais aussi de la France [9].

26La croissance économique et la convergence du revenu par tête au Sud étaient donc fondées sur une base peu solide. Elles impliquaient une désépargne continuelle, c’est-à-dire un taux d’endettement croissant, et ne pouvaient donc durer éternellement. C’est comme si les pays du Sud de la zone euro, à travers l’endettement (plus ou moins public ou privé selon le pays), avaient déjà pu profiter des taux de croissance appartenant à leur futur économique. Le présent de cette crise qui dure est la vengeance du futur sur le passé.

27De manière très nette, l’euro a dissocié les cycles du capital de l’espace démocratique beaucoup plus que la « mondialisation » en général. Non seulement le commerce et les mouvements de capitaux internationaux ont atteint un sommet jamais vu auparavant, mais aussi la politique monétaire, et tout ce qui a à faire avec le système financier plus généralement se décident au niveau technocratique européen, alors que l’espace de délibération démocratique privilégié reste l’espace national. Dans cette discordance des espaces, les institutions démocratiques se limitent à légitimer postérieurement (ou à refuser de le faire) les décisions économiques prises ailleurs et par un autre : « ailleurs » ne signifie pas ici dans un autre pays, mais dans un autre espace qui n’est pas celui des pays ; « autre » ne signifie pas ici « autre peuple » mais le non-peuple. Plus précisément, cet « ailleurs » renvoie à l’espace technocratique construit sous forme de réseau ; et cet « autre » renvoie à un autre sujet avec sa logique propre et ses critères immanents, à un rapport social autonomisé qui s’intéresse à sa propre reproduction sans considération des ruines sociales qu’il laisse sur son passage. La pensée technocratique se développe dans un monde où les règles du capital apparaissent comme des lois aussi immuables que les lois de la nature, ce qui explique la myopie des technocrates en tant que phénomène systémique. Les technocrates ne sont pas incompétents, c’est la compétence elle-même qui est myope. Dans la pensée technocratique, la politique se dégrade en simple gestion.

28Cette gestion conduit à une telle régression sociale en Grèce qu’elle n’est plus compatible avec les institutions modernes de la vie éthique. Si, d’une part, cette gestion détruit les évidences du comportement et les automatismes individuels sans lesquels aucune société ne peut fonctionner, d’autre part un nouveau sujet social et politique apparaît qui la conteste.

29L’enjeu historique du monde a ses lieux privilégiés et ses temps intenses. La Grèce est aujourd’hui l’espace où le temps historique s’intensifie. Le peuple grec, ce petit peuple européen en lutte, incarne aujourd’hui une revendication de justice et de liberté qui traverse les frontières. Comment interpréter différemment le slogan (né en France) : « Nous sommes tous des Grecs » ? Y a-t-il donc de nouveau un sujet qui incarne ce que Hegel appelait l’« esprit du monde[10] » ? En tout cas, l’enjeu demeure ce qu’il a toujours été : la liberté.

30Cette référence directe à une philosophie de l’histoire d’une aussi mauvaise réputation exige certains éclaircissements. Marx lui-même a contribué à cette mauvaise réputation à travers sa critique de la conception de l’histoire de Max Stirner et de Bruno Bauer, qu’il ne distingue pas toujours clairement de la philosophie de l’histoire hégélienne. Certes, l’histoire n’est pas « une suite d’“Idées”, dont l’une dévore l’autre et sombre finalement dans la “Conscience de soi” […]. Cette conception de l’histoire est vraiment religieuse […][11]. »

31Chez Hegel lui-même en tout cas, il n’y a aucune conception « métaphysique » de l’histoire si l’on entend par ce terme un schéma aprioriste censé expliquer l’évolution historique. Selon Hegel « nous devons prendre l’histoire comme elle est ; procéder historiquement, empiriquement[12]. » Si donc l’évolution historique apparaît comme un progrès de la liberté politique, ceci est une simple constatation conceptuelle. Peut-on dans les innombrables faits empiriques de l’histoire, dans cette immense accumulation de donnés et succession d’événements reconnaître une image, une logique, un ordre ? Dire que « la raison gouverne l’histoire », c’est simplement répondre positivement à cette question : l’histoire philosophique de l’humanité, selon Hegel, est celle du passage de la liberté de l’un dans le monde despotique de l’Orient à la liberté des quelques-uns chez les Grecs et les Romains de l’époque classique, à la liberté des tous à l’époque moderne [13].

32Ce processus cependant n’est chez Hegel ni linéaire ni téléologique dans le sens habituel du terme. Il n’y a aucun ???o?, aucune fin définitive. Chez Hegel, les temps modernes sont la fin d’un long cycle historique qui révèle que l’essence de l’esprit est la liberté, mais cette fin n’exclut point son élargissement et de nouveaux accomplissements successifs de ce cycle. Si « la ruse de la raison » utilise les intérêts matériels des hommes comme moyen pour accomplir son but (la liberté), la liberté demeure nécessairement un enjeu aussi longtemps que des intérêts matériels des hommes s’affrontent dans la société et revendiquent le changement social. Et si, comme « l’oiseau de Minerve » qui « prend toujours son envol au crépuscule », la connaissance philosophique n’arrive qu’à la tombée de la nuit, elle ne peut pas prévoir l’avenir : l’hypothèse de l’évolution historique vers la liberté doit être vérifiée, toujours de nouveau, avec chaque fin des cycles historiques.

33Chez Hegel, l’esprit est à la fois l’universel en tant qu’Idée effective (« abstraction in actu » selon une expression de Marx) et en tant que volonté subjective porteuse du changement social et politique. L’universel est une réalité processuelle dont la volonté est le moteur.

34Dans ces derniers temps intenses, en Grèce, le mouvement social à mille visages a organisé des manifestations et des grèves générales jamais vues auparavant. Il est apparu sous la forme des Indignés de la place de la Constitution, sous la forme des actions : « Je ne paye pas », même sous la forme (embryonnaire encore) de milice de protection contre l’activité criminelle des néonazis qui ne se limite plus aux assassinats d’immigrés. Il a découvert de nouvelles formes de solidarité pratique aux victimes de la crise prenant ainsi en charge certaines fonctions de l’État social en faillite. Il a mobilisé des ressources éthiques, dont on ignorait l’existence, notamment pour maintenir en vie la santé et l’éducation publiques. Dans ce pays « corrompu » et « paresseux », les médecins par exemple qui travaillent 16 heures par jour dans les hôpitaux publics, sans avoir aucun bénéfice de leurs heures de travail supplémentaire, sont plutôt la règle. Dans les diverses expressions du mouvement, on expérimente de formes de démocratie directe et d’autogestion.

35En très peu de temps, ce mouvement social a pu se constituer en sujet politique, capable de revendiquer le pouvoir non en tant que mouvement protestataire, mais en tant que sujet qui peut réellement gouverner. La « multitude » des temps néolibéraux est devenue de nouveau « peuple », et le peuple est devenu « classe sociale ». Certes, l’avenir est fort incertain et le pari avec l’histoire reste toujours mélancolique, mais le spectre peut de nouveau sourire. L’esprit ne s’incline plus devant les fétiches.

Notes

  • [1]
    Voir aussi Panagiotis Thanasas, « Je vis et je meurs comme pays » (en grec), The Book’s Journal, no 15, Athènes, janvier 2012.
  • [2]
    European Commission, Statistical Annex of European Economy, Spring 2012 (disponible sur Internet), p. 194.
  • [3]
    K. Marx, Le Capital, t. 2, Paris, Éditions sociales, p. 93.
  • [4]
    Chaque cycle peut être écrit de manière à faire apparaître explicitement la variation quantitative de la valeur y présente. Le cycle du capital-argent par exemple deviendrait A-P-M’, l’apostrophe sur M désignant la plus-value (M’-A = plus-value).
  • [5]
    À ne pas confondre avec le syllogisme d’Aristote. Ici nous sommes très loin d’une logique de type si A…, alors B…
  • [6]
    G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques. I. La science de la logique, trad. B. Bourgeois, éditions J. Vrin, Paris, 1979, add. § 187, p. 164.
  • [7]
    G. W. F. Hegel, La Science de la logique, II, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Paris, Aubier Montaigne, 1981, p. 234.
  • [8]
    European Commission, Statistical Annex of European Economy, op. cit., p. 190 et 203.
  • [9]
    Voir aussi Michel Husson, « Économie politique du système-euro », À l’encontre, juillet 2012, http://hussonet.free.fr/eceurow.pdf, et Stavros Tombazos, « Centrifugal Tendencies in the Euro Area » Journal of Contemporary European Studies, 19: 1, 33 — 46, Routledge, UK, 2011.
  • [10]
    C’est ce que suggère aussi Kostas Douzinas dans son article « De 1821 à 2012 », Journal Avgi, 25/3/2012 (on en trouve aussi la traduction en anglais sur Internet : http://greekleftreview.wordpress.com/2012/03/25/from-march-1821-to-march-2012-a-mediation-on-the-greek-revolution/). Voir aussi son récent livre (en grec), Résistance et philosophie dans la crise, Athènes, Ed. Alexandreia, 2001.
  • [11]
    K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 71.
  • [12]
    G. W. F. Hegel, La Raison dans l’histoire. Introduction à la Philosophie de l’Histoire, traduction K. Papaioannou, Paris, Union générale d’édition, 1971, p. 50.
  • [13]
    Ibidem, p. 84.
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