Notes
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Intervention d’Alain Badiou à la rencontre-débat « Sauvons le peuple grec de ses sauveurs » organisée par la revue ???th???, le 31 mars 2012 au Théâtre de l’Épée de bois à la Cartoucherie de Vincennes.
1Nous sommes ici réunis pour affirmer notre solidarité avec le peuple grec et ses actions de résistance contre ce qui lui est imposé, contre la terrible violence qui lui est faite, contre l’humiliation que les puissants du jour exigent qu’il accepte. Notre sentiment le plus vif est celui d’un partage, d’une co-présence dans la situation que nous infligent les soubresauts de l’ordre capitalo-parlementaire. Nous sommes ici aussi pour essayer de tirer de ce qui se passe des leçons ayant une portée, une valeur, pour le peuple grec lui-même d’abord, mais aussi pour nous tous, puisque, à l’évidence, comme cela a été clairement souligné par tous ceux qui sont déjà intervenus, ce qui arrive au peuple grec, au peuple portugais, au peuple espagnol et finalement à l’ensemble des peuples européens, voire, si même de façon variable, à tous les peuples du monde, est le résultat d’un ensemble de structures et d’agissements qui composent un système, le système mondialement dominant.
2Les régents étatiques de ce système, pour en perpétuer l’existence, doivent ouvrir une nouvelle période particulièrement oppressive et fermée, ils doivent durcir considérablement ce que le capitalisme dominant exige de tous afin de maintenir, dans des conditions de concurrence acharnée, le taux de profit qu’il estime nécessaire à ses appétits. C’est pourquoi il est nécessaire et urgent de mettre en commun les enseignements que nous tentons de tirer à la fois des figures nouvelles de l’oppression, des figures nouvelles de la protestation, et de tout ce que cela implique quant au devenir possible de la politique d’émancipation.
3Nous connaissons le cadre général dans lequel tout ceci se situe. Deux mots le résument : politique « néo-libérale », ce qui veut dire le déploiement à échelle mondiale d’un capitalisme sauvage, et « crise », ce qui rappelle que ce déploiement expose les peuples du monde entier à des risques systémiques proprement désastreux.
4Il y a ensuite les anticipations que nous pouvons faire à partir de ce qui se passe. On l’a fort justement dit ici : la situation en Grèce, en Europe du sud et ailleurs, n’est-elle pas une espèce d’expérimentation ? Ne s’agit-il pas, pour ceux qui nous dominent, ceux qui sont les profiteurs peu visibles du processus en cours, d’examiner s’il est possible d’installer durablement une régression d’une ampleur considérable ? Une régression qui mettrait fin, pour de bon, et, pensent-ils, irréversiblement, à la séquence où, après la crise de 1929, les fascismes, les communismes, la guerre et la résistance, on a mis en place une sorte d’État social. Dans ce genre d’État, l’économie est plus autocentrée, le marché intérieur est privilégié et protégé, les salaires ouvriers augmentent régulièrement, il existe une sécurité sociale et un authentique régime de retraite. En somme, les mécanismes de redistribution partielle des profits, souvent conquis de haute lutte par la génération des résistants et des militants du mouvement communiste et ouvrier, sont dans cet « état social » quelque peu stabilisés. C’est de cette stabilisation qu’on tente aujourd’hui de se débarrasser d’une manière systématique, en expérimentant des formes extrêmement brutales de liquidation des lois, des procédures et des coutumes qui avaient marqué sa mise en place.
5Il y a enfin – et c’est le plus important – ce que nous pouvons penser et dire de ce qui commence à exister en matière de résistance, de proposition politique populaire, d’idées neuves concernant la mise à jour de notre pensée collective, dans cette nouvelle situation. Bien entendu, et c’est toute la difficulté, nous ne pouvons pas être dans une posture qui consisterait à simplement défendre un passé. Si nous avons affaire à une offensive novatrice des adversaires, la riposte, la résistance et la recomposition des choses devra, elle aussi, être inventive et novatrice. Nous ne pouvons ni prévoir, ni encore moins avoir pour programme, une restauration de la période dite des « Trente glorieuses ».
6Quant à moi, je voudrais dire juste quelques mots sur chacun de ces trois niveaux : analytique de la situation, nature des projets et des expériences de nos adversaires, idées pour une politique neuve.
7En ce qui concerne le cadre général, tout a été déjà fort bien analysé concernant le caractère systémique de la crise, l’hégémonie du capital financier, et tous les autres grands paramètres structuraux de la situation européenne actuelle. Ce que je voudrais souligner, c’est l’existence, à échelle mondiale, de ce qu’il convient d’appeler de nouvelles pratiques impériales. Des pratiques impériales qui ne consistent pas à occuper des pays, à les coloniser, à en extraire tout ce qu’on peut en extraire et à se heurter ensuite éventuellement à des résistances nationales, à des luttes de libération nationales. Les nouvelles entreprises impériales consistent bien plutôt à créer ce que je nommerai des zones, où les États locaux sont affaiblis, voire absents, où les territoires sont dépecés, où se créent des enclaves sous la juridiction d’armées privées, directement dépendantes des grandes firmes, et où la prétendue « communauté internationale » ne fait en réalité que protéger les agents dominants du pillage, et entretenir des États soit fantoches, soit impuissants. C’est ce que j’appellerai une pratique de zonage, pour l’opposer au colonialisme traditionnel. Le zonage consiste en la création de territoires soustraits à toute autorité organisée, où circulent des bandes armées, où le pouvoir étatique traditionnel doit être disloqué et où des interventions internationales, à prétexte ou à raison d’être humanitaire, sont menées dans une sorte de chaos général de la gestion même des populations et de l’espace. Le prétexte en est souvent le renversement d’un « dictateur », qui ouvre aussitôt un pays entier à la dévastation, où on trafique à partir de la protection militaire d’enclaves productives, et où les populations vivent dans une situation à ce point décomposée et sans repère que même l’organisation d’une résistance est extrêmement difficile.
8Ces entreprises ont trouvé leur paroxysme, à l’heure actuelle, dans le continent africain où des territoires gigantesques comme le Congo, l’ensemble Somalie-Éthiopie-Érythrée, toute une partie de l’Afrique occidentale et centrale, sont littéralement livrés à des nouvelles formes de pillage, à une échelle sans précédent. Il ne s’agit plus d’un pillage systématiquement organisé par une administration aux mains d’une puissance coloniale étrangère, comme autrefois. Il s’agit d’un pillage dans des zones découvertes, où circulent, se vendent, s’échangent des quantités considérables d’armes lourdes, et où des bandes armées, liées à des intérêts « occidentaux » variés et à des gouvernements de toutes sortes, se sont substituées territorialement à tout pouvoir étatique. Il n’y a plus que violence, affairisme et prédation anarchique, au point que les fameux « dictateurs », dont le renversement a été salué par la propagande occidentale, et qui de fait n’étaient pas des petits saints, sont peu à peu partout regrettés par des peuples aux abois.
9Ces dispositifs extrêmes jouent déjà un rôle considérable dans les pratiques impériales contemporaines. On peut sans doute parler, avec le zonage, d’un impérialisme de la désorganisation plutôt que de la colonisation. La prédation va s’installer, à l’abri de toute autorité étatique constituée, sur les sites de matières premières, sur le bois, sur les forêts, sur les ressources minières. Là comme ailleurs aujourd’hui, le régime général des choses favorise l’activité privée, la prédation directe, y compris la négociation privée avec des mercenaires et des bandes armées, avec une couverture générale d’intervention militaire de type gouvernemental, évidemment « humanitaire », quand pointe le risque qu’un vrai pouvoir national et populaire s’installe quelque part. On voit ainsi se constituer des tutelles étrangères, des morcellements territoriaux, des interventions, sous couvert de la « communauté internationale », d’une durée interminable et qui contribuent progressivement à créer une sorte d’anarchie rampante, une zone d’insécurité générale dont l’existence est finalement favorable au type de prédation nouveau dont les grandes puissances et les grandes firmes qu’elles protègent estiment avoir besoin.
10Il est caractéristique, je le signale en passant, que le solde réel et objectif, de l’intervention franco-anglaise en Libye soit et sera de plus en plus exactement de cet ordre. Sous le paravent, comme partout ailleurs, des « élections démocratiques », l’État sera rapidement livré à des factions privées, incapables de s’imposer sans la caution et la tutelle des puissances étrangères. Rien ne sera constitué qui approche, et de loin, la marge de manœuvre, nationale et internationale, qui était celle de Khadafi. L’armée « nationale » sera un concordat provisoire de bandes armées. Finalement on sécurisera la seule chose qui compte dans cette affaire, c’est-à-dire les zones pétrolières, et on aura une situation qui sera une situation d’incertitude quasiment définitive, comme c’est le cas en Somalie depuis cinquante ans, comme c’est aussi bien le cas aujourd’hui en Irak, en Afghanistan, au Congo, en Côte d’Ivoire, au Mali, etc.
11Il faut avoir présent à l’esprit ce cadre général, cette novation en quelque sorte post-étatique de l’activité impériale, où le zonage s’efforce, non d’installer une autorité centrale à sa botte, mais de détruire toute forme d’autorité locale, et par voie de conséquence toute possibilité de consistance populaire.
12C’est dans ce cadre général qu’il faut tenter de comprendre ce qui s’expérimente en Europe aujourd’hui. Bien entendu il y a la crise systémique du capitalisme. Mais ne restons pas au niveau des violences économiques et sociales qu’elle inflige, qui sont aussi évidentes que dramatiques, et qui ont été très bien décrites : le transfert massif de fortunes en direction d’intérêts privés, le processus qui vise à extorquer aux peuples un paiement indéfini de la dette et à supprimer à cette occasion les avantages sociaux, même les plus minimes, etc., etc. Certes, cela à soi seul justifie entièrement la révolte, la levée et le soulèvement des peuples.
13Mais un point que je crois important est la tentative, sous de formes qui ne sont pas, ou pas encore, d’une violence comparable à celle dont je parlais à propos du pillage de l’Afrique, d’expérimenter une sorte de mise en tutelle des États les plus faibles, et ainsi d’exercer, sous couvert des « nécessités de la crise », une sorte de souveraineté indirecte sur les peuples. Ce mécanisme repose lui aussi sur l’affaiblissement systématique des États ou de ce qui en subsiste. Il est tout de même extraordinaire que dans un pays comme la Grèce, mais aussi dans un pays de l’importance de l’Italie, on ait installé des gouvernements dont la légalité est finalement douteuse, des gouvernements qui sont composés de techniciens au service manifeste des intérêts financiers, ou élus à grand renfort de propagande internationale mensongère et explicitement anti-populaire. Ainsi les peuples ne sont plus confrontés à des représentants politiques de type classique, mais à une sorte de couverture pseudo-étatique locale des procédures prédominantes du banditisme financier, de manière à rendre possible leur déploiement dans des conditions si troubles et si anarchiques que les peuples n’auront aucun moyen d’organiser là-contre leur propre vision des choses. Les principes d’organisation, de représentation et de négociation traditionnels, dont on sait pourtant qu’ils laissaient en dernier ressort le pouvoir aux mains des bourgeois, sont eux-mêmes, dans cette configuration, petit à petit entièrement mis à mal. De purs fondés de pouvoir du Capital s’installent sans vergogne aux commandes, sous le prétexte de la « nécessité ».
14Je propose donc de dire que le zonage, ce que j’appelle le zonage, c’est-à-dire la substitution, à un concert plus au moins équilibré de nations et d’États, d’une situation beaucoup plus trouble et anarchique, où les réseaux de pouvoir sont disloqués, où des milices font la loi, où la tutelle indirecte et prédatrice des grandes puissances s’affirme d’une façon de plus en plus prégnante, tend à s’étendre à l’Europe elle-même.
15Je perçois une homogénéité entre les procédures extraordinairement violentes mises en œuvre dans ces zones de pillage ouvert que sont aujourd’hui devenus quantité de pays en Afrique ou au Moyen Orient et la façon dont sont traités aujourd’hui les peuples grec, portugais, espagnol, et finalement, peut-être, tous les peuples, dès lors qu’est expérimentée, à grande échelle, la possibilité de les traiter tous comme des gêneurs au regard de la « nécessité » de la prédation capitaliste. On voit déjà que, partout, une masse de gens pauvres sont considérés comme provisoirement utiles si on a besoin de les mettre au travail, s’ils servent à l’extorsion de plus-value, mais comme de trop, gênants et coûteux s’ils encombrent, par la seule nécessité de leur survie, les mécanismes généraux du pillage, de la concentration des capitaux et du développement de ce qui est considéré comme l’économie rationnelle.
16Il est particulièrement significatif qu’on tente d’introduire dans les constitutions nationales des principes, des formules allant dans le sens de ce qu’on pourrait appeler des obligations capitalistes. Concernant la gestion financière des États, leur dette, l’impossibilité de nationaliser les grandes entreprises, l’impératif de la libre concurrence… Ainsi des règles d’appartenance irréversible au capitalisme mondialisé sont et seront imposées par tutelle aux États, à la constitution des États, par des organismes supranationaux de provenance diverse. Cette volonté de rendre constitutionnelle la dépendance de la vie des peuples par rapport à la souveraineté du Capital est tout à fait frappante. Elle indique qu’on entre dans une période où ce que j’appelle le zonage se substitue à une sorte d’équilibre juridico-étatique entre l’existence pratique des peuples, les formes de pouvoir et l’organisation économique générale. Il s’agit de rompre délibérément cet équilibre, et de se satisfaire de situations volontairement déséquilibrées et errantes où les plus pauvres, les plus démunis, seront ouvertement sacrifiés, étant publiquement considérés comme de trop.
17Alors, sans doute, il faut résister. Mais le mot résistance, comme vous le savez, est un mot ambigu, parce qu’il peut très bien désigner la volonté de reconquérir les avantages antérieurs, de rétablir les équilibres et les compromis d’autrefois. Il est bien vrai que, quand il y a quelque chose à quoi on tient, à quoi le peuple tient, il doit le défendre. Mais le problème auquel nous sommes convoqués par les pratiques impériales de type zonage est que les formes d’action que nous connaissons, manifestations, protestations, pétitions, meetings, et finalement élection de partis « de gauche », datent précisément de l’époque impériale antérieure. Il est du coup impératif d’examiner de très près les processus politiques réels qui introduisent du nouveau, si limités soient-ils au début, et singulièrement, si elles existent, les forme nouvelles d’organisation, durables, solides, capables d’unifier à terme de grandes masses populaires. Le but est de comprendre ce que nous devons, de notre côté, produire de nouveau dans l’espace politique auquel nous sommes convoqués par les initiatives, très en avance sur les nôtres, de l’oligarchie qui nous fait face.
18Il faut noter au passage qu’il ne semble pas qu’on puisse fonder le moindre espoir sur des distributions politiques antérieures. Nous avons vu à l’œuvre, dans ce genre de conjoncture, des gens qui se réclamaient de l’héritage social-démocrate, Zapatero en Espagne ou Papandréou en Grèce, et nous savons de quoi ils sont capables. En France non plus, n’ayons aucune illusion sur ce qui va se passer.
19En vérité, nous devons connaître, filtrer et discuter au long cours les enseignements des actions populaires que suscite le nouveau cours de choses – qu’elles aient été celles situées dans des pays arabes, que ce soit le mouvement des Indignés ou la résistance du peuple grec – à la lumière d’une grande et centrale question politique : où se joue, sur quel point déterminant se joue, une volonté effective non seulement de freiner, d’enrayer, le processus en cours, mais de l’interdire, c’est-à-dire d’ouvrir à un processus entièrement différent, qui ne sera pas simplement une tentative localisée de conservation de morceaux et de débris des compromis antérieurs.
20La situation, de ce point de vue-là, est une situation extrême, en ce qu’elle met à l’ordre du jour une re-fondation politique pratiquement complète. Je nomme cela, vous le savez, l’inéluctable nécessité d’une rénovation et d’une remise en circulation de l’idée communiste. C’est de l’intérieur d’une conviction de ce type qu’en examinant les processus de l’action populaire, en discutant des formes d’action et d’organisation susceptibles de faire face à l’extension impériale du zonage, qu’on pourra donner forme et puissance, non à la seule résistance désespérée dont les peuples sont capables, mais à une vision globale, économique, sociale, associative, populaire, à une politique en somme, une politique entièrement étrangère à celle qu’on nous inflige. Sous le signe du communisme, en tant que vraie sortie du capitalisme et des pratiques impériales, peut s’ouvrir une nouvelle période pour un antagonisme essentiel, un partage absolu des visions du monde et de son avenir, et non pas simplement pour une protestation, fût-elle véhémente, fût-elle désespérée contre le caractère « exagéré », « inutilement agressif », en réalité novateur à sa manière, de la pratique de nos maîtres.
21C’est bien pour cela que notre réunion aujourd’hui, où l’on peut écouter ce que tout le monde a à dire, enregistrer la singularité des situations, disposer cette situation dans un horizon général, est si importante : elle contribue à ce que nous entrions petit à petit dans la conscience que s’ouvre une nouvelle époque. Pour le moment, ce sont nos adversaires qui sont à la manœuvre. Ce sont eux qui tentent d’ouvrir une nouvelle époque, même si cette « nouveauté » consiste surtout à balayer un siècle de transformations et de combats populaires, quelques décennies où fut contrariée une partie de leur arrogance de prédateurs. Nous n’en sortirons pas si nous n’engageons pas nous-mêmes nos pensées et nos actions, pas à pas, dans une nouvelle époque. Nous sommes là rassemblés en tant que pionniers, en tant que déchiffreurs. Nous sommes tous ici les ouvriers d’une grande tâche. Nous sommes au point où la rénovation de l’ambition politique est à la fois difficile et urgente. C’est bien ce que la résistance, mais aussi les grandes difficultés, de nos amis grecs nous enseigne.
Notes
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Intervention d’Alain Badiou à la rencontre-débat « Sauvons le peuple grec de ses sauveurs » organisée par la revue ???th???, le 31 mars 2012 au Théâtre de l’Épée de bois à la Cartoucherie de Vincennes.