Lignes 2012/1 n° 37

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Article de revue

Quand la réponse précède la question

Pages 44 à 51

Notes

  • [1]
    Cf. J. Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.

1Il n’y a guère à y revenir : au printemps prochain, c’est une perspective consternante qui attend ceux, s’il en reste, qui seraient encore attachés à l’idée de se faire un destin collectif quelque peu enviable. Autant pour le peu de pensée et de hauteur de vue qui anime les principaux candidats à la présidentielle et les partis qui les soutiennent, que pour l’inquiétude que l’on ne peut que ressentir quant aux conséquences d’une telle situation.

2Car cette indifférence, au demeurant tout à fait compréhensible, vient se confondre avec le désir plus ou moins secret d’en finir avec la démocratie. Tant il est vrai qu’on ne peut guère distinguer, dans l’anonymat de l’abstention, entre le rejet, au nom d’une espérance en une vie démocratique plus authentique, de la horde de clones insanes qui se présente pour diriger les affaires publiques et la vielle « haine de la démocratie [1] », consubstantielle à tout fonctionnement démocratique. Celle-là même qui fait plus ou moins secrètement convoiter chez beaucoup l’instauration – démocratique, cela va de soi – d’un pouvoir d’un tout autre genre pour nous en débarrasser.

3On aurait tort de penser qu’une telle déroute marque le point final de la spectaculaire régression qui caractérise la vie politique des pays dominants du monde mondialisé. Elle ne constitue en réalité qu’une première étape, si consternante soit-elle, d’une forme nouvelle de soumission au pouvoir plus grande encore qui se prépare. Et si cette étape est en tout point effrayante c’est parce qu’elle outrepasse déjà notre propre imaginaire de la déroute, toute anticipation, même la plus alarmiste, de la déchéance contemporaine du politique. Car ce qu’il nous est donné de constater, c’est le caractère à la fois inexorable, définitif et largement consenti par tous de la rupture avec ce que fut la vie politique héritée de Lumières et de la Révolution française. Nul n’a été besoin de coup d’État militaire pour cela ; ici comme ailleurs, tout a eu lieu avec l’assentiment muet de ce que, faute d’un mot plus adapté et en dépit de l’appauvrissement de leurs liens, on est bien obligé d’appeler encore nos « sociétés ». Le pire viendra, et sans beaucoup tarder sans doute, mais il ne sera pas vécu ni perçu comme tel. C’est le propre des grands bouleversements que d’abriter, derrière la lumière aveuglante d’un événement inaugural, la poursuite de leurs effets de transformation en profondeur.

4Ce processus est à l’échelle planétaire et c’est comme signe des temps prochains et non comme régression qu’il faut voir l’issue des scrutins dans les pays arabes secoués, chacun à sa façon, par les révolutions populaires de 2011. À l’issue des premières élections démocratiques, ce sont, en Tunisie, au Maroc, en Égypte et en Libye bientôt, des partis islamistes qui sont portés au pouvoir. Des équivalents des partis démocrates-chrétiens dit-on pour certains d’entre eux. Quoi qu’il en soit ce sont des bourgeoisies nouvellement parvenues et les plus étroites d’opinion qui ont été portées par le peuple en lieu et place des anciennes coteries et autres protégés des oligarques. Ce dont leur succès témoigne c’est d’un renoncement à la seule volonté du peuple comme souveraineté reconnue au profit de la soumission à Dieu. L’avenir dira jusqu’où Dieu peut servir dans l’enrichissement et l’ambition de ces nouveaux promus.

5Quant à l’« Europe politique » – bien qu’encore dans les limbes, à ce qu’on dit – elle a déjà clairement donné à voir l’essentiel de son rôle futur qui se résume à ceci : en finir avec la représentation politique du peuple et, si possible, avec ce qui reste de l’ombre portée du peuple dans le gouvernement. On parle de « consulter » le peuple au moyen des élections, mais plus personne ne veut supposer un peuple politique qui porte au pouvoir les tenants de ses choix. La Grèce, puis l’Italie, selon deux processus en apparence distincts, se retrouvent en cette fin d’année avec, à leur tête, deux prototypes exemplaires du gouvernement de demain : des familiers de la finance, de ceux qui ont fait d’elle une sorte de patrie, des hauts techniciens de l’argent, des non-politiques. Autrement dit, des spécialistes de l’économie à présent dépourvue de toute réalité matérielle ; des agents d’un pouvoir absolument incontrôlable. D’où il résulte que ce sont les élections elles-mêmes qui sont à mettre en cause. Quel besoin en effet de consulter des électeurs qui ne connaissent rien à la réalité des tractations, des mouvements et des rapports de force qui gouvernent leurs conditions d’existence et qui, de ce fait, ne sont absolument pas compétents pour juger de la meilleure façon de conduire les affaires publiques ? Comment continuer à exercer le pouvoir lorsqu’on est affligé d’un tel handicap, telle est la question. Le peu qui reste de souveraineté populaire dans les décisions politiques est depuis déjà longtemps présenté, sans plus de manières, comme un archaïsme culturel qu’il faut savoir supporter, au même titre que la journée chômée du Premier mai.

6Cette leçon pour l’avenir, les journalistes se sont empressés de la relayer, chacun y apportant en soutien l’argument de son goût, à propos du projet de référendum en Grèce. Il en ressort ceci : que sur les choses essentielles et graves, le peuple n’a rien à faire avec les élections sauf à approuver majoritairement et désapprouver minoritairement ce qui se fait en son nom ; le consulter ne peut servir en ces cas qu’à aggraver les choses. Le peuple désormais n’est tout au plus qu’un repoussoir. Cela est vrai à ce point que celui qui prétend s’en remettre au peuple pour décider de l’avenir fait figure d’hypocrite ou de démagogue qui sait très bien que le peuple n’a rien à faire là. Mieux : celui qui fait référence au peuple est un populiste qui flatte le peuple alors qu’il en sait très bien l’incurie et l’inanité.

7Rien n’est plus vrai au demeurant. Car ce qu’il en est du peuple, de sa sagesse invoquée, de sa force et de son pouvoir, c’est ce qui en a été fait : une multitude automatisée, en short, survêtement et sandales qui consomme éperdument et croit volontiers en sa capacité de juger de tout. Une cohorte infantilisée livrée aux démiurges de ses « envies », un bloc d’ignorance crâneuse qui résulte de cinquante années d’abêtissement acharné, de laminage des esprits et de raillerie envers toute forme de pensée un tant soit peu exigeante et d’usage de l’esprit.

8Au lendemain de la promesse de démission de Silvio Berlusconi, une journaliste sur une radio nationale, frappée soudainement par la providentielle évidence des choses, s’est écriée avec enthousiasme, sans la moindre malice ni la moindre conscience de ce qu’elle disait : « Les banques en Italie viennent de réussir là où le peuple avait échoué ! » Game over, et rideau sur l’avenir de la pensée !

9Ce qui reste de la politique ? Des reliques sur lesquelles s’acharnent les politologues, intellectuels de bazar et autres spécialistes de l’absence d’avis sur toute chose. Mais aussi des images en forme d’icônes anciennes, des gestes fossilisés et des expressions labellisées qu’empruntent les enfants de la middle class mondialisée qui ont trouvé dans cette brocante de quoi s’enivrer d’importance.

10Le caractère pathétique de ce revival de carnaval est à lui seul la confirmation de la disparition d’une pensée radicale qui entendrait reprendre les choses, démocratie comprise, à leur début et prendre le mot démocratie lui-même au pied de la lettre. En lieu et place de quoi il faut subir en images, textes et bavardages cette triste affaire dite des « indignés ».

11« We are the world, we are the children » ; nous sommes le monde, nous sommes les enfants, clamait une sorte d’hymne planétaire précurseur de cette pantomime. La belle affaire : « Nous sommes les enfants, l’innocence même, la non-pensée, la non-intention, la non-volonté de tout changer, le degré zéro du politique et de toute existence sociale, nous sommes les chérubins aimés de cette société qui est injuste avec nous ! ». Où sont donc les parents de ces enfants ? est-on en droit de se demander et qui est leur père ? On aura vite compris comment ces jeunes gens voient leur relation au pouvoir, de quel genre est leur esprit critique et comment eux-mêmes se voient dans leur costume de citoyen du monde !

12D’ailleurs, les opérations de police lancées contre les indignés de Madrid, d’Oakland ou de Paris étaient toutes accompagnées de ce message de paternité sévère et compréhensive : « Votre message a été entendu dans le monde entier, maintenant il vous faut rentrer chez vous sagement, nous vous avons entendu et c’est à nous d’agir à présent ! ». On se croirait volontiers dans un atelier d’expression de centre aéré ou une halte-garderie.

13« Nous sommes les 99 % – clament-ils aujourd’hui – et 1 % seulement de privilégiés s’accaparent les richesses ! » Ce que veulent les enfants indignés des classes moyennes, ce n’est pas reconsidérer les fondements des sociétés dans lesquelles ils vivent et qui les ont enfantés, c’est tout simplement partager les bénéfices réalisés par celles-ci. Et cela, sans jamais rien mettre en question sur la façon de les réaliser, sans le moindre coup d’œil sur la somme de misères, de malversations, de crimes et d’humiliations qui en accompagne l’accumulation.

14Progéniture de l’infantilisation consumériste, chez qui « l’envie » a remplacé la volonté et chez qui le mot « travail » déguise une insondable nullité de pensée et d’imagination, ces rejetons apathiques de l’hédonisme marchand se disent conscients de tout et s’en donnent l’attitude sans avoir la moindre idée de ce que le mot conscience peut bien vouloir dire. Une fois décomptés les policiers en civils, ceux en uniforme, les journalistes en civil et en uniforme, les photographes et les vidéastes professionnels et amateurs, ils étaient entre 180 à 250 sur les gradins de la City Plazza d’Oakland – sinistre parodie d’espace public miniature de style galerie marchande –, dans un remake approximatif du mouvement des droits civiques des années soixante, à se donner l’importance de leur condition d’enfants de la middle class promis au bonheur et déçus par les banques. Une sorte de rassemblement de scouts avec tentes de camping décorées de mots d’ordre décourageants d’insignifiance réclamant tout ensemble la généralisation du recyclage des déchets et le boycott des banques réputées « inciviles ». Comble de l’injure et de la grossièreté, c’est aux mouvements révolutionnaires qui affrontent au prix que l’on sait les dictatures arabes que tout cela se voit associé, par la bêtise sirupeuse de quelques journalistes avides d’effusions disney-worldesques et qui voient sans doute en chacun de ces nourrissons grandis hors-sol des rebelles enfin compréhensibles et acceptables. Ces enfants modèles du struggle for life annoncent sans frémir qu’il faut « ramener les hommes politiques à la raison » car, selon eux : « ils s’égarent et sont aveugles. » En deux semaines à New-York, ce sont 450 000 dollars qui ont été récoltés par les campeurs révoltés. Réaction médiatique, et forcément experte en la matière : « C’est tout simplement que leurs mots d’ordre et leurs formes de lutte étaient justes et touchaient tout le monde ! »

15Tout le monde ? Allez vous mettre à la porte du siège de la Banque de France pour réclamer des droits effectifs réels quand vous êtes travailleur africain non déclaré, sans papier ou SDF et vous verrez bien si vous récoltez 450 000 dollars en quinze jours ! Et vous verrez qui est enfant de qui.

16Alors quoi ? Voter, ne pas voter ? Reste évidemment la tentation de voter (pour le moindre mal, toujours pour « éviter » quelque chose), ne serait-ce que pour conserver la possibilité qu’il y ait encore de la politique possible. Mais qu’est-ce qui permet de penser que la politique sera à nouveau possible et à quelle condition ? Pour l’heure ce qui fait cruellement défaut dans les démocraties proclamées – et qui fait que l’on ne peut guère les appeler démocraties à ce jour –, c’est une culture politique du peuple censé manifester en pleine conscience sa souveraineté.

17Et une culture politique cela commence par réfléchir sur le nom et le sens que l’on donne aux choses et aux événements, pas par des choix bâtis sur le modèle de la consommation et de la surenchère foraine des annonceurs publicitaires et des chaînes de télévision. Pour l’instant en matière de culture politique c’est de fétichisme du mot démocratie qu’il s’agit, d’invocations et d’incantations, toutes vides de contenu.

18Alors, si ce monde va aussi franchement et volontairement à sa perte, autant qu’il y aille vite pour en vivre au plus vite le remplacement. Et il convient même de l’aider chaque fois que cela s’avère possible. Pas de le critiquer ou de le condamner – c’est là une affaire hors de saison, une ancienne ferveur pour le sauver contre son gré – ; il convient au contraire de faciliter toute chose sur la voie dans laquelle il s’est engagé. Et qu’on n’aille pas nous dire que c’est là lui vouloir du mal, c’est exactement ce que font sans le revendiquer ceux qui disent s’y épanouir le mieux.

19L’intérêt de ce monde est exactement dans tout ce qui veut l’accomplissement de son destin. Et ses faveurs vont en fait sans réserve vers tout ce qui peut en aggraver le cours.


Date de mise en ligne : 19/03/2014

https://doi.org/10.3917/lignes.037.0044

Notes

  • [1]
    Cf. J. Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.

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