Notes
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[1]
Le processus révolutionnaire en Tunisie, après avoir détrôné le dictateur, continue à ébranler et détruire, par la contestation pacifiste de la rue, les symboles de l’ancien régime qui s’est employé à introduire dans les plis de la société tunisienne l’illégalisme, l’égoïsme, la corruption et les rapports violents de domination. C’est pourquoi, dès le départ de ce processus, le 17 décembre 2010 quand Mohamed Bouazizi s’est immolé, la population de plus en plus nombreuse, a revendiqué le droit à la dignité et à la liberté.
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[2]
Visiblement, l’explosion des identités culturelles et l’éclatement des nationalismes monolithiques ont, dans une large mesure, déstabilisé l’équilibre précaire du monde de l’après guerre. C’est pourquoi les penseurs et les idéologues ont essayé de promouvoir des solutions depuis l’expérience du Canada, solutions qui oscillent entre l’assimilationnisme et le différentialisme et le débat a pris finalement une dimension politique qui, dans une large mesure, refoule, dans les pays démocratiques, l’expression de la différence vers la sphère de la vie privée alors que l’on s’efforce par tous les moyens technologiques disponibles d’obtenir l’adhésion (faible ou militante) à un projet unique, à une forme d’unité culturelle et idéologique, unité qui comporte bien sûr plusieurs facettes garantissant parfois le choix démocratique mais qui confirme la cohésion sociale par la réduction des différences. Le multicultural melting-pot, par exemple, est une célèbre tentative idéologique d’obtenir la fusion des cultures coexistantes pour constituer un « bloc » indifférencié au nom d’un civisme approprié.
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[3]
L’effondrement du communisme européen est une preuve que le désir de liberté individuelle est une réalité qu’il ne faut jamais négliger. Ce désir de liberté constitue un cadre approprié pour comprendre les perspectives de l’identité comme futurition. La modernité implique ipso facto une reconnaissance de la liberté comme seul moyen de cohésion et de cohabitation dans les différentes sociétés. Je n’irai pas jusqu’à dire comme Francis Fukuyama que la fin de l’histoire n’est que l’accomplissement de la démocratie libérale dans sa configuration occidentale et américaine ; mais je pense que le désir de liberté est un élément bâtisseur d’une société équilibrée. Le projet marxiste, qui a cherché à promouvoir une forme d’égalitarisme social aux dépens de la liberté, a échoué en partie parce qu’il n’a pas tenu compte de ce désir. La dictature du prolétariat est une tentative d’arriver à instaurer une égalité au delà des différences que Kojève qualifie de « nécessaires et inamovibles ». Il est évident que le désir de liberté n’est pas plus fort que celui d’égalité. Mais il est temps, après l’effondrement de l’univers communiste européen, de réfléchir sur la dialectique de la liberté et de l’égalité. Peut-on, par exemple, appeler à l’abandon des principes libéraux pour lutter contre les inégalités ? A-t-on le droit, dans nos sociétés, de privilégier l’égalitarisme à la liberté ?
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[4]
W. Montgomery Watt, La Pensée politique de l’islam, Paris, PUF, 1995, p. 113.
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[5]
F. Rosenthal, The Muslim Concept of Freedom, Leyde, 1960, p. 122.
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[6]
L. Massignon, L’umma et ses synonymes, opera Minora, Beyrouth, 1963, t.1, p. 97-103.
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[7]
On peut localiser quatre sens du mot umma dans le Coran : 1) Le sens de Waqt et de hîn, la durée et le laps de temps (XI, 8) : « Peut-être, remettrons-nous pour eux d’un certain temps (umma) le tourment qui doit les frapper ? » ; 2) Le sens du droit chemin, de l’exemple : « Abraham fut un exemple unique (umma) de soumission totale à Dieu… » (XVI, 120) ; 3) Le sens de groupe de gens : « Des pâtres (umma) s’y étaient attroupés abreuvant leur bétail… » (XXVIII, 23) ; 4) Le sens d’un groupe ayant la même religion : « Vous auriez formé une seule et même communauté (umma), si Dieu l’avait voulu. » (V, 48).
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[8]
Fârâbî, Idées des habitants de la cité vertueuse, trad. de l’arabe et annoté par Y. Karam, T. chlala et A. Yassen, Beyrouth, Le Caire, 1980, p. 85.
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[9]
Par sécularisation ici, nous entendons tout simplement le fait de libérer la pensée politique et éthique du pouvoir religieux. Pour plus d’analyse de cette idée en islamologie, cf. Abdelmajid Charfi, « La sécularisation dans les societés arabo-musulmanes », in Islamo christiana VIII, 1982.
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[10]
Il est significatif que Fârâbî analyse ces critères d’associations des hommes dans le chapitre XXXIV consacré aux « idées des habitants des cités ignorantes et égarées » (cf.Idées des habitants de la cité vertueuse, op. cit, p. 114-115). cf. N. Nasser, op. cit., p. 42.
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[11]
« D’autres pensent que ce lien provient d’un serment, d’une alliance et d’un pacte réciproque qui déterminent la contribution personnelle de chaque membre… » Fârâbî, op. cit., p. 115
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[12]
Il n’y a pas de présupposé racial dans cette théorie des qualités naturelles. Il faut peut être interpréter ces deux critères dans un sens cosmologique et géographique puisque, selon Farâbî, ces caractères et ces qualités sont causés par des facteurs matériels et naturels comme la spécificité géographique, climatique etc. (cf. Kitâb al Siyâsa al madaniya, op. cit., p. 71).
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[13]
À vrai dire, Fârâbî reconnaît l’aspect naturel du langage mais le situe au niveau positif et conventionnel. Cf. Kitâb al hurûf, établi par Muhsen Mahdî, Beyrouth, 1970, p. 136-137.
1Pour pouvoir montrer le rôle positif de l’émotion dans l’agir révolutionnaire, celui qui réoriente le mode de vie dans une direction radicalement nouvelle, il faut entreprendre ce qu’on peut appeler « une phénoménologie de l’affectivité ». Rappelons que, dans le sens le plus courant, l’émotion est tenue pour un simple désordre de la conduite, elle est un phénomène tout simplement subi, ce qui témoigne de la passivité de la conscience. Ce désordre peut aller loin et provoquer une situation chaotique, violente et parfois incontrôlable. Sans nier ce côté négatif, il est possible de la considérer à l’instar de Sartre comme un acte et non un déterminisme. C’est une manière qu’utilise la conscience en face du monde ; cette conscience n’est pas affectée d’émotions. C’est une certaine appréhension du monde, différente d’un cas à l’autre. L’essentiel, c’est qu’on a rapport au monde et non à une pure intériorité. Cependant l’émotion reste un vécu de la conscience spontanée en face du monde. C’est une « conscience captive ». Elle vit son monde comme un monde magique. Il s’agit d’une sorte de chute brusque de la conscience dans le magique, avec ce qu’elle comporte comme « assujettissement » et envoûtement. Il y a là une certaine volonté de transformation du monde, mais en l’absence de procédés matériels effectifs. Comme la magie implique la croyance, l’émotion, elle aussi implique la croyance.
2Penser la croyance aujourd’hui c’est avant tout produire un sens, chercher une présence et affirmer une idée de soi. C’est déployer, avec les ressources conceptuelles propres à la philosophie, trois questions fondamentales, dont l’articulation donne à réfléchir notre présence : quelle est l’essence du phénomène croyance comme tel ? Que signifie le devenir de la croyance ? Quels sont les effets de la croyance ?
3On le voit, de ce triple point de vue, l’accent porte non seulement sur la diversité des manifestations historiques de la conscience, surtout religieuse, mais encore sur les différents plans où se présente l’effectivité de la croyance : attitudes spirituelles certes, mais aussi catégories mentales et discursives, positions sociales et politiques. Quand Derrida, dans Foi et savoir, parle de la nécessité de « passer par une certaine abstraction, la plus désertique des abstractions, celle de notre temps », il ne met pas en cause l’entrelacement de ces trois constituants de la croyance, sens, présence et constance. « L’acte de foi, précise-t-il, a partie liée avec son opposition, et la raison critique elle-même, loin de s’opposer à la religion, la porte » (p. 46). Évidemment, le déracinement qui a lieu par la machine, la technique, la télé-technologie, les télécommunications, le cyberespace, le numérique va d’une certaine manière déterminer le devenir de la croyance. La production du sens, l’affirmation de la constance à soi se métamorphosent en une sorte de mutabilité qui fait du problème de l’identité par la croyance une machine idéologique parfois infernale où l’émotion libère son énergie destructrice.
4Mais elle peut aussi s’ouvrir à un vivre-ensemble démocratique. L’exemple de la révolution tunisienne [1] est édifiant. Non seulement, elle n’a jamais été dirigée par une élite religieuse ou non religieuse, mais elle n’a comporté aucun mot d’ordre identitariste. La population révoltée n’a pensé qu’à la liberté et à la dignité. Dans ce cas, la mutabilité de l’identité est allée vers une production d’un sens nouveau, celui de revendiquer sa part à l’universalité. Le repli identitaire encouragé par le dogmatisme nationaliste et l’intégrisme religieux, celui qui a toujours fonctionné comme refus de l’autre, en diabolisant ses modes de vie et de penser, n’a pas fonctionné dans cette révolution pour la détourner de son objectif premier, à savoir le désir de la liberté. C’est une révolution qui est en train de construire un autre type d’identité qui ne se définit plus par l’appartenance ethnique ou religieuse mais qui fait de cette appartenance un simple support pour un projet d’un vivre-ensemble dans la dignité.
5Il est possible aussi de penser l’émotion en général et la croyance en particulier à partir des travaux historiques qui font autorité et qui conduisent à une certaine représentation proprement philosophique. De Platon et Aristote jusqu’à Kant, en passant par les philosophes arabes, musulmans, juifs et chrétiens, les philosophes se seraient intéressés à Dieu, au religieux et à la croyance, négligeant quelques fois la médiation religieuse. Depuis Schleiermacher et Hegel, ils pensent l’immanence de la conscience religieuse.
6Notre démarche, ici, est autre. Nous partons de l’idée derridienne que ce phénomène de la croyance impliquée par l’émotion ne peut être approché que dans une situation donnée pour l’analyser dans l’aujourd’hui du monde en général et à la lumière des constituants de l’islamité qui dérange et déstabilise l’idée même de croyance.
7Or, la visibilité catastrophique du monde [2] actuel, avec ses guerres, ses exclusions, ses violences quasi-quotidiennes, se fait au moment où la circulation des hommes, des objets et des idées va croissant, où les croyances diverses et les doctrines contradictoires se côtoient pour faire de notre monde un lieu de la pluriculturalité régi non par une rationalité de l’humain mais plutôt par l’imperium de l’émotion. Il faut dire que ce multiculturalisme est la conséquence de la redécouverte de la diversité culturelle et identitaire dans un monde qui se dévoile de plus en plus pour montrer sa pluralité constitutionnelle. Une société mono-culturelle ou un pays monoculturel, c’est-à-dire marqués par une représentation parfaite de l’unité (unité nationale, unité linguistique, unité ethnique, unité religieuse, etc.) laisse de plus en plus la place à une société pluriculturelle où le modèle statio-national éclate pour redonner un sens pluridirectionnel à l’identité. Il faut dire que cette pluriculturalité n’est pas acceptée et assimilée comme nécessité du vivre-ensemble. Actuellement, un climat de peur saisit tout musulman, peur bien sûr du terrorisme des intégristes (il faut savoir que 98 % des victimes de ce terrorismes sont des musulmans) mais peur aussi de la montée du racisme dans les régimes les plus démocratiques en Europe qui, de plus en plus, acceptent et encouragent l’exclusion de l’autre, ici l’émigré musulman.
8Évidemment, comme l’a bien précisé Derrida, la violence contemporaine s’allie à l’hypersophistication technologique. Mais elle revient au plus près du corps propre, du vivant archaïque (meurtres à l’arme blanche, viols, tortures, exhibition de cadavres, actes de kamikaze, etc.). C’est comme si « le désir et son fantasme se vengent contre la machine qui tue à distance (missiles téléguidés) et l’expropriation par les technosciences », selon les propres termes de Derrida.
9La violence contemporaine est donc particulière et spécifique parce qu’elle met face à face cette hypersophistication technologique et ces moyens archaïques. De la même manière, elle anime le fanatisme, l’obscurantisme, l’ethnocentrisme.
10L’islam, en tant que religion, repose évidemment, et comme toute religion, sur des préceptes et des dogmes, sur une révélation et un texte. Mais l’islam repose aussi sur un vécu, celui de peuples, de sociétés qui l’ont façonné et adapté, qui l’ont fait évoluer ou régresser, à leur image. Ici, j’essayerai très brièvement, d’interpeller à la fois l’islam du dogme et l’islam du vécu pour réfléchir, à partir de notre actualité brûlante, sur la liberté comprise non pas comme libre arbitre mais surtout comme mode d’être dans sa communauté.
11La nôtre est marquée par notre appartenance à l’islamité qui a forgé un espace politique englobant et totalisant : al-umma al islâmiya, la communauté islamique.
Liberté et communauté (al-umma)
12Sans entreprendre une analyse académique de la liberté, on peut rappeler que l’homme est dit libre quand il est capable de se porter de lui-même vers l’objet qu’il choisit, sans subir l’influence des motifs et des mobiles. Or, cette liberté comme indifférence n’a pas d’existence réelle puisqu’il est établi que toute action est située et que la liberté s’exerce par la néantisation, c’est-à-dire par le pouvoir qui caractérise l’homme de refuser d’être ce qu’il ne choisit pas et par la création des valeurs, c’est-à-dire par le pouvoir de donner à l’être « en soi » une existence d’être « pour-soi », selon les termes de Sartre. C’est pourquoi la philosophie moderne a envisagé le problème de la liberté non point dans son aspect psychologique d’une propriété de la volonté, mais comme une propriété de l’homme tout entier, dans son individualité et dans ses rapports avec autrui.
13On ne traitera pas ici la théorie qui fait de la liberté l’expression de la seule collectivité organisée. Pour la théorie hégéliano-marxiste [3] en effet, l’individu n’a de substance et de liberté qu’en tant que membre de l’État. La liberté serait, pour cette théorie, la prise de conscience collective de la nécessité sociale et économique où est enfermé l’individu, de l’inéluctabilité des lois de la nature et de l’histoire et « de la possibilité de les faire agir systématiquement en vue des fins déterminées », selon les termes d’Engels dans l’Anti-Dühring.
14L’incohérence dans notre discours habituel sur l’égalité et la justice sociale vient en fait d’une crise de la philosophie moderne qui, à partir de Hegel, n’a pas pu réfléchir correctement sur l’individu en tant que tel, en dehors de son appartenance historique. Même la doctrine des droits de l’homme privilégie surtout l’universalisation intégrale de l’homme et oublie souvent les particularismes de l’individu. Or, la liberté est une valeur individuelle, bien qu’elle soit l’élément fondamental qui distingue l’humain du non-humain et qui octroie à l’homme en général sa dignité. Toute tentative de réduire l’individualisation au profit de la totalité est une manière de délocaliser la liberté première et naturelle de l’homme. C’est pourquoi l’homme autonome, rationnellement capable de participer à la création des lois générales de la société et de les suivre sans ombrage est avant tout cet individu qui s’est affirmé libre et fier de l’être. On ne privilégie pas, évidemment, le développement de l’individu privé au détriment du citoyen. Nous affirmons tout simplement que sans cette liberté individuelle, l’idée de citoyen ne peut même pas être conçue.
15La totalité qu’elle s’appelle société ou communauté religieuse, ou même minorité nationale s’engage plutôt, dans sa lutte pour les droits et les libertés publiques, à défendre l’égalité et la justice. Mais comme il n’y a pas, dans la réalité, une unité communautaire absolue, mais seulement une rivalité entre les classes sociales et les groupes d’intérêts déterminant cette communauté, cette égalité se dissout dans un fatras de droits particuliers et d’intérêts spécifiques.
16Le concept de liberté implique donc, outre la rationalisation de la vie, une individualisation qui rend à l’homme sa dignité originelle. L’individualisation exprime, en fait, une autonomie plus grande des individus et fonde toute volonté d’auto-détermination.
17Comment, pour le musulman par exemple, concilier ce vouloir être libre et responsable et ce vouloir être soumis à l’organisation de sa communauté et de son umma ?
18À vrai dire, il n’est pas possible d’analyser ici tous les aspects de la notion d’al-umma, chargée et marquée idéologiquement. J’essaierai, tout simplement, de la définir et d’analyser ses rapports à l’intégration religieuse de l’islam. Il est essentiel de remarquer que, dans la pensée politique islamique, des notions comme la sécurité, la justice, la cohésion, la fraternité et la solidarité sont plus fréquentes que celles de droit, de liberté et d’individu. Je n’irai pas jusqu’à dire, comme l’affirme avec certitude W. Montgomery Watt [4], que « le concept de liberté n’a jamais eu aucune place dans la pensée politique islamique » ; je souscris plutôt à la conclusion de F. Rosenthal [5] en soutenant que « si la liberté comme idéal n’était pas inconnue, comme force politique elle manquait du soutien que seule une place centrale dans l’organisation politique et dans le système de pensée aurait pu lui procurer ».
19S’il est vrai que les notions fondatrices d’al-umma, comme la fraternité et la solidarité, ont humanisé les rapports politiques et sociaux (absence de racisme et de discrimination, rapports non conflictuels entre riches et pauvres, etc.), il n’en reste pas moins qu’elles ont eu, pour effet immédiat, la mise en veilleuse de l’individu comme pour-soi et comme liberté. L’individu doit se soumettre aux exigences de la communauté. Il doit faire sien un sentiment de solidarité si fort qu’il se trouve porté à vouloir se soumettre au consensus, al-ijmâ‘ de sa communauté. Ce vouloir est l’un des facteurs d’intégration et d’homogénéité des modes d’être des musulmans dans leurs sociétés. Mais il ne veut nullement dire que l’individu comme sujet ne peut pas être différencié de sa communauté et qu’en fin de compte la pensée du sujet est étrangère à la culture islamique. Une analyse minutieuse du statut de l’individu dans la pensée de l’islam peut montrer son opérationnalité à la fois sur le plan théorique et métaphysique et sur le plan pratique et politique. J’ai défendu cette thèse dans une autre recherche où j’ai montré que sur le plan métaphysique, comme sur le plan éthico-politique, on peut localiser une pensée de l’individu dans la civilisation islamique. Mieux encore, l’islam lui-même peut être considéré comme religion de l’individualité.
20La responsabilité individuelle est, comme on le sait, posée pour chaque croyant, et il ne saurait être question de s’en remettre au jugement d’autrui sans effectuer sa propre démarche. Il est connu qu’il n’y a pas en islam d’autorité suprême, de magistère définissant le dogme et fixant son interprétation une fois pour toutes. C’est pourquoi coexistaient dans le giron de l’islam des groupes religieux divers (firaq), qui rendaient la frontière entre orthodoxie et hétérodoxie assez fluctuante. La responsabilité directe de l’homme face à Dieu procure au fidèle musulman une liberté intérieure, par rapport à sa société, qu’il hésite parfois à assumer.
21Ce qui est intéressant, pour nous, c’est que la mise en jeu de l’individu comme élément de la pensée de l’islam, à la fois dans la socialité, dans la spiritualité et dans la politique, peut être une base référentielle d’une étude sur la liberté et le rapport de l’homme à la société. Cette base référentielle nous permet d’échapper au piège de la spécificité culturelle et du particularisme pur et dur concernant l’islam.
22Qu’en est-il alors du concept d’al-umma et quel est son impact sur les problèmes de la liberté en général ?
23Signalons tout d’abord que, pour saisir le sens qu’a pris la notion « umma [6] » dans les premiers siècles arabo-islamiques, il faut revenir à son champ de déploiement dans le texte sacré, le Coran, code-référence de la communauté islamique. En effet, malgré la diversité d’emploi de cette notion dans le Coran [7], un sens prédomina et orienta les travaux des docteurs musulmans ; c’est celui d’un groupe d’hommes et de femmes qui se lient et s’accordent par le choix d’une seule religion (communauté religieuse : mîlla). La communauté d’al-umma est donc définie, dans le Coran et chez les savants de l’Islam, par sa religion ; c’est en ce sens que l’Islam a joué historiquement le rôle que joue le logos dans la pacification de la société. Dans la conception coranique de la umma, l’unité est une unité de la foi qui se traduit dans les faits par l’unité socio-politique des musulmans.
24C’est cette conception religieuse qu’on trouve souvent élaborée dans les divers écrits scientifiques, littéraires et religieux dans la civilisation arabe et islamique. Elle a permis de garder vivace la mémoire de l’édification de ce lien spirituel et temporel entre les musulmans pour fonder l’empire et conquérir le monde.
25Mais les mutations et l’évolution de la communauté islamique ont fait évoluer le terme de umma pour indiquer tout groupement social organisé et qui n’est pas défini nécessairement par la religion. Le terme de qawm devient impropre pour désigner ce groupement. Cette évolution, sans réduire le caractère essentiel, pour la communauté islamique, de se soumettre à la chari‘a dont la caractéristique majeure, faut-il le rappeler, est d’être une loi d’origine divine, a, comme effet sur le plan intellectuel, la formation d’une pensée politique « rationnelle » qui ne tient pas compte seulement du facteur religieux.
26Le philosophe Fârâbî, par exemple, a donné une dimension profane à la notion de umma ; désormais, elle signifie un groupement d’hommes dans un territoire déterminé. Il écrit, en effet, que ces sociétés « sont parfaites ou imparfaites. Les premières sont de trois sortes : grandes, moyennes et petites. La grande (société) comprend l’ensemble des hommes de la terre habitable ; la moyenne, la nation (umma) établie sur une partie de cette terre ; et la petite, les habitants d’une cité comprise dans le territoire d’une nation. Les [sociétés] imparfaites sont (successivement) : les habitants d’un village, d’un quartier, d’une rue et d’une maison ; cette dernière en est la plus petite [8]. »
27Ce qui est intéressant à souligner ici, c’est qu’il y a, chez Fârâbî, une forme de sécularisation [9] de la notion d’al-umma qui sépare l’analyse politico-sociale de l’emprise religieuse et de la dimension sacrée. Si la religion (l’islamité) n’est plus, pour Fârâbî, le critère de la réunion de la communauté et de la nation, que peut être donc le sens de liaison entre les hommes dans une société ? Fârâbî expose les différents critères [10] de la constitution des sociétés et des nations en les spécifiant dans l’intérêt commun, la crainte, l’affinité, le contrat, la communauté de maison, la similitude des qualités naturelles, des caractères et de la communauté de langue. Mais il semble que le philosophe opte réellement pour le dernier critère. En effet, le lien de l’association des hommes [11] est, pour lui, de deux niveaux différents : il est naturel, chez les hommes en ce qu’il se situe dans les caractères et les qualités naturelles [12]; il est conventionnel en ce qu’il est de l’ordre du langage [13]. Ceci se vérifie pour toutes les nations. Il faudra donc que ses membres s’accordent par le moyen de la langue.
Jihad et Ijtihad
28L’évolution de la notion d’al-umma vers la rationalisation et la sécularisation permet, dans une large mesure, à l’individu d’acquérir une forme de liberté non négligeable. Certes, l’individu reste soumis à la divinité des lois de la chari‘a, mais l’ijtihad et les différentes formes d’interprétation peuvent adapter ces lois aux exigences de la modernité. De plus, dans la subtilité du rapport de l’islam à la prophétie, l’homme se trouve délaissé dans le monde sans pouvoir se réclamer d’une autorité divine. Le prophète Mohammed, quand il a annoncé la fin des prophéties, a voulu responsabiliser l’homme quant à la nécessité d’acquérir le savoir et à l’exigence de gérer lui-même ses affaires terrestres. La fin de la prophétie peut signifier la libération de l’homme qui, désormais, peut vaquer à ses affaires, peut même méditer, raisonner, donner libre cours à sa curiosité, bref humaniser son monde. Ce délaissement est une chance pour le musulman de conquérir sa liberté et d’affirmer sa responsabilité. Par là, la sécularisation de la notion d’al-umma s’inscrit dans cette volonté de l’islam de mettre fin à la prophétie et à l’intervention directe de Dieu dans les affaires des hommes.
29La mise en exergue de l’individu par rapport à la communauté implique ipso facto une nouvelle manière de concevoir la religion comme une affaire de croyance et de piété individuelle. Si la religion se trouve liée à la politique, c’est toujours en tant qu’idéologie mobilisatrice des masses populaires pour une cause précise. La religiosité est fondamentalement rapport intime entre l’individu et Dieu. Tout ce qui relève des rapports entre les hommes est affaire de politique et d’idéologie. Pour l’individu moderne, il y va de son existence comme pour-soi, d’affirmer cette distinction. L’individu est une création de la modernité.
30La liberté/responsabilité réclame un « effort », ce que désigne le mot ijtihâd (de la même racine que jihâd) : il s’agit d’une démarche visant à adapter la Loi, sans rien lui faire perdre de son essentialité, aux situations nouvelles que ne manque pas de connaître l’humanité. L’ijtihâd prend sa source dans l’exemple du Prophète, notamment lorsque celui-ci envoya Mu’âdh Ibn Jabal gouverner le Yémen. Il lui demanda comment il jugerait tel ou tel cas s’il ne trouvait de référence ni dans le Coran ni dans l’exemple du Prophète, ce à quoi Mu’âdh répondit qu’il mettrait en œuvre son opinion personnelle. Le Prophète le félicita de cette attitude.
31Le verset toujours cité à cette occasion est : « Pas de contrainte en matière de religion ! » (2 : 256). Il vaut la peine de rappeler le contexte dans lequel fut révélé ce verset. Avant l’islam, certains habitants de Médine (qui s’appelait à l’époque Yathrib) avaient coutume de confier l’éducation de leurs enfants aux juifs de la région ; par suite, ces enfants adoptaient la religion juive. À la naissance de l’islam, lorsque le Prophète s’établit à Médine, des parents voulurent intégrer leurs enfants dans le giron de l’islam de façon systématique. Le Prophète s’y opposa, et fut alors révélé le verset : « Pas de contrainte en matière de religion ! La vérité se distingue clairement de l’erreur… » Le Coran souligne que le Prophète lui-même ne pouvait contraindre quiconque à adopter la nouvelle foi : « Fais entendre le Rappel ! Tu n’es chargé que de faire entendre le Rappel. Tu n’as pas autorité sur eux » (88 : 21-22) ; « S’ils se détournent, sache que Nous ne t’avons pas envoyé vers eux pour les surveiller. Tu es seulement chargé de transmettre le Message » (42 : 48). Même ceux qu’il affectionnait, tel son oncle et protecteur Abû Tâlib, Mohammed ne pouvait susciter leur foi : « Tu ne diriges pas [vers l’islam] ceux que tu aimes, mais Dieu dirige qui Il veut » (28 : 56).
32De l’aveu même d’orientalistes, l’emploi de la racine JHD dans le Coran n’a que rarement une valeur guerrière, et en aucun cas on n’y trouve d’injonction précise quant à la nature du combat et à l’identité de l’adversaire. Le Livre n’exalte jamais les vertus de la guerre ou la prouesse militaire, tant prisées par les Arabes de la période préislamique, mais invite à la fermeté d’âme, à la confiance en Dieu et à une soumission active en Lui. L’état de guerre n’est donc qu’un des aspects de cet « effort » ; à vrai dire, il en est seulement un épiphénomène. Faisant partie intégrante de la nature humaine, il a été pris en compte dans l’économie générale de la Révélation, comme c’est le cas dans d’autres religions.
33Le djihad majeur ? il répondit : « Celui du cœur ! » ou, selon une variante : « La lutte de l’homme contre ses passions. » D’autres hadîths vont dans ce sens : « Le combattant dans la voie de Dieu est celui qui lutte contre son ego » ; « La meilleure façon de pratiquer le djihad consiste à lutter contre son ego et ses passions », ou encore : « Le monachisme de ma communauté consiste à pratiquer le djihad ». Le djihad revêtait ainsi pour le Prophète un caractère sacré, et certains savants en ont fait le « sixième Pilier » de l’islam, car il sous-tend les cinq premiers. Témoigner de sa foi, prier cinq fois par jour, jeûner, verser une partie de son argent aux pauvres, tout cela nécessite un effort, une tension vers Dieu. Le terme jihâd devrait donc être traduit par « effort sanctifié » et non par « guerre sainte ». Cette expression de « guerre sainte », en fait, n’a de sens qu’au niveau spirituel, dans la mesure où elle mène à la sainteté… Et le moindre degré de la sainteté, c’est la sagesse, et donc le respect des créatures.
34Malheureusement, on prétend que les « portes de l’ijtihâd » ont été fermées vers le xe siècle, puisque tout aurait été dit par les « pieux devanciers ». Or cette « fermeture » n’a aucun fondement, ni doctrinal ni historique. D’ailleurs, les grands savants postérieurs au xe siècle ont toujours refusé cet état de fait, et ont continué à pratiquer l’ijtihâd. Parmi eux, citons Ibn ‘Arabî, Suyûtî, Shawkânî, les réformistes des xixe et xxe siècles, et même Ibn Taymiyya, qui fut critiqué à son époque précisément parce que ses propositions ne découlaient pas nécessairement de l’opinion des docteurs antérieurs !
35Quoi qu’il en soit, l’attitude générale qui s’imposa, surtout à partir du xiie siècle, fut le mimétisme et le suivisme : toute initiative pour sortir la pensée islamique de sa stagnation était désormais taxée de bid’a (mauvaise innovation). Le caractère inéluctable du renouvellement de cette pensée est pourtant inscrit dans le hadîth suivant : « Dieu envoie à cette communauté [celle de l’islam], au tournant de chaque siècle, un homme chargé de rénover la religion. » Cela signifie que, dans son fondement même, l’islam affirme la nécessité de réévaluer périodiquement sa pratique religieuse.
Droit et droits de l’homme
36Il n’est pas dans mon intention de mettre en chantier les éléments qui font problème dans les différentes déclarations des droits de l’homme, ni même de réfléchir sur le droit comparé comme moyen de résoudre les conflits de loi en permettant l’étude des règles de compétence du droit pour dégager les principes généraux communs à ces différentes déclarations. Je voudrais simplement discuter les fondements philosophiques de toute déclaration des droits de l’homme. Je prendrai, comme exemple, la « Déclaration des droits de l’homme en Islam » adoptée au Caire le 5 août 1990 par la conférence des ministres des Affaires étrangères de l’O.C.I.
37Je commence par souligner la grande importance de cette initiative qui vise la sensibilisation de tous les musulmans aux différentes dispositions légales qui protègent l’homme en eux. Elle vise aussi à développer la notion de dignité et celle du respect de tout homme, quelles que soient son origine, sa race, la couleur de sa peau et sa religion. La portée pédagogique et politique de cette déclaration n’est donc pas mise en cause ici, bien au contraire, elle doit être soulignée et défendue.
38Mais la lecture du préambule et les différents articles de cette déclaration montre que celle-ci est fondée sur une forme de relativisme des valeurs, puisqu’il est souvent indiqué que la liberté individuelle, le droit à la propriété, le droit à la libre circulation, la liberté de culte, la liberté d’expression, le statut familial, toutes ces valeurs et d’autres encore doivent être conformes à la loi islamique, à la charia. En plus, la déclaration s’achève par deux articles, 24 et 25 qui disent ceci :
39Art. 24 : « Tous les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration sont soumis aux dispositions de la Charia. »
40Art. 25 : « La Charia est l’unique référence pour l’explication ou l’interprétation de l’un quelconque des articles contenus dans la présente Déclaration. »
41Cette déclaration ne peut être, dans les meilleurs des cas, qu’un instrument régional à contenu islamique pour développer la notion des droits de l’homme et inciter les régimes dont la constitution s’appuie sur la Charia islamique à respecter la déclaration universelle des droits avec ses trois générations.
42Elle souligne l’adhésion des États musulmans à « la Charte des Nations-Unies et aux droits fondamentaux de l’Homme », mais elle ne constitue pas une relecture de l’Islam. Elle nous paraît plus un instrument de défense d’une identité religieuse et culturelle qu’une véritable déclaration de reconnaissance de droits spécifiques.
43Comme je l’ai indiqué plus haut, la Déclaration exprime la volonté de reconnaître un ensemble de droits mais dans le cadre de la Charia. Si le principe de l’égalité est mentionné, ce n’est pas en termes de droits mais de devoirs et de responsabilité. Ce qui a l’avantage d’éviter d’aborder la question de l’égalité des sexes. En fait, si « la femme est l’égale de l’homme en dignité, elle a ses propres droits et ses propres devoirs » (art. 1er), ce qui permet de situer cette déclaration dans la stricte fidélité aux lois islamiques qui accordent un statut particulier à la femme. Le droit à la vie et à l’intégrité est reconnu dans les limites de la Charia qui autorise notamment la flagellation ou la mutilation de la main du voleur (art. 2 et 3). L’exercice de nombreux droits énoncés dans la Déclaration – droit d’asile, droits économiques et sociaux ou droits politiques – est conditionné par le respect des règles de la Charia qui parfois constituent de véritables freins.
44Le défaut majeur de cette déclaration est donc qu’elle est conservatrice. Loin de s’inscrire dans une perspective de modernisation et d’adaptation de la Charia aux exigences de la vie actuelle, elle se limite à rappeler le cadre islamique inviolable pour la plupart des droits qu’elle a consacrés. Cette absence d’Ijtihad (innovation) des rédacteurs de la Déclaration présente l’inconvénient de conditionner la jouissance des droits et des libertés au respect de la Charia, pour laquelle de nombreux juristes et philosophes musulmans sont en désaccord sur le nombre de normes qui la composent et même sur les principes fondateurs de cette déclaration.
45Un autre facteur d’incertitude réside dans le problème de l’interprétation des règles de la Charia dont dépendrait en fin de compte le constat de conformité ou non des droits que l’on cherche à protéger. Ainsi, à défaut d’être un texte de promotion significative des droits de l’homme, la Déclaration du Caire s’inscrirait dans une perspective relativiste d’affirmation d’une identité menacée, malmenée, sujette à un racisme constant et à une vague de plus en plus forte d’islamophobie, d’autant plus que les régimes politiques des pays musulmans sont vulnérables sur deux préalables que supposent les droits de l’Homme : l’État de droit et la légitimité démocratique.
46Rappelons que les droits de l’homme constituent un concept selon lequel tout être humain possède des droits universels, inaliénables, quels que soient le droit positif en vigueur ou les autres facteurs locaux tels que l’ethnie, la nationalité ou la religion. Autrement, il n’y aura pas de droit universel.
47Mais cette universalité de l’humain a toujours été revendiquée par les différentes cultures et civilisations, par les différentes religions, par les différentes ethnies, par plusieurs penseurs et philosophes appartenant aux différentes cultures. L’universalité n’est pas l’invention d’une culture ou d’une civilisation. C’est le premier principe qui doit guider notre réflexion.
48Souvent on lit, par exemple, que (je cite) « Les valeurs de l’islam, du Coran, de la sunna (la tradition islamique révélée dans les hadith, les rapports des faits et dires de Mahomet), le fiqh, (la jurisprudence islamique) sont en opposition complète avec les valeurs de déclaration universelle des droits de l’homme ». Cette attitude ignorante et xénophobe n’a d’égal que cette manie de rapporter tout à l’islam. Nous pouvons lire ceci d’un intellectuel musulman : « En reconstituant la genèse des droits de l’Homme depuis leur émergence à nos jours, soit à partir du dix-septième siècle, nous arrivons à la conclusion que tous les pactes et déclarations des droits de l’homme, totalisant la centaine environ, puisent leurs principes fondamentaux dans l’islam. »
49Devant ces attitudes dogmatiques, La philosophie et notamment la philosophie des droits de l’homme s’interroge sur l’existence, sur la nature et la justification de ces déclarations régionales et religieuses des droits face aux reproches que peut encourir l’affirmation de leur universalité dans un monde tenté par le relativisme et le pluralisme. Les droits de l’homme sont des prérogatives dont les individus ou des groupes sont titulaires, qui commandent à l’État et aux institutions de les respecter et de les faire respecter.
50En guise de conclusion, et à la lumière de ce que je viens de développer, on peut se poser la question suivante : que veut dire islamité ?
51Puisqu’il est souvent question d’amalgame quand on parle d’islam, clarifions d’emblée deux définitions de cette identité. Une personne peut être « musulmane » parce qu’elle a intérieurement accepté ou choisi la religion musulmane comme foi : c’est ce qu’on pourrait appeler la définition strictement religieuse de l’identité musulmane. Mais elle peut l’être aussi parce qu’elle est assignée, de l’extérieur, à cette identité pour la simple raison qu’elle est originaire d’un milieu ou d’un pays à majorité musulmane : c’est ici la définition large, assise sur une conception ethnique ou culturelle. Cette distinction essentielle est au cœur de la réflexion sur le principe liberté : elle sépare ce qu’il y a d’invisible dans l’islam, la foi, de ce qui en a simplement les apparences. Ne pas la garder en mémoire serait se satisfaire d’un regard trop mécanique, se bornant à souligner des « différences » parfois bien illusoires et sombrer dans les amalgames que les médias occidentaux propagent, renforçant ainsi l’islamophobie.
52En réalité, Il existe, on le sait, de multiples manières d’interpréter et de vivre l’islam. C’est pourquoi l’islamité ne doit pas vouloir dire autre chose que l’appartenance stricte, consciente et réfléchie à la foi islamique. En dehors de ce choix, on est tout simplement un citoyen d’un pays dans une société où coexistent différents modes d’être. Citoyen libre évidemment dans un rapport nécessaire à sa communauté, sans l’obligation de déclarer sa foi et ses convictions religieuses. Quelles que soient nos convictions, que nous soyons laïques, athées, ou sans opinion, nous sommes toujours identifiés comme musulmans. L’acte premier de la liberté religieuse est de déconstruire cette identification en affirmant la nécessité de l’émergence de l’individu, la nécessité de rationaliser la vie et séculariser la société ; et enfin l’exigence d’une pensée créatrice qui dépasse à la fois les clichés, les amalgames et les interprétations hasardeuses et erronées de l’islam.
Notes
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[1]
Le processus révolutionnaire en Tunisie, après avoir détrôné le dictateur, continue à ébranler et détruire, par la contestation pacifiste de la rue, les symboles de l’ancien régime qui s’est employé à introduire dans les plis de la société tunisienne l’illégalisme, l’égoïsme, la corruption et les rapports violents de domination. C’est pourquoi, dès le départ de ce processus, le 17 décembre 2010 quand Mohamed Bouazizi s’est immolé, la population de plus en plus nombreuse, a revendiqué le droit à la dignité et à la liberté.
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[2]
Visiblement, l’explosion des identités culturelles et l’éclatement des nationalismes monolithiques ont, dans une large mesure, déstabilisé l’équilibre précaire du monde de l’après guerre. C’est pourquoi les penseurs et les idéologues ont essayé de promouvoir des solutions depuis l’expérience du Canada, solutions qui oscillent entre l’assimilationnisme et le différentialisme et le débat a pris finalement une dimension politique qui, dans une large mesure, refoule, dans les pays démocratiques, l’expression de la différence vers la sphère de la vie privée alors que l’on s’efforce par tous les moyens technologiques disponibles d’obtenir l’adhésion (faible ou militante) à un projet unique, à une forme d’unité culturelle et idéologique, unité qui comporte bien sûr plusieurs facettes garantissant parfois le choix démocratique mais qui confirme la cohésion sociale par la réduction des différences. Le multicultural melting-pot, par exemple, est une célèbre tentative idéologique d’obtenir la fusion des cultures coexistantes pour constituer un « bloc » indifférencié au nom d’un civisme approprié.
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[3]
L’effondrement du communisme européen est une preuve que le désir de liberté individuelle est une réalité qu’il ne faut jamais négliger. Ce désir de liberté constitue un cadre approprié pour comprendre les perspectives de l’identité comme futurition. La modernité implique ipso facto une reconnaissance de la liberté comme seul moyen de cohésion et de cohabitation dans les différentes sociétés. Je n’irai pas jusqu’à dire comme Francis Fukuyama que la fin de l’histoire n’est que l’accomplissement de la démocratie libérale dans sa configuration occidentale et américaine ; mais je pense que le désir de liberté est un élément bâtisseur d’une société équilibrée. Le projet marxiste, qui a cherché à promouvoir une forme d’égalitarisme social aux dépens de la liberté, a échoué en partie parce qu’il n’a pas tenu compte de ce désir. La dictature du prolétariat est une tentative d’arriver à instaurer une égalité au delà des différences que Kojève qualifie de « nécessaires et inamovibles ». Il est évident que le désir de liberté n’est pas plus fort que celui d’égalité. Mais il est temps, après l’effondrement de l’univers communiste européen, de réfléchir sur la dialectique de la liberté et de l’égalité. Peut-on, par exemple, appeler à l’abandon des principes libéraux pour lutter contre les inégalités ? A-t-on le droit, dans nos sociétés, de privilégier l’égalitarisme à la liberté ?
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[4]
W. Montgomery Watt, La Pensée politique de l’islam, Paris, PUF, 1995, p. 113.
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[5]
F. Rosenthal, The Muslim Concept of Freedom, Leyde, 1960, p. 122.
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[6]
L. Massignon, L’umma et ses synonymes, opera Minora, Beyrouth, 1963, t.1, p. 97-103.
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[7]
On peut localiser quatre sens du mot umma dans le Coran : 1) Le sens de Waqt et de hîn, la durée et le laps de temps (XI, 8) : « Peut-être, remettrons-nous pour eux d’un certain temps (umma) le tourment qui doit les frapper ? » ; 2) Le sens du droit chemin, de l’exemple : « Abraham fut un exemple unique (umma) de soumission totale à Dieu… » (XVI, 120) ; 3) Le sens de groupe de gens : « Des pâtres (umma) s’y étaient attroupés abreuvant leur bétail… » (XXVIII, 23) ; 4) Le sens d’un groupe ayant la même religion : « Vous auriez formé une seule et même communauté (umma), si Dieu l’avait voulu. » (V, 48).
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[8]
Fârâbî, Idées des habitants de la cité vertueuse, trad. de l’arabe et annoté par Y. Karam, T. chlala et A. Yassen, Beyrouth, Le Caire, 1980, p. 85.
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[9]
Par sécularisation ici, nous entendons tout simplement le fait de libérer la pensée politique et éthique du pouvoir religieux. Pour plus d’analyse de cette idée en islamologie, cf. Abdelmajid Charfi, « La sécularisation dans les societés arabo-musulmanes », in Islamo christiana VIII, 1982.
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[10]
Il est significatif que Fârâbî analyse ces critères d’associations des hommes dans le chapitre XXXIV consacré aux « idées des habitants des cités ignorantes et égarées » (cf.Idées des habitants de la cité vertueuse, op. cit, p. 114-115). cf. N. Nasser, op. cit., p. 42.
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[11]
« D’autres pensent que ce lien provient d’un serment, d’une alliance et d’un pacte réciproque qui déterminent la contribution personnelle de chaque membre… » Fârâbî, op. cit., p. 115
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[12]
Il n’y a pas de présupposé racial dans cette théorie des qualités naturelles. Il faut peut être interpréter ces deux critères dans un sens cosmologique et géographique puisque, selon Farâbî, ces caractères et ces qualités sont causés par des facteurs matériels et naturels comme la spécificité géographique, climatique etc. (cf. Kitâb al Siyâsa al madaniya, op. cit., p. 71).
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[13]
À vrai dire, Fârâbî reconnaît l’aspect naturel du langage mais le situe au niveau positif et conventionnel. Cf. Kitâb al hurûf, établi par Muhsen Mahdî, Beyrouth, 1970, p. 136-137.