Lignes 2010/2 n° 32

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Article de revue

Daniel Bensaïd : la dialectique du temps et de la lutte

Pages 59 à 66

Notes

  • [1]
    Ce texte est la version intégrale d’une intervention prononcée lors de l’hommage public à Daniel Bensaïd organisé à Londres, le 9 février 2010, par Socialist Resistance, section britannique de la IVe Internationale.
  • [2]
    D. Bensaïd, Le Pari mélancolique, Paris, Fayard, 1997, p. 296.
  • [3]
    Ibid., p. 134.
  • [4]
    D. Bensaïd, Marx l’intempestif. Grandeurs et misères d’une aventure critique (xixe-xxe siècle), Paris, Fayard, 1995.
  • [5]
    Ibid., p. 215.
  • [6]
    D. Bensaïd, Une lente impatience, Paris, Stock, 2004.
  • [7]
    Titre d’une brochure écrite par Lénine à la veille de l’insurrection d’Octobre in Œuvres complètes, Paris Moscou, t. xxv, p. 323-369.
  • [8]
    D. Bensaïd, Le Pari mélancolique, op. cit., p. 258.

1Quelque chose a changé, irréversiblement, dans le paysage intellectuel et militant avec la disparition de Daniel Bensaïd. Figure clé, depuis l968, de la politique révolutionnaire, avant tout en France, mais, en tant qu’internationaliste pratiquant, également au-delà, il était aussi un intellectuel dans le sens habituel de ce mot, un universitaire auteur de dizaines d’ouvrages, avec une forte visibilité dans l’espace public de son pays. Comment penser le rapport entre ces deux aspects ? Il est certain que Daniel Bensaïd a apporté la démonstration qu’il était possible d’être à la fois un cadre politique dirigeant et un penseur d’envergure. Il n’a cessé en ce sens de remettre en cause la division entre la théorie et la pratique qui s’est instaurée dans le mouvement ouvrier avec le stalinisme et qui a vu, d’un côté, la montée de cadres dirigeants d’une grande médiocrité intellectuelle et, de l’autre, le cantonnement des penseurs marxistes les plus significatifs dans un domaine purement spéculatif, loin des questions de stratégie politique et des responsabilités de direction. La plupart d’entre eux (le cas d’Althusser est l’un des plus frappants) se sont ainsi retrouvés dans une sorte de ghetto pour intellectuels, qui correspondait au seul espace d’autonomie et de relative liberté de discussion qui leur était accordé au sein des partis communistes.

2Il est vrai que dans les courants non orthodoxes du mouvement révolutionnaire, notamment les courants trotskistes, cette division des rôles n’était pas aussi rigide, comme le montrent les exemples d’Ernest Mandel, de Chris Harman, une autre perte récente, ou d’Alex Callinicos. Mais il y a quelque chose de singulier dans le cas de Daniel Bensaïd qui me semble devoir être souligné : tout d’abord, l’essentiel de la production théorique survient à partir d’un moment précis, les années 1990, et plus particulièrement à partir de 1995, date à laquelle il publie ses trois ouvrages les plus ambitieux et sans doute aussi les plus importants.

3Ce bond quantitatif et qualitatif dans l’investissement intellectuel s’inscrit donc dans une conjoncture précise, déterminée d’une double façon. Au niveau personnel tout d’abord, Daniel Bensaïd se retire, à partir du milieu des années 1990 des fonctions de direction de la LCR et de la IVe Internationale. Il ne cesse bien sûr jamais de militer et de s’impliquer dans les débats stratégiques et tactiques de son courant politique, mais il est clair qu’à partir de cette date, l’écriture, le travail théorique, occupent une place centrale dans son activité. S’il est vrai que, dans l’articulation de la théorie et de la politique, Bensaïd a toujours pensé, avec raison, que le primat revenait à la politique, il n’en reste pas moins qu’une tension demeure entre les deux. Comme il le disait lui-même, il y a le temps, le rythme de la politique et celui de la réflexion et de la recherche théoriques. Ils ne sont pas incompatibles, poursuivait-il, mais ils sont différents – ils ne coïncident pas, ou rarement. C’est une tension qu’il a dû lui-même assumer pour continuer et, plus profondément, pour réinventer une figure d’intellectuel révolutionnaire dans une situation inédite, marquée par le profond recul de ces forces qui ont façonné les moments émancipateurs du xxe siècle. Dire cela ne signifie en rien diminuer la portée de son engagement militant, mais cherche simplement à souligner que cette question de l’unité de la théorie et de la pratique est une question difficile, car elle est conditionnée par les conjonctures historiques et politiques. Pour le dire autrement, la trajectoire de Daniel Bensaïd témoigne qu’il y a quelque chose qui paraissait possible, immédiatement réalisable, même, autour de 68, qui a cessé de l’être sous ces mêmes formes à partir des années 1980, et qu’il s’agit de réinventer aujourd’hui, avec l’aide notamment de ce qu’elle nous a apporté.

4À un niveau plus général, politique et historique, la conjoncture en question correspond bien sûr à ce grand basculement qui, avec l’effondrement de l’URSS et du « camp socialiste » est-européen, voit se terminer dans la défaite le cycle des révolutions du siècle précédent. Et c’est ici le point décisif : face à cette défaite, face à cette situation radicalement nouvelle et très difficile, Bensaïd va réagir comme ont réagi avant lui les « grands » penseurs militants : en revenant aux fondamentaux de la théorie. Il va faire comme Marx, vaincu des révolutions de 1848, exilé ici à Londres et travaillant sur la critique de l’économie politique. Comme Lénine, terrassé par l’éclatement de la première guerre mondiale et le ralliement du mouvement socialiste international à l’« union sacrée », lisant Hegel et Clauzewitz, et travaillant sur une nouvelle théorisation de l’impérialisme et du rapport entre guerre et politique. Comme Gramsci, enfermé dans sa cellule, affaibli et surveillé par ses geôliers, s’acharnant à refonder une philosophie de la praxis révolutionnaire à la hauteur d’une situation marquée par la montée du fascisme et le cours stalinien de l’Octobre russe.

5Ainsi, au moment où, avec une virulence toute particulière à la France, déferlent l’idéologie libérale et l’antimarxisme, en général propagés par d’anciens « soixante-huitards », Daniel Bensaïd refuse toute concession. Mais aussi toute attitude défensive, de repli sur la tradition et sur les certitudes acquises. Il s’engage dans un impressionnant travail de refondation théorique, qui va l’occuper jusqu’à la fin de sa vie et pour lequel il va mobiliser d’énormes ressources intellectuelles, fruit de longues années de recherche et de lecture, et d’une expérience militante d’une richesse non moins exceptionnelle. Il va donc remonter aux sources, relire et travailler Marx, tout Marx en commençant par le Capital, liant cette relecture de Marx à celle de la tradition marxiste, comprise dans sa pluralité, et aux débats contemporains en philosophie et dans les sciences sociales. Notamment le marxisme analytique, les critiques libéraux de Marx (Popper, Arendt) et, de façon de plus en plus significative, les penseurs radicaux non marxistes comme Foucault ou Deleuze, ou « paramarxistes » comme Badiou. C’est cette volonté de travailler sur les fondements de la théorie, combinée à sa propre formation personnelle et son activité d’enseignant à l’université, qui explique à mon sens le caractère essentiellement philosophique, rarement souligné (à commencer par lui) de son œuvre. Bien entendu, il ne s’agit nullement d’une philosophie académique, réservée aux spécialistes, coupée des autres disciplines et, surtout, séparée de la politique. Pourtant, écrit-il, « changer le monde, c’est encore l’interpréter[2] ». La philosophie ne s’éteint ni dans les sciences ni dans la politique, elle « persiste ». Il s’agit donc de philosopher « autrement », de penser les formes d’une philosophie qui se met elle-même en question. Une philosophie « errante », qui reconnaît sa fonction mouvante, entre connaissance et idéologie, et assume son lien originaire avec la politique [3].

6C’est ici que se trouve l’importance de ce que l’on peut appeler l’œuvre de Bensaïd : l’originalité de sa lecture de Marx et, plus généralement, de son travail théorique n’est pas simplement le fruit d’une longue et intense recherche personnelle. C’est une proposition théorique dont l’enjeu est politique. Tout en se situant dans la plus grande continuité au niveau de son positionnement politique et organisationnel, il a su offrir un nouvel ensemble de références, une sorte de nouvelle grammaire de la théorie qui marque un renouvellement considérable et même, à bien des égards, une rupture avec l’univers intellectuel, le sens commun en matière théorique de la gauche révolutionnaire, y compris celui de son propre courant politique.

7Je voudrais développer brièvement ce point en me référant à son ouvrage le plus important : Marx l’intempestif[4]. Ouvrage très riche, d’un accès pas toujours simple, il se présente comme une triple critique : de la raison historique, de la raison sociologique et de la raison scientifique. On peut en présenter le sens de façon négative. Ces trois critiques sont en effet indissociables l’une de l’autre : c’est parce que la pensée de Marx n’est pas une philosophie de la fin de l’histoire, qu’elle n’est pas une sociologie empirique des classes annonçant l’inévitable victoire du prolétariat, ni une science universelle garantissant le chemin de l’inexorable progrès que doivent suivre les peuples. La rupture est ainsi consommée à la fois avec l’idée de l’inévitabilité de la victoire de la révolution, une vision optimiste d’un prolétariat par nature révolutionnaire et une conception de la théorie marxiste comme garantie de cet avenir radieux. À première vue, et formulé ainsi, ce qui paraît visé, c’est avant tout le marxisme vulgarisé du mouvement communiste officiel, marqué par le stalinisme. On peut alors penser que, après l’effondrement de l’URSS, tout cela devrait aller de soi et avait déjà été dit par d’autres. Mais la charge va plus loin. La cible est en effet double : il s’agit tout d’abord d’un certain optimisme historique, fondé sur l’idée qu’il y a un sens final de l’histoire, sens que les révolutionnaires maîtrisent et dont ils assurent la réalisation concrète. Cette vision est à la racine du « sens commun » du mouvement révolutionnaire d’avant 1989, bien au-delà des seuls rangs du communisme « orthodoxe ». Ainsi, dans Marx l’intempestif, c’est la conception du prolétariat d’Ernest Mandel, figure intellectuelle et politique majeure de la IVe Internationale des années 1960 à sa mort (1995), qui est prise à partie. Mandel considérait que la fragmentation de la classe ouvrière n’avait pas de caractère structurel, que la compétition entre salariés leur était imposée de l’extérieur, que son dépassement était donc, en quelque sorte, inévitable. À cela, Bensaïd rétorque : « C’est faire peu de cas de la cohérence du mode de production où le capital, en tant que fétiche vivant, dicte sa loi à l’ensemble de la société et entretient inséparablement la concurrence entre propriétaires et entre salariés jetés sur le marché du travail. Réduire des différences sociales parfois antagoniques à de simples “inégalités de niveaux de conscience” évacue la difficulté. Mandel en vient ainsi à faire confiance au temps, grand réparateur et niveleur devant l’éternel, pour aplanir ces inégalités en imposant une solidarité conforme à l’idéologie du prolétariat[5]. »

8Voilà le doublet essentiel avec lequel il convient de rompre : la croyance dans un temps qui travaille pour nous, dans le sens du progrès, et une conception « ontologique » du prolétariat, une conception qui lui attribue une sorte de nature fixe, un être stable par-delà ses changements, et qui serait un être révolutionnaire.

9C’est à cette condition, et à cette condition seulement, qu’il devient possible de se tourner vers la deuxième cible visée, celle qui, à l’inverse de la précédente, et lui succédant en tant qu’idée directrice de son époque, prétend tirer les leçons de la défaite des révolutions. Disons, en schématisant, à droite : Fukuyama et la « fin de l’histoire », avec le triomphe définitif du capitalisme, devenu son horizon indépassable ; à gauche, Perry Anderson et son détachement « olympien » de tout pari partisan, de toute identification à des forces sociales et politiques concrètement engagées dans une lutte d’émancipation. Un même présupposé est à l’œuvre dans les deux cas : la croyance dans un tribunal de l’histoire, en l’existence d’un point de vue surplombant à partir duquel l’échec et le succès acquièrent valeur de vérité, de révélation du sens final du processus historique. Cette croyance n’est en réalité que la face opposée de l’optimisme historiciste des révolutionnaires, inversé et mis au service d’un apparent pragmatisme radical, inévitablement doublé d’une métaphysique de l’histoire (un « hégélianisme du pauvre » chez Fukuyama, l’illusion d’une position d’observateur souverain chez Anderson), affichant, ou cachant mal sa solidarité avec la vision des vainqueurs.

10C’est à ces conceptions que Daniel Bensaïd va opposer son « pari mélancolique », unité d’une vision politico-stratégique, d’une éthique et d’une esthétique de l’action. Ce pari se fonde sur une double thèse.

11Thèse 1 : La politique prime l’histoire.

12Thèse 2 : La possibilité de l’action politique révolutionnaire s’inscrit non pas dans la vision d’un temps linéaire et homogène, orienté vers le progrès, mais dans la discordance des temps.

13La politique prime l’histoire veut dire que l’histoire ne fait rien, pour parler comme Marx, qu’elle n’est pas l’équivalent d’un dieu laïc. Il n’y a donc pas de Jugement dernier : en histoire, le succès ou l’échec ne disent rien de la vérité d’une action. La défaite des révolutions du xxe siècle n’est pas la fin de l’histoire. Car cette défaite même n’était pas une fatalité, elle est le résultat d’une lutte de tendances antagonistes. Dans l’histoire, il n’y a que des nécessaires relatifs et des possibles réels, qui sont des possibles contradictoires. Entre ces possibles, c’est la lutte qui décide. Son issue contient donc une part irréductible d’imprévisible, de contingent. La politique, c’est ce qui départage les possibles, c’est la décision qui fait du possible une nécessité de la situation car elle en transforme les coordonnées fondamentales. La politique qui change les choses à la racine, la politique révolutionnaire, doit accepter cette part de contingence, cette absence de garantie. C’est pourquoi elle s’apparente à un pari, qui prend le risque de l’échec pour pouvoir tracer une voie nouvelle.

14C’est aussi pourquoi le temps de la politique est un temps complexe : c’est le temps court, celui de la décision, de l’instant où tout bascule. Lénine : pour une insurrection victorieuse, hier c’était « trop tôt », demain ce sera « trop tard ». Mais c’est aussi le temps long, de l’action quotidienne, souvent ingrate, de la lente construction, où il faut résister et lutter à contre-courant. Le temps de la politique est celui de la « lente impatience », pour reprendre le titre de l’ouvrage autobiographique de Bensaïd [6]. Le paradoxe de la formule indique justement que ces deux dimensions renvoient l’une à l’autre dans le jeu même de leur différence, qu’elles forment une unité dialectique. Ainsi, le temps de l’histoire n’est pas un temps linéaire, homogène, où, petit à petit, les choses se passent. C’est un temps inégal, polarisé, scandé de sauts et de catastrophes. Notre époque est régie par le temps du développement inégal et combiné d’un système social et économique, le capitalisme, qui s’est étendu à la planète entière. L’inégalité spatiale se combine ici à l’inégalité temporelle, celle des rythmes du capital dans les diverses formes de son cycle : temps de la production et de la circulation, temps linéaire de l’accumulation et temps disruptif des crises. C’est dans la pluralité des temps sociaux et l’hétérogénéité polarisée des espaces que se trouve la clé de la temporalité politique et stratégique : c’est dans le développement inégal du capitalisme en Russie, pour reprendre un exemple célèbre, que se trouvait la possibilité d’une révolution victorieuse combinant un soulèvement paysan et une insurrection ouvrière.

15Mais si l’hétérogénéité et la discordance des temps ouvrent sur la possibilité de la rupture révolutionnaire, elles ouvrent également, et pour les mêmes raisons, sur la possibilité de la catastrophe. Lénine encore : « La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer[7] ». La catastrophe n’est pas certaine, elle ne surviendra que si… C’est dans les moments de crise exacerbée, généralisée, à la fois économique et politique, que cette proximité du désastre et de la rupture est la plus perceptible. Ce sentiment de l’urgence a dominé toute la réflexion et l’action de Daniel Bensaïd. C’est face à la catastrophe menaçante, écrit-il, que « surgit à nouveau la possibilité d’une persuasion par l’exemple, le besoin d’un nouveau lien entre le nécessaire et le possible[8] ». Daniel fut exactement cela : non pas une icône, mais cet exemple-là qui atteste que ce besoin d’un nouveau lien entre le nécessaire et le possible continue d’habiter notre présent et nos vies mêmes.

Notes

  • [1]
    Ce texte est la version intégrale d’une intervention prononcée lors de l’hommage public à Daniel Bensaïd organisé à Londres, le 9 février 2010, par Socialist Resistance, section britannique de la IVe Internationale.
  • [2]
    D. Bensaïd, Le Pari mélancolique, Paris, Fayard, 1997, p. 296.
  • [3]
    Ibid., p. 134.
  • [4]
    D. Bensaïd, Marx l’intempestif. Grandeurs et misères d’une aventure critique (xixe-xxe siècle), Paris, Fayard, 1995.
  • [5]
    Ibid., p. 215.
  • [6]
    D. Bensaïd, Une lente impatience, Paris, Stock, 2004.
  • [7]
    Titre d’une brochure écrite par Lénine à la veille de l’insurrection d’Octobre in Œuvres complètes, Paris Moscou, t. xxv, p. 323-369.
  • [8]
    D. Bensaïd, Le Pari mélancolique, op. cit., p. 258.
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