Lignes 2009/3 n° 30

Couverture de LIGNES_030

Article de revue

Splendeurs et misères de l'espoir

Pages 89 à 101

Notes

1Barack Obama est le Président états-unien de la première grande crise capitaliste du vingt-et-unième siècle. Non pas qu’elle ait éclaté à la suite de sa politique économique car on ne sait pas encore tout à fait en quoi celle-ci consistera. La crise actuelle se prépare depuis l’époque de Ronald Reagan qui instaura cette désastreuse politique de dérégulation intégrale des banques, des compagnies d’assurances, de Wall Street, le capitalisme sauvage sans frein connu en anglophonie par la désignation « Reaganomics ».

2La cupidité – cynique par nature – a atteint des niveaux inconnus auparavant sous le régime de George W. Bush et la saignée des ouvriers ainsi que de cette vaste petite bourgeoisie peu instruite, bigote et raciste caractéristique des États-Unis a commencé pour de bon en automne 2008 – juste au moment où Obama remportait l’élection.

3Cette infime minorité parmi les acteurs politiques que constituent les partisans du socialisme se voit acculer à l’étrange position de soutenir mordicus un libéral (au sens économique) et un démocrate (au sens états-unien) somme toute extrêmement modéré qu’est Barack Obama.

4Nos présidentielles ont lieu le premier mardi de novembre, mais l’élu doit attendre le 20 janvier suivant pour l’investiture. Rarement ce drame du délai jusqu’à ce qu’un nouveau président prenne les rênes du pouvoir n’a été aussi déterminant pour le pays et pour le monde qui est, lui aussi, largement capitaliste.

5Au début de ce mois d’août, le sujet principal de discussion en politique intérieure est la réforme du système de santé et le Parti républicain campe depuis l’investiture dans un « non » univoque à tout ce que proposent le Président et sa majorité historique au Congrès. Barack Obama ne peut pas même compter sur le soutien intégral de son propre parti : un groupe d’une trentaine de Représentants et de quelques Sénateurs s’alignent régulièrement avec les Républicains. Grandeur et misère d’un système à législation indirecte !

6Ce ne sont pas seulement les travailleurs qui partent en vacances au mois d’août aux États-Unis – la raison en matière politique prend congé aussi. Cette année-ci, par exemple, l’on entend hurler (surtout des Anglo-Saxons hystériques) que les propositions de l’Administration Obama en matière de réforme du système de santé cachent une tentative d’obtenir des réparations pour l’esclavage…

7C’est dans ce contexte que j’ai décidé de vous livrer une sorte de chronique du mois d’août 2009 en forme de quatre entrées d’un blog que je publie en anglais afin de faire partager mes réactions à l’actualité et, parfois, pour apaiser ma frustration. Les entrées de mon blog paraissent tous les mercredis (je pensais sans doute au Canard enchaîné). Pour ma première entrée, j’ai reproduit une lettre que j’ai écrite pour le Village Herald, un hebdomadaire local. Le ton est pédagogique et se veut pince-sans-rire.

5 août 2009

8Deux questions me tracassent ces jours-ci : notre foi de compétiteurs du libre marché s’est-elle évanouie ? Et, à quoi pense la classe moyenne lorsqu’elle défend les intérêts de ceux qui sont plus riches qu’elle ?

9Il y a quelques années, j’ai glissé sur le rebord mouillé d’un trottoir à Paris, et me suis cassé la cheville. Je ne bénéficie pas de la « Sécu » comme disent les Français. Pourtant, j’ai été admis sans problème aux urgences d’un hôpital. Les soins furent impeccables : radios, plâtre, béquilles, deuxième radio à l’enlèvement du plâtre un mois après. J’ai payé le « prix fort », c’est-à-dire environ 250 €. De retour aux États-Unis mon médecin m’a informé que, sans assurance, j’aurais dû payer au moins dix fois cela aux États-Unis. Et encore, bien des hôpitaux n’admettent pas un patient sans assurance médicale.

10[Ici, j’ai expliqué brièvement – en omettant les légères exagérations de Michael Moore – la sécurité sociale en France.] Je vous rappelle qu’au moins 15 % de notre population n’a aucune couverture médicale. Et en période de crise, en perdant votre emploi, vous perdez peu ou prou votre assurance. Vous risquez d’être littéralement dehors, au froid où l’on vous laissera crever. La « public option », c’est pour la protection de ces concitoyens – groupe auquel vous pourriez faire partie, comme moi !

11Mais cette « option » serait utile pour une autre raison. Avez-vous pensé à votre horreur des monopoles ? L’un des secteurs les plus rapaces de notre économie est l’industrie des assurances médicales. Regardez combien votre cotisation a été multipliée depuis quelques années ! Considérez ces multiples examens médicaux, redondants, parfois parfaitement inutiles qu’on vous administre dans le seul but de renflouer les caisses de l’infrastructure médicale (qui, ensuite, utilise ces trésors pour soudoyer votre Congressman) ! Voyez toutes ces familles qui font faillite et sont obligées de se tourner vers des œuvres caritatives parce qu’elles ont une fille paraplégique ou un père avec atteint d’Alzheimer !

12Mordus du libre marché que vous êtes, comment concevez-vous la création de la compétition ? Voilà précisément ce que la « public option » introduirait ! – Une alternative à prix très réduit dans l’arène des protections sociales. La « public option » est justement ce catalyseur de compétition qui mettrait au régime sec les vautours de l’assurance privée.

13On taxe Barack de socialisme. Mais ce que je viens d’esquisser est-il socialiste ? Certes non. Le contraire (et je m’étonne de le prôner…). Casser les monopoles en cultivant des marchés compétitifs où des biens abordables sans subventions gouvernementales, c’est le propre du capitalisme ! C’est ce que proposent ces « socialistes » de Démocrates que vous conspuez. Justement, les démagogues savent exactement comment vous distraire en vous tenant dans l’ignorance : prononcer le mot « socialisme », et tout le monde est terrorisé. Mais attention, people, ces opposants qui vous tiennent informés reçoivent des sommes obscènes en cadeau de l’industrie pharmaceutique et hospitalière !!

14Récapitulons dans le calme : qui paierait pour la « public option » ? Le contribuable – n’arrêtez pas de lire, je vous prie ! – dont le revenu annuel brut est supérieur à un quart de million de dollars. Ce serait leurs impôts qui augmenteraient. Vous gagnez ça, vous ? Pas moi.

15Un semblant de régulation du capitalisme est parti au tout-à-l’égout pendant la présidence Reagan. Depuis, les riches se sont enrichis et les pauvres appauvris. Ce qui a changé, c’est que la crise a mené la masse de la classe moyenne au bord du gouffre. Des milliers ont déjà chuté. Le barrage ne pouvait que céder sous l’accumulation des effets de la « Reaganomics », cautionnée par tous les présidents depuis – y compris démocrates. Et, pendant que nous avons attendu les trois mois de novembre 2008 à janvier 2009 (quelle liesse dans les rues de Washington !) un président qui sauverait le capitalisme du capitalisme, Néron jouait.

16La deuxième semaine du mois, je m’adressais non pas à des lecteurs d’un journal, pour qui je devais moduler mon discours pour être publié, mais aux lecteurs de mon blog, ainsi :

12 août – Meetings locaux putschistes

17Tellement de parallèles entre les perturbations qui ont caractérisé la montée au pouvoir d’Hitler dans les dix ans qui précédèrent janvier 1933 et l’effet des failles culturelles et socio-politiques des États-Unis d’aujourd’hui, que mes mains tremblent en écrivant. Mon sang bout et j’ai peur, moins pour nous que pour nos enfants. Au lieu d’être dépassées, les années Bush-Cheney prennent l’air de prélude à bien pire.

18Une panique acéphale des Blancs s’exprime dans chaque image truquée du visage d’Obama en « Joker » ; dans les efforts réitérés pour faire croire qu’Obama n’est pas des nôtres, que son acte de naissance est falsifié et qu’au lieu d’être né à Hawaï, il est né au Kenya ; dans ces accusations inlassables de racisme lancées contre l’une des juristes les plus intelligentes que ce pays a vues depuis Sandra Day O’Connor et Ruth Ginsberg et qui vient d’être nommée à la Cour Suprême – Sonia Sotomayor. Il suffit qu’un individu se réfère favorablement, ne serait-ce qu’une fois à son propre groupe ethnique, « de couleur » comme on dit (et, pour le cas de Sonia Sotomayor, dans une phrase hypothétique) pour que les Blancs crient que ce sont eux qui sont victimes d’une discrimination « à rebours ». Mais, est-ce un cas classique de victimes prises pour les bourreaux ou sommes-nous à la veille d’une guerre civile ?

19Melissa Harris-Lacewell – professeur d’histoire sociale à Princeton University – a été invitée au programme de Keith Olbermann sur la chaine MNBC (« Countdown ») il y a une semaine et nous a entretenus, avec sa justesse habituelle, de la « colère culturelle » qui sous-tend les tactiques dignes des Chemises brunes qu’on voit se déployer lors de toutes ces réunions publiques locales pendant le mois où Washington ferme ses bureaux [1]. Elle s’appuyait sur l’argument que déploie Karen Stenner dans son excellent (mais bien mesuré) ouvrage, The Authoritarian Dynamic. Devant la dégradation totale de la discussion dans la « chose publique » étatsunienne, je serai moins politiquement correct que Melissa et Keith, et affirmerais sans ambages que ces simagrées sont tout à fait homologues à l’agitation des Nazis de Weimar.

20Quand on entend hurler ces « Qu’on me rende mon pays ! » et ces « J’ai la trouille d’Obama ! » ou encore, « Il n’est pas vraiment Américain ! », on peut, à la rigueur, les caractériser d’expressions d’angoisse blanche. Et je veux bien croire que ces phrases ne sont pas de simple mimiques de celles des démagogues de Fox News, mais d’authentiques signes de craintes profondes de ces gens – cette « colère culturelle » dont parle Melissa. Pourtant, je dis et je maintiendrai toujours que, de même que par l’analyse qui nous mène infailliblement à conclure qu’« Obama est un élitiste » est un langage codé pour signifier qu’« Obama est un “uppity nigger” », dire « Obama est un socialiste » signifie « Lynchons-le[2] ». Ce qui peut passer pour d’innocents cris d’angoisse blanche sont aussi intolérables qu’odieux. Ceux-ci ont beau être protégés par le deuxième amendement, ils ont leurs racines dans le programme raciste de la Reconstruction. Je parle de la pire des périodes de l’histoire sociale des États-Unis : celle qui s’étend grosso modo de la fin de la Guerre de Sécession en 1865 jusqu’au mouvement pour les Droits civiques un siècle plus tard. Ces angoisses, ces craintes chez les Blancs indigents et analphabètes furent attisées par les soins du KKK, mais aussi par les démocrates sudistes (revanche contre Lincoln, le Républicain, qui a affranchi les « nègres ») et d’autres groupes de suprématistes « aryens ». Diviser les pauvres entre Noirs et Blancs pour mieux régner, bien sûr. Angoisse blanche se muant en terreur anti-noir. Si l’on ne distrayait pas les Blancs pauvres avec la fiction de leur supériorité cutanée, ils pourraient découvrir la véritable source de leur misère qui est la division entre les possesseurs et les possédés – toutes couleurs confondues. Maintenir la terreur dans les populations à contrôler est toujours une stratégie efficace…

21Soyons parfaitement clair : nous sommes bel et bien en crise historique. Soit nous purgeons une fois pour toutes l’abcès du racisme, qui est la pratique la plus nue de l’intolérance suprématiste et exploiteuse, soit nous sombrons encore plus profondément dans l’inhumanité programmée par la constellation Bush-Cheney-Rove-Rumsfeld. Tout comme cela se passait avec les voyous qu’Hitler ramassait pour ses émeutes dans les palais de la bière, les véritables criminels sont les proxénètes corporatistes et les détenteurs des capitaux qui investissent chez les chamans et marchands de haine dans la classe politique.

19 août

22Il est temps que je mette ma frustration et ma colère, mais aussi un certain espoir qui semble tenace, à contribution. Le numéro 30 de la revue française, Lignes, va paraître cet automne avec comme thème la crise actuelle. La crise du capitalisme, toujours sur fond de toutes les autres, mais crise des mentalités, crise de la citoyenneté, crise de la liberté, crise des droits, crise des principes internationaux, crise du concept de nation… Ma contribution devrait offrir une perspective depuis les États-Unis.

23De ce point de vue, du point de vue d’ici, de « notre » point de vue, toutes ces crises déjà caractérisées se sentent et se vivent au quotidien, consciemment ou inconsciemment, par les gens, avec des conséquences plus ou moins graves selon la fortune que le système économique conjugué avec les privilèges et préjugés sociaux – c’est-à-dire arbitraires – octroit aux uns et aux autres. Mais vous savez bien qu’en ce qui « nous » concerne, l’on peut aisément y ajouter crise de l’instruction générale, tendance à l’hystérie en tout contexte décisionnel, maintien par l’infrastructure guerrière de cet esprit de terreur déclenché au lendemain du 11 septembre 2001, mais plus ou moins latent depuis le début des temps chez les Étatsuniens « libertaires ».

24En pensant à cet article pour Lignes, donc pour un lectorat français, je me rends compte à quel point certains termes – comme « libertaire », justement – ont une valeur sensiblement autre hors des frontières (heureusement poreuses) de cette nation. Que pour nous, un libertaire est un individu qui se considère à peine citoyen, car pour le libertaire étatsunien, la liberté consiste à faire abstraction de la Constitution sauf en ce qui concerne le port d’armes et le droit de culte. Que l’on ne s’y trompe pas, cependant : il n’y a pas que les sécessionnistes du Texas et de l’Idaho qui se comportent ainsi, on peut les trouver dans les recoins réactionnaires du pays entier. À soixante kilomètres de New-York, chez moi, ces recoins sont très importants et les voix qui s’y font entendre sont stridentes.

25Le raz-de-marée raciste et démagogique qui s’est déchaîné lorsque la presse, ayant déniché des propos acerbement critiques des États-Unis prononcés un jour par le pasteur d’Obama, Jeremiah Wright, puis diffusés en boucle, est connue du monde entier. Le discours si habile, si juste et dorénavant célèbre sur le problème racial que le candidat prononça à la suite a mis fin à l’esclandre. On se rappelle aujourd’hui, en cette fin du mois d’août particulièrement agitée, cet autre tollé qui a menacé pendant un certain temps de faire échouer sa campagne : celui soulevé par une de ces remarques, du genre de celles que les politiques se gardent de laisser entendre si un micro peut être à proximité. Rappelez-vous : Barack eut le malheur de dire, dans une soirée à San Francisco, que lors d’une crise – quelle qu’elle soit – les lumpenprolétaires de ce pays « s’agrippent à leur religion et à leurs fusils ». Si Obama sut dire en deux mots la vérité même du libertarisme étatsunien, il semble maintenant oublier cette règle d’or lors de ses tentatives pour faire avancer son programme – du moins dans ses aspects internes. C’est de cette leçon dont je voudrais parler ici car elle éclairera peut-être aussi certaines questions que pourraient se poser mes lecteurs français.

26Lorsque j’ai commencé à réfléchir au blog de cette semaine, je n’aurais jamais pu prévoir à quel point, en un seul week-end, l’Administration Obama pourrait nuire à ses chances d’instituer la « public option » – cet aspect si fondamental d’une réforme de la sécurité sociale en matière de santé que, sans elle, elle n’en sera jamais une. J’ai été surpris, abasourdi même. Mais j’aurais dû me rappeler ce type d’idéalisme qui de plus en plus paraît caractériser notre Président et qui le porte à croire qu’il peut composer avec une opposition qui le boycotte unanimement, alors qu’il devrait se préoccuper des défections vers la droite au sein de son propre parti. Ce parti dont il est le chef incontesté, après l’avoir arraché aux Clinton.

27Oui, avant le week-end dernier, Obama aurait dû se rappeler cette vérité qu’il chuchota à San-Francisco à propos de cette population en perte de vitesse scolaire et, par voie de conséquence, de devoir civique. S’il s’en était souvenu, il n’aurait pas dévié d’un millimètre de ses perspectives à long terme et mis en péril l’efficacité de sa présidence. Comme l’a reconnu avec délectation un sénateur républicain, « s’il échoue sur son projet de réforme de la santé, ce sera le Waterloo de sa présidence ». C’est ce qui menace maintenant avec la révolte des citoyens contre leurs propres intérêts : un programme de santé gratuit, financé par l’impôt sur les plus riches, conspué pour l’unique raison que ce serait géré par le gouvernement. Libertarisme « à l’américaine » avant tout !

28Ce dont Obama devra faire preuve dès la rentrée, c’est d’une détermination sans faille. Rien n’est plus pressant qu’un mot d’ordre à son parti : le déviationnisme ne sera plus toléré. Car sans l’univocité des démocrates, le refus nihiliste de la minorité « républicaine » l’emportera. La volonté du peuple – car il y a encore un peuple étatsunien – cette volonté doit se faire entendre résolument du président que la majorité a élu à 53 %.

29Tous se plaignent de la complexité des réformes soutenues par l’Administration Obama. Notre système de santé est assez byzantin pour que les compagnies d’assurances et l’industrie pharmaceutique puissent continuer leurs pratiques rapaces et génocidaires. Rien de plus simple que la « public option » : huit personnes sur dix aux États-Unis sont soit assurées par leur employeur (avec une modeste cotisation, cependant, prélevée sur le bulletin de salaire) soit assurées par elles-mêmes, si leur employeur ne leur fournit pas d’assurance et si leurs revenus le leur permettent. 15 % à 20 % de la population n’a aucune assurance. Les non assurés, s’ils arrivent à trouver un hôpital qui les accepte en cas d’urgence, paient alors des sommes faramineuses. Le nombre de non-assurés – 46 millions actuellement – tend, bien sûr, à augmenter en période de « récession » (euphémisme) où le chômage s’accroît. Le nombre de sous-assurés est estimé à 26 millions.

30La « public option » a pour but d’offrir une assurance à nos concitoyens dépourvus de couverture sociale. Cela fonctionnerait comme Medicare (couverture médicale pour les plus de 65 ans) et Medicaid (pour les indigents) le font depuis l’établissement de ces programmes gouvernementaux – certains en place depuis Roosevelt – et dont nul ne plaint. D’où viendraient les crédits ? D’une augmentation d’impôts sur les revenus supérieurs à $250 000. Autrement dit, cela ne viserait qu’un nombre infime de libertaires qui s’évertuent à traîner Obama et son administration dans la boue en criant indifféremment – et donc dans une ignorance totale – à la fois « Socialisme ! » et « Fascisme ! ».

31À la base du refus intégral du Parti républicain à adhérer à cette réforme minimale parfaitement raisonnable et de la défection veule de certains membres du Parti démocrate, il y a, bien sûr, la formidable puissance des intérêts industriels qui ont, justement, tout intérêt à ce que la « public option » n’existe jamais pour qu’ils puissent continuer à gruger tout le monde. Ces intérêts achètent les voix de politiciens des deux partis confondus. C’est là aussi que réside le combat d’Obama.

32Par conséquent, bien que d’après les sondages quelque 65 % de la population souhaite l’instauration de la « public option » – étonnant au fond dans un pays aussi conservateur et réactionnaire –, ce souhait ne se traduit pas en une représentation législative égale à Washington. Les tergiversations d’Obama et de son ministère de la Santé ce week-end, tous deux déclarant que la « public option » n’est pas l’élément le plus important de cette législation, sont destructrices au possible.

33Ces démocrates se vantent de constituer un parti politique, mais ils sont parfaitement incapables de montrer la discipline qui doit caractériser une telle formation. Dans la conjoncture actuelle, rien ne passera avec un quelconque soutien des Républicains. Cela fait partie de la misère de ce parti-là. Il y a belle lurette que les démocrates auraient dû savoir que l’unique riposte à l’hystérie populiste alimentée par le bakchich corporatiste est le rouleau compresseur. Bernie Sanders, l’unique sénateur socialiste du pays, le sait bien. Peu d’autres.

34La seule façon d’obliger le Parti démocrate à refléter la volonté du peuple au sujet de cette réforme est d’exiger l’unanimité ou l’expulsion de ses membres. Ce parti est celui de Barack Obama et de lui seul. Il faut qu’il le dirige. Un peu plus de Robespierre et un peu moins de Carter. Un peu de Machiavel ne serait pas mal non plus.

26 août

35La fin août approche et il faut un titre pour résumer tout cela en français. Je repêche « De la terreur à la crise » d’un premier pense-bête à propos de ce numéro de Lignes. Mais « de… à… » ne peut servir d’opérateur logique exact pour articuler ces deux termes car nous n’avons jamais vraiment dépassé notre état de terreur. Nous vivons autrement la terreur qu’au lendemain du 11 septembre : en l’intériorisant, nous l’avons domestiquée. Cependant, domestiquer n’est pas dompter, encore moins guérir : la dénomination consacrée « Ground Zero » sert de talisman à l’inadmissible idée d’un état de terreur propagé par nos soins. L’erreur et la culpabilité ne survivent que dans l’inconscient étatsunien.

36Nous sommes donc dans un état de crise, sans pour autant que les effets de l’état de terreur nous aient quittés – cet état imposé et maintenu non pas tant par un islamisme terrorisant et, somme toute, diffus, mais principalement et massivement par les agents de l’État qui est le nôtre. La situation actuelle est par conséquent bien moins tolérable – surtout pour la population croissante de précaires – qu’une crise du capitalisme tout court, car elle conjugue les effets délétères d’une coupure générale du trésor monétaire (richesse fictive) qui permet de vivre en temps « normal » et notre refus (ou incapacité) de faire face aux cancers jumeaux de la sous-instruction et la dégradation morale. En somme, le virus d’une mentalité lumpen susceptible de croire la patrie en danger de façon permanente sévit chez des millions de sujets qui subissent, sans pouvoir recourir à aucune assurance sociale, la réalité d’une crise du « système » capitaliste financier. Le résultat en forme de comportements sociaux aberrants est prévisible : racisme, délire (voir la prolifération des « conspiracy théories »), fondamentalisme généralisé.

37Et dans tout cela, malgré le considérable capital populaire dont jouit encore le nouveau président, il semble manquer, soudain, bizarrement, à son administration, même aux composantes les plus timidement progressistes de celle-ci, toute la détermination nécessaire – que cautionne pourtant une nette majorité – pour avancer dans son programme. Cette entité, pourtant plébiscitée en novembre dernier, cède sur toute une gamme de questions, que ce soit s’agissant de la gestion intérieure du pays (sécurité sociale médicale, immigration) ou des affaires internationales (guerres multiples, droits humains, conflit Israélo-Palestinien). Difficile de croire à un calcul du Président pour que celui-ci puisse, lors de son premier discours « State of the Union », se vanter d’une liste de victoires sociales et législatives…

38Bon nombre de ses supporters abondent pourtant dans ce sens alarmant. Voici un exemple tiré de « Organizing for America » – site officiel de la campagne Obama, depuis l’élection. J’ai réagi ainsi au raisonnement de ce bloggeur : « Des milliers de vies étatsuniennes furent protégées », dites-vous, par la torture et autres techniques d’interrogatoire interdites par la Convention de Genève ? Seulement dans l’imagination dévoyée de l’ancien Vice-Président Dick Cheney et de juristes comme John Woo (qui a pignon sur rue à la Faculté de Droit de Berkeley) qui ont permis que la perversion du droit devienne la nouvelle règle. La justice sera-t-elle rétablie un jour ? Les U.S., rejoindront-ils la communauté des nations civilisées qui adhèrent aux principes de l’État de droit ou continueront-ils de compter parmi les nations régies par l’état d’exception ? Car derrière tout cela, il y a l’effroyable USA PATRIOT Act, auquel Obama ne semble pas vouloir toucher. » L’avis de ce bloggeur auquel je réagissais – et il est loin d’être le seul –, s’il ne s’aligne pas intégralement sur la Doctrine Bush, augure d’une déviation tout à fait inquiétante d’une partie des inconditionnels d’Obama.

39Pour moi, la première section du New York Times du 4 septembre présentait une mosaïque parfaite des effets composites de la crise terroristico-financière, avec banqueroute éthique en prime. D’abord, la une : enfin une « enquête des possibles [sic] abus de la C.I.A. est envisagée ». Le titre s’accompagne d’une photo du rapport de l’agence concernant leurs interrogatoires de suspects depuis 2001 : ce document, à partir duquel le procureur, John H. Durham, doit mener l’enquête, est censuré de noir sur une bonne moitié de la page. Je lui souhaite bonne chance lorsqu’il tentera de faire parler ses témoins sur les informations tenues pour des « secrets d’État » : la partie lisible, déjà, est effrayante. Notre ESPOIR devrait être que ceux qui seront interrogés par le Congrès (sans recours à la « baignoire », on peut supposer) clament les noms des hauts responsables. On peut toujours espérer, n’est-ce pas ?

40Ensuite, à l’avant-dernière page, se trouve l’éditorial de Bob Herbert, toujours pertinent dans ses analyses politiques, avec un encart intitulé « L’ultime fardeau », dans lequel il rappelle pour les sourds qui sont légions, que les soldats qui exécutent les ordres des faucons menant ces deux guerres parfaitement injustifiables représentent le 1 % de la population le plus bas sur l’échelle des revenus. Nous » – les 99 % – nous soucions comme d’une guigne de la continuation obscène de ces guerres car elles ne nous touchent pas de façon immédiatement vitale. À la différence de l’époque du Viêt-Nam, où la conscription générale « engageait » tout le monde. Le rétablissement d’une conscription aujourd’hui mettrait sans doute vite fin aux combats en Afghanistan et en Irak. On peut toujours espérer, n’est-ce pas ?

41Enfin, retournant à la une, voici un article bien élaboré sur la façon dont « La Chine laisse les U.S. loin derrière elle dans la course à l’énergie solaire » – ce qui constitue une litote, car la situation est beaucoup plus ironique dès lors qu’on considère que la majorité des dollars aujourd’hui en circulation sont chinois. Mais que dit essentiellement cet article ? – Que pendant que les hystériques de droite hurlent leurs âneries, pendant que les supporters « libéraux » d’Obama piétinent et que la Maison Blanche semble s’enliser dans la confusion, les usines de la République populaire de Chine s’implantent ici, tranquillement, et fabriquent de plus en plus nos panneaux solaires. Vive l’écologie étatsunienne ! Vive le capitalisme communiste !

42Michel Surya nous rappelle qu’il a besoin de nos contributions demain, 10 septembre, pour que le numéro paraisse à temps. Barack Obama fera devant le Congrès plénier ce soir, 9 septembre, un discours annoncé comme crucial. J’ai signé en ligne lundi dernier une énième pétition – celle-ci l’appelle à exiger ce jour même, de ses condisciples du Parti, que la réforme sur le système de santé (si jamais elle a lieu) comporte une « option publique ». C’est la moindre des choses.

43Qu’y a-t-il d’autre dans l’actualité de cette crise vue des États-Unis ? Dimanche, 6 septembre, Van Jones, un important conseiller d’Obama sur le développement écologiste, a été contraint de donner sa démission après que la hyène n° 1 de la droite à la télé, Glenn Beck (McCarthy relooké en albinos), a crié « feu ! » parce que Jones soutient Mumia Abu Jamal et a signé une pétition demandant qu’une enquête étudie le rôle possible de l’Administration Bush dans les attaques du 11 septembre 2001. Tandis que des milliers de parents d’élèves ont gardé leurs enfants à la maison mardi – grand jour de rentrée – pour les empêcher d’entendre un message tout à fait conventionnel et anodin du Président aux écoliers. Ils craignent un bourrage de crâne communiste.

44Je ne suis donc guère optimiste, car bien loin encore d’incarner la préhistoire de notre avenir, nous avons bien l’air d’instaurer, au contraire, la suite pitoyablement barbare de tout notre passé.

Notes

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